« Il nous est moins difficile de faire l’expérience du malheur »
S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1930
La question du féminin n’est pas chose immédiate à comprendre en psychanalyse. De plus si le propos consiste – comme ce titre assez ambigu1 l’annonçait et qui se présentait à moi pour répondre à l’invitation de François Sacco – à rechercher les origines de l’angoisse du féminin chez l’homme, cela promettait d’être particulièrement ardu. Toutefois le plaisir de cette démarche pourrait s’apparenter, toute chose égale par ailleurs, à celle qui consista pour Freud et son entourage proche dans les années 1900 à réfléchir, à l’époque par l’observation, si l’on retrouvait chez l’enfant certains des résultats de la théorie de la libido venant de l’étude des névroses de l’adulte. Cette méthode de travail aboutit au Petit Hans chez Freud et au Petit homme coq chez Ferenczi, deux textes qui inaugurent l’apparition de l’enfant dans la psychanalyse en tant que sujet de la psychanalyse par opposition à l’infantile qui lui était là d’emblée et pour cause2. Ces deux enfants auront des successeurs, éminents si l’on peut dire car exemplaires de la recherche psychanalytique, au fur et à mesure que la psychanalyse d’enfant creusera sa singularité au sein du mouvement psychanalytique : Grete3, Richard4, Piggle5, Frankie6, Carine7, Barry8, Sigi9 plus récemment et je n’en cite que quelques-uns bien sûr.
Il est intéressant de constater que la psychanalyse de l’enfant enrichit la psychanalyse de l’adulte dans bien des domaines et particulièrement sur le point que je traite aujourd’hui : le féminin. Nous verrons comment. La réciproque sur d’autres points est évidemment vrai. C’est ce qui établit que la psychanalyse est une même si elle distingue ses sujets dans sa pratique. L’idée donc consiste à se demander si la psychanalyse de l’enfant – et non l’observation – rencontre en l’enfant et l’adolescent et de quelle manière ce que la psychanalyse des adultes observe depuis ses commencements à savoir : il existe à l’égard du féminin une angoisse singulière chez l’homme. Et disons-le : pas que chez l’homme, chez la femme aussi.
Freud va progressivement se faire une idée des conséquences de ce qu’il conceptualisera très tôt comme bisexualité psychique. Il est particulièrement intéressant de lire à ce propos la correspondance de Freud et de Fliess pour voir se dégager au sein d’une relation de transfert douloureux10 cette conception. Cet avènement secouera les deux hommes psychiquement et physiquement, chacun à sa manière et dans des directions finalement opposées entre la psychisation, la symbolisation chez le premier et l’ancrage ou la fixation dans le corps chez le second. Si parallèlement on fait la lecture de la science des rêves et de l’auto-analyse de Freud relatée par Didier Anzieu11 nous prenons conscience des résistances à vaincre pour établir une telle conception et une position qui aujourd’hui nous semble culturellement aller de soi. Voire ! Les résistances sont toujours là comme il se doit. La bisexualité est un travail psychique de chacun pas seulement un fait. Nonobstant, une conséquence de la découverte de la bisexualité est la suivante. « Etant donné la bisexualité ce qui est dit “masculin” et “féminin” se réduit à l’activité et à la passivité qui ne sont pas des propriétés des pulsions, mais de leurs buts, ce qui ne recouvre pas la différence des sexes, ceux-ci n’ayant aucune caractéristique particulière ».12 Ce point de vue est celui de Freud en 1913.
Par l’écoute de l’écoute des séances et par la métapsychologie, la mobile sorcière, en fonction des résistances rencontrées chez les patients comme chez les psychanalystes, Freud va faire un cheminement qui va distinguer, entre autres, le féminin et la femme et qui inaugure un champ en lui-même que ses successeurs enrichiront et problématiseront.
Le chemin parcouru garantit-il pour autant le cheminement ?
