« On appelle “transfert” la caractéristique frappante des névrosés à développer vis-à-vis de leur médecin des rapports affectifs tendres ou hostiles, qui ne sont pas fondés dans la situation réelle, mais proviennent de la relation des patients à leurs parents (complexe d’Œdipe). Le transfert prouve que même l’adulte n’a pas surmonté son ancienne dépendance infantile ; elle coïncide avec le pouvoir que l’on a appelé “suggestion” ; seul son maniement, que le médecin doit apprendre, le rend capable d’amener le malade à surmonter ses résistances intérieures et à supprimer ses refoulements », S. Freud (1926), Psycho-Analysis, in Résultats, idées, problèmes, II, Puf, 1985, p. 153-160.
Le transfert est l’un des quatre points cardinaux qui organisent les vecteurs du champ analytique. Conjointement au contre-transfert qui en est son répondant et son contrepoint (M. Neyraut, 1974) 1, à l’interprétation qui lui donne sens et au cadre qui est le dépositaire de la « partie non-moi du patient » (J. Bleger, 1967) 2, c’est l’installation du transfert qui favorise le développement du processus analytique. Son interprétation élaborative dans le déroulement temporel de la cure fournit au patient l’occasion de dénouer et d’élaborer les conflits psychiques qui se répètent dans la relation avec l’analyste.
Considéré par certains comme « l’organisateur inconscient de la situation analytique » (F. Gantheret, 1996) 3, le transfert se présente comme un mouvement, ou un déplacement, de l’investissement d’une imago sur, ou vers, l’analyste. Il exprime la tendance compulsive de l’être humain à répéter les expériences de son « passé infantile-sexuel-traumatique », selon l’expression de J. Cournut (2000) 4
. Il met en mouvement des représentations et des affects issus de l’organisation fantasmatique inconsciente de l’histoire infantile, comme de l’Infantile du patient (F. Guignard, 1996) 5, c’est-à-dire l’histoire de ses relations avec ses objets du passé – tant internes, qu’externes –, lesquels ont été autrefois, et de manière signifiante, investis d’amour, comme de haine.
Le transfert est donc un terme générique, qui désigne, condense et rassemble les différentes variations d’un processus propre à, et constitutif de, la cure psychanalytique du fait que celui-ci permet de voir à l’œuvre les désirs inconscients du patient, lesquels, dans le cadre de la relation analytique, se répètent sur la personne de l’analyste. De ce fait, on peut voir apparaître dans une même séance, ou dans une série de séances, différents types de transferts, dont les expressions et les tonalités sont d’autant plus variables, qu’elles sont fonction des mouvements internes (intrapsychiques et interpsychiques) alors mobilisés.
C’est grâce à l’analyse du transfert et à son interprétation que l’occasion est donnée au patient de pouvoir se représenter, élaborer et dénouer les conflits psychiques qui se répètent dans la relation avec l’analyste, ceci afin d’acquérir de nouveaux moyens de connaissance des motions pulsionnelles et libidinales qui animent son fonctionnement psychique depuis son enfance, lui donnant alors l’opportunité de modifier, à la longue, ses relations tant avec lui-même, qu’avec les autres.
Bref rappel des positions freudiennes
Comme le rappellent J. Laplanche et J. -B. Pontalis, dans leur Vocabulaire de la psychanalyse (1967) 6, S. Freud emploie dans les premiers temps le terme de transfert pour rendre compte de ce qui se passe lorsqu’un patient déplace, sur la personne du médecin, des représentations inconscientes : à cette époque, S. Freud considère le transfert comme un phénomène localisé, qui fait partie en quelque sorte de l’expression des symptômes des patients, de même que l’emploi du concept se fait le plus souvent au pluriel.
Ceci est bien illustré par une citation extraite de l’analyse du cas « Dora », publiée en 19057 : « Que sont les transferts ? Ce sont des réimpressions, des copies des motions et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients à mesure des progrès de l’analyse ; ce qui est caractéristique de leur espèce, c’est la substitution de la personne du médecin à une personne antérieurement connue. »
Même si à la lecture du compte-rendu de l’analyse de sa jeune patiente, le transfert apparaît bien à S. Freud comme étant un élément majeur de l’action processuelle de la cure, il ne considère pas encore que celui-ci fait partie de l’essence de la relation thérapeutique 8.
En fait, très tôt, dès les Études sur l’hystérie (1895) 9, S. Freud voit dans le transfert le signal de la proximité du conflit inconscient, qui entraîne une forme de résistance. Il remarque, dès alors, que les transferts qui surviennent dans le champ de la cure sont en relation avec l’approche de représentations jusque-là refoulées, parce que « pénibles » et « inconciliables » 10. Ainsi a-t-il été, très tôt, sensible, à la dimension d’obstacle du transfert, force qui s’oppose à la remémoration du matériel refoulé.
