De toutes les façons, et quel que soit le sexe auquel nous appartenons par nature, nous ne sommes que la moitié de l’histoire. C’est ça qu’il y a de terrible, c’est ça qu’il y a d’excitant, c’est ça qu’il y a d’humain, et c’est là que cela commence. Pire encore : nous ne pouvons avoir accès à notre propre sexe psychique que par le regard et le commerce avec un autre, quand bien même cet autre serait intrapsychique.
Et, comme l’on sait, notre richesse d’échange avec autrui, notre qualité dans les rapports banaux (mais aussi dans ceux d’amant ou de maîtresse) dépend pour une part non négligeable de la manière dont psychiquement nous avons pu aménager notre relation à notre corps sexué, c’est à dire prendre en compte également ce qu’il n’est pas.
Les quelques remarques que je souhaite faire au sujet d’un trouble dans le féminin de l’homme intéressent la psyché envisagée dans une perspective résolument psychanalytique. À cet égard, ce n’est pas ce que fait l’homme qui me servira à mesurer son féminin et le trouble éventuel dont il est le siège : c’est ce qu’il pense- du moins si vous acceptez de prendre le terme de pensée comme je le prends moi-même c’est à dire comme autre chose qu’une activité abstraite qui n’intéresserait que les philosophes français de la Troisième République disciples de Ravaisson. Ce que je vise par pensée, c’est ce commerce complexe qui part de l’éprouvé corporel, nous échappe, se retrouve quelque part dans le cour et finit en effet par circuler dans notre capacité à expliciter ce que nous voyons, ce que nous ressentons. Ce mouvement qui intéresse la philosophie grecque et qui est celui de l’esprit clair, du cœur, et du voisinage des viscères. En bref, ce que les psychanalystes appellent processus psychique et qui, comme nous le savons, obéit à différents cours.
Je vais donc parler du trouble dans le féminin du processus psychique de l’homme.
Ici, dès lors que l’on s’écarte de quelques généralités attendues, tout un ensemble de questions surgissent. Je ne les traiterai évidemment pas toutes, mais je ne résisterai pas au plaisir de les évoquer, avant de me résigner plus modestement à circonscrire le point que je veux mettre en lumière.
De la cohorte de question, voici une première liste : quand on parle du féminin de l’homme que vise-t-on ? Sans doute quelque chose qui s’organise en référence à ce qu’il est convenu d’appeler la bisexualité psychique. Mais la notion de bisexualité psychique, comme on le sait n’est pas simple non plus. Car dès lors qu’on l’évoque, on est immédiatement confronté à la question de savoir s’il s’agit, dans la psyché humaine, du troisième terme d’une relation (il aurait alors, chez l’homme comme chez la femme à comprendre l’articulation entre masculin, féminin, et bisexualité) ou bien s’il s’agit de l’heureuse articulation du masculin et du féminin psychique (à nouveau chez l’homme comme chez la femme). Dans cette seconde perspective, la bisexualité n’est plus un troisième terme mais tout simplement la conjonction, la résultante, la réunion des deux autres. Pour avancer dans le débat, comme elle est la plus généralement admise, je vais l’adopter.
Toutefois, même en concevant la bisexualité comme l’articulation du masculin et du féminin, on ne résout pas tout. Il faut encore savoir comment on envisage cette association : est ce qu’elle se situe au départ ? Si tel est le cas, il y aurait alors en chacun de nous un être bisexué qui progressivement deviendrait masculin ou féminin. Cet être là aurait alors à penser le rapport entre sa bisexualité de fondation d’une part et le masculin ou le féminin auquel il parvient d’autre part. Cette articulation serait évidemment différente pour l’homme et pour la femme. Mais à côté de cette bisexualité de fondation, on aurait envie de dire qu’il y a une autre bisexualité, celle qui se situe à la fin du trajet. Car l’articulation heureuse entre un masculin et un féminin nettement différencié mérite aussi le nom de bisexualité psychique. Toute la réflexion de Christian David1 va dans ce sens. Et peut-être convient-il de poser l’existence de deux bisexualités psychiques : l’une qui se situe au départ de la trajectoire (on pourrait l’appeler bisexualité psychique de fondation et peut être envisagée comme bisexualité d’indifférenciation ou de juxtaposition brutale) et l’autre qui se situerait au bout du « durcharbeiten » et à laquelle on pourrait réserver le terme de bisexualité psychique processuelle (ce qualificatif renvoyant à l’idée qu’elle est l’effet d’un travail et vaut même plus en tant que travail que comme résultat stabilisé d’un processus). Dans cette dernière acception, la bisexualité psychique devient la ré-articulation construite de différences préalablement produites. Ce n’est plus une donnée de départ.