On peut observer à ce propos qu’il y a une certaine inégalité entre les auteurs de trois générations après Freud quant à garder la marche lente sur le chemin de crête hors de toute précipitation comme le démontre l’histoire du mouvement psychanalytique au sein de l’histoire du monde. Cette dernière, l’histoire du monde, jusqu’à nos jours va dans le sens indéniable de la précipitation. L’histoire du mouvement psychanalytique, quant à lui, pourrait faire croire très superficiellement et de manière tout autant précipitée à une tour de Babel aux multiples langues incompatibles alors que plus profondément et plus lentement ces langues amènent au constat de la complexité psychique et de la richesse de celle-ci. Il est évidemment touchant de considérer que cette complexité au sein de l’empressement humain se paie parfois du prix fort de puissants mouvements de violence et d’exclusion comme si les découvertes se vivaient toujours au sein des groupes humains comme une naissance : dans la douleur, le sang et les matières, acides, mal recyclées, plus ou moins explosives, et du coup parfois meurtrières.
On ne renonce pas facilement à ce que le soleil tourne autour de la terre avec en son centre l’humain campé comme à l’image d’un dieu. Le travail du psychanalyste le situe résolument du côté de Galilée.
Freud : féminin, passivité et castration
Chemin faisant, en 1937 un texte, qui fera couler beaucoup d’encre par la suite, est écrit par Freud : Die endliche und die unendliche Analyse traduit en français par : analyse terminée et analyse interminable ou bien, plus récemment, par : analyse avec fin et analyse sans fin. Freud réfléchit alors aux obstacles se trouvant sur le chemin de « la guérison analytique ». Ce long texte avance pas à pas. Freud prend ici position à partir de la reprise théorique et technique de certaines analyses. Il répond aussi à certaines tentatives techniques et théoriques d’analystes contemporains, Rank et Ferenczi particulièrement. C’est sa conclusion qui retient mon attention.
« Deux thèmes donnent singulièrement du mal à l’analyste, écrit Freud. Ces deux thèmes sont liés à a différence des sexes. Il y a des correspondances évidentes entre eux bien que l’un appartient à l’homme et l’autre à la femme. Quelque chose qui est commun aux deux sexes a été forcé par la différence des sexes à se mouler dans l’une ou l’autre formes d’expression. Pour la femme il s’agit de l’envie du pénis, pour l’homme sa rébellion contre sa position passive ou féminine envers un autre homme. Ce qu’il y a de commun aux deux a été très tôt mis en relief par la nomenclature psychanalytique en tant que comportement à l’égard du complexe de castration. Pertinemment, chez l’homme ceci peut se nommer comme A. Adler le proposa la protestation virile. Pour les deux sexes on peut donc parler de refus de la féminité ».
Voilà qui est dit. Mais protester et refuser vient-il seulement du comportement à l’égard du complexe de castration ? Voilà une question que je suis amené à me poser légitimement. Je la garde en mémoire pour le moment.
Freud poursuit : « Lorsqu’on veut inciter les femmes à abandonner leur désir de pénis comme irréalisable et que l’on voudrait convaincre les hommes qu’une position passive envers l’homme n’a pas toujours la signification d’une castration et qu’elle est indispensable dans de nombreuses relations de l’existence, on prêche aux poissons. »
Pourquoi donc cette dernière expression, prêcher aux poissons, sous la plume de Freud ? Est-ce une association d’idée contre transférentielle plus qu’une simple référence culturelle ? Freud rajoute : « La forme sous laquelle apparaît la résistance, que ce soit ou non en tant que transfert, importe peu. On a l’impression de s’être frayé un passage à travers toute la stratification psychologique jusqu’au roc d’origine et d’en avoir fini avec son travail. Il ne peut en être autrement, car pour le psychique, le biologique joue véritablement le rôle de roc d’origine sous-jacent. »
Voici donc le roc du biologique comme on le nomme couramment aujourd’hui.
Dans ce texte, une phrase a pris un relief distinctif pour moi juste avant ces dernières remarques. Freud envisage la cure d’une femme. « On ne lui donnera pas tort si l’on sait que l’espoir d’acquérir malgré tout l’organe masculin, dont le manque est douloureusement ressenti, fut le motif le plus fort qui l’ait poussée à la cure. » Freud veut ainsi comprendre une forme de dépression de transfert qui surgit, envahit la cure et rend l’analyse vaine. Ce qui me frappe ce sont les mots dont le manque est douloureusement ressenti. Cela aussi gardons-le en mémoire.
