Nous tous ici savons, culturellement ou pour l’avoir vécu, ce qu’est le transfert : une manière de répéter des relations infantiles vécues ou désirées sur des personnes qui ne sont plus celles qui en ont été l’objet à l’origine. Il s’agit donc d’une fausse liaison, d’un leurre, d’un proton pseudos, comme dit Freud, d’un passé non révolu qui surgit dans l’actuel.
Nous croyons savoir, mais nous ne savons pas. Car le transfert est inconscient. Il existe dans la vie quotidienne, sans qu’on le perçoive. On ne le connaît que par l’interprétation de ce qui en surgit à travers les rêves, les symptômes, les actes manqués, et le dévoilement par l’analyste de ce qui est vécu dans la cure analytique. Donc toujours à travers le filtre de ce que nous appelons le préconscient, le lieu où se nouent les mots et les choses.
Du côté de l’analyste, on parle du contre-transfert. Soit celui-ci répond en écho au transfert du patient, soit il trahit la réaction d’une partie insuffisamment analysée de l’analyste. Car l’analyse n’est jamais achevée, on n’en a jamais terminé avec l’inconscient, ni avec le ça.
En fait, le psychisme est mû par une énergie, la motion pulsionnelle, la poussée constante de la pulsion, laquelle ne s’arrête jamais, sauf quand elle subit des opérations défensives du moi, lequel édifie des digues plus ou moins fonctionnelles, souventdésastreuses. Cette poussée pulsionnelle n’est jamais satisfaite, c’est pourquoi elle continue de pousser. “La pulsion est une excitation pour le psychisme”, écrit Freud, en 1915 [1]1 [elle] n’agit jamais comme une force d’impact momentanée, mais toujours comme une force constante ”, et en 1933 [2] 2, après l’instauration de la deuxième topique et du ça, il persiste : “une force constante.. (à laquelle) l’individu ne peut pas se soustraire par la fuite… C’est de cette poussée qu’elle tient son nom de pulsion”…
La poussée constante est ce qui différencie la pulsion du besoin, lequel est périodique et peut, à la différence de la pulsion, obtenir satisfaction et satiété. Elle est également ce qui spécifie la sexualité humaine par rapport à la sexualité animale instinctuelle, périodique, soumise au rut et à l’œstrus.
Cette poussée constante pulsionnelle, c’est elle qui va animer le transfert de l’analysant, et le contre-transfert de l’analyste.
On sait que Freud a d’abord été gêné, contrarié par les phénomènes de transfert, considérés comme un obstacle à la cure telle qu’il la concevait, à savoir la levée de l’amnésie infantile. Son ami, le Dr Breuer, à qui sa malade Anna O., dans un transfert passionnel, avait parlé de l’enfant qu’il lui avait fait, en fut si effrayé qu’il pris la fuite en voyage de noces avec son épouse. Ensuite, Freud, dans sa géniale démarche de recherche, découvrit la fonction du transfert, celle d’un levier de la cure, permettant un processus de prise de conscience et d’élaboration psychique plutôt que de retrouvaille du souvenir. Et que le transfert était une autre manière de se souvenir.
Je vais donc apporter ma réflexion personnelle concernant les transferts au regard des travaux que je poursuis sur l’énigme de la différence des sexes. On a tendance, en effet, à ne pas différencier transfert masculin et transfert paternel, de même que transfert féminin et transfert maternel, ce qui vaut également au niveau du contre-transfert.
Deux exemples célèbres : Le premier est celui de Freud
Il dit à une patiente, Hilda Doolittle : “Je n’aime pas être la mère dans un transfert. Cela me choque toujours un peu. Je me sens tellement masculin …” Il est intéressant de noter que Freud oppose le maternel au masculin. Alors qu’il aurait pu dire : “je n’aime pas être la mère dans un transfert, je me sens tellement paternel”, ou bien “je n’aime pas être une femme dans un transfert, je me sens tellement masculin”. Quelle difficulté contre-transférentielle Freud nous désigne-t-il par là ? Sans prétendre faire l’analyse de Freud, mais en écho à ce que nous analysons de nous-même ou de nos patients, on peut faire quelques hypothèses.