Mais ce n’est qu’à partir de la Traumdeutung (1900) 11 que le terme même de transfert trouvera son sens véritablement psychanalytique, puisqu’il vient désigner les déplacements du désir de l’inconscient au préconscient.
Ce déplacement est dû à un transfert de l’investissement de la représentation inconsciente à une représentation anodine, qui pourra franchir la censure : « La psychologie des névroses nous apprend que la représentation inconsciente ne peut, en tant que telle, pénétrer dans le préconscient et qu’elle ne peut y exercer un effet que si elle s’allie à quelque représentation anodine qui y appartenait déjà, à laquelle elle transfère son intensité et qui lui sert de couverture. C’est là le phénomène du transfert. »
De fait, il faut attendre ses « écrits techniques », et plus particulièrement La dynamique du transfert (1912) 12
, pour que S. Freud rende pleinement compte des incidences de la fonction du transfert dans la cure, à savoir que le transfert est à la fois :
– non seulement l’obstacle majeur à la remémoration du matériel refoulé du fait qu’il est une forme de résistance liée à la proximité, comme à l’actualisation, du conflit inconscient projeté sur l’analyste ;
– mais encore, et surtout, l’instrument même (l’outil) qui permet de saisir à chaud, in statu nascendi, les éléments du conflit infantile et les différentes problématiques propres au patient liées à la force de ses désirs et à ses fantasmes inconscients : « Il est indéniable, écrit-il, que la tâche de dompter les phénomènes de transfert comporte les plus grandes difficultés pour le psychanalyste ; mais il ne faut pas oublier que ce sont justement elles qui nous rendent l’inestimable service d’actualiser et de manifester les motions amoureuses, enfouies et oubliées ; car, en fin de compte, nul ne peut être mis à mort, in absentia ou in effigie. »
À cette première distinction de la fonction du transfert dans la cure, une autre, liée à l’intégration progressive de la découverte du complexe d’Œdipe, vient s’ajouter l’idée que, dans le transfert, c’est la relation du sujet aux figures parentales qui est revécue, et notamment avec l’ambivalence pulsionnelle qui la caractérise 13. Pour rendre compte de l’ambivalence pulsionnelle, comme des positions ambivalentes du sujet, S. Freud est amené à distinguer deux types de transferts (deux courants transférentiels), l’un tendre et l’autre hostile.
À partir de 1912 (in, La dynamique du transfert), ces deux aspects du transfert sont plus précisément qualifiés par les termes de transfert positif et de transfert négatif. C’est dans ce texte qu’il introduit pour la première fois le terme de transfert négatif et qu’il propose de différencier au sein du transfert positif, d’un côté, une part constituée par des sentiments amicaux et tendres, capables de devenir conscients, et, de l’autre, une part érotique dont les prolongements se trouvent dans l’inconscient. Le transfert négatif, comme la part érotique du transfert, servent la résistance. L’analyste va pouvoir s’appuyer sur l’autre partie du transfert, le positif, pour vaincre la résistance du patient.
Dès lors, S. Freud prend alors pleinement en compte les différents aspects du transfert et que C. Couvreur désigne comme « doubles polarités du transfert » 14
, du fait que celui-ci :
- a/ se compose, d’une part, de valences à la fois positives (tendresse / amour) et négatives (agressivité/haine),
- b/ se présente, d’autre part, à la fois comme une résistance 15, mais aussi comme l’outil essentiel qui permet l’avancée de l’analyse 16,
- c/ et permet, enfin, la remémoration et la représentation, comme il peut les empêcher, du fait qu’il est un transfert agi.
Dans L’amour de transfert (1915), S. Freud décrit le transfert agi (ou un « agir de transfert », dans lequel l’acte vient remplacer la parole), lequel vient interrompre le jeu transférentiel (comparant cela à l’interruption d’une représentation théâtrale) ; il écrit : « La scène a entièrement changé, tout se passe comme si quelque comédie eût été soudainement interrompue par un événement réel, par exemple comme lorsque le feu éclate pendant une représentation théâtrale. »
On doit, par ailleurs, noter l’existence d’autres polarités transférentielles, notamment narcissique/objectale, prégénitale/génitale, paternelle/maternelle, etc. Dans chacune d’elles – sauf clivage intra et interpsychique – il y a un jeu conjoint, agoniste et antagoniste, comme dans la polarité entre la parole et l’acte (C. Couvreur, 2000).
