Le thème de ces conférences est le transfert. Vous avez déjà entendu plusieurs exposés sur ce propos. Aussi je n’en parlerai que peu, ayant choisi pour sujet le contre-transfert.
Le transfert et le contre-transfert sont des concepts fondamentaux de la psychanalyse. Nous le savons, le point essentiel du transfert est sa nature paradoxale qui en fait à la fois un formidable moteur et un obstacle à l’analyse même. « Le transfert n’est pas le tout de l’analyse, il en est le moteur et le frein ; non la somme », écrit Michel Neyraut. La névrose infantile se rejoue et se décentre habituellement et heureusement, mais gare à la répétition ! Faute d’être interprété, elle peut se répéter sans fin.
Les « transferts », qui se développent dans la névrose classique, sont différents de ceux que l’on rencontre dans les pathologies narcissiques, chez certains malades somatiques quand ils sont, dit-on, « mal mentalisés », dans des états limites et chez des psychotiques. Plus on s’écarte du modèle de la névrose classique, plus la mise en place d’une névrose de transfert devient problématique et l’interprétation est toujours tributaire de la mise au travail du contre-transfert. La prise en compte du contre-transfert est devenu un élément central de la conduite d’une psychanalyse.
Enfin, les notions de transfert et contre-transfert ne varient pas uniquement selon les pathologies mais aussi selon les positions théoriques de l’analyste. Qu’est-ce que le transfert, le contre-transfert ? La définition varie : Freud, Ferenczi, Klein, Bion, Lacan… (pour ne citer qu’eux) en ont des conceptions différentes.
Bref historique
En juin 1909 le mot « contre-transfert » apparaît pour la première fois dans une lettre de Freud à Jung au sujet d’une relation complexe de Jung avec une patiente. Freud écrit : « …De telles expériences sont douloureuses […]. En ce qui me concerne, je ne m’y suis jamais laissé prendre […] Elles nous aident à développer la peau épaisse dont nous avons besoin pour dominer le contre-transfert lequel constitue un problème permanent pour nous… ». J’abrège et je coupe la citation, mais schématiquement Freud dit : gare aux patients, surtout aux femmes et à leur séduction érotique. Freud développera et complexifiera sa pensée dans « Observation sur l’amour de transfert » (1915).
En 1910, c’est la première apparition officielle du mot dans les écrits freudiens. Dans « Perspectives d’avenir de la thérapeutique psychanalytique », Freud écrit : « Notre attention s’est portée sur le contre-transfert qui s’établit chez le médecin par suite de l’influence qu’exerce le patient sur les sentiments inconscients de son analyste […] Nous sommes tout près d’exiger que le médecin reconnaisse et maîtrise en lui-même ce contre-transfert » (c’est moi qui souligne). Plus loin il ajoute : « aucun analyste ne va plus loin que ses propres complexes et résistances ne lui permettent ».
Freud, tout au long de son œuvre, donne une place importante à la prise en compte du contre-transfert et à la nécessité pour l’analyste d’être attentif à son propre fonctionnement psychique. Ceci conduit à la nécessité que le psychanalyste ait lui-même suivi une psychanalyse et qu’il poursuive son auto-analyse, en prolongeant ainsi sa propre psychanalyse.
Dans « Conseils aux médecins » (1912), Freud recommande aux analystes une attitude semblable à celle du chirurgien, qui laisse de côté toute réaction affective.
Freud écrit en 1913, dans « Prédisposition à la névrose obsessionnelle », « Chacun possède en son propre inconscient un instrument avec lequel il peut interpréter les expressions de l’inconscient chez les autres ». Ce qui indique, encore une fois, la nécessité d’une analyse personnelle, aussi bien pour exercer la psychanalyse classique que la psychothérapie. Ce qui était d’actualité à ce moment et ne cesse de l’être depuis.
Parler du transfert de Dora (1905), c’est aussi parler du contre-transfert de Freud. D’ailleurs les récits de ses cas cliniques (Dora, l’Homme aux rats, l’Homme aux loups…) montrent les difficultés contre-transférentielles rencontrées par Freud. On voit comment les deux notions, transfert/contre-transfert, sont inséparablement liées dans une relation dialectique, mais pas nécessairement symétrique.