Nous avons donc précisé notre objet. Les origines de l’angoisse du féminin deviendraient les origines de l’angoisse de la passivité chez l’homme à l’égard d’un autre homme. Nous considérons que ceci a un rapport avec le complexe de castration. Ce refus de la passivité est un problème en ce sens, compris par Freud, que la passivité est indispensable à de nombreuses relations dans l’existence et à de nombreuses réalisations, voudrions-nous ajouter. Sinon le risque est l’arrogance, la revendication phallique narcissique – par une régression à l’organisation génitale infantile selon la logique phallique châtré – en même temps qu’une position masochiste dans l’hétérosexualité. Rien de ceci n’a échappé à Freud.
L’arrogance et l’addiction à l’adolescence
Regardons un instant, avant de poursuivre notre développement, du côté de la clinique contemporaine. Lorsqu’en tant que psychanalyste je rencontre des adolescents souffrant d’une conduite addictive, quelle qu’en soit la forme, je suis d’emblée frappé par un climat spécifique à cette clinique. Chez ces patients adolescents, dans l’expérience que j’en ai et qui sont ainsi dépendants de conduites addictives, l’orgueil et le défi, conscients ou inconscients, sont au premier plan. Or une personnalité chez qui les pulsions de vie prédominent, l’orgueil devient respect de soi et respect de l’autre tandis que chez une personnalité où les pulsions de mort prédominent l’orgueil devient précisément l’arrogance. L’entrée en scène de la destructivité n’est pas sans conséquence. Ce trait, je veux dire l’arrogance, est à considérer comme l’indice d’une possible catastrophe psychologique à laquelle il faudra faire face. En effet la démarche analytique qui s’appuie sur la curiosité, risquera de compliquer la situation psychique. Ceci parce que cette curiosité sous l’influence de l’arrogance pourrait faire partie intrinsèque du désastre dans le sens d’une régression et de la décharge de comportements violents contre soi ou contre l’autre. Le problème devient alors pour l ’analyste : Allons-nous risquer de précipiter une régression où la dimension agie prendrait le dessus sous la forme d’acting out, c’est-à-dire échappant à la cure et pourtant bel et bien agie en direction du transfert ? Voilà bien le danger auquel nous avons à nous préparer dans de telles circonstances. C’est pour cela que bien des aménagements de la cure ont été pensés de nos jours pour éviter ce risque redoutable.
Dans ce contexte clinique, on retrouve en effet l’impression de catastrophe qui habite le texte freudien que j’ai cité et qui fait alors penser au risque analytique dans le sens précisément d’une addiction et d’une dépendance excessive. La catastrophe psychologique relie alors le trop d’excitation et la pulsion de mort. Celle-ci interviendra dans l’ouvre freudienne à partir de 1920.
La psychanalyse de l’enfant est née à partir de 1920 en tant que méthode dans la violence entre les analystes. J’en ai rendu compte dans l’article sur la psychanalyse de l’enfant que j’ai consacré dans le chapitre les extensions de la psychanalyse sur le site internet de la SPP tout autant que dans l’ouvrage que j’ai consacré à Melanie Klein en 1997 dans la collection dirigée par Paul Denis Les psychanalystes d’aujourd’hui. Cette violence ne va pas pour autant empêcher son éclosion et sa créativité. Il faut pour rendre compte de cette créativité lire l’ouvrage sur les Grandes Controverses qui ont ébranlé la Société Britannique de psychanalyse à partir de 1940. Deux apports de la psychanalyse de l’enfant sont d’une grande portée vis à vis du sujet qui nous occupe ce soir. Il s’agit du travail d’Anna Freud sur l’identification à l’agresseur et celui de Melanie Klein sur la position féminine primaire. Je ne m’attarderai que sur le deuxième pour des raisons de temps.