Freud, fidèle à sa théorie phallique, ressent-il qu’être la mère équivaut à être une femme, et qu’être une femme ce n’est pas compatible avec “être tellement masculin”, parce c’est être un humain châtré ? C’est ce qu’on appelle d’un mot barbare : l’angoisse de castration. Celle que Freud désigne du côté des hommes quand il parle, en 1937, dans “Analyse avec fin, analyse sans fin” de leur “refus du féminin”, de leur angoisse de passivation homosexuelle vis-à-vis d’un homme. Il s’agit donc d’une défense contre-transférentielle dans le registre du couple phallique-châtré, d’une extrême banalité.
Mais on peut, pour exemple, faire d’autres hypothèses.
La difficulté serait-elle d’endosser :
- • un transfert paternel face à une fille œdipienne trop séductrice ? (on ne peut plus ignorer de nos jours que sa fille Anna était sur son divan.)
- un transfert masculin, face aux aspirations de l’ouverture du féminin d’une patiente, telle que Dora ?
- un transfert maternel face aux revendications haineuses de l’envie du pénis d’une patiente ?
- un transfert féminin érotique face à l’homosexualité féminine d’une patiente telle que la jeune homosexuelle dont il a exposé le cas ?
- un transfert masculin face à une homosexualité masculine ?
- un transfert maternel archaïque face aux aspirations régressives d’une patiente ?
- On peut déduire de cet exemple de Freud que le transfert, comme le contre-transfert défensifs peuvent être un obstacle à la prise de conscience, celle d’une angoisse de castration ou d’une angoisse de féminin, parfois d’une angoisse de mort.
Deuxième exemple
Winnicott dit à un patient : “Je suis en train d’écouter une fille. Je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle. Je dis à cette fille : vous parlez de l’envie du pénis”.
Il ne s’agit plus d’un contre-transfert défensif, mais d’une utilisation du contre-transfert dans le but de lever une difficulté transférentielle du patient. Winnicott capte le transfert du patient à l’intérieur de lui-même, et c’est son propre vécu qui lui permet de percevoir, par identification projective, ce que le patient ne peut dire et ce dont il ne peut prendre conscience.
Winnicott désigne d’emblée un contre-transfert maternel, sollicité au niveau du perceptif : la réalité du vu ou de l’entendu. Lorsque son patient lui dit qu’on pourrait le prendre pour un fou s’il parlait de cette fille à quelqu’un, Winnicott lui répond : “Il ne s’agissait pas de vous…; c’est moi qui vois la fille et qui entend une fille parler, alors qu’en réalité c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou c’est moi”.
Winnicott précise qu’il se situe au niveau du désir fou d’une mère qui perçoit son enfant de manière altérée, du fait de sa propre déception de n’avoir pas eu un enfant de l’autre sexe. Elle n’a jamais pu considérer son fils comme un garçon. Winnicott aurait même pu dire : “c’est moi qui suis folle”. Il désigne un clivage maternel. Il peut alors restituer à un homme adulte cet élément “fille”, celui du désir de sa mère, qui insiste à se faire reconnaître dans le contre-transfert de l’analyste. Son intervention permet au patient de comprendre qu’il a organisé ses défenses autour de la “folie” de sa mère.
Posons d’autres hypothèses.
Winnicott n’aurait-il pu se situer aussi bien dans un contre-transfert paternel, celui d’un père envieux refusant le sexe masculin de son fils, c’est-à-dire le féminisant au sens de la castration, dans le registre phallique-châtré ?
Ou celui d’un père recevant l’envie de pénis d’un garçon devant passer par une identification à une fille pour faire entendre son désir de recevoir de lui un enfant ? C’est-à-dire dans une position homosexuelle passive, ayant surmonté l’angoisse de castration ?
