Le sexe se définit par l’anatomie et la biologie, et secondairement par les rôles et comportement sexuels qui sont censés lui correspondre. Le sexe relève de la nature.
Qu’est-ce que « le genre » ? D’abord un mot. Un mot qui à la place du masculin et du féminin introduit en français un troisième genre, qui n’existe pas dans notre langue, le neutre. Ne-uter, en latin, ce qui veut dire ni l’un ni l’autre. Plus rien de biologique ou d’anatomique, plus de sexes opposés, mais des genres multiples. Mais suffit-il d’effacer le mot qui désigne le sexe pour que la chose disparaisse ?
Il est d’usage aujourd’hui de parler d’identité de genre. Une tendance actuelle, très développée aux USA et qui a envahi toute l’Europe, va jusqu’à négliger le sexe biologique comme une variable secondaire au profit d’une construction, d’un choix de genre, d’un genre parmi de nombreux genres.
Judith Butler, la prêtresse des théories du genre
Ce mot de genre veut dire, selon Judith Butler, que la différence des sexes n’est qu’une norme sociale imposée par l’hégémonie hétérosexuelle et que la femme est une invention de l’homme machiste. Elle ira jusqu’à contester la validité de la catégorie de sexe, « qui relève, dit-elle, de l’hétérosexualité, binaire obligatoire, un système historique de pouvoir, qui manifestement opère en imposant la sexualité reproductive ». Selon elle, la différenciation des sexes induit un rapport de domination. Donc il faut réfuter et subvertir les théories de la différence anatomique des sexes, jusqu’à même tout concept binaire.
La phrase de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient » est absurde, dit Judith Butler : de quel genre aurait-on été avant d’être femme ? La catégorie « femme » ne fait que conforter la distinction binaire hommes/femmes et l’hétérosexualité.
D’où la proposition de Monique Wittig : « les lesbiennes ne sont pas des femmes ».
L’énigme de la différence des sexes
Cette énigme n’a cessé et ne cessera jamais d’interroger les psychanalystes, comme le commun des mortels. Si des extraterrestres nous honoraient d’une visite du troisième type, leur plus effarante surprise, suggérait Freud, serait cette découverte. Il écrivait, il y a cent ans, à Ernest Jones : « Celui qui permettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros » (mai 1914).
Avis aux amateurs !
Une différence aussi banale qu’irréductible, mais qui impose une telle exigence de travail psychique que chaque individu, enfant ou adulte, homme ou femme, philosophe ou scientifique, en couple ou en société, s’efforce à déployer toutes les stratégies pour en atténuer ou en effacer les effets.
Cette notion de genre est étrangère au domaine de la psychanalyse, son propos n’est pas de l’admettre en tant que tel. L’identité psychosexuelle est la résultante d’un développement libidinal lié aux investissements de la différence des sexes et aux identifications à des parents, du moins à des géniteurs, des deux sexes. Elle nécessite au préalable une identité sexuée, basée sur la certitude biologique d’appartenir à un sexe anatomique déterminé, coïncidant avec une assignation de genre, masculin ou féminin, de la part de l’entourage parental.
Cependant, si ni le sexe ni le genre ne sont des concepts psychanalytiques, ils font l’objet d’une interrogation permanente aujourd’hui, y compris dans le champ de la psychanalyse, où nous sommes invités à nous interroger.
L’indifférence des sexes
Ne se révèle-t-il pas, à travers tous ces mouvements, un fantasme de toute-puissance ?
Ne peut-on y retrouver la figure de certains mythes et illusions de l’indifférence sexuelle ? Ainsi :
1. Le mythe de l’hybride : celui de n’avoir ni l’un ni l’autre sexe.
Ce mythe est particulièrement repérable dans les mouvements Queer. Le mot queer signifie « bizarre », « excentrique ». Désignant tout d’abord les individus au comportement sexuel déviant, il a été, à partir des années 1970, retourné à leur avantage par les sujets eux-mêmes, recyclé par les théories du genre pour indiquer les identités sexuelles différentes de la norme hétérosexuelle, mais surtout des comportements et des transformations de l’usage du corps dans les pratiques sexuelles.