Pour aller vite imaginons que la version de la bisexualité qui peut nous aider à penser le trouble dans le féminin de l’homme est la bisexualité psychique processuelle. Ce qui incombe alors à l’homme comme à la femme (encore que différemment) c’est de construire cette bisexualité psychique. Ceci implique pour le sujet de savoir différencier masculin et féminin en soi comme en l’autre, puis de pouvoir articuler l’un et l’autre en soi.
Nous venons donc de fixer la valeur de l’un des termes essentiels à notre travail de ce soir, celui qui a trait à la notion de bisexualité. Et nous savons que la question du trouble dans le féminin de l’homme se situe dans cette perspective.
Toutefois, cela ne résout pas le problème. Car si nous savons à présent de quelle bisexualité nous parlons, nous ne savons pas encore à quel féminin nous avons affaire. « Féminin » comme l’on sait est un terme plurivoque. Il renvoie tout à la fois au maternel et à l’érotique, pour autant que « femme » désigne aussi bien la femme-mère que la femme-maîtresse. La question est donc de savoir lorsque l’on parle du féminin de l’homme ce qui est mis en jeu. « Mais les deux, justement, direz-vous ! ». Je veux bien. Mais une réponse de cet ordre ne clôt pas le débat en effet, dans chaque registre- tant celui du féminin maternel que celui du féminin érotique, tout dépend du travail de civilisation que l’homme va pouvoir opérer sur les représentations qui servent de fondement à la pensée du féminin en lui. En d’autres termes, il s’agit de savoir si, s’agissant du féminin-maternel l’homme va se penser sur le parangon d’une mère limitée, organisée par l’existence d’un père ou bien au contraire sur celui d’une mère toute puissante qui se juge seule à avoir fait son petit.
Cela change considérablement son féminin-maternel. Car s’il s’agit d’un féminin tout puissant dans une version type « déesse-mère des fauves », comme celle que l’on retrouve dans la Grèce d’Asie et en Crête (ou dans une version type « Vierge Marie » plus proche de nous, plus douce mais non moins exclusive), le trouble risque de persister. Qu’il s’agisse d’une mère à la pulsionalité maternelle débridée, ou d’une mère à la pulsionalité d’amante réduite, tant qu’il s’agit d’une mère sans père ni parèdre le trouble ne peut que persister dans le féminin maternel de l’homme. La même question se pose s’agissant du versant érotique du féminin : cette fois, il s’agira de savoir si le féminin dont on parle en l’homme, son côté femme maîtresse si l’on veut, est un féminin comme le Président Schreber2 a pu le rêver, éternellement saisi d’une jouissance infinie indéfinie et irreprésentable, ou bien au contraire un féminin érotique qui, pour extrême qu’il soit, sait quelque chose de la limitation et- pour le dire vite- de la castration. Il est clair que selon que le féminin de l’homme engage principalement une représentation de la mère ou une représentation de la femme on ne parle pas du même féminin. Mais il est non moins clair que selon que l’une ou l’autre de ces représentations a quelque chose à faire de la triangulation et de la limitation par l’existence d’un homme, la manière dont l’homme va pouvoir organiser son féminin va également changer.
En bon pédagogue, je fais le point :
Quand on parle du féminin de l’homme, de sa tension psychique vers quelque chose qu’il n’est pas, il faut savoir si cela concerne la femme mère ou la femme amante. Il faut aussi savoir si cela concerne la femme organisée dans une perspective de relation à un homme ou pas (dans une perspective déjà œdipianisée ou pas).