Ce sont toutes ces positions que nous avons à interroger dans une cure analytique, qui sollicite des transferts d’investissements et des transferts d’identifications.
Les quatre couples de Freud
Le développement de la psychosexualité est décrit par Freud à travers trois couples : actif/passif, lors de la phase d’organisation anale, phallique/châtré lors de la phase phallique, et masculin/féminin. Seul ce dernier couple désigne une véritable différence, la différence des sexes.
Mais, en 1937, dans “Analyse avec fin, analyse sans fin”, Freud la remet en question par un quatrième couple : bisexualité et refus du féminin dans les deux sexes. En effet, tout autant le nouveau couple que chacun des termes de ce couple, pris séparément, renvoient à une négation de la différence des sexes. Le refus du féminin dans les deux sexes désigne un sexe féminin qui s’avère trop difficile à cadrer dans une logique anale ou phallique. Une logique anale permettrait un jeu de transpositions de pulsions ou une chaîne d’échanges symboliques d’objets tels que : excrément, enfant, pénis, cadeau, argent, etc. La logique phallique est celle d’un seul sexe, le pénis, l’autre sexe étant manquant, donc châtré.
Le sexe féminin est inquiétant pour les hommes parce que cette image de sexe châtré constitue, par identification ou par crainte de rétorsion, une menace pour leur propre sexe. Mais surtout parce que l’ouverture du corps féminin, sa quête de jouissance sexuelle et sa capacité d’admettre de grandes quantités de poussée constante libidinale est source d’angoisse, pour les hommes comme pour les femmes. La bisexualité, d’autre part, comme son nom l’indique concerne l’un et l’autre sexes.
Les configurations impliquées dans transferts et contre-transferts
Si, comme le dit Freud, « l’acte sexuel est un événement impliquant quatre personnes », la relation analytique en implique bien davantage, si on considère toutes les configurations possibles dans l’intra-psychique de chacun et dans la dimension intersubjective de la relation analytique. Ainsi tous types de transfert et de contre-transfert peuvent se produire en fonction de couples ou de triangulations impliquant des personnages ou des qualités tels que : bébé, fille, garçon, homme, femme, phallique, châtré, féminin, féminité, mère, père, masculin, féminin. Et bien d’autres figures, parfois des fantômes… Sans oublier l’impact que peut créer, au niveau des représentations et des affects, le transfert d’une patiente enceinte, ou le transfert sur une analyste enceinte. Comment intervient alors, présent ou dénié, ce tiers virtuel silencieux qu’est un enfant en gestation ? Toutes ces figures peuvent être convoquées dans les projections du transfert et dans la réception ou la réactivité du contre-transfert. Elles font l’objet de déplacements multiples quand il s’agit de patients névrotiques, de répétition ou de fixité quand il s’agit de patients très régressés ou borderline.
La problématique
La bisexualité est davantage d’essence narcissique, et se situe donc du côté des identifications, primaires ou secondaires. Tandis que l’élaboration de la différence des sexes, d’essence libidinale, se situe davantage du côté des investissements érotiques. Toutes deux concernent aussi bien l’identité sexuée du sujet que la relation d’objet. Il est certain que la bisexualité psychique a un rôle organisateur au niveau des identifications, particulièrement dans les identifications croisées du conflit œdipien. Cependant, les fantasmes de bisexualité tout autant que la bisexualité agie peuvent constituer une défense vis à vis de l’élaboration de la différence des sexes, au niveau des investissements de l’altérité sexuée et de la relation sexuelle génitale. C’est alors que le sexe de l’analyste ne peut éviter d’être pris en compte, sauf à faire l’objet d’un déni.
La régression incitée par la situation analytique induit un fonctionnement en processus primaire à la façon du rêve, et peut amener à des transferts et contre-transferts des plus archaïques, chez des patients de structure névrotico-normale.