2. Le mythe de l’androgyne : celui d’avoir l’un et l’autre sexe.
C’est l’illusion qu’on pourrait passer d’un sexe à l’autre, comme Tirésias, mais selon son bon plaisir. Choisir son sexe, ou changer de sexe « à volonté », pourrait être une illusion renforcée par l’avancée des biotechnologies. Mais on sait à quel point le transexualisme est une épreuve douloureuse, le sentiment d’une programmation erronée, et que l’illusion prend alors les traits d’une conviction délirante.
Ces théories iraient jusqu’à réfuter le dimorphisme sexuel. Dans cette optique, l’androgynie considérée jusqu’à récemment comme une malédiction deviendrait alors une forme désirée, le nec plus ultra, rejoignant le mythe raconté par Aristophane.
3. La tentation bisexuelle : celle d’avoir l’un et l’autre objet.
De nos jours la bisexualité agie a acquis des lettres de noblesse, considérée par certains comme le nec plus ultra des relations sexuelles. Les adolescents d’aujourd’hui n’hésitent pas à questionner l’autre ainsi : « es-tu bi, homo, hétéro ? ». Cette interrogation ne réaliserait-elle pas une forme de triomphe sur l’épreuve de la scène primitive et sur la blessure du renoncement œdipien ?
4. Le mythe de la symétrie et de la non-différence des sexes : l’un est comme l’autre.
Ce mythe garantit contre l’horreur de la castration et de la séparation. Il est donc négateur de la différence des sexes. Narcisse dit à Écho : « plutôt mourir que m’abandonner à toi », et il fuit la femme. C’est une forme de refus du féminin. Dans la symétrie, il n’y a pas de représentation de pénétration d’un sexe dans l’autre, mais une compénétration réciproque.
Une partie de la psychanalyse américaine, le mouvement « subjectiviste », au nom de l’idéologie de l’égalité et des mouvement antiracistes et féministes, pratique la symétrie dans la cure, l’auto-dévoilement (self disclosure). L’analyste dévoile ses rêves et ses sentiments à l’analysant(e). Que penser de cette interprétation, publiée dans The International Journal of Psychanalysis par une analyste américaine, ayant dévoilé son cancer à sa patiente : « J’ai déjà perdu un sein, et maintenant vous voulez en plus m’ôter mon lait ? ».
La revendication des mouvements gay aux Etats Unis a pu exiger que les homosexuels soient analysés par des analystes homosexuels. Qu’en est-il alors du contre-transfert d’un analyste homosexuel avec un patient hétérosexuel ? Que reste-t-il alors de la psychanalyse, de l’analyse du transfert, du transfert négatif et de l’analyse du contre-transfert ?
Être indifférenciés, tous semblables, c’est échapper à la malédiction d’avoir un seul sexe, d’avoir un manque, d’être en manque de l’autre sexe.
Les théories sexuelles infantiles
Aujourd’hui, qu’est devenue cette « belle différence » dont parlait Freud ?
En Suède, un programme de 12 millions d’euros a été mis en œuvre, en 2008, pour éliminer les stéréotypes sexués dans les écoles. Au nom de l’égalité, plusieurs écoles primaires, certifiées LGBT (Lesbiennes, gays, bi et trans) selon la Gender theory, ont décidé de bannir toute référence masculine ou féminine. Les pronoms « lui » et « elle » disparaissent au profit d’un pronom neutre, Hen en suédois, les expressions « les filles » ou « les garçons » sont supprimées. « Même si on te voit nu, dit un instituteur à un enfant, on ne saura pas si tu es un masculin ou féminin. Ton sexe intérieur ne correspond pas forcément à ton sexe extérieur ».