Mais à partir de ce moment, ce qui apparaît dans les avancées freudiennes est le fait que, pour S. Freud, le transfert n’est pas seulement un « effet » de la cure, mais aussi un « indicateur » des transformations internes de la libido : ce qui est transférable, ce sont les pulsions. Rappelons qu’avec la théorie des pulsions, S. Freud a cherché à éclairer le fondement de l’activité psychique (c’est-à-dire à cerner les éléments pulsionnels, comme à formaliser les éléments libidinaux, à partir des quels les transferts vont donner naissance au psychique) 17.
Si, dans ses avancées cliniques liées aux développements de la première théorie des pulsions, S.
Freud est dès lors en mesure de définir la démarcation qui s’établit entre le positif et le négatif du transfert, il faut cependant attendre les remaniements métapsychologiques des années vingt (deuxième théorie des pulsions) pour que puisse être différencié :
– ce qui est de l’ordre, ou qui renvoie aux, contenus tendres/amoureux et agressifs/hostiles du transfert, contenus en relation à un transfert qui se remémore, qui s’élabore et qui se représente (un transfert lié au sens, via les représentations de chose et de mot, le langage, le refoulé, le système pcs-cs, tous en relation au « principe de plaisir / principe de déplaisir » »),
– d’un transfert agi dans la répétition, ce transfert étant lié à la dynamique pulsionnelle, à savoir la force liée au Ça (destructivité), qui entraîne un « au-delà » (ou un « en-deçà »), du « principe de plaisir / principe de déplaisir » 18.
Désormais, les avancées théoriques, ainsi que l’expérience clinique avec ses patients, vont, désormais, le conduire à prendre progressivement en considération le fait que le transfert se joue entre les deux protagonistes de la scène analytique (ou, si l’on préfère, dans « l’arène du transfert »). Le transfert, aussi bien dans sa dimension d’attente que de refus, est adressé au psychanalyste, qui en devient alors, à la fois, le transitaire et le destinataire. De ce fait il doit être entendu comme un processus qui structure l’ensemble de la cure sur le prototype des conflits infantiles, processus qui permet alors le dégagement (ou l’instauration) du concept de névrose de transfert.
Le/les transfert(s) négatif(s)
Issus de l’inévitable répétition dans la cure des expériences de frustration et de manque, liées au sentiment que l’objet n’est pas comblant, ni à la hauteur des attentes infantiles, les transferts négatifs sont l’expression de sentiments agressifs et violents qui peuvent, à certains moments de la cure, prendre une connotation haineuse. Ils sont au cœur même de l’analyse : on peut affirmer qu’il n’y aurait pas « d’analyse », si ceux-ci n’étaient « entendus » et, de ce fait, interprétés par l’analyste.
Ils sont conditionnés par au moins trois facteurs d’ordre psychiques :
– l’ambivalence des sentiments (les sentiments positifs d’amour et négatifs de haine, conjoints, qui constituent les relations du sujet avec l’objet (« l’objet naît dans la haine », avance S. Freud, dans « Pulsions et destin des pulsions », 1915),
– le narcissisme,
– ce qui procède de la pulsion de mort (des pulsions de destruction), comme de la destructivité qui lui est inhérente, qui entraînent, du fait de la négativité psychique à l’œuvre (A. Green, 1993) 19, des formes de « négativisme » dans la cure 20.
Ce sont, pour l’essentiel, ces deux conjonctures psychiques (narcissisme et pulsions de destruction) qui sont à l’origine des différents obstacles rencontrés lors du travail analytique. Mais ce sont aussi celles-ci qui sont à l’origine des avancées conceptuelles les plus marquantes des six dernières décennies.
Aussi, les transferts négatifs ne se définissent pas uniquement par la qualité négative ou violente des sentiments qu’ils expriment, mais aussi par le fait que les mouvements qui les animent, s’ils ne sont pas analysés, peuvent aller jusqu’à immobiliser, et parfois même entraver, la poursuite de la cure. Comme l’a écrit C. Couvreur (2000) 21, « la négativité du transfert dépend moins du signe affecté à son contenu que du négatif de ses effets » 22.
Ainsi doit-on dégager deux formes de transferts négatifs :
A / d’une part, le transfert négatif dans son acception la plus classique ;
B / d’autre part, le transfert négativant destructeur 23.
Chacune de ces deux variantes vont exprimer des modalités défensives différentes au regard des émergences pulsionnelles et des sentiments (émotions, comme affects) réveillés, dans la cure psychanalytique, par l’objet (la relation, et, donc, l’objet dans la relation).
Le transfert négatif dans son acception la plus classique
Il anime et soutient le processus en tant que valence négative du transfert positif qui serait, selon l’expression de J. Cournut (2000) 24, comme un transfert négatif de vie. Inhérent au déploiement processuel, il en est le plus souvent le « fer de lance » dans la mesure où il est lié aux résistances dues au transfert, lesquelles nécessitent qu’elles soient interprétées (analysées) pour les dépasser (et faire en sorte que le processus se déploie).