Le « maniement du transfert » que Freud (1938) évoque dans l’Abrégé repose sur le vécu du contre-transfert, éclairé par l’histoire du patient. C’est en effet le contre-transfert qui nous sert de radar et qui avec différents éléments venus de l’écoute, sert à l’édification d’une interprétation juste qui veut indiquer au patient qu’il fait erreur de temps et d’objet. Nous savons bien, cependant, que le déroulement d’une cure est complexe et mystérieux et qu’une interprétation, même juste, ne suffit pas toujours pour dénouer des conflits anciens.
Ferenczi, met en avant l’importance du contre-transfert dans la cure et la possibilité de communiquer au patient certains sentiments de l’analyste. (Ceci est nouveau, mais comporte des dangers de dérives). D’autres analystes ont pris appui sur l’implication profonde de l’analyste pour développer des techniques qui innovent. Qu’on pense au texte célèbre de Winnicott en 1947 « La haine dans le contre-transfert » (dans De la pédiatrie à la psychanalyse, 1969). En 1946, Mélanie, Klein développera en termes d’identification projective les notions de transfert/contre-transfert.
De nombreux auteurs actuels ont écrit sur le contre-transfert. Ils prennent en compte la diversité des organisations psychiques, la diversité des cadres qui, cependant, restent dans le champ psychanalytique : Serge Viderman (Construction de l’espace analytique, 1970) Pierre Fédida, Michel Neyraut (Le transfert, 1974), les travaux approfondis de Louise de Urtubey (Le travail du contre-transfert, RFP 1994), Jean Guillaumin, André Green pour n’en citer que quelques-uns.
Un mot, encore, d’un psychanalyste qui a innové dans ce sujet. Pour Michel Neyraut, le contre-transfert, n’est pas une réponse au transfert, il le précède. Ici, la réponse précéderait la question. Le contre-transfert est, selon cet auteur, la condition à la mise en place du transfert. Comme il l’a bien souligné, « il n’y a pas d’écoute neutre ; il n’y a qu’une écoute libre, libre de s’intéresser et de se désintéresser successivement […] la neutralité […] est définie par la règle de l’abstinence ».
Je ne fais pas ici une revue de littérature. Je vous recommande, cependant, la lecture d’une Monographie de Psychanalyse « Transferts » (1999), et du numéro de la Revue Française de Psychanalyse « Le contre –transfert », dans lequel on parle largement des apports importants des auteurs anglo-saxons et français.
Le contre-transfert est à fondements inconscients, d’où la difficulté à en parler. Quand Freud parle de se fier à sa mémoire inconsciente, fait-il référence au préconscient ?
Dans un sens large, le contre-transfert peut aussi comprendre les réactions conscientes ou surtout préconscientes de l’analyste. Catherine Parat le souligne en écrivant sur le contre-transfert de base (Louise de Urtubey parle de contre-transfert d’accueil).
Névrose de transfert et relation transférentielle
Les psychosomaticiens insistent sur la distinction à faire entre la névrose de transfert classique (qui comprend le jeu transfert/contre-transfert) et la relation transféro/contre-transférentielle. Les particularités de la clinique psychosomatique et la collaboration avec Pierre Marty ont amené Catherine Parat à poursuivre la distinction entre « névrose de transfert » et « relation transférentielle », dans des traitements « où le maniement du transfert n’est pas au premier plan, et où la relation transférentielle est beaucoup plus évidente et utilisable” (C. Parat, L’affect partagé, Puf, 1995). André Green souligne, dans la préface de l’Affect partagé, que « la distinction entre transfert et relation vise à identifier le dédoublement entre les aléas des investissements conjoncturels de tel ou tel moment de la cure avec le fond stable que l’on découvre […] parce qu’il caractérise la nature même de la capacité du sujet à transférer ». Dans son travail, l’analyste donne la prépondérance soit à l’analyse stricte du transfert, soit à celle de la relation, le plus souvent aux deux. Les psychothérapies de patients atteints de maladie somatique s’inscrivent souvent parmi celles où la relation transférentielle occupe une place primordiale.