Melanie Klein : féminin primaire, réceptivité, envie primaire et transfert négatif
En 1931, Melanie Klein se met au projet de la publication d’un livre qui contiendrait sa méthode et ses idées. Elle y travaille ardemment pendant plusieurs années pour adjoindre à certains de ses travaux la description des angoisses précoces chez le garçon et chez la fille et leur retentissement sur le développement. Le livre « La psychanalyse des enfants » sort en 1932 aux Hogarth Press. La réalité psychique de l’enfant est décrite avec ses angoisses paranoïdes, ses capacités introjectives et projectives et la position dépressive s’annonce déjà avec les idées de réparation. Melanie Klein approfondit la question de l’homosexualité et reprend les concepts freudiens d’instinct de vie et d’instinct de mort. L’angoisse pour elle est la résultante de l’instinct de mort en soi, source de l’instinct agressif primaire non sexualisé. La présence de ces instincts et le danger qu’ils représentent pour le monde interne et les objets provoquent l’angoisse. C’est dans cet ouvrage qu’apparaît la conception du féminin primaire dans les deux sexes.
Ernest Jones avait ouvert une discussion avec Freud sur la sexualité féminine, sujet que Freud avait repris avec son texte « Sur la sexualité féminine » de 1931. Jones remettait en cause le phallocentrisme de Freud. Pour ce dernier, la question de la possession du pénis était au centre de sa conception de la différence des sexes et « l’envie du pénis » jouait le rôle central dans l’évolution psychique des filles.
Pour Melanie Klein une phase féminine primaire orale est traversée aussi bien par le garçon que par la fille et c’est l’un des points d’appui d’Ernest Jones dans sa discussion avec Freud. Jones qui organise une série de conférences-débats avec la Société viennoise de Psychanalyse, utilise les découvertes de Melanie Klein dans sa première conférence sur « Les premiers stades de la sexualité féminine ». Il défend l’idée que l’angoisse la plus profonde de la fille est la peur d’une attaque de l’intérieur de son corps par la mauvaise mère qui conduit à l’aphanisis. La position phallique est donc une défense contre cette angoisse. La phase féminine primaire qui surgit à la période du sevrage, est, pour Melanie Klein, à l’origine d’un fantasme : le pénis du père est incorporé au sein de la mère. C’est ce fantasme qui devient l’assise d’une préconception du coït entre les parents. Melanie Klein pense donc que les attitudes défensives des filles à l’égard de la féminité sont moins en rapport avec une attitude masculine qu’elles ne sont liées à une peur de la mère. Contredisant Freud, Melanie Klein affirme que la haine chez la fille ne vient pas du fait d’être privée du pénis mais de la rivalité à propos du pénis du père.
Voyons sa conception chez le garçon. C’est au tout début, lors du sevrage que s’exprime la cause fondamentale d’une conversion vers le père. Les pulsions génitales, renforcées par la libido orale apparaissent très tôt. Elles ont un caractère féminin et réceptif dans les deux sexes. Le pénis du père succède alors au sein de la mère. Le coït est ainsi désiré comme un acte oral. Le garçon comme la fille passe par cette première phase féminine de rivalité sadique orale et sadique anale avec la mère. Pour le petit garçon ce mouvement vers le pénis de son père comme une possibilité de se détourner du sein maternel est avant tout un mouvement vers l’homosexualité passive, mais en même temps cette incorporation du pénis paternel l’aide à s’identifier avec son père et renforce ainsi son hétérosexualité.
Nous voyons donc que l’homosexualité passive à ce stade répond à Freud tout en explorant les racines précoces d’une telle acquisition qui colore alors la passivité d’une version nettement moins négative en la concevant comme réceptivité. Cette réceptivité, chez les auteurs qui viendront ensuite comme W. Bion par exemple mais aussi D. Anzieu se concevra comme contenance, espace psychique et Moi-peau. À l’envie du pénis chez la petite fille découverte par Freud, Melanie Klein répond par l’envie de maternité chez le garçon. Chacun possède – nous possédons donc – une souffrance jamais apaisée qui se verra plus tard élaborée par Mélanie Klein comme envie primaire du sein.
Á partir de l’avidité, en 1957, Melanie Klein distingue l’envie de la jalousie et de l’avidité. L’envie est au cœur d’une relation binaire et n’est donc pas liée à la situation triangulaire. Elle est destructrice et concerne l’objet d’amour. Elle cherche à s’emparer des qualités enviées dans un but de destruction. Son corollaire, en termes de mécanisme, est l’identification projective destructrice. La jalousie, elle, inclut le rival œdipien dont la haine est une conséquence de l’amour pour l’objet. L’avidité veut s’emparer de toutes les bonnes choses contenues dans l’objet au-delà des besoins ou de ce qui est possible. Son corollaire, en termes de mécanisme, est l’introjection.