L’analyse est une expérience subjective qui permet de traverser les épreuves de la rencontre sexuelle, de la séparation, de la finitude et de la mort. Elle est la meilleure façon pour un sujet de renoncer à son fantasme de bisexualité, à sa position de toute puissance. Pour cela il est important que transfert et contre-transfert puissent assumer l’affrontement d’une relation archaïque, régressive par rapport à une organisation évoluée, permettant le remaniement des positions psycho-sexuelles et affectives.
Je passerai par un détour théorique de ces espaces régressifs.
Le hors-temps du primaire
Les mouvements d’identification et d’investissement pulsionnel primitifs ne sont repérables en clinique que par défaut, dans les défaillances de l’organisation psychique et de l’environnement. Ils sont également observables dans les mouvements du transfert et du contre-transfert, en raison de la régression formelle qui se produit au cours d’une cure psychanalytique. Dans ce hors-temps du primaire, j’évoquerai les deux mouvements que sont l’identification primaire et l’homosexualité primaire.
a) L’identification primaire
L’embarras théorique de Freud dans la définition de cette identification témoigne de son ambiguïté fondamentale. Il pose tout d’abord, dans “Psychologie des foules et analyste du moi” et dans “Le moi et le ça, “la première et la plus importante identification de l’individu : celle au père de la préhistoire personnelle”, qu’il dit “directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet”. Mais, en même temps, il désigne, tout au début, une identification primaire à la mère, et précise : “Aux toutes premières origines, à la phase orale primitive de l’individu, investissement d’objet et identification ne peuvent guère être distingués”.
On peut concevoir ce mode d’identification primaire, “rejeton de la première phase orale”, cannibalique, comme un premier mouvement psychique d’intériorisation de ce qui a été transmis à l’enfant par le psychisme maternel du vécu d’incorporation orale d’un enfant dans son ventre, ne faisant qu’un avec elle, et de son désir de prolonger cette complétude narcissique. Cette identification vise, pour l’enfant, à ne faire qu’un avec la mère, dans un vécu fusionnel, indifférencié, où dévorer et être dévoré, être la mère ou l’enfant, être et avoir ne se distinguent pas. Freud exprime ce vécu par la formule “je suis le sein” . Cette indétermination sexuelle psychique, ce vécu de n’être ni l’un ni l’autre, ou l’un et l’autre, crée le fantasme fusionnel prégénital d’un corps pour deux, d’une peau pour deux, d’un psychisme pour deux, tels que le décrit Joyce Mc Dougall. C’est ce désir puissant de régresser à l’état originel d’union avec la mère que la cure révèle.
Freud décrit le narcissisme primaire comme étant sans objet et sans conflit. Belà Grunberger décrit un narcissisme fœtal de quiétude, qui sert d’attracteur fantasmatique à tous les niveaux de régression. Il permet, selon lui, de remédier au traumatisme primaire de l’état de prématuration, d’inachèvement du petit d’homme, à sa situation de dépendance, à son vécu d’impuissance. Le narcissisme primaire de l’enfant est alimenté par l’investissement narcissique parental de “his majesty the baby”, qui est une renaissance et une reviviscence projetée sur l’enfant du propre narcissisme infantile des parents, celui qu’ils ont dû abandonner depuis longtemps. Ce narcissisme primaire vient nourrir les fantasmes de toute puissance et de complétude à deux.
