Lors de certains moments féconds de l’analyse d’enfant où dans l’échange intime du champ transféro-contre-transférentiel se vivent des mouvements émotionnels intenses, des manifestations somatiques peuvent paraître, parfois au décours immédiat des séances. Nous ne pouvons dissocier corps et psyché. Sensorialité, sensations, sensualité, sentiments sont liés au corps. C’est souvent au niveau du contre-transfert de l’analyste que sont mobilisés et perçus les affects qui peuvent se trouver soit refoulés, déplacés ou isolés, soit clivés, déniés et projetés par l’enfant. Corps et psyché se trouvent chez les deux protagonistes impliqués dans une dynamique où la pulsation même des échanges fait advenir la conscience du sujet dans l’investissement de la qualité du sens de l’affect. Dans certains cas la somatisation peut témoigner d’un débordement émotionnel traumatique lié au dégel d’une enclave autistique. La question se pose en tous les cas de la possibilité ou non de recherche de sens. Ce sens nous interroge sur la direction des élans des affects et la modification des objets internes. Il concerne la réactualisation des traces de la mémoire dans toutes leurs composantes sensorielles, dans l’événement des transferts, plutôt que du transfert, avec les transformations des identifications dans le lien créé dans le champ analytique. Il concerne aussi les localisations et l’éventualité d’une désorganisation dans le non-sens. J’ai écrit deux articles concernant les affects dans le Journal de la Psychanalyse de l’enfant (1986 : « Manifestations psychosomatiques liées au transfert dans les psychanalyses de l’enfant », 4, 139-177, et 2001 : « Affects, somatisation et dégel autistique », 29, 275-303). J’y ai insisté sur la culpabilité mobilisée dans le contre-transfert de l’analyste. La maladie somatique le confronte également aux réactions de l’entourage.
Je vais reprendre certains points que j’avais développés. La culpabilité dans la fonction analytique renvoie à celle liée à la transmission même de la vie, à plusieurs niveaux. Si la culpabilité œdipienne est concernée au premier chef, des angoisses de rétorsion dans la relation duelle maternelle peuvent être en jeu. La rétorsion concerne la petite fille dans l’analyste voulant dérober les richesses internes de sa mère. Les rivalités inévitables dans la pratique avec les enfants entre le thérapeute, la maman, les substituts maternels, les pédiatres d’autant plus qu’il existe une affection somatique, peuvent favoriser le fantasme de vol d’enfant. Des accusations mutuelles entravent la poursuite du traitement et la collaboration, surtout si une hospitalisation s’avère nécessaire. L’analyste peut se sentir tomber de haut d’une position de toute puissance idéalisante réparatrice, et se sentir démuni, incapable d’accéder à la créativité, voire se percevoir en risque de devenir meurtrier. Ses propres désirs destructeurs peuvent se trouver parfois mobilisés aussi dans la rivalité fraternelle, avec quelquefois un fantasme pédophile inconscient. Enfin à un niveau plus profond, peut se mettre en action une relation qui impliquerait un corps pour deux, une psyché pour deux au sens de J. Mc Dougall (1986, Corps et Histoire, Belles Lettres). Le danger de disparition, de mort, du fait de l’enfant envahissant concerne la mère-analyste, avec en réciprocité le souhait de mort contre ce bébé vampire dangereux. La vie de l’un signifie alors la mort de l’autre. Le traitement risque d’être interrompu du fait du thérapeute. A l’inverse la défusion brutale hors de cette unité symbiotique concerne également les éprouvés de l’analyste. Les deux protagonistes pourront-ils continuer à vivre séparés avec une pensée personnelle ?