Fait de sentiments ou de mouvements négatifs, agressifs, violents et haineux à l’égard de l’objet de, et du, transfert, le transfert négatif s’exprime le plus souvent par l’attaque de l’analyste, du cadre, et des conditions qui président à la gestion de la cure, comme à son apparente « faisabilité ». Du fait qu’il se manifeste comme valence négative du transfert de base et qu’il est en relation à un mouvement d’ambivalence amour / haine à l’égard de l’objet, il s’inscrit comme un mouvement de « contre processualité », notamment chez des sujets dont les modalités psychiques sont en mesure d’établir une « névrose de transfert » (T. Bokanowski, 2004) 25.
Chez ces sujets, la capacité de déplacement des investissements étant conservée, le transfert négatif, qui s’adresse de manière ambivalente à l’objet (à l’objet de transfert), reste inscrit au niveau d’Eros ; ses expressions psychiques sont alimentées par des reproches implicites, ou explicites, adressés à l’objet de (et du) transfert ; il représente un facteur d’individuation – la capacité à penser et à dire « non » – du fait que la différenciation primaire Moi / non-Moi a pu être, autrefois, établie.
En d’autres termes, même s’il y a un apparent décentrement processuel qui brise l’illusion de linéarité et de continuité de la relation (tant objectale, que narcissique), la « transférabilité » est maintenue du fait que le transfert négatif reste ancré dans la liaison pulsionnelle. Grâce au champ de la relation analytique, les mouvements de transfert négatifs (mouvements agressifs, violents, hostiles ou haineux) sont transformables en affects, et demeurent symbolisables, à la faveur de l’interprétation (de transfert).
En résumé, dans ce type de transfert, les sentiments d’hostilité, comme la haine, relèvent de la souffrance psychique – par opposition à la douleur psychique ; cette souffrance, qui est liée à l’angoisse de castration et de pénétration, comme à l’angoisse de séparation (qui renvoie au deuil), demeure « processuelle » et l’on parlera volontiers à son sujet de sentiments hostiles, de violence, comme de haine dans le transfert.
Le transfert négativant destructeur
Parfois le transfert négatif peut prendre l’allure d’un transfert négatif érotique : dans ces cas le pulsionnel défléchit sur le narcissisme ; il peut entraîner des débordements passionnels et une érotisation du transfert, avec des agirs importants. Il peut alors prendre l’aspect d’un transfert négatif hostile, violent, haineux et insupportable (au sens narcissique du mot), tant pour le patient que pour l’analyste.
Dans ces cas il vient rejoindre cette catégorie de transfert qui est celle qui se range sous l’appellation de transfert négativant destructeur, ou encore, selon l’expression de J. Cournut (2000) de transfert négatif de mort 26, c’est-à-dire un transfert qui immobilise le processus et la vie psychique du patient, comme celle de l’analyste. Il est d’une toute autre nature que le transfert négatif à proprement parler, car c’est un transfert de type « mortifère », régi par les pulsions destructrices.
Les expressions psychiques qui colorent ce type de transfert entraînent des résistances qui apparaissent souvent insurmontables et qui peuvent faire craindre, sinon des réactions thérapeutiques négatives, du moins une analyse « interminable » : elles sont à l’origine de tout le questionnement et de toutes les avancées de l’analyse dite contemporaine concernant tant l’analysabilité, que la gestion de la cure, des catégories psychiques qui vont de la « névrose de caractère » (qui peut parfois prendre les aspects sociaux les plus normatifs, ceux que l’on nomme les « normopathes ») à celles qui sont aux limites de la « folie passionnelle » susceptible de développer des transferts délirants (« folie privée »27) : on peut y ranger toute la pathologie du narcissisme (notamment, les « cas limites »), les affections psychosomatiques et celles qui relèvent des « addictions », la psychopathie et la négativité relevant de la perversion du transfert (les « anti-analysants », J. McDougall) 28.
Le transfert négativant destructeur s’inscrit dans une « anti-processualité » (T. Bokanowski, 2004) 29, liée à une négativité parfois difficilement réversible du fait que l’action excessive des pulsions destructrices empêche la fonction de liaison.