Les parents d’un enfant suédois, auquel ils ont refusé de révéler son sexe, ont déclaré : « Nous voulons que Pop grandisse librement, et non dans le moule d’un genre spécifique ». J’espère vivement, pour ma part, que Pop a pu rencontrer le choc de la perception de la différence anatomique des sexes, qualifiée par Freud de traumatique, objet d’un tel refoulement qu’il tombe dans les oubliettes de l’amnésie infantile. J’espère surtout que Pop aura pu, pour s’en défendre, construire ses propres théories sexuelles infantiles.
Car on peut interroger le destin de ces théories sexuelles, quand elles perdurent chez des adultes jusqu’à vouloir nier la différence anatomique des sexes. Quelle force traumatique a pu nécessiter une défense aussi massive que celle de la construction d’une « théorie du genre » telle que la Queer theory ? Celle qui réduit le sexe à n’être rien d’autre qu’une construction sociale et culturelle, voire politique, estimant qu’on est en droit de se proclamer homme si on est née femme, femme si on est né homme, de se déclarer appartenir à l’un et l’autre genre ou de n’être ni l’un ni l’autre.
Les théories sexuelles infantiles interrogent les grandes questions de l’humanité : qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? A ces énigmes que sont le sexe, la reproduction et la mort, l’homme éprouve le besoin d’inventer des systèmes théoriques et des solutions techniques, avec le recours à la science, à la religion, à la philosophie, entre autres. Jusqu’aux plus aberrantes : celles du savant fou, du philosophe fou, du religieux fanatique fou de dieu, ou du dictateur fou de sa toute-puissance de destructivité.
Le déni et les théories sexuelles infantiles sont normales et même souhaitables chez un enfant, car elles font le terreau de la sexualité infantile. « Tu sais ce que j’étais avant ?, dit un petit garçon de 4 ans – J’étais un spermatozoïde ». Il était déjà là. C’est lui qui, en fantasme, a fécondé sa mère, et qui s’est auto-engendré. Mais chez les adultes, déni et théories sexuelles infantiles peuvent revêtir une tournure plus pathologique, jusqu’à des comportements tels que le fétichisme, ou des constructions délirantes. Irons-nous jusqu’à inclure les « théories du genre » parmi ces théories sexuelles infantiles d’adultes ?
Jusqu’à quel point ces théories peuvent–elles avoir accès à l’analyse, quand elles s’intègrent à un système de croyances, à une idéologie portant sur l’identité elle-même ?
Les débats sociaux et politiques
Les débats qui animent ces positions tendent à les situer hors du conflit intrapsychique. Ils sont particulièrement vifs actuellement.
À l’appui de ces thèses, toutes les configurations sont idéologiquement mêlées, alors que certaines ne dépendent pas d’un choix : depuis le sexe indéterminé ou hermaphrodisme, jusqu’au transsexualisme, en passant par les homosexualités.
Pour la première fois en France, une enquête du Centre de recherches politiques de Sciences-Po, panel « Élection présidentielle 2017, a offert la possibilité de répondre « AUTRE » à la question concernant le sexe. L’identité de genre a été défendue en 2007 par un collège d’experts de l’ONU. Plusieurs pays admettent une troisième identité (Inde, Australie, Malaisie, Nouvelle Zélande, Afrique du sud, Népal). D’autres permettent de choisir son sexe administratif (Argentine, Colombie, Allemagne, Danemark, Québec).
Parmi les « AUTRES », ceux qui rejettent l’appellation contrôlée, figurent 6 groupes : 1. les mi-hommes mi-femmes, 2. les ni-hommes ni-femmes, 3. ceux qui revendiquent n’appartenir qu’au seul genre humain, 4. les marginaux sociaux en perte d’identité, 5. les « flous du genre » incluant les androgynes, les atypiques, les transgenres, les intersexués, et 6. les homosexuels, lesbiennes, lesbos-hétéros, et asexuels.