Ceci me permet d’ajouter un point : celui du deuil que l’homme est en mesure de faire de la dimension féminine qu’il a su intégrer tant sur le versant féminin maternel que sur le versant du féminin amante. Parce qu’en définitive, ses représentations féminines, à supposer même qu’elle soient suffisamment bien tempérées et suffisamment diversifiées, il importe aussi de savoir si l’homme se les arroge, se les accapare, ou bien au contraire si elles restent en lui comme le souvenir d’un passé qu’il n’a pas vécu (ou qu’il a vécu comme en rêve). C’est seulement en faisant ce deuil qu’il peut penser ce qu’il n’est pas sans céder à la tentation de l’assimiler, et sans céder non plus à la tentation inverse de le rejeter hors de lui.
J’en ai bientôt fini avec la liste des questions que je ne traiterai pas. Il en manque une toutefois : celle de savoir si le féminin que l’on entend laisser frémir en l’homme s’inscrit dans une dimension narcissique ou si à l’inverse elle touche les objets. À priori, on aurait envie de dire que parler du féminin d’un homme renvoie à la perspective narcissique : à la manière dont il peut penser et organiser le féminin en lui-même. À priori peut-être, mais cette évidence n’est pas nécessairement fondée. S’agissant du féminin de l’homme, la question n’est-elle pas aussi la manière dont l’homme est capable de construire la bisexualité de ses objets, le masculin de sa mère et le féminin de son père ? Dès lors le féminin chez l’homme et son trouble n’intéresserait plus au premier chef la manière dont un homme s’y prend pour construire le féminin en lui et l’articuler au masculin, mais plutôt la manière dont il s’y prend pour construire le féminin en son père et le masculin en sa mère. La question du féminin chez l’homme intéresse tout autant la dimension objectale que la perspective narcissique. La relation masculin/féminin dans les objets masculins d’un homme n’est pas pour rien dans l’organisation de sa bisexualité psychique ni dans celle de son féminin. La remarque vaut aussi pour ses objets féminins. Mais ici la chose est mieux connue.
On voit ici combien les axes du problème du féminin de l’homme et de son trouble sont nombreux. Devant une telle diversité, on pourrait un moment céder à la tentation frileuse de l’ « aurea mediocritas » horacienne et rechercher alors un prétendu « juste milieu » ou je ne sais quel fallacieux compromis.
On dirait alors qu’au fond tout est question de dosage. Et que l’homme que l’on peut juger vraiment civilisé est celui qui dispose d’une conception du féminin bien triangulée laquelle lui permet une reconnaissance suffisante de la différence sexuelle de ses objets. Grâce à cela, cet homme-là se sent différencié sur le plan de son narcissisme corporel propre. Mais en même temps cette différenciation ne l’entraîne pas dans une mise à l’écart de la passivité ni du féminin. Héros des temps modernes, il fait sien le féminin qui est en lui et l’accueille sans trouble. Charmant prince, il peut vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants car il a su connaître et reconnaître le féminin en lui-même et chez l’autre.
À ce prix, il peut légitimement prétendre au titre d’homme véritable. Et l’on peut même penser, pour reprendre un questionnement de Jean Cournut3, il n’aurait plus peur des femmes. Pourquoi en effet en aurait-il peur, puisqu’il aurait appris à les connaître et à les reconnaître ? Actif, phallique, mais pas trop. Capable d’admettre le réceptif chez l’autre et chez soi, le passif chez l’autre et chez soi. Gageons que même s’il n’existait pas, il serait urgent de l’inventer.
Et pourtant. Pourtant il n’est pas certain que pour un homme, tendre vers l’affranchissement du trouble que lui cause son propre féminin soit en tout souhaitable. Un certain trouble ne nuit pas. En effet, à mon sens, sans cette ombre, sans un rien de méconnaissance, l’homme change de nature. Et il n’est pas sûr qu’il y gagne. C’est du moins ce que je voudrais illustrer. Je crois pour tout dire qu’un léger trouble dans le féminin de l’homme prévient l’homme de se trouver constamment en lieu et place de voyant aveuglé. Et il ne fait pas nécessairement bon être constamment Tirésias.
Qui donc ? Tirésias. Cet être singulier dont le féminin ne connaissait plus le trouble.