Le transfert et le contre-transfert de base
Catherine Parat conceptualise ainsi la relation ou transfert de base : il s’agit d’un transfert relationnel, positif, différent du jeu transfert/contre-transfert ; il correspond à l’investissement, teinté de confiance, par le patient de l’analyste. La relation ou transfert de base, concerne donc les deux partenaires du couple analytique. C’est d’ailleurs par l’attention quelle porte à son contre-transfert que Catherine Parat a développé la relation ou transfert de base (À propos du contre-transfert, RFP 1976). Elle écrit : « Il circule entre les sujets de chaque couple analytique un double courant transférentiel et contre-transférentiel, et ceci sans doute dans tous les cas. Doublant la névrose de transfert, précédant souvent son établissement […] il s’établit, à un niveau d’organisation différent, ce qu’on pourrait désigner par le terme de “transfert de base ou relation de base” qui trouve une correspondance chez l’analyste […] Le contre-transfert repose sur une neutralité fondamentale et accueillante. Accueillante et attentive aux possibilités que se déroule l’analyse, mais aussi à ses imperfections comme à ses impossibilités… ». Nous pouvons dire que, de la part du patient, le transfert de base est un investissement où les échanges affectifs et préverbaux occupent la première place. Le contre-transfert de base serait une attitude réceptive, non exigeante, jouant le rôle d’une sorte de pare-excitation.
Ces relations transférentielles et contre-tranférentielles s’apparentent à la relation duelle alors que la névrose de transfert s’inscrit dans un registre triangulaire. Les investissements qui sont mobilisés dans la relation sont surtout d’ordre narcissique alors que ceux du transfert/contre-transfert concernent la libido objectale, dit-elle.
Dans la Monographie de la RFP sur « Le transfert » (1999) Catherine Parat ajoute : « Ce que j’ai apporté d’original quand j’ai parlé de la relation ou transfert de base, consiste à considérer l’investissement tendre du patient par l’analyste. Il s’inscrit là une forme d’amour désérotisé […] ». C’est donc la prise en compte de son contre-transfert qui a amené Catherine Parat à décrire le transfert de base.
Un mot de psychosomatique
Le fonctionnement mental, chez tous, est irrégulier. La clinique montre des formes de somatisation avec coexistence ou passages de plusieurs symptomatologies ou modes d’organisations mentales. Freud, dès 1895, avait remarqué de fréquentes concomitances, ou des alternances, entre des symptômes psychonévrotiques et des symptômes actuels, comme entre des symptômes psychiques de différentes psychonévroses. Il a appelé ces nouvelles formes, « névroses mixtes ». (S. Freud, 1895, « Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminés en tant que névrose d’angoisse » et « Psychothérapie de l’hystérie »).
Pierre Marty a mis l’accent sur l’irrégularité du fonctionnement mental, c’est-à-dire sur l’irrégularité de la perméabilité du préconscient. (P. Marty, 1976, 1980, 1990, toute son œuvre reprise dans La psychosomatique de l’adulte, Puf,1990). Du fait de cette irrégularité, une affection somatique peut survenir chez un névrosé pour lequel la psychanalyse classique est tout à fait indiquée. Nous avons tous à l’esprit des patients névrotiques chez qui survient une maladie, à l’image d’un enfant courant librement à travers champs et qui, subitement, chute. Bien sûr, pas n’importe quand ! N’oublions pas que si la maladie, dite psychosomatique, peut-être une banale expression somatique, elle peut aussi mettre la vie en danger.