Quelques définitions différentielles :
Le transsexuel et un être qui a la conviction d’avoir subi une erreur biologique, et qui donc « souffre » de transexualisme. En France il est considéré comme malade mental, et doit être suivie pendant deux ans par une équipe médicale, qu’il doit convaincre de la nécessité de l’opération.
Le transgenre est une personne qui veut changer de sexe. Il a la possibilité d’un choix, ce qui n’est pas le cas des transexuels. En France, il faut être stérilisé pour changer officiellement d’état civil et donc de genre. Les transgenres ne veulent pas être inclus dans la catégorie « neutres ». Ce qu’ils veulent, c’est le droit de changer d’état civil librement, sans forcément se faire opérer.
Enfin, un enfant « intersexué » est quelqu’un qui naît avec plusieurs caractéristiques sexuelles différentes, des ambiguïtés sexuelles ou des malformations des organes génitaux. En France, chaque enfant dans ce cas subit une opération chirurgicale à la naissance, pour lui donner et lui « fixer » un sexe définitif. L’Allemagne reconnait un troisième genre pour les bébés qui naissent intersexués, ce qui laisse aux parents du temps pour choisir l’opération la plus adaptée pour déterminer le sexe de leur enfant. La Suisse est le pays le plus avancé : jusqu’à leurs 18 ans, les enfants intersexués ont le temps de la réflexion pour se faire opérer et choisir leur sexe... ou bien ne pas choisir l’opération et rester tels qu’ils sont.
Qu’en penser en psychanalyse ?
Freud, dans une note de 1915 des Trois Essais, esquisse quelques réflexions.
« Du point de vue de la psychanalyse […] l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme est aussi un problème qui requiert une explication et non pas quelque chose qui va de soi et qu’il y aurait lieu d’attribuer à une attraction chimique en son fondement »
Il poursuit :
« La recherche psychanalytique s’oppose avec la plus grande détermination à la tentative de séparer les homosexuels des autres êtres humains en tant que groupe particularisé…tous les hommes sont capables d’un choix d’objet homosexuel et ils ont effectivement fait ce choix dans l’inconscient ».
Si la psychanalyse fut la principale référence dans le domaine de la compréhension des choses sexuelles des humains depuis un siècle, elle est dépassée actuellement par d’autres approches qui font référence à la notion de genre ! L’exposition récente du MUCEM à Marseille Au bazar du genre n’a fait aucune allusion à la psychanalyse en tant qu’interlocuteur.
C’est le psychanalyste Robert Stoller qui a été, avec d’autres, à l’origine de la notion d’ « identité de genre », construite sur le refus d’un sexe anatomique. Il a distingué le noyau de l’identité de genre, sentiment d’être mâle, femelle ou hermaphrodite, noyau acquis précocement, et l’identité de genre, sentiment d’être masculin ou féminin dont le développement s’étend sur toute la vie.
Identité est un terme qui renvoie aux questions : « qui est-il ? », ou : « qui suis-je ?
Le terme d’identification décrit par ailleurs un processus inconscient d’intégration en soi de l’autre, ou d’un aspect de l’autre, qui transforme insensiblement le sujet : la question posée est : « qui est venu en moi ? » « qui m’habite ? » Alain de Mijolla l’a nommé joliment : le « visiteur du moi ». Quel est chez le sujet humain le destin des identifications anciennes, primaires ou secondaires, et comment influencent-elles ou aliènent-elles son présent ?