Vous savez comme moi qui était Tirésias : c’est ce fameux devin qui explique a Œdipe qu’il ferait aussi bien de ne pas tenter de savoir ce qui s’est réellement passé, ni pourquoi la peste s’est abattu sur le pays. C’est lui qui l’adjure de cesser toute poursuite contre le meurtrier du roi de Thèbes. Mais comme certains d’entre vous le savent sans doute, le mythe du devin thébain est autrement compliqué. Tirésias n’est pas simplement un second rôle dans la fable d’Œdipe.
Pour le plaisir (mais aussi parce que mon argumentation va s’organiser dans des propositions assez précises qui reposent sur ce texte) je vais d’abord vous rapporter les éléments principaux de la légende de Tirésias.
Tirésias, comme l’on sait était aveugle, ce qui est assez commun pour les devins. Moins ils disposent des yeux du corps et plus ils ouvrent ceux de l’âme. Mais les circonstances de la cécité de Tirésias méritent d’être rapportées : il devait la perte de ses yeux à la fureur d’Héra.
Un jour celle-ci disputait avec Zeus d’un sujet singulier : celui de la jouissance sexuelle. Dieu sait qu’en l’occurrence, Zeus avait l’expérience de la diversité. Mais le débat était ailleurs. Il s’agissait de savoir, de l’homme ou de la femme qui prenait finalement le plus de plaisir à l’amour ? Sans doute par l’effet inattendu d’une culpabilité olympienne, chacun pensait que l’autre était mieux loti que soi-même. La dispute s’éternisait, ils ne parvenaient pas à trancher. Comme le ton virait à l’aigre, tous deux décidèrent d’avoir recours à la sagesse de Tirésias pour les départager. Et, comme Paris entre Héra, Aphrodite et Athéna, Tirésias fut le malheureux juge d’un différend divin… Mais pourquoi donc le choix d’un tel juge ? Tout simplement parce que Tirésias avait eu le rare privilège d’être homme et femme non pas à la fois comme un vulgaire hermaphrodite, mais successivement.
Cette seconde histoire est pour nous l’essentielle. Mais avant d’y revenir, voici la réponse que Tirésias proposa au père et à la mère des Dieux : « Si la jouissance du couple pouvait se diviser en dix parties égales, alors l’homme aurait une partie et la femme les neuf autres ». Cette sentence qui soulignait l’ampleur du plaisir de la femme et la médiocrité du plaisir de l’homme eut curieusement le don d’exaspérer Héra. Elle frappa Tirésias de cécité. Zeus, sans doute mal à l’aise de voir que le juge qui lui avait donné raison le payait lourdement, lui fit deux dons consolateurs. Il accorda à Tirésias longue vie et double vue.
Ici, une première chose me frappe : dans le litige du père et de la mère des Dieux, c’est Zeus qui voit clair sur le féminin, non Héra. C’est elle qui s’aveugle sur l’ampleur de son plaisir. Faut-il donc être un homme pour savoir ce qu’il en est du plaisir féminin ? Mais revenons au différent : la mère des Dieux de l’Olympe considère qu’il vaut mieux être celui des deux qui jouit le moins. Pourquoi donc ? Pressent-elle que Zeus va trouver dans la médiocrité du plaisir de l’homme un argument de plus pour légitimer sa conduite volage et la diversité de ses partenaires ? C’est là une interprétation possible, mais singulièrement matrimoniale. Il en est une autre : pour Héra, il s’agit là d’un effort désespéré pour rester conforme à l’idéal de suffisance narcissique. Jouir plus que l’autre, c’est devoir plus à l’autre qu’il ne vous doit. Et comme l’on sait, ce plaisir-là vient de quelque chose en l’autre dont on peut user mais dont on ne saurait disposer.
Une seconde remarque s’impose : que dire du fait que Tirésias soit ainsi sommé de donner la mesure du plaisir qui s’échange dans la scène primitive ? Cette scène, il ne l’a pas vue, mais il doit la mesurer. Avec ce paradoxe que quantifier la jouissance des partenaires c’est rapporter la différence des sexes à une commune mesure : la simple proportion du nombre.