Je voudrais insister sur ce qui est à la fois bien connu et à la fois quelquefois dénié, c’est-à-dire l’incidence sur ces somatisations de la séparation d’avec l’analyste. Il peut s’agir d’interruptions concrètes, de causes diverses, dont les vacances, ou de la décision de terminer. Mais il peut s’agir d’une séparation dans le champ inter et intra psychique. Le sujet peut alors advenir, mais au prix de la souffrance d’être seul et quelquefois avec le risque de somatisation. Je signale plus particulièrement lors des interruptions, les somatisations concernant la sphère bucco-rhino-pharyngée (stomatites, rhinites, otites, etc.). Je ne veux pas, bien sûr, nier l’incidence infectieuse en cause, mais souligner la part dépressive source de fragilité de l’enfant lors des séparations. Dans tous les cas ces maladies sont à considérer dans l’histoire du transfert. Souvent l’affect n’est pas perçu par l’enfant et ses parents. Mais il risque aussi d’être nié par le thérapeute qui peut se trouver gêné par sa culpabilité, mais aussi par sa réticence à reconnaître l’intensité du transfert. Celui-ci est toujours sujet à étonnement. La séparation survenant à un moment fécond du processus, au mouvement émotionnel intense, dans la rencontre avec l’objet dans le transfert, est source d’excitation. Cette excitation devient brutale dans la discontinuité. Il en résulte, lorsque l’affect n’a pas accédé à une représentation, un risque de somatisation. Le lien paternel constitué et maintenu dans le champ analytique, s’il permet la défusion, permet aussi de créer un pont qui empêche de tomber dans le gouffre de la dépression. Il aide au travail de symbolisation lors de ces crises somatiques.
Dans certains cas la conflictualité œdipienne est au premier plan dans la triangulation. Un fantasme inconscient peut être retrouvé à partir du matériel de la séance, compris et interprété dans le transfert. Nous sommes aux frontières de l’hystérie. Quelle que soit l’étiologie de la maladie ou de l’accident avec ses conséquences chirurgicales, il s’agit d’un événement qui s’intègre dans l’histoire du processus. L’affect qui l’accompagne a une tonalité particulière dans le paysage analytique. Il est important toutefois de ne pas lui donner une valeur de causalité, et surtout de verbaliser dans ses nuances les qualités de l’émotion qui s’inscrit dans le corps. Au sentiment de castration peut souvent s’associer celui d’une rétorsion par l’objet ou un tiers vengeur. Ainsi en était-il pour une petite fille de deux ans qui se croyait défigurée par la varicelle, en rétorsion de mouvements de triomphe œdipien lors de rôles de reine devant la glace. La chute de bicyclette et la fracture de la cheville de Nicolas au décours d’une séparation de vacances était ressentie à la fois comme chute dans l’abandon avec une tonalité dépressive et castration, châtiment dans la rivalité œdipienne avec un tiers paternel dont l’existence devenait incontestable du fait du départ de la thérapeute. Il faut signaler la fréquence des chutes avec entorse ou fracture ou rupture ligamentaire, lors des interruptions. La dépression liée au fantasme d’exclusion de la scène primitive est souvent en arrière fond dans ces cas. Ainsi, Joseph, âgé de cinq ans, en psychothérapie avec moi, opéré d’appendicite pour des douleurs abdominales avait vécu un moment d’euphorie inexpliquée avant d’être opéré. Il avait sombré ensuite dans une intense dépression, se sentait seul, réclamait son père. A son retour je pus avoir accès à une fantaisie de grossesse dans le transfert paternel. Il avait avalé beaucoup de noyaux de cerises. Les douleurs abdominales étaient pour lui, le signe qu’un bébé arbre se développait dans son ventre. L’opération avait constitué à la fois une castration et un avortement. Il chutait d’un triomphe dans une bisexualité agie dans son corps. Ce triomphe le protégeait du sentiment d’exclusion. De plus son frère aîné lui avait expliqué la recherche du réflexe rotulien par le pédiatre comme l’appréciation du niveau où on allait lui couper la jambe !