Dans les théories du genre, les choses sont établies et ne se situent pas dans un jeu de perte et retrouvailles. Les mouvements identificatoires et leur implication inconsciente sont méconnus ou déniés. L’analyse, comme analyse du transfert, comme élaboration de positions inconscientes, est transformée en une anthropologie à laquelle il est demandé un pouvoir prédictif et descriptif sur les conduites humaines. Ces théories, face à la constitution de l’identité (« Plus tard, quand les enfants seront grands ils choisiront ! »), et sous couvert de « liberté », font l’impasse sur les identifications et les modes de transmission entre parents et enfants, et entre les parents des parents. C’est-à-dire sur la transmission du surmoi d’une génération à une autre. Jean-Yves Tamet estime qu’avec l’invocation du genre la transmission du surmoi culturel est engagée, mais sous l’angle de la dénégation.
Dans les débats actuels, on a pu voir des psychanalystes s’opposer parfois violemment au sujet du bien-fondé ou pas d’avoir un enfant pour les couples d’homosexuels. Une récente émission télévisuelle, « Deux hommes et un couffin », présentait l’histoire idyllique très émouvante d’une GPA, avec une mère porteuse américaine recevant un don d’ovocytes et se faisant implanter deux embryons conçus du sperme de deux homosexuels, devenus ainsi pères de deux jumelles.
Judith Butler milite pour que soit prise en compte la complexité des identités sexuelles, c’est à dire la discontinuité fondamentale entre le sexe (biologique), le genre (social), et la sexualité (le désir).
En psychanalyse nous différencions également l’identité psychique sexuée, le choix d’objet dans le désir d’un autre du même sexe ou du sexe opposé, et l’assignation sexuelle, celle qui est issue de l’inconscient de la mère ou du père. L’évolution sexuelle suit les méandres de l’organisation du complexe d’Œdipe, des investissements et des identifications croisées, directes ou inversées aux parents ou aux géniteurs des deux sexes.
Le choix d’une relation entre deux hommes, par exemple, peut se jouer entre un homme à identité masculine et un choix d’objet homme à identité féminine, entre deux hommes à identité masculine, entre deux hommes à identité féminine, semblable alors à une homosexualité féminine, etc. Du côté des femmes, une troisième variable s’ajoute à l’identité et au choix d’objet, masculine ou féminine, c’est le maternel.
Quant à l’assignation, l’exemple que je préfère nous est livré par le film autobiographique de Guillaume Gallienne, « Guillaume et les garçons, à table ! ». L’auteur a un choix d’objet bisexuel, mais une assignation féminine. Quand il dit à sa mère (rôle joué par lui-même) : « Maman, Amandine et moi nous allons nous marier », elle répond : « Avec qui ? »
La différence des sexes
La différence des sexes a toujours fait symptôme et l’identité sexuelle est pour chacun de nous en permanente définition. Le problème semble être celui de l’altérité, et des difficultés d’intégration de la bisexualité psychique.
J’ai proposé que l’identité psychosexuelle, sur le trajet qui va du couple phallique-châtré jusqu’au couple masculin-féminin, ne s’acquiert pas de manière définitive, mais qu’elle est à construire et à maintenir de manière permanente, en raison de la poussée libidinale constante, et du conflit de la différence des sexes.
Quelle que soit notre sexualité, celle-ci s’inscrit en référence à la différence des sexes, même et surtout quand elle vise à la transgresser. On n’est pas humain sans être homme ou femme. On n’est pas humain avant d’être homme ou femme. L’humanité n’est pas divisée entre homo et hétérosexuels mais entre hommes et femmes. On touche là à des questions qui agitent la société actuelle.
Tout ce qui milite en faveur de l’égalité des droits est un combat à poursuivre avec pugnacité. Mais il y a dérive à confondre égalité et non-différence. La pratique sexuelle des humains peut, fort heureusement, épouser tous les fantasmes, toutes les identifications, toutes les positions et tous les partenaires, si elle ne conduit pas à l’emprise ou la manipulation d’un autre, qui seule signe la perversion.
L’État n’a pas à se mêler de la sexualité des humains, mais quand il s’agit de fabriquer des citoyens, on sait qu’il souhaite avoir son mot à dire. Deux hommes ne peuvent faire un enfant sans le recours à une mère porteuse, deux femmes non plus sans le recours à un spermatozoïde. L’autre sexe et sa différence s’imposent là.