Dans la cure, la régression à ce niveau d’identification primaire alimente le fantasme de l’analyste mère archaïque ne faisant qu’un avec son patient. Un analyste à qui il n’est pas nécessaire de parler ou par qui se faire entendre, car il sait tout du patient. Quel que soit le sexe de l’analyste, car il s’agit d’un personnage prégénital asexué ou bisexué. En fait, si on donne à ce personnage le nom de mère archaïque, phallique, anale, fécale, mère de l’emprise ou de la haine, c’est en fonction de ce primaire après-coup, de ce prégénital antérieur à l’élaboration de la différence des sexes, antérieur aux mots, donc à la nomination. C’est le “mammifère prégénital”, selon les termes de Michel Fain [3] 3. Freud parle de “parents” indifférenciés, mais c’est plutôt le fantasme de “parents combinés” de Mélanie Klein qui peut en donner la plus proche représentation : mère archaïque qui contient le père, le pénis, le sein, les bébés, les excréments, et tout ce qui est enviable. Celle qui n’a pas de sexe ou qui les a tous. Ce qui désigne à la fois une indifférenciation sexuelle et une totalité : celle d’avoir tout, d’être tout puissant, tout entier, de n’avoir aucun manque.
Cette imago, cette zone du moi que nous portons tous en nous, celle de l’inquiétante étrangeté est toujours ouverte. Elle possède un potentiel d’attraction régressive toujours capable de se réactiver lors de conflits identificatoires ou pulsionnels. Dans la cure, elle génère les fantasmes de toute puissance narcissique fusionnelle, et son envers mortifère : les angoisses de mort psychique, les figures monstrueuses de parents combinés, d’inceste prégénital et de ré-engloutissement anéantissant dans le corps maternel. En clinique, on peut observer ce fantasme chez un patient proche d’une femme enceinte. Cela peut réactiver en lui l’image parfaite de la complétude narcissique, le fantasme de paradis perdu et, dans le transfert, l’imago d’une mère archaïque dont il est l’enfant phallus, et qui le trahit. Les fantasmes incestueux peuvent alors barrer l’accès à la conflictualité œdipienne et à la scène primitive.
Théoriquement, la constitution du fantasme originaire de scène primitive est une plaque tournante du dégagement de la relation à la mère archaïque. Elle est le creuset de toutes les identifications alternantes de l’Œdipe, et des investissements érotiques interrogeant l’énigme de la différence des sexes. Si la relation se maintient dans le fantasme d’une indifférenciation sexuelle, si la fonction paternelle est inopérante, le sujet ne peut différencier les imagos parentales, élaborer ses fantasmes originaires de scène primitive et de castration, et il reste fixé à une imago de parents combinés. Ces fantasmes sont réactivés régressivement dans la cure, et la haine de la scène primitive peut virer à la figure monstrueuse de l’inceste prégénital. Cela peut aller jusqu’à ce que prenne corps, dans le transfert, le fantasme monstrueux, primordial par excellence : celui d’un amalgame parents enfant combinés. Les fantasmes originaires se condensent en un seul : celui d’être soi-même le produit de son propre accouplement incestueux avec sa mère, à l’origine donc de sa propre conception. Un fantasme qui représente l’accomplissement d’un inceste prégénital où le patient est à la fois la mère, le fils et le père, excluant totalement le père géniteur. Un fantasme qui détruit le fantasme de scène primitive, trop douloureux et intolérable.
b) L’homosexualité primaire
Celle-ci tient compte de l’investissement érotique de la mère, de la séduction maternelle et des premiers échanges amoureux entre mère et enfant. Elle scelle l’empreinte féminine maternelle originelle dans les deux sexes.
Cependant, si elle persiste et fait obstacle à la différenciation des images parentales, l’empreinte de l’imago maternelle archaïque reste prédominante, clivée, et menace de contaminer, par son potentiel hallucinatoire, dans les deux sexes, toute relation ultérieure à la féminité et au féminin. (Marguerite Duras la décrit sous les termes du “ravissement”).
L’homosexualité primaire ne concerne pas seulement le genre féminin. Le garçon aurait (selon Stoller) plus de difficulté à se dégager de l’empreinte précoce féminine, du maternel primaire, d’où une vulnérabilité plus accentuée. Ce qui peut le conduire, lorsque la fonction paternelle a été défaillante, à une homosexualité agie, à une recherche constante à l’extérieur de la confirmation de la valeur érotique et narcissique de son pénis, celle que l’identification paternelle ne lui a pas ou lui a insuffisamment donnée.