Avec les discontinuités des séparations et les mouvements dépressifs qui les accompagnent, peuvent se trouver réactualisés des discontinuités traumatiques du passé de l’enfant, voire des traces du début de la vie dont les affects n’avaient pas été reconnus. La dépression alors peut prendre les qualités de la dépression primaire avec la perte de la fusion et les angoisses d’anéantissement perçues directement dans le corps. Grâce au travail de liaison de l’analyste des hypothèses, des constructions peuvent s’élaborer et être transmises à l’enfant sur ses éprouvés corporels actuels en relation avec les émotions vécues dans le champ transféro-contre-transférentiel. Le rapprochement peut se faire avec des expériences du passé, dont celles de son premier développement. Avec la dépression, il est important de reconnaître aussi la persécution par le personnage représenté par l’objet absent. Il s’agit souvent d’un objet partiel abîmé, cassé, attaquant le corps en rétorsion là où il a été agressé. John cité par F. Tustin (1972, Autistic States in Children, Londres, Boston, Routledge ; trad. fr. Autisme et Psychoses de l’enfance, 1977 Paris, Seuil) parle d’un méchant piquant à l’intérieur de lui, perçu dans sa bouche. Ainsi Joëlle âgée de deux ans, dont j’ai relaté l’histoire en 1986, est traitée pour une régression autistique survenue au décours d’un état de mal épileptique. Lors d’une séance, elle voulait avaler une mouche contenue dans l’eau du lavabo de la salle de psychothérapie. Au décours d’une stomatite aphteuse impressionnante survenue dans les jours qui suivirent, après une interruption de ma part. Joëlle se plaignait et demandait à sa mère en lui montrant les aphtes « d’enlever les mouches de la dame dans ses aphtes ». Ces aphtes la piquaient. Elles témoignaient de ma présence persécutrice dans son corps. La mère tombe ensuite malade avec des pertes de connaissance. Joëlle commente : « maman pris mouche de la dame, maman mourir. »
La maladie somatique est intégrée dans l’atmosphère éprouvée dans le transfert comme lieu où s’opèrent les attaques destructrices et les retrouvailles érotiques avec l’analyste, et avec les traces inscrites dans les configurations des réseaux privilégiés des traces du passé. Celles–ci peuvent alors accéder au souvenir chargé de sentiment. Dans l’histoire de Joëlle il faut noter un sevrage brutal à l’âge de 6 mois survenu à la suite de la mort du grand-père maternel. A l’âge de 18 mois, alors que sa sœur est allaitée au sein, se produit une régression avec un état de mal épileptique (Lechevalier : Traitement psychanalytique mère-enfant, Paris, In Press, 2004).
Dans les psychothérapies mère-enfant ces retrouvailles concernent ces deux protagonistes et utilisent le tissage des associations non verbales de l’enfant et verbales de la mère. C’est la maman de Joëlle qui m’informait en faisant les liens. Un nouvel espace transitionnel peut-il être alors créé, commun à l’enfant, à sa mère et à l’analyste, espace de création où la force libidinale que représentent la reconnaissance et la nomination de ce qui est perçu dans le corps et l’affect permet l’élargissement du champ des liaisons entre les perceptions corporelles et la pensée ?
Mais il est certain en tous les cas qu’un piège est à éviter : c’est celui de la folie du sens en réponse à l’angoisse et la folie du non-sens véhiculé par la somatisation. La culpabilité de l’analyste est toujours mobilisée dans ces cas.
En référence à Bion (1979 ) certaines manifestations somatiques ne pourraient-elles être considérées comme un préliminaire mis en acte dans le corps précédant un développement dans les processus de pensée ? Nous pourrions rejoindre Freud (1911, « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique », Résultats, idées, problèmes, I, Paris, Puf, 1985) pour qui l’action précède la pensée. Agi comme somatisation permettraient pour certains cas l’accès à la symbolisation dans l’après-coup de la décharge corporelle. Cette mise en acte doit être rêvée par l’analyste grâce aux processus préconscients en liaison dans le champ analytique, champ qui peut inclure la mère dans les traitements conjoints mère-bébé. Il s’agit de liaisons intra- et inter-psychiques à partir de perceptions sensorielles, liaisons qui aident au développement des processus de symbolisation.