Comme l’écrit J. -B. Pontalis (1988) 30, qui différencie très explicitement les types de « négatif » à l’œuvre, « ce n’est pas le fait que nos patients répètent, réactualisent leurs expériences douloureuses d’échec, de colère, de rage et de vengeance qui nous paraît « négatif » […] Ce ne sont pas non plus les attaques, directes ou indirectes, contre l’analyste – attaques que nous avons parfois tendance à prendre à la lettre – qui nous mettent vraiment à l’épreuve. Ce sont les attaques, le plus souvent silencieuses, contre l’analyse, contre l’activité de pensée, aussi bien celle du patient que celle de l’analyste. On dirait que le lien transférentiel est si massif qu’il interdit toute liaison ou déliaison. Le transfert sur l’objet fait alors obstacle aux transferts des représentations. Il y a des transferts qualifiés de positifs qui nient l’analyse ou la rendent sans fin et sans commencement : surtout pas d’énervement ! Ce sont eux que l’on pourrait tenir légitimement pour négatifs… »
Le transfert négativant destructeur se manifeste le plus souvent, chez des sujets dont les processus psychiques ne permettent pas l’établissement d’une véritable « névrose de transfert », lorsque du fait de l’avancée de la cure, la régression topique conduit le processus à aborder les niveaux primaires, identitaires et archaïques de la personnalité et fait apparaître de manière prévalente des modalités de fonctionnement psychique en relation au niveau d’organisation qui concerne les liens primaires avec l’objet.
Le contact avec ces niveaux primaires peut faire apparaître, suivant les moments de régression et les modalités de l’avancée de la cure :
– soit l’incidence de traumatismes primaires (trauma) qui ont entravé le processus de l’intrication pulsionnelle (intégration harmonieuse des pulsions érotiques avec les pulsions destructrices), tout en créant une défaillance dans la constitution du narcissisme et d’importantes carences représentatives qui mutilent gravement le Moi ;
– soit les interactions entre amour et haine primaire, en rapport aux défaillances de l’objet primaire (indistinction entre amour primaire et haine primaire) ;
– soit encore, le poids du sentiment inconscient de culpabilité primaire (Surmoi précoce), comme du masochisme primaire, qui entraînent certaines formes de haine et de violence chez le sujet, tant à l’égard des autres que de lui-même, lesquelles (haine et violence) portent la marque d’une destructivité qui n’est plus en lien avec la libido (agressivité).
Mis en contact avec des souffrances narcissiques identitaires, en rapport à des zones de fragilité structurelle et psychique douloureuses, le sujet qui retrouve à ce niveau l’incapacité de maintenir un lien libidinal à l’objet, dont l’altérité est vécue comme insupportable, cherche à protéger son intégrité narcissique en exprimant une opposition transférentielle haineuse afin de se protéger contre une douleur qui peut aller jusqu’à prendre une tonalité agonique.
Le transfert négativant destructeur attaque alors le lien transférentiel, la « transférabilité » et le processus. Il s’inscrit dans une défense narcissique qui peut prendre des formes passionnelles ou haineuses, voire au contraire se manifester par une neutralisation forcenée de tout investissement (transfert – non-transfert) du fait de la méfiance à l’égard de l’objet. Dans ce type de transfert, le patient exprime son emprisonnement dans un objet primaire imprévisible, haineux, à la fois rejetant et intrusif, absent et envahissant. Tantôt les avatars de l’identification primaire interpellent bruyamment l’analyste, tantôt elles demeurent sournoisement silencieuses, ne se manifestant que sous forme d’opposition psychique muette dont tout affect est évacué vers l’extérieur.
On entre alors dans le domaine de « l’anti-processus », qui annihile les capacités transformatrices que l’on est en droit d’attendre de la cure et qui vide le processus de sa fécondité, comme de ses potentialités, rendant celui-ci stérile et dévitalisé. Les « ratés » du tissage des liens à l’objet primaire, en relation à sa non-disponibilité, à ses manquements, ainsi qu’à l’absence répétée de réponse adéquate face à des situations de détresse primaire (« Hilflosigkeit »), entraînent, dans le transfert, une répétition à l’égard de l’analyste des accusations de méfiance, de disqualification de l’affect et de déni de reconnaissance de l’éprouvé. Les traumas sévères, souvent cumulatifs, qui ont pu marquer la petite enfance du patient s’expriment sous la forme d’une relation douloureuse, narcissiquement blessée et blessante, qui répète les failles de la relation de base (« défaut fondamental » de M. Balint 31) avec des premiers objets non-fiables et non-contenants.
Ces niveaux primaires, en rapport à des zones de fragilité structurelle et psychique protégée par des défenses « comme si », se révèlent le plus souvent chez des sujets dont la différenciation Moi / non-Moi a été autrefois mal assurée et qui, du fait des « ratés » du tissage des liens avec l’objet primaire, a entraîné un sentiment de « discontinuité de l’être » ou de « non-continuité de l’existence ».
Le transfert négativant destructeur naît ainsi de la conjonction de deux facteurs : d’une part, l’intensité grandissante de la douleur liée à la prise de conscience de la précarité des liens avec l’objet primaire, d’autre part, la menace que fait peser la destructivité (produit de la désintrication pulsionnelle) sur cette nouvelle liaison que représente le transfert de base sur la personne de l’analyste.