Pour certains, le fonctionnement psychique est régulièrement court-circuité entraînant des bascules dans le somatique, pour d’autres, une désorganisation progressive, si elle n’est pas arrêtée, conduit vers la mort. Entre ces formes, dont certaines sont positives, il y a tous les intermédiaires possibles. Et il ne faut pas négliger non plus dans l’apparition d’une maladie les facteurs héréditaires, génétiques, épidémiques, l’âge etc… On peut observer l’apparition d’une maladie somatique dans des organisations psychiques variées et je ne crois pas à une explication unique, valable dans tous les cas. Si nous pouvons reconnaître qu’il existe un lien entre la difficulté, même momentanée, à élaborer un conflit psychique et la survenue d’un désordre somatique, nous savons pourtant qu’une organisation psychique convenable ne met pas à l’abri des affections somatiques. La maladie nous guette un jour ou l’autre et, douloureusement, c’est l’absence en nous, le silence intérieur, la mort, que nous redoutons.
Une attention particulière est donc portée au contre-transfert marqué par la présence perceptible du corps souffrant et de la maladie, génératrice d’angoisse et parfois de rejet. Les difficultés contre-transférentielles comprennent aussi la relation que l’analyste a avec son idéal psychanalytique et ses références théoriques parfois trop idéalisées. L’analyse du contre-transfert, au-delà de la « blessure analytique » que représente la somatisation, devrait empêcher une sollicitude trop grande ainsi qu’une haine mortifère.
Interprétations
Parler de transfert/contre-transfert conduit à la question de l’interprétation.
Dans le modèle de la psychanalyse classique, il s’agit, pour résumer (au risque de trop simplifier), de donner un sens à la névrose infantile en s’appuyant sur le développement du transfert et de favoriser la libre association de l’analysant. Le psychanalyste s’appuie sur les capacités régressives de l’analysant, sur son contre-transfert : l’écoute du patient amène chez l’analyste des souvenirs, des pensées « paradoxales » (de M’Uzan) ou non. Peut-on conserver la même pratique quand le patient est en état de désordre somatique qui peut faire craindre une désorganisation somatique ? Quand justement les difficultés associatives sont notables ? Quand il ne s’agit pas d’interpréter une construction névrotique, une défense mais plutôt de la soutenir ?
L’interprétation est-elle différente avec des patients souffrants de désordres somatiques de celles qu’on formule dans des cures dites classiques ? Je ne crois pas à l’existence d’une structure psychosomatique mais plutôt en différentes modalités d’organisation psychique. La question de l’interprétation ne se pose pas de la même façon face à un fonctionnement dit opératoire, surtout s’il est permanent, ou chez un névrosé atteint d’affection somatique.
Avec le premier, l’analyste est parfois aux limites de l’interprétable. Il est alors difficile de formuler une interprétation susceptible d’être entendue.
Avec le patient plus ou moins névrotique, atteint d’un désordre somatique, l’interprétation tiendra compte de la désorganisation momentanée (régression) et de la réorganisation plus ou moins rapide. Les interprétations ou interventions sont plus fréquentes et de formulations parfois différentes pour relancer le travail associatif, pour aider à donner du sens. La formulation est importante. Elle prend quelquefois une forme allusive, peut-être très brève ou au contraire peut sembler un peu trop longue, voire explicative. Fréquemment mes interprétations reprennent les mots du patient dans leur polysémie, et proposent un autre sens, un double sens. Je privilégie parfois les interventions entre les différents éléments du discours : « Vous m’avez dit ceci, puis cela…, et c’est à moi que vous le dites… » montrant alors le mouvement de la séance et l’histoire qu’il me raconte. Mes interventions prennent souvent une forme interrogative, non pour poser une question mais plutôt pour inviter à la curiosité, au plaisir de la découverte, dans une forme de penser qui souligne que l’analyste ne sait pas. Ces interprétations adoptent aussi fréquemment le style de « ce que vous me dites… ça me fait penser que… », laissant ainsi au patient, la liberté de penser que sa psychanalyste a de drôles d’idées, qu’elle est bizarre.
Dans tous les cas, au-delà de la plainte somatique réelle, l’analyste tente de mettre des mots, de susciter des liaisons, c’est-à-dire d’amener le patient à créer des liens entre les divers éléments de son discours, entre le présent et le passé, entre ce qu’il raconte et l’affect qui y est associé. On peut espérer de l’interprétation, comme le souligne Michel de M’Uzan, qu’elle apportera un changement de fonctionnement mental, un ébranlement économique, qui est souvent aussi important que la connaissance d’un contenu latent, du transfert, ou que la levée d’une résistance.