Pour Bion des états prénataux de l’émergence de la psyché pourraient coexister dans l’organisation de la personnalité, simultanément avec des états postnataux, selon leurs modalités différentes. Bion (en 1961, dans Experiences in Groups, 1-4 , Londres, Tavistock Publications, 1961), décrit un mode de fonctionnement « protomental » très primitif. Il compare ce type de fonctionnement soma-psyché à la vie des groupes, où la particularité de la qualité individuelle avec ses affects est évacuée au profit des lois tribales. En 1963 (dans Elements of Psychoanalysis, Paris, Puf, 1979) Bion montre la possibilité d’évacuation des éléments béta à l’aide du recours à l’appareil protomental par la régression vers « la mentalité de groupe » et ses « proches et puissantes innervations somatiques ». Je rappelle que Bion différencie des éléments alpha utilisés pour la formation de processus psychiques intégrant l’émotion liée au corps dans l’espace de pensée de la veille et dans l’espace du rêve, et des éléments béta. Ceux-ci vécus comme « la chose en soi » selon Bion, dépourvus de sens ne peuvent qu’être évacués. À l’agi et à l’identification projective pathologique il faudrait adjoindre ce mode d’évacuation par la régression et le recours à l’appareil protomental. En 1979 avec The Dawn of Oblivion (A Memoir of the Future, 3, Londres, Clunie Press, 1990) Bion parle de « l’expérience intra-utérine comme un monde tout à fait différent de l’identification projective ». Il suppose un rôle important de certaines structures cérébrales comme le thalamus pour entrer en contact avec ce monde. Lors de désorganisations s’agirait-il d’un fonctionnement proche, en deçà du processus primaire, les représentations émotionnelles étant indissociées de réactions corporelles ? La recherche de sens peut alors paraître illusoire. Pour L. Pistiner de Cortinas (2003) lors de perturbations psychosomatiques, des canaux prénataux pourraient être utilisés comme des véhicules transportant quelque chose de ces modalités rudimentaires de fonctionnement émotionnel. Il s’agirait alors d’une lutte contre le processus de croissance psychique lors des crises de la vie. Nous pourrions ajouter qu’il peut en être de même lors des crises de développement dans le processus analytique chez l’enfant. Un changement de ces modes de fonctionnement peut-il être espéré dans l’espace thérapeutique contenant, à l’écoute et en communication avec des signaux venant de modalités très primitives, messages non verbaux pouvant venir des corps de chacun des protagonistes en quête de représentations donnant sens ?
Le travail de l’analyste cherche à réintégrer dans les processus de pensée ce qui est bruit du corps pour en faire la musique de l’harmonie corps-psyché. Ce travail est un travail de mémoire, travail de survie parfois lorsqu’il existe des mécanismes mortifères datant de la génération précédente. Chez des personnalités « hétérogènes » un double mouvement peut coexister, premièrement de levée de refoulement avec le fantasme inconscient qui accompagne l’affect, et en second lieu d’irruption d’éléments pré-perceptifs clivés n’ayant pas accédé à la symbolisation et devant s’intégrer dans la problématique œdipienne. Meltzer à propos de ces manifestations somatiques (1986, Studies in Extended Metapsychology, Londres, Clunie Press ; trad.fr. D.Alcorn, à paraître, éditions du Hublot, Larmor Plage) dit que nous ne pouvons interpréter leur contenu symbolique comme pour les symptômes corporels de l’hystérique qui peuvent prendre un sens métaphorique, mais que nous pouvons découvrir l’expérience émotionnelle que le patient est incapable d’inscrire dans un rêve. Bion a parlé de l’exceptionnelle capacité chez l’analyste pour tolérer des expériences parfois prénatales, à la limite de la folie, pour les rêver et les transformer en pensée. Dans les traitements mère-enfant l’aide de la maman est indispensable pour ce tissage de l’affect dans des pensées incrustées d’images et en lien intime avec le corps. Si la patience du féminin préside à ce travail, c’est le lien paternel internalisé dans le transfert qui donne accès à la défusion et à la symbolisation de l’histoire incrustée dans le corps. Ce n’est qu’après une longue psychothérapie mère-enfant et dans l’après-coup de la puberté que Joëlle pourra symboliser exclusivement dans un cauchemar et la phobie des araignées ce qui était mis en acte dans le corps et accédait à une première représentation dans le transfert avec « la mouche de la dame ». Joëlle est revue à la puberté à 11 ans pour terreurs nocturnes. On craint une rechute épileptique. Elle rêve d’une grosse araignée écrasant une maison. Lors de l’entretien, elle commente : « ça ne se peut pas ». En ce qui concerne les souvenirs de son analyse, il ne reste que celui des mouches qui volaient dans la salle de thérapie. « Qui est la mouche, qui est l’araignée : vous ou moi, s’interroge-t-elle. Nous sommes passés de l’agi dans le corps à un symptôme hystérique ; du cauchemar à la métaphore de la maladie.