Ces mouvements destructeurs posent la question d’un seuil d’intensité au-delà duquel la souffrance ne peut plus être liée à la libido. Elle entraîne une violence psychique, expression de la violence pulsionnelle qui, ne trouvant pas d’objet suffisamment intriquant et contenant pour la lier, se retourne contre le sujet et l’entraîne dans une haine destructrice qui le conduit à désirer tout détruire, y compris son propre appareil psychique. Dans ces moments, la haine s’empare alors de la violence pulsionnelle pour attaquer de façon meurtrière non seulement la réalité, mais également le lien à l’objet de transfert, voir même la capacité à transférer. La destructivité n’attaque pas seulement la situation analytique, mais elle envahit de haine tout le champ du fonctionnement psychique, radicalisant les différents modes de défense et entraînant, pour reprendre le mot de J. -B. Pontalis (1981) 32, une véritable « logique du désespoir ».
Le contre-transfert de l’analyste
Ces moments dans la processualité mettent tout particulièrement à l’épreuve le contre-transfert de l’analyste (et, donc, ses capacités d’écoute), celui-ci devant absolument trouver le moyen de non seulement de maintenir le contact dans la relation (ne pas « s’évader » à son tour), mais chercher à accepter de s’identifier aux aspects les plus infantiles de son patient.
Dès lors que le patient met en scène la manière dont il se sent traité par ses objets, l’analyste se retrouve immanquablement dans la situation d’un objet primaire haïssable, car défaillant, ce qui, suivant les mouvements de la cure, fait de lui un objet mauvais, hostile, intrusif, empiétant, incompréhensif, indifférent, et dont il est dit que l’on ne peut « rien attendre ».
L’analyste découvre dans ce « mal être » – en relation à l’angoisse de perte de l’amour de l’objet dont la perception interne est constamment menacée –, la raison profonde de la demande qui a motivé l’analyse. Toute tentative de lien avec le passé de la part de l’analyste est alors le plus souvent vécue par le patient comme une mise à distance de celui-ci et entraîne chez lui une attitude défensive farouche : il ne transfère plus, mais il évacue dans l’analyste sa rage et sa détresse 33. Face à une telle conjoncture qui éveille aussi chez lui une douleur, qui est tout autant d’ordre objectale que narcissique, l’analyste, outre son endurance tempérée, aura comme principal recours d’entendre cette épreuve psychique comme l’expression de l’identification projective du patient à ses objets dont les aspects négativants confine celui-ci à un état de désespoir. Derrière les sentiments d’impuissance et de désespoir qu’une telle situation fait vivre en retour à l’analyste, celui-ci peut entendre les demandes absolues, exigeantes et tyranniques, du patient d’être aimé, quel qu’en soit le prix.
Mais pour le patient, il ne serait question que cette demande d’amour inconditionnelle, qui est formulée secrètement, soit mise à jour. Masquée par la haine et la destructivité celle-ci revient de manière lancinante, comme au titre d’une réparation face à l’impossibilité de transformer les traces d’un objet par trop défaillant, qui se dérobe, en un objet qui accepte de supporter un « amour impitoyable » (« ruthless love », D. W. Winnicott, 1954 34).
Aussi faudra-t-il beaucoup de temps à l’analyste pour trouver les mots qui lui permettent, au fil de la relation analytique, de qualifier les souffrances liées non seulement au besoin du sujet de reconnaissance de la part de l’objet, mais aussi à ce que le sujet puisse être convaincu que son désir d’asservissement de l’objet (« aime moi, quoique je puisse te faire vivre et exiger de toi ») n’entame pas, ni ne détruit, celui-ci.
Plus que de nommer ces souffrances, il importe pour le sujet que l’analyste se montre apte à les vivre, comme à les « habiter » à son tour, et pour ce faire, accepter que la haine, comme la destructivité, puisse être partagée, c’est-à-dire qu’il ait pu être préalablement conduit à reconnaître les siennes propres (sa propre destructivité et sa propre haine) et à les assumer à l’égard du patient, sans, pour autant, interrompre la relation avec celui-ci.
Réaction thérapeutique négative
Si face aux plaintes et au désespoir du patient, qui évacuent du champ analytique plaisir et désir, l’analyste opère un retrait narcissique, on risque de s’acheminer vers une analyse interminable ou une réaction thérapeutique négative. Ouvrir le chapitre de la réaction thérapeutique négative, c’est aborder une très vaste question sous laquelle il n’est pas toujours sûr que les analystes parlent du même problème.
Le concept de réaction thérapeutique est très souvent utilisé et de façon parfois si large aujourd’hui qu’il risque de perdre toute signification et contenu précis, du fait qu’il semble que l’on puisse parfois le confondre avec une des manifestations non seulement de la résistance négativante à l’œuvre, mais surtout avec ce qui viendrait expliciter l’échec du traitement psychanalytique (A. Green, 1993)35.