Selon les différents moments de la cure, et compte tenu de l’irrégularité psychique, plus notable chez certains que chez d’autres, nous tentons de favoriser le passage du corps malade au corps érotique. Avec plus ou moins de succès !
Si le symptôme peut avoir une certaine valeur expressive, le strictement somatique me demeure opaque. Par contre, tout ce que me dit le patient, ou ce qu’il dit de son affection a un sens et peut représenter un désir, un conflit ; ses mots renvoient à son passé, à son histoire. Ce sens secondaire est important et l’analyste-psychosomaticien tente de soutenir l’histoire que son patient sait imaginer même, et surtout, si elle lui semble invraisemblable.
Exposé clinique
Je ne peux, pour des raisons de discrétion, restituer l’exposé clinique que j’ai alors présenté. Disons simplement que j’ai choisi des moments d’une cure, d’un patient atteint de maladie somatique, avant et pendant le traitement. Les interprétations, les interventions et les mouvements rapportés concernent le transfert et le contre-transfert.
Le psychanalyste est souvent confronté à des cures où la maladie somatique occupe, au départ, le devant de la scène. Celle-ci peut être une maladie mortelle ou une bénigne et économique « expression somatique ». Il n’est pas rare, non plus, qu’une somatisation apparaisse suite à la fin d’une analyse. Mais il arrive aussi qu’une affection somatique survienne au début ou pendant la cure analytique. L’affection somatique surprend, constitue un événement traumatique pour les deux participants du travail analytique et provoque, à des degrés divers, un sentiment de culpabilité, chez l’un comme chez l’autre. On peut observer l’apparition d’une maladie somatique dans des organisations psychiques variées et je ne crois pas à une explication unique, toujours valable. Cependant, la survenue d’une somatisation en cours d’analyse pose des questions théoriques et pratiques que j’illustrerai en vous racontant des moments de l’analyse de Monsieur A. Non sans savoir les limites d’une écriture dans l’après-coup.
Premier entretien :
Le premier entretien comporte des échanges très importants pour l’avenir de la cure. Parallèlement à ce qui est de l’ordre de la nosographie (modes de défenses, aperçu sur le type de conflits, organisation psychique, le psychanalyste tient compte d’éléments plus ténus (échanges verbaux et aussi non verbaux : un ressenti, un perçu, comme le face à face le permet) sur lesquels, en résonance, s’établira son contre-transfert. Ces mouvements pèsent sur la décision de l’analyste de travailler ou non avec ce patient. Ceci est illustré dans ce premier entretien.
Je m’étais interrogée à l’époque sur les possibilités d’élaborations par A. d’une problématique où le conflit œdipien et l’angoisse de castration étaient certes présents mais oblitérés par le symptôme actuel et la massivité de la dépression sous-jacente.
J’ai senti « l’espoir » sur lequel l’analyste pose souvent l’indication de cure, se fiant aussi sur son contre-transfert. En un mot, j’ai investi A.
L’affection somatique
Dans le contexte de cette analyse, cette maladie, bien que grave, témoignerait d’une « régression somatique » permettant une réorganisation, selon la théorie de Marty. Je pense qu’une dépression larvée était présente partiellement au moment de l’entretien. Modifiant le fonctionnement psychique habituel de cet homme, diminuant l’activité représentative qui existait avant et dont notre travail a permis la reprise rapide. Schématiquement, on pourrait dire que des excitations n’ont pu emprunter les voies psychiques mais se sont déchargées dans les voies somatiques. Conséquence possible, des restes transférentiels, et de l’état dans lequel il s’est trouvé à l’annonce de la maladie mortelle de son père qui réactivait des souvenirs traumatiques antérieurs, dont la mort de sa mère. Qu’en est-il aussi de la levée du symptôme au début de l’analyse avec moi ?