Je voudrais maintenant faire référence à la pensée de F. Tustin pour aborder la problématique du dégel et de la somatisation qui l’accompagne lors de la sortie de l’autisme ou du fait de la levée d’une enclave autistique dans les psychothérapies d’enfant. Cette notion d’enclave ou de carapace autistique permet de considérer certaines crises somatiques lors des cures psychanalytiques comme un moment mutatif. Tustin a introduit la notion de « autistic protective shell » ou carapace autistique (1982, The Protective Shell in Children and Adults, Londres, Karnac Books ; trad. fr. Autisme et Protection, 1986, Paris, Seuil). Tustin émet l’hypothèse que certains adultes ou enfants névrosés, phobiques ou obsessionnels ont une part autistique de leur personnalité empêchant de mener à bien avec eux le travail analytique. Elle ajoutera plus loin la problématique maniaco-dépressive, la claustrophobie, certains troubles psychosomatiques, voire des éléments pervers. Elle traitera longuement d’un cas d’anorexie mentale. Avant elle, S. Klein avait parlé de patients révélant au cours de leur analyse « des phénomènes qui sont remarquablement semblables à ceux qu’on observe chez les enfants autistes » (Autistic phenomena in neurotic patients, International Journal of Psycho-Analysis, 1980, 61, 395-401) et décrits par Tustin dès 1972. Il parle d’ « une encapsulation presque impénétrable d’ une partie de la personnalité », ou d’une « encapsulation kystique », et aussi d’un « manque de contact émotionnel réel soit avec eux-mêmes, soit avec l’analyste ». Il évoque un agrippement désespéré à l’analyste vécu « comme l’unique source de vie et de vitalité dont ils ne peuvent plus se passer ». Avec les progrès dans la cure, est révélée « une crainte sous-jacente très intense de la douleur, de la désintégration et de la débâcle ». La prise de conscience par l’analyste de cette partie cachée évite « un dialogue intellectuel interminable » qui peut perdre le sens. Ceci me paraît très important par rapport à un défaut de certains analystes d’enfant, qui consiste à s’appuyer sur des explications à base théorique, évitant le partage de l’affect. Ceci est d’autant plus vrai que certains enfants peuvent avoir un développement prématuré, voire précieux du langage, utilisé contre des sentiments de vide, de non existence, mais pas pour maintenir une communication authentique. Ailleurs, la durée, la pauvreté et la répétitivité des contenus de pensée peuvent déclencher chez l’analyste un retrait qui peut aller jusqu’au sommeil. L’ennui accompagne souvent un sentiment dépressif pénible. Nous pouvons supposer que lors de ces expériences très particulières des éprouvés essentiellement corporels datant du début de la vie sont réactualisés. En 1986, (Le trou noir de la psyché, Paris, Seuil, 1989), Tustin avait écrit :
« Quand la coquille autistique craque et s’ouvre sous l’effet de la conscience qui ébranle l’autisme, une créature impuissante et meurtrie apparaît, qui ressent qu’une part vitale lui manque. Jusque-là, cette créature vulnérable a été protégée par l’impression d’être enveloppée dans ses propres sensations corporelles. Elles ont été une protection contre le désordre et la confusion de la folie ».