On peut rappeler que, pour S. Freud, la réaction thérapeutique négative se situe du côté d’une résistance à la guérison qui conduit le sujet à trouver dans la cure elle-même le lieu privilégié de la satisfaction de son masochisme primaire, comme de la culpabilité primaire, en relation aux pulsions de destruction.
Pour S. Freud, comme pour nombre d’analystes à sa suite, la réaction thérapeutique négative ne signe pas un simple avatar, ou un moment particulier, de la cure, mais elle est l’expression d’une organisation psychique spécifique dont on peut dire, aujourd’hui, qu’elle est propre à certains patients chez lesquels la pathologie du narcissisme semble prévalente. On pourrait rappeler, ici, la petite phrase de S. Freud concernant certains patients qui se caractérisent par leur « inaccessibilité narcissique ou (leur) attitude négative à l’égard du médecin »36.
Cliniquement on a affaire à une force qui s’oppose à l’évolution, comme à la transformation, et qui détruit sournoisement la fécondité potentielle du lien transférentiel. Les résistances au changement sont liées à la conjonction d’un certain nombre de menaces sur le Moi : la crainte de la « dépendance » à l’objet de transfert, du fait de l’impuissance infantile ; la crainte de la passivation, du fait de la problématique de la castration (l’Œdipe) ; la revendication et le désir de vengeance à l’égard d’un objet primaire douloureusement frustrant et incomblable ; la destructivité envieuse à l’égard des capacités transformatrices de l’objet.
Dans cette conjoncture, l’envie a donc inversé la situation normale de dépendance en un enfer de haine : celle-ci est mise en avant à la fois comme une défense ultime face à l’amour – l’amour étant, pour sa part, vécu comme un piège redoutable dont il faut se défendre avec l’énergie du désespoir – et une défense face à l’élaboration de la crainte de l’abandon.
Davantage qu’une expression haineuse de la culpabilité, il s’agit d’une défense haineuse devant une culpabilité insupportable. Plutôt que de reconnaître que l’on a besoin d’un objet pour survivre, mieux vaut le haïr et le détruire, tout en se haïssant et en se détruisant en même temps. Dès lors, comme l’écrit F. Guignard (2000), l’analyste découvre douloureusement « les ravages effectués à son insu par l’alchimie dia-bolique des éléments négatifs du transfert et du contre-transfert qui ont mené silencieusement leur combat mortifère d’arrière-garde. »37
Tel semble bien avoir été le message de S. Freud qui, dans Analyse avec fin et sans fin (1937)38, cherchait à démêler les fils de la réaction thérapeutique négative. Aux raisons avancées par celui-ci (masochisme primaire, culpabilité, pulsions destructrices et « roc » du féminin), les développements plus récents de la psychanalyse nous permettent d’ajouter aujourd’hui l’importance des relations primaires avec l’objet qui, lorsqu’elles ne sont pas reçues par l’analyste, peuvent devenir l’enjeu d’un combat narcissique haineux et mortifère avec l’objet primaire dans le transfert.
Conférences d’introduction à la psychanalyse de l’adulte,
amphithéâtre Vulpian,
octobre 2005
Références
[1] Neyraut M. (1974), Le transfert, Le fil rouge, Paris, P. U. F.
[2] Bleger J. (1967), Symbiose et ambiguïté, Le fil rouge, Paris, P. U. F. , 1981.
[3] Gantheret F. (1996), Moi, Monde, Mots, Paris, Gallimard.
[4] Cournut J. (2000), Le transfert négatif. Acceptations diverses plus ou moins pessimistes, Revue française de Psychanalyse, 64, 2, p. 361-365.
[5] Guignard F. (1996), Au vif de l’infantile. Réflexions sur la situation analytique, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, « Champs psychanalytiques ».
[6] Laplanche J. et Pontalis J. -B. (1967), Vocabulaire de Psychanalyse, Paris, P. U. F.
[7] Freud S. (1905), Fragments d’une analyse d’hystérie(Dora), Cinq Psychanalyses, Paris, P. U. F. , 1954, p. 1-91.
[8] S. Freud y fait, entre autres, explicitement référence que dans une note écrite en après-coup (en 1923) et dans laquelle il se reproche de ne pas en avoir suffisamment tenu compte.
[9] Freud S. , Breuer J (1895), Études sur l’hystérie, Paris, P. U. F. , 1956.
[10] Il note la propension des patientes à « transférer par fausse association, sur la personne du médecin, les représentations pénibles qui surgissent du contenu analysé. »
[11] Freud S. (1900), L’interprétation du rêve, OCF. P, IV, Paris, P. U. F. , 2003.