Si le symptôme, comme le dit de M’Uzan, n’a pas de valeur signifiante primaire, je suis tout de même intriguée par la localisation du cancer, qui frappe une zone de fragilité du corps érotique. Cette localisation de l’affection somatique est troublante. Peut-être le corps sait-il qu’il est malade ? Si les symboles mnésiques corporels existent chez l’hystérique, peut-on penser qu’il existe aussi des traces mnésiques somatiques ? Rien ne le prouve avec certitude. Rappelons-nous comment certains malheurs longtemps attendus et redoutés, sont accompagnés de « je le savais bien… » etc. Malgré les pressentiments funestes, tous les avions ne tombent pas, toutes les maladies ne sont pas certaines ! Pourtant on ne peut négliger, ou rejeter d’un revers de main, ces vécus intuitifs de signal ou de savoir du corps. Restent bien énigmatiques, pour moi, les questions du symbolisme et du sens de ce qui se joue sur la scène somatique.
La possibilité de reprise du travail analytique, après une affection somatique est souvent à mettre en relation avec des interférences contre-transférentielles. Les paroles du patient ont certainement pu entrer en relation avec des points sensibles en moi. Je n’en dirai pas plus. Disons simplement que je me souviens d’avoir pensé au cours du premier entretien : « image de la mort », « image de la mère » ; ce qui était, me semble-t-il, au centre de ses difficultés. Le patient a su susciter des “mouvements surprises” du contre-transfert, pour reprendre les mots de Pontalis, « l’analyste est alors touché au vif ». L’autoanalyse est requise pour remettre en route le processus, après le désordre somatique.
Cependant les difficultés contre-transférentielles comprennent aussi la relation qu’a le psychanalyste avec son idéal de psychanalyste et ses références psychosomatiques souvent trop idéalisées. L’analyse du contre-transfert, au-delà de la « blessure analytique », que représente la somatisation, a empêché une sollicitude trop grande ainsi qu’une haine mortifère, « pourquoi m’a-t-il fait cela, à moi, psychosomaticienne ? ».
En guise de conclusion
On a vu l’importance de la problématique amour-haine dans ce travail avec A. Et celle de l’implication du transfert et du contre-transfert.
On aime que le corps reste silencieux (M. Fain). Quand le corps « fait des histoires », il est important d’écouter celui ou celle qui souffre les raconter même si on n’en comprend pas le sens. Et de se raconter des histoires. L’analyste tente, alors, de construire des représentations qui lui permettent de garder un investissement libidinal, de conserver sa « capacité de rêverie ».
Après une affection somatique, le principal enjeu de la poursuite du travail psychanalytique sera la capacité, pour les deux participants, de retrouver la liberté associative propre à la cure analytique. Je crois, que A. a montré qu’il en était capable et il était souhaitable de poursuivre notre travail sans changer le cadre. Transférentiellement, je suis devenue bonne et mauvaise, contrairement aux transferts précédents où les psychanalystes étaient bon ou mauvais.
Ai-je toujours, bien entendu, A ? Il tentait de me communiquer un chagrin, à me faire entendre une difficulté de son activité psychique, un trouble de « mentalisation » au sens de Marty. Le surinvestissement du perceptif témoignerait d’un état traumatique qui a parfois laissé peu de place, sur le moment, aux représentations.
Contre-transférentiellement, plusieurs points sont à noter : la mort de son premier analyste ; le verdict de l’analyste-consultant qui lui aurait dit « c’est tel problème qui n’a pas été réglé dans vos analyses précédentes », stimulant ainsi ma rivalité et mon irritation ; la persistance de ses symptômes qui renvoie à mon impuissance à le guérir ; mais aussi mon investissement de ce patient et l’espoir qu’il suscitait de l’aider.
Avec les analysants, je bâtis des hypothèses théoriques, j’interroge la relation transférentielle et mes réactions contre-transférentielles, j’aménage ma pratique. Avec peine parfois, mais toujours en cherchant à éprouver le plaisir de découvrir du nouveau en moi et dans l’autre, à rétablir le plaisir psychique.