L’étrange paradoxe c’est lorsque le combat porte sur la revendication d’une différence, alors qu’une autre différence est refusée, celle des sexes. On peut penser, de manière plus générale, que toute différence est ce qui violente le moi de tout un chacun. Car le moi a un idéal narcissique d’unicité, et celle-ci est menacée par la différence, par l’altérité. Je cite Freud, « L’extérieur, l’objet, le haï seraient, tout au début, identiques ». C’est la racine de la xénophobie, du racisme, de la misogynie.
La différence sexuelle est la différence des différences, le paradigme de la différence selon Françoise Héritier. Ses racines plongent dans une réalité biologique qu’il ne dépend pas de nous de modifier. La première différence c’est l’autre, et l’autre, dès les origines, c’est l’autre sexe. Dès que l’autre arrive au monde, lorsque l’enfant paraît, de quel sexe est-il, c’est la question première. La vue du sexe préside à la nomination du genre.
« L’anatomie imaginaire c’est le destin, énonce Jacques André, le sexe psychique prévaudra toujours sur le sexe anatomique… Il n’y a pas de perception naïve, poursuit-il, pas de voir qui ne soit informé par un monde symbolique qui le précède. Le serpent et la méduse sont là bien avant la perception du sexe de l’enfant qui vient de naître. La chose vue est-elle à circoncire, à exciser, à caresser, à ne pas toucher, à montrer, à cacher ? Qu’elle soit reconnue, refusée ou déniée, son impact n’est certainement pas moindre quand le traitement psychique est plus hallucinatoire que perceptif. Et s’il en est un qui se soumet corps et âme à la « réalité » de la perception, jusqu’à en opérer la négation, c’est bien le transsexuel. De la même façon que le fantasme emprunte à la réalité les ingrédients dont il se compose, ou que le rêve se construit à partir des restes diurnes, l’imaginaire qui dessine notre anatomie est aussi l’héritier d’une perception. Que cette première perception soit le fait d’un autre (adulte) la constitue en une expérience particulièrement complexe… “C’est un garçon, c’est une fille…”, il n’y a pas de troisième énoncé possible ».
C’est ce même principe de distinction qui va permettre à l’enfant de connaître l’autre, le désir de l’autre sexe, et donc favorise la rencontre avec l’autre.
L’angoisse de castration. L’organisation phallique
Ces théories du genre semblent ignorer ce qui est essentiel dans la vie psychique : le fait que le sexuel est traumatique, qu’il n’y a pas de désir ni de satisfaction sans angoisse, que le moi met en œuvre, contre l’insupportable du débordement pulsionnel, toutes ses défenses : refoulement, clivage, forclusion. La sexualité ne peut se développer hors conflit, sans que le plaisir soit mêlé de déplaisir, sans qu’Éros n’ait à s’intriquer à la pulsion de mort, et à sa déflexion en destructivité. Tout ce qui est insupportable pour le moi, comme au surmoi, peut précisément être ce qui contribue à la jouissance sexuelle : à savoir l’effraction, la perte du contrôle, l’effacement des limites, la possession, la soumission, bref, la « défaite », dans toute la polysémie du terme.
Une des premières défenses contre le trauma de la perception anatomique de la différence sexuelle, lors du conflit œdipien, c’est l’organisation phallique, dont l’angoisse de castration, est le chef d’orchestre. Issue elle aussi d’une théorie sexuelle infantile, celle de la survalorisation narcissique d’un sexe unique, le pénis, elle est une défense en tout ou rien qui consiste à nier la différence des sexes, et donc le féminin, assimilé à une « castration ». Cette organisation est cependant un passage obligé, pour les deux sexes, car elle permet le dégagement de l’imago prégénitale de la mère toute puissante et de l’emprise maternelle.