Cette homosexualité primaire reste cependant, à mon sens, plus incestueuse entre mère et fille. Le sexe (étymologiquement : sexus rac. sectus), c’est ce qui est sectionné, coupé, séparé. La possession d’un pénis visible permet au garçon de se couper, de se différencier de la mère. Il a valeur de limite, de différence menant vers la représentation du sexe et de la différence des sexes. Donc de support de symbolisation. Le garçon aurait donc les moyens de se dégager de la mère grâce à son angoisse de castration et à son identification paternelle, et parce qu’il est porteur d’un sexe qu’elle n’a pas. Pour la fille, l’identité de son sexe avec celui de la mère, le rapprochement qu’il induit, nécessite un fort travail de refoulement. C’est l’avantage de l’entrée de la fillette dans la phase phallique. Son envie du pénis mettra son sexe féminin pour un temps en latence, à l’abri de tout risque d’érogénéité, dans l’attente d’un amant de jouissance qui le réveillera et le révélera.
Dans la cure, la régression à l’homosexualité primaire, celle de la complétude érotique à deux, alimente le fantasme d’une orgie prégénitale, celle de l’analyste mère et de son patient bébé au sein.
Un patient dont la femme vient d’accoucher peut se sentir châtré de sa position d’homme phallique, impuissant comme un enfant exclu de la scène primitive prégénitale insupportable que représente sa femme en pleine lune de miel avec son bébé. Cela peut réactiver l’exclusion qu’il a pu ressentir lors de la naissance d’un frère ou d’une sœur, et la vision de leur allaitement. Winnicott parle de “l’orgie de la tétée”. Tel patient peut alors, dans le transfert, tenter de surmonter son angoisse de castration en se dotant fantasmatiquement d’un pénis hyperpuissant, un pénis-sein capable de se mesurer avec la puissance du sein-pénis de la mère analyste.
L’identificatoire ou le libidinal dans le contre-transfert
Ces deux modes de transfert, ou de contre-transfert, recoupent schématiquement les deux voies théoriques de l’exploration analytique : celle de la relation d’objet et celle de la dynamique pulsionnelle.
Le contre-transfert de l’analyste, quel que soit son sexe, est sollicité dans sa bisexualité au niveau des identifications, par les conflits identificatoires et narcissiques du patient, dans un jeu de projections et d’introjections qui permettent une communication sans entrave. Mais dans le cas de transferts pulsionnels érotiques, la spécificité du sexe de l’analyste importe. C’est alors que la réponse bisexuelle de l’analyste, refusant d’endosser le transfert érotique ou amoureux qui lui est adressé en tant qu’autre sexuel, parce qu’il se sent aussi bien homme que femme, peut tendre à nier la différence des sexes. Je peux, en tant que femme, par le transfert d’une patiente fille, être sollicitée dans ma capacité à me soumettre au désir d’un homme. Je peux aussi recevoir, en tant que femme, le transfert érotique d’une femme homosexuelle. Et bien d’autres situations.
Je peux me sentir troublée par le transfert d’un homme qui, par sa séduction, met en risque sa capacité masculine et son angoisse de castration. Il importe que je puisse recevoir ce mouvement de séduction, si je ne le ressens pas comme pervers, sans fuir dans un contre-transfert défensif, disqualifiant le transfert d’investissement érotique de mon patient en ne lui interprétant que son désir œdipien de séduire sa mère, ou sa mégalomanie infantile. Ce qui équivaudrait à le châtrer dans son élaboration masculine.
“Que pensez-vous de ma robe ?”, demande une jeune femme à l’analyste américain Owen Renik ? Celui-ci raconte qu’il ressent une excitation sexuelle, et il lui répond : “oh, elle vous va bien”. Renik reconnaît qu’il n’avoue pas l’excitation que sa patiente a perçue et provoquée. C’est, à mon sens, un exemple de refus d’élaboration du fantasme de séduction de la patiente dans la cure. La robe importait peu. Cette patiente aurait aimé entendre de son analyste qu’elle lui demandait si, en tant qu’homme il pouvait la considérer comme une femme, et non comme une petite fille voulant séduire son père.