Bien. Maintenant, venons-en à l’essentiel du mythe pour ce qui nous intéresse ce soir : en quoi Tirésias est-il mieux qualifié que tout autre (et ce de l’avis de Zeus comme d’Héra, de l’homme comme de la femme) pour trancher le dilemme du couple olympien originaire ? Tout simplement parce que lui-même a été homme, puis femme, puis homme à nouveau. C’est la singularité de ce parcours, et ce qu’elle permet de construire comme représentation du féminin en l’homme qu’il s’agit à présent d’envisager.
Le mythe propre à Tirésias, si on le regarde de près, est plein de péripéties qui méritent que l’on s’y arrête. D’abord ceci : que Tirésias n’est pas un homme qui a été transformé en femme. C’est un homme qui a été transformé en femme, puis une femme qui a été transformée à nouveau en homme. Et à chaque fois, le changement de sexe intervient comme une punition. Car comme Tirésias est un homme (et non une femme contrairement à la Pythie) il ne faut pas simplement dire que c’est un homme qui a été transformé en femme. C’est un homme qui a été transformé une première fois d’homme en femme, et une seconde fois de femme en homme. Pourquoi ce parcours en deux étapes pour revenir au point de départ ? Pourquoi ces deux châtiments pour revenir là d’où l’on est parti. ? Et quel est le lien avec son statut de juge du coït olympien ?
Je l’ai dit : le mythe présente les changements de sexe de Tirésias comme des punitions : on lui inflige cette transformation corporelle parce qu’il a mal agi. Tournons-nous à présent vers sa mauvaise action. En quoi consiste-t-elle ? Justement à vouloir interrompre un accouplement ! Et un accouplement peu banal : si Tirésias a été transformé en femme, c’est parce qu’il a surpris deux serpents en train de faire l’amour et qu’il les a séparés en se servant d’un bâton. Ici encore le mythe porte à la méditation interprétative : cet accouplement, évidemment, on pourrait y voir une scène primitive. Mais il me semble que ce serait aller un peu vite en besogne : je ne sais si vous parvenez à vous représenter la copulation de deux serpents, mais il me semble, pour ma part que c’est l’image que la moins différenciée que l’on puisse avoir d’une scène primitive : pour l’imaginaire de l’homme banal que je suis, rien n’est plus semblable à un serpent mâle qu’un serpent femelle : ce sont au fond deux phallus.
La question qui se trouve alors posée est celle de savoir pourquoi le mythe fait emploi d’une scène primitive entre deux phallus plutôt qu’entre deux animaux qui seraient clairement masculin et féminin. Évidemment une réponse possible consiste tout simplement à penser que ces serpents qui copulent sont la projection hors de soi de ce qui tourmente Tirésias et qu’il ne parvient pas à se représenter : c’est parce qu’il est terrorisé par la représentation de la scène primitive qu’il la rencontre dans la réalité sur le mode d’un enlacement phallique. Ce qui est refoulé à l’intérieur fait retour à l’extérieur, et Tirésias est si troublé que même sous cette figuration défensive, il lui faut défaire la scène primitive et séparer les serpents. La première fois, que cela lui vaille d’être transformé en femme on peut le comprendre « Puisque tu nies la différence des sexes au point de ne même pas pouvoir supporter l’image édulcorée d’une scène primitive entre phallus identiques, éprouves donc dans ton corps ce que peut être le fait d’être une femme ».
Soit, mais si tel est le commentaire que l’on fait de la première transformation, comment comprendre la seconde ? Celle qui va faire de Tirésias devenu femme un homme à nouveau. Les circonstances sont étrangement identiques : sept ans après avoir été transformé en femme, Tirésias revient à l’endroit même où il avait trouvé le premier couple de serpents. Nouvelle rencontre avec les reptiles que décidément rien n’arrête dans leurs effusions publiques Nouvelle séparation faite par Tirésias, et nouveau châtiment. Voilà cette fois Madame Tirésias transformée en homme. Une question surgit tout de suite : si le fait d’être transformé en femme est une punition, comment le fait d’être transformé en homme peut-il l’être également ? Et d’ailleurs, comment le fait de donner un pénis à un corps qui en est dépourvu peut-il être une figuration de la castration ? La réponse est évidemment que la castration dont il s’agit cette fois n’est pas la privation du phallus mais la privation de huit des parts de la jouissance érotique. En effet, comme femme, de son propre aveu, Tirésias disposait de neuf part de la jouissance dans le coït. Comme homme il n’en a plus qu’une. Il en a donc perdu huit. Soit dit avec mes excuses pour ces calculs d’apothicaire érotique.