Je considère l’enclave autistique comme une entrave à la mobilité polysensorielle qui permet l’accès à la polysémie de la signification. C’est une défense contre la chute dans le vide de la dépression primaire du fait de l’accrochage monosensoriel. C’est une entrave à la constitution d’un espace tridimensionnel, permettant le développement de la vie psychique du sujet. Est-ce une entrave à la « potentialité psychotique » au sens de P. Aulagnier, et à une expérience hallucinatoire dans l’absence ? Cette défense peut être aussi utilisée chez les personnalités hétérogènes contre la vie fantasmatique centrée sur la problématique œdipienne. La sortie hors de cette carapace de protection et l’accès à une partie intime clivée de l’être, peut provoquer un débordement émotionnel. Que se passe-t-il alors ? Lors de la levée de cette défense autistique, la chute est possible dans la dépression primaire. Parfois la plongée massive par l’identification projective dans l’espace personnel de l’analyste, avec des mécanismes de clivage schizo-paranoïdes peut constituer un nouveau mode de protection. Ailleurs le « trop » émotionnel, la sortie hors de l’anesthésie affective (au sens donné par J. Mc Dougall) favorise l’atteinte corporelle avec la réérotisation de traces sensorielles non advenues à la symbolisation. Il s’agit de la levée d’un clivage avec irruption d’éléments pulsionnels morcelés. S. Resnik (1999, Temps des glaciations, Toulouse, Erès) a abordé ce problème du dégel des émotions. Ce risque est accru lors des séparations et de la décision de fixer un terme. Certes notre but dans nos cures est de faire un travail très progressif, mais ce dégel brutal peut advenir malgré toutes nos précautions. La plupart du temps, il s’agit de manifestations somatiques spectaculaires, mais sans conséquences. Je pense à des épistaxis incoercibles en séance, ou ailleurs à un accès de migraine ophtalmique avec des phénomènes visuels. Ailleurs l’atteinte lésionnelle domine le tableau. Ce fut le cas de Lucie (1986), avec l’apparition d’un ulcère gastrique avec hémorragie, chez une enfant atteinte d’une pathologie digestive sévère. Outre la culpabilité dont j’ai parlé au début, la question de la souffrance est au cœur de cet événement. Elle n’avait pas été recherchée, elle survient avec une grande intensité, comme le phénomène de « l’onglée » chez un enfant qui paraissait indifférent. L’analyste ne peut faire l’économie pour lui-même de ces éprouvés, voire d’une certaine expérience de souffrance. L’écoute est différente pour chacun d’entre nous, dans nos cheminements intimes personnels. Enfin il peut être accusé et se sentir responsable de cette douleur contre laquelle toutes les défenses étaient mobilisées, non seulement par l’enfant, mais aussi par sa famille et parfois depuis des générations. Est-ce le prix de la vie ? Angela Sowa dans la discussion de ma conférence à Los Angeles sur un traitement psychanalytique mère-enfant, disait : « Quand il existait dans une génération une défense contre la mort et le sentiment de mourir, il y a dans la suivante une défense contre le sentiment de se sentir vivant et contre le fait de vivre. L’espace entre la vie et la mort ayant été tellement comprimé que cet espace ne permet pas lors de son éveil l’apport du sens des générations, avec des formes de significations variées. Ces formes concernent dans l’après-coup des traumatismes dont des mises en acte d’inceste ou de meurtre. »
Freud (1926, Inhibition, symptôme et angoisse) avance que les affects sont des reproductions d’expériences très précoces, peut-être même pré-individuelles. En faisant référence aussi à sa théorie de l’après-coup, il me semble que la levée d’une enclave autistique peut représenter un après-coup traumatique dans le transfert. Il ne s’agit pas ici de la levée d’une répression, mais d’une mobilisation de l’inanimé. Il s’agit d’une problématique de dysharmonie développementale concernant des expériences de souffrances non intégrées dans les processus de développement des émotions et des capacités cognitives. J’ai fait l’hypothèse de l’irruption d’informations sensorielles infra perceptives. Le traumatisme de la remémoration est un étrange amalgame d’événements, sans la différenciation dialectique entre fantasme et réalité, avec l’inévitable confusion et effondrement qui en résulte. Sommes-nous proches de l’agonie primitive ? Le traumatisme dans l’après-coup du transfert implique aussi le traumatisme dans le contre-transfert. Le risque de somatisation existe aussi pour l’analyste. Il est nécessaire que celui-ci traverse une période de profondes incertitudes concernant ses propres responsabilités pour cette souffrance, avant d’accéder à une authentique élaboration. Celle-ci doit intégrer l’affect dans le souvenir du passé qui prend sens, mais aussi dans le souvenir qui adviendra de l’événement partagé. Il s’agit d’un partage avec un objet qui reconnaissant la souffrance psychique, liant à un fantasme en action dans le corps survit malgré le désespoir de la perte de sens. La force pulsionnelle du début de la vie sera-t-elle réintégrée dans les réseaux de la mémoire.