Avec un homme ou une femme, je peux en tant que femme analyste endosser un transfert paternel. Ma bisexualité, jusque-là sollicitée à un niveau prégénital, peut alors s’exercer à un niveau œdipien, celui des identifications croisées, alternatives, permettant l’accès à l’autre et à sa différence.
Mais, en tant que femme, ai-je la possibilité d’endosser un transfert vraiment masculin ? Je pose la question. Une femme au pénis, selon la théorie sexuelle infantile, ne me semble pas être un support de transfert d’amant de jouissance ni de transfert homosexuel masculin. Voici, par exemple, une interprétation donnée par un analyste homme à un patient homme, dans la différence des sexes. Le patient dit : “je suis fatigué de plaire aux femmes, elles m’aiment et veulent que je sois tout pour elles. Je voudrais avoir une femme qui me dise : c’est ton pénis que je désire”. L’analyste lui dit : “vous voulez avoir un homme”. Le patient réagit : « mais, je ne suis pas homosexuel ! ». L’analyste : “mais si une femme vous disait cela, penseriez-vous qu’elle soit vraiment une femme ?”. Aurais-je pu, devant une telle formulation, me considérer comme un homme dont un autre homme désire le pénis ? Aurais-je pu réagir autrement que dans un contre-transfert de mère archaïque utilisant son fils comme un prolongement phallique ? Aurait-il fait la même énonciation ?
Bisexualité et refus du féminin dans le contre-transfert
La structure de la situation analytique est éminemment conflictuelle : elle mobilise la pulsion, la séduction, et tout à la fois elle interdit le voir et l’agir, la décharge et la satisfaction. Elle reproduit la tension entre la pulsion qui ne peut se satisfaire et le moi dont les besoins tendent à la décharge. Elle soumet le moi à une poussée constante qui l’oblige à une “exigence de travail”, selon la formule de Freud.
On a coutume d’évoquer la “contenance” maternelle de l’analyste, au sens de Bion. Mais la défense, d’un côté comme de l’autre, peut résider dans une position d’aconflictualité et de bisexualité fusionnelle, celle qui n’a besoin ni de la pulsion ni de l’objet. Un analyste qui n’interprète que dans le registre de la bisexualité psychique, dans la communication sans entrave, ou un analyste qui se sent trop affirmé dans son sexe : ce sont deux positions extrêmes qui produisent du même. Deux sexes pour un – la bisexualité -, ou un seul sexe pour les deux – le phallique – : ce sont deux formes du refus du féminin. Si l’analyste n’écoute qu’en fonction de sa bisexualité, il ne répondra pas dans la différence des sexes. Il n’entendra, par exemple, que le garçon ou la fille qui envie le pénis du père. Il n’entendra pas l’angoisse de pénétration active qui pousse un patient à souhaiter qu’une femme le désire comme le ferait un homme. Il n’entendra pas un homme qui considère que la pénétration n’est pas une effraction, ce qui lui fait faire l’économie du “travail de féminin”, de l’angoisse du sexe féminin. L’écoute bisexuelle de l’analyste peut ainsi servir de champ manifeste, “innocent” à l’expression chez un patient d’une homosexualité fondée sur la haine du féminin. Il peut être catastrophique, par exemple, pour une femme qui se dégage de sa relation archaïque à sa mère et qui réussit à libérer ses potentialités de réalisation personnelles et érotiques, de se voir interpréter cette émancipation comme une envie du pénis ou le désir de châtrer son analyste homme. Celui-ci continue à fonctionner dans une logique de couple phallique-châtré, à nourrir la guerre des sexes, plutôt que d’exalter leur différence.