Mais revenons à Tirésias. Qu’en est-il de lui, au bout du compte ? Il est redevenu un homme. Pourtant, à mon sens, cet homme n’a plus rien à voir avec celui qu’il était. Car à présent, pour Tirésias, être un homme, tout comme être une femme c’est du passé. Du passé dépassé. Un passé où il n’était pas encore devin. Un passé sur lequel porte son élaboration psychique de devin, justement. Un passé qui l’autorise à mesurer ce qu’il en est de la jouissance entre Zeus et Héra et ce qu’il en est de la transgression dans la tragédie d’Œdipe. Chez l’homme-devin Tirésias, le trouble du féminin a cessé. Non parce que Tirésias sait ce que c’est que d’être une femme. Il le sait, mais ce n’est pas cela qui met fin à son trouble. Ce qui met fin à son trouble c’est qu’il sait aussi bien ce que c’est que d’avoir été femme que d’avoir été homme. Même si aujourd’hui il est redevenu homme, l’un et l’autre état sexué appartiennent à son passé. Il les a mis en mémoire, et son travail d’élaboration de la pulsion a ainsi pu opérer aussi bien sur le désir qui était le sien lorsqu’il était une femme (son désir de femme) que sur son désir lorsque, initialement, il était homme (désir d’homme). Aujourd’hui, dans sa tête de devin l’un et l’autre style de désir appartiennent au passé. Il s’agit de souvenirs qui lui permettent sans trouble de penser la scène primitive.
Quand Tirésias devient devin il se souvient qu’il a été homme et qu’il a été femme et qu’il a fallu mettre en travail de civilisation sa pulsion en tant qu’homme et sa pulsion en tant que femme. Aujourd’hui, il n’est plus devin à avoir peur des femmes, comme il pouvait en avoir peur lorsqu’il n’était encore qu’un homme. Et il n’est plus non plus femme à avoir peur des hommes. Il n’est pas une femme, il l’a été. De même qu’il a été un homme. C’est un devin accompli. Un devin qui peut mettre sur le même plan, dans l’espace du travail de la pulsion, (c’est à dire dans l’espace de la mémoire) et le désir qui naît d’un corps d’homme et le désir qui naît d’un corps de femme. C’est donc un devin accompli, sans trouble dans son féminin.
Mais c’est un devin, et non un homme. Et c’est un devin aveugle.
C’est là précisément où je voulais en venir : il n’est pas certain que pour l’homme le fait de disposer d’un féminin sans le moindre trouble soit une situation enviable.
À partir du moment où Tirésias devient devin, nous dit la légende, il ne peut être que le voyant aveugle des destinées tragiques. La situation de Tirésias serait elle aussi peu enviable que celle d’Œdipe ?
Bien entendu, mon propos n’est pas de prendre l’un et l’autre mythe au pied de la lettre. Le sujet ne peut échapper au complexe d’Œdipe. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il est pris dans l’agir de la tragédie. Ce qu’indique la tragédie, comme le mythe, c’est une direction de travail et de civilisation nécessaire. Pourtant, ce que semble indiquer l’ensemble du mythe de Tirésias, c’est ce qu’il advient d’un homme quand chez lui l’intégration du féminin psychique et du masculin psychique s’est accomplie sans l’ombre d’un trouble. Tout cela forme un ensemble harmonieux, mais il n’est pas certain que cette harmonie-là prédispose au commerce avec l’autre sexe. Il se peut (du moins c’est ma lecture du mythe) qu’un agencement quasi parfait finisse par mettre le sujet hors-jeu. Il devient alors l’arpenteur de la scène primitive et réduit la différence des sexes à une question de quantité de plaisir.
Faudrait-il que l’ombre d’une peur ou d’une méconnaissance du féminin subsiste en l’homme pour qu’il lui soit acquit de demeurer acteur dans l’histoire infinie d’Éros ?
Conférence d’introduction à la psychanalyse de l’adulte,
novembre 2002