Le garçon est en principe favorisé du fait qu’il possède un pénis que la mère n’a pas. Il peut parvenir, grâce à son angoisse de castration, à symboliser la partie pour le tout, avec l’appui de son identification paternelle.
Mais qu’en est-il d’un féminin érotique ? La négociation de la partie pour le tout étant difficilement possible, comment la fille peut-elle symboliser un intérieur, qui est un tout, et comment séparer le sien de celui de sa mère ? Comment se faire reconnaître comme être sexué en l’absence de ce pénis qu’elle perçoit comme porteur de toute la valeur narcissique ? Sa ruse inconsciente consistera à adopter la logique phallique. L’envie du pénis est narcissique, non érotique, car la fille peut fort bien ressentir que ce manque ne l’empêche pas d’avoir accès à toutes sortes de sensations voluptueuses.
Cette organisation phallique, étayée sur une théorie sexuelle infantile, est capitale – au point que Freud en a construit une théorie phallocentrique du développement psychosexuel, et que Lacan fait du phallus le signifiant central de la sexuation et du désir. Ne peut-on en inférer une tactique défensive impérieuse face à l’effraction de l’épreuve de la différence des sexes ? Comme nous le constatons dans le social, elle tient à la maintenir.
Le refus du féminin
Au crépuscule de sa vie, Freud a formulé l’existence d’un obstacle, d’un « roc, » qu’il a nommé : « le refus du féminin, dans les deux sexes […] une part de cette grande énigme de la sexualité ».
Pourquoi le féminin ? Dans mon ouvrage Le refus du féminin1, j’ai proposé plusieurs hypothèses. J’en reprendrai une.
Ce roc est refus de ce qui s’avère être le plus étranger, le plus difficile à cadrer dans une logique phallique. Un sexe féminin invisible, secret, étranger et porteur de tous les fantasmes dangereux. Il est inquiétant pour les hommes car une représentation de sexe châtré menace leur propre sexe, mais surtout parce que l’ouverture du corps féminin, sa quête de jouissance sexuelle et sa capacité d’admettre de grandes quantités de poussée constante libidinale sont source d’angoisse, pour l’homme comme pour la femme.
C’est dans le corps de la femme que se disjoignent l’instinctuel et le sexuel. C’est à ce titre qu’elle est devenue le représentant par excellence de l’énigme du sexuel. Ce serait tâche impossible d’en recueillir toutes les expressions : depuis « une personne du sexe » (mais lequel ?) et le mythe de « l’Éternel féminin », jusqu’à « LA femme (qui) n’existe pas », (selon Lacan), etc.
L’altérité du féminin
Je pense que ce qui constitue le problème fondamental de la différence des sexes, c’est l’apparition et la découverte du vagin à la puberté. Freud dit qu’il est ignoré pendant l’enfance, dans les deux sexes, du fait de l’intense investissement phallique du pénis. C’est lui qui met « le trône et l’autel en danger ». Le vagin n’est pas un organe infantile. Les petites filles n’ignorent pas qu’elles ont un creux. Elles peuvent éprouver des sensations internes, liées à des émois œdipiens, mais aussi aux traces archaïques du corps à corps avec la mère primitive, première séductrice, selon Freud.
Cette irruption du féminin lors de la puberté change les données. Le complexe de castration n’est plus le même : il va au-delà de l’angoisse de perdre le pénis, ou de ne pas l’avoir.
C’est la grande question de l’adolescence : comment élaborer les fantasmes que génère la découverte de ce nouvel organe ? Comment, pour le garçon, utiliser ce pénis dans la réalisation sexuelle ? Comment rencontrer le féminin, cet autre sexe, et quelle angoisse ! Comment, chez la fille, vivre ces transformations corporelles, plus seulement liées au manque, puisque lui pousse, non pas un pénis, mais des seins ? Des modifications de son corps qui l’approchent dangereusement de la scène primitive et de la réalisation incestueuse.