L’analyste, homme ou femme, envieux des capacités de jouissance féminine d’une patiente peut la mettre au banc des accusés, et se retrouver psychiquement du côté des exciseuses ou des inquisiteurs. Les attaques envieuses d’un analyste, par ses interprétations, peuvent également viser un amant de jouissance sur le divan. A l’écoute intolérable de la scène primitive ! La défense de l’analyste peut aussi consister à n’écouter le féminin d’une patiente qu’en le référant au maternel.
L’analyste, homme ou femme, peut également avoir du mal à endosser des transferts d’identification à une mère archaïque envieuse et meurtrière. Cette imago-là est matrice du délire. Si ces épreuves ont fait l’objet de son propre parcours analytique, l’analyste peut accompagner son analysant(e) dans cette montée au paradis du retour fusionnel ou dans la descente aux enfers de l’indétermination sexuelle archaïque mortifère. L’important est d’en revenir. Et parce qu’il a pu le vivre, l’analyste peut se permettre à nouveau et permettre à son analysant(e) la remise en jeu de la position primaire indéterminée envers le sexe, le revécu de ce fantasme où l’on est l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre dans le transfert.
La cure offre alors au sujet la chance soit de prendre position sexuelle là où jamais encore il ne l’avait prise, soit de prendre une position nouvelle par rapport à un mauvais choix, soit de choisir un sexe et pas les deux. Il peut renoncer à être tout, mais ne pas être rien non plus. Renoncer à être unique, c’est-à-dire tout à la fois. Le choix d’objet hétéro ou homosexuel peut être remis au travail.
La cure permet également de rééditer les moments de crise. Il appartient à la cure d’offrir les conditions d’une ouverture du moi à la libido et à l’étranger, d’exalter la différence des sexes, d’initier le chemin de la génitalisation et, peut-on l’espérer, celui de l’acceptation du féminin, et du masculin, pour les deux sexes.
La situation analytique, du fait de la règle de libre association et de l’écoute également flottante de l’analyste, est une invitation à la passivité. Elle sollicite l’ouverture à l’étranger et l’abandon du contrôle, des défenses phalliques et anales. Elle appelle la capacité d’abandon à soi et en présence d’un autre. La résistance majeure d’une analyse est donc encore et toujours d’ordre psycho-sexuel, donc de l’ordre du refus du féminin.
L’accès à un choix sexué du sujet et de son objet met à l’épreuve la valence masculine-féminine du contre-transfert, non seulement la valence maternelle-paternelle. Ce qui, d’un côté comme de l’autre, consiste en un renoncement, à une part perdue et à un deuil – deuil d’être tout pour l’analysant (e), ou deuil d’être tout pour l’analyste. Ce renoncement permet le passage à la vie séparée et sexuée. Une véritable rencontre et une relation amoureuse génitale peuvent en être le fruit.
La fin de l’analyse est une expérience subjective vers la finitude et la mort, qui est la meilleure façon pour un sujet de renoncer à sa bisexualité, à sa position de toute puissance. Analyste et analysant(e) ont à accepter le vieillissement, la finitude de la vie, donc l’angoisse existentielle. Si le sujet ne peut l’accepter, il reste fixé à une imago de mère archaïque.
Une position bisexuelle psychique d’écoute identificatoire qui ne privilégie que la communication sans entrave, qui ne donne pas place à des figurations de la différence des sexes dans l’écoute du transfert, et dans la dynamique interprétative, risque de mener à une analyse interminable. Car pourquoi souhaiter alors y renoncer et prendre le risque d’une sortie vers la conflictualisation qu’implique une relation génitale et vers la solitude de la destinée humaine ?
Références
[1] Freud S. (1915), « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
[2] Freud S. (1933), La féminité, Nouvelles conférences d’introduction à la Psychanalyse, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1984.
[3] Fain M. “Un avatar du pénis” in Clés pour le féminin, PUF.