[12] Freud S. (1912), La dynamique du transfert, in De la technique psychanalytique, Paris, P. U. F. , 1953, p. 50-60.
[13] C’est ainsi qu’il écrit dans son compte-rendu de la cure de L’homme aux rats (1909) : « Il (le patient) fallait qu’il se convainquît, par la voie douloureuse du transfert, que sa relation au père impliquait véritablement ce complément inconscient (c’est-à-dire, l’ambivalence). » ; Freud S. (1909), Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (l’Homme aux rats), in Cinq Psychanalyses, Paris, P. U. F. , 1954, p. 199-261.
[14] Couvreur C. (2000) La polarité de l’amour et de la mort, paris, P. U. F. , Épîtres.
[15] « Le transfert est notre croix », avait écrit, dans les années précédentes, S. Freud à O. Pfister.
[16] « Le transfert, aussi bien dans sa forme positive que négative, entre au service de la résistance ; mais entre les mains du médecin il devient le plus puissant des instruments thérapeutiques et il joue un rôle qui peut à peine être surestimé dans la dynamique du processus de guérison », écrit S. Freud dans Psychanalyse et théorie de la libido (1923).
[17] Ainsi, pour S. Freud, les transferts témoignent tout autant du déplacement de la libido sur l’objet, qu’ils sont aussi l’effet, du déplacement du somatique au psychique (ce qui est la définition même de la pulsion), comme du déplacement des investissements entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, entre la libido objectale et la libido narcissique. Ce qui est « transférable » ce sont les motions d’ordre sexuelles et / ou agressives, ainsi que les blessures précoces faites au Moi (narcissisme).
[18] Le transfert sera une des quatre données cliniques invoquées par S. Freud pour justifier la mise au premier plan de la compulsion de répétition, ainsi que l’hypothèse d’un mode de fonctionnement psychique « au-delà du principe de plaisir » que sont les rêves répétitifs de la névrose traumatique, le jeu de la bobine, la contrainte de répétition dans le transfert, comme dans la névrose de destinée.
[19] Green A. (1993), Le travail du négatif, Paris, Les Éditions de Minuit.
[20] Ces formes de négativisme dans la cure peuvent conduire à la stagnation ou à l’immobilisation de celle-ci, aux « agirs » à répétition, à des régressions massives et torpides, à des réactions thérapeutiques négatives (réaction « psychanalytique » négative), à l’interminabilité ou à l’arrêt de la cure, etc.
[21] Couvreur C. (2000), op. cit.
[22] On peut rappeler que M. Bouvet avait écrit : « Je pense que Lagache a raison de distinguer le transfert négatif (connotation par rapport à la qualité des affects qui dans ce cas sont hostiles), des effets négatifs du transfert (connotation en fonction du travail psychanalytique) ; voir, Bouvet M. (1954), La cure type, in Œuvres Psychanalytiques, TII, Résistances, transfert, Paris, Payot, 1968.
[23] Bokanowski T. (2004), Souffrance, destructivité, processus, Rapport du 64ème Congrès des Psychanalystes de Langue Française, Revue française de Psychanalyse, 68, 5, N° Spécial Congrès, p. 1407-1479.
[24] Cournut J. (2000), op. cit.
[25] Bokanowski T. (2004), op. cit.
[26] Cournut J. (2000), op. cit.
[27] Green A. (1990), La folie privée Psychanalyse des cas-limites, Connaissance de l’Inconscient, Paris, Gallimard.
[28] McDougall (1978), Plaidoyer pour une certaine anormalité, Connaissance de l’Inconscient, Paris, Gallimard.
[29] Bokanowski T. (2004), op. cit.
[30] Pontalis J. -B. (1988), Ce transfert que l’on appelle négatif, Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988.
[31] Balint M. (1968), Le défaut fondamental Aspects thérapeutiques de la régression, Paris, Payot, 1971.
[32] Pontalis J. -B. (1981), Non, deux fois non !, Nouvelle Revue de Psychanalyse, N°24, p. 53-73.
[33] « Le patient ne transfère plus, mais il transvase », comme le dit A. Green.
[34] Winnicott D. W. (1954), La position dépressive dans le développement affectif normal, in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 149-167.
[35] « Il ne faut pas confondre échec du traitement psychanalytique et réaction thérapeutique négative » ; Green A (1993), op. cit. , p. 138.
[36] Freud S. (1923), Le Moi et le Ça, OCF. P, XVI, Paris, P. U. F, 1991, p. 255-302.
[37] Guignard F. (2000), À l’écoute du déroulement de la cure analytique. Modes et temps d’expression du transfert négatif, Revue française de Psychanalyse, 64, 2, p. 581-597.
[38] Freud S. (1937), L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, in Résultats, idées, problèmes II (1921-1938), Paris, P. U. F. , 1985, p. 231-268.