Que dire alors de la rencontre avec l’autre sexe ? L’enjeu est celui de l’altérité. Et si Freud désigne le « refus du féminin » comme un roc, c’est pour désigner l’altérité du féminin, celle que le sujet, homme ou femme, doit apprivoiser en lui-même et en l’autre. Sinon, comment ne pas virer vers la dévalorisation, le mépris, la peur ou la haine du féminin, avec leur potentiel de violence destructrice ? Et comment, chez les hommes, ne pas être attiré vers le clivage de « la maman et la putain, » ou, pourquoi pas… vers l’homosexualité ?
Les théories du genre ne sont-elles pas là pour offrir une alternative à ce conflit d’altérité ? Ne sont-elles pas une forme sophistiquée du refus du féminin ? L’autre sexe, qu’on soit homme ou femme, c’est toujours le sexe féminin. Car le phallique est pour tout un chacun quasiment le même. Assimiler le phallique au masculin c’est une nécessité du premier investissement du garçon pour son pénis, mais à l’heure de la rencontre sexuelle adulte, phallique et masculin deviennent antagonistes.
Au-delà du phallique, donc, le féminin.
Pour conclure
A-t-on intérêt à intégrer le mot « genre » à l’appareil théorique de la psychanalyse ? Je ne le pense pas. Le genre, dit Michel Schneider, est un « cache sexe ».
Nous avons affaire, en psychanalyse, à l’infantile, et à la sexualité infantile.
Mais la sexualité adulte, elle aussi, a son mot à dire. René Roussillon tient l’interprétation de la sexualité et de ses jeux, ses fantasmes mais aussi ses pratiques effectives, voire ses « positions », comme la troisième voie royale de l’exploration de la vie psychique profonde.
« Il y a dans l’“acte sexuel“ lui-même, écrit-il, quelque chose qui, quand il n’est pas dissocié du reste de la vie affective et psychique, révèle quelque chose d’essentiel et fondamental de celle-ci, y compris dans ses dimensions narcissiques. Il n’y a que quand la connexion peut se faire avec la sexualité effective du sujet, qu’une certaine qualité de conviction est au rendez-vous de l’analyse, que l’on touche les intensités pulsionnelles déterminantes pour la régulation psychique ».
La relation hétérosexuelle adulte est ce qu’il y a de plus difficile, de plus violent, et ce qui mobilise au plus fort les défenses anales, phalliques qu’on peut nommer « refus du féminin ». Car elle exige un effort élaboratif du moi face à la poussée constante de la libido, dans la sexualité. Et c’est la violence de cette épreuve qui peut faire front, qui peut s’opposer à la violence de la captation régressive de la mère archaïque, et celle qui est attribuée à la pulsion de mort, qui toutes deux tirent vers l’indifférenciation.
Autant, dans les domaines social, politique et économique, le combat pour l’égalité entre les sexes est impérieux et à mener constamment, autant il est néfaste, préjudiciable dans le domaine sexuel, s’il tend à se confondre avec l’abolition de la différence des sexes, laquelle doit être exaltée. Du fait de l’antagonisme entre les défenses du Moi et la libido.
À l’opposé du couple phallique-châtré, qui conforte le maintien de l’organisation sociale et de ses rapports de pouvoir, la constitution d’une relation de couple masculin-féminin est une création psychique. La reconnaissance et l’affrontement de l’altérité dans la différence des sexes déterminent le mode et la qualité de la relation sexuelle, affective et sociale qui s’établit entre un homme et une femme.
Les théories sexuelles infantiles ou les théories du genre, pour paraphraser Charcot, ça n’empêche pas les sexes et le sexe d’exister. Les sexualités sont multiples, les sexes sont deux. Mais la différence des sexes s’articule à la différence des générations. Un monde où la différence des sexes serait abolie ne serait plus un monde humain. Les machines seules n’ont pas de sexe.
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 26 mai 2016