Ces trois sentiments sont liés. Considérons les conséquences pour un garçon. Une envie excessive pour la mère pousse à un complexe d’Œdipe inversé. L’introjection des bonnes qualités du sein est perturbée par l’envie avec les conséquences qu’on peut imaginer pour le moi et le surmoi. Elle est à l’origine d’un état de confusion entre le bon et le mauvais. Les capacités de progrès et de créativité deviennent elles-mêmes attaquées puisque le bon objet n’est plus disponible. Dans le développement normal, l’envie est surmontée par l’amour et la gratitude. Lorsque dans la relation analytique l’envie qui peut être, elle-même clivée, réussit à être analysée il y a là une source d’intégration et un enrichissement de la relation et de la personnalité du patient. Cela suppose de tenir compte de cette dimension de l’envie au cœur de la réaction thérapeutique négative.
Considérons les résultats où notre investigation nous a conduit. La passivité peut se transformer en réceptivité. Les aspects de contenance, d’espace psychique et de contenus de pensée prennent une importance de plus en plus affirmée. Les angoisses précoces sont à prendre en considération en tant que sources d’anéantissement, de sidération et de dépendance. L’envie primaire comporte des conséquences pour l’établissement d’une relation triangulaire. Elle prépare, en fonction de la façon dont elle laisse ou pas des fixations, à la traversée des phases œdipiennes ultérieures du développement.
L’envie peut en effet entraîner une génitalisation précoce et de ce fait pousser vers une confusion des registres pulsionnels sous l’influence d’une excitation non liée. Les angoisses orales imprègnent alors fortement les tendances génitales. Les conséquences sont la compulsion masturbatoire, la promiscuité sexuelle, l’érotisation de la pensée par manque de satisfaction orale primaire. Les sublimations sont alors fortement entravées. Les confusions résultantes entre soi et les objets et d’autre part entre l’interne et l’externe sont à reconnaître comme pathologies des limites. Enfin le transfert négatif et sa traduction la relation thérapeutique négative ne peuvent être ignorés en tant que facteur de croissance et de résolution dans la cure elle-même s’ils sont pris en considération.
Est-ce que nous venons de dire est corroboré par la clinique ?
Un lien à l’objet primaire agi puis représenté comme destructeur en séance : de l’effroi à l’angoisse
Une courte évocation clinique me servira pour répondre et en même temps prolongera mon propos sur les racines de l’angoisse du féminin.
Au cours d’un travail psychanalytique concernant un enfant de huit ans, traité pour des défenses archaïques particulièrement envahissantes et entravantes, une question surgit chez l’analyste qui assure la cure de l’enfant. « Que signifie un certain comportement récurrent en séance ? » nous demandons-nous, ma collègue et moi. Je suis l’analyste qui rencontre les parents ou la famille entière, selon la demande, au cours de la cure.
L’enfant en fait agresse son analyste par les mots et cherche à se faire exclure de chaque séance. Ceci depuis le début de la cure. Il dit à ses parents, alors qu’il m’a rencontré précédemment pour l’indication, qu’il me préfère et qu’il déteste cette femme. Si bien que l’analyste finit par se représenter elle-même comme un objet mort, fantomatique et intrusif. Tout se passe comme si le comportement de l’enfant, apparemment, pour l’analyste, sans autre fondement que la répétition du négatif fait naître chez l’analyste une image d’objet jusque-là sans aucun sens.
Comment historier cette figuration ? se demande l’analyste. « Est-ce le fruit d’un passé ? S’agit-il d’une imago ? » Nous sommes légitimement amenés à nous le demander. Là où ma collègue pense destructivité aveugle et fantôme d’objet, je pense quant à moi : cruauté et objet. Il est vrai que j’ai en tête l’élément de rivalité. Là où nous pouvons fantasmer, elle et moi, destruction dans le placard, je présuppose une aire de repos, une distance vis à vis d’un objet intrusif et insupportable.
Or il se trouve que dans le même temps, la mère du jeune patient s’interroge pendant la séance avec moi, et sans l’enfant ce jour-là, sur le climat des séances. Les parents perçoivent le bruit depuis la salle d’attente ou bien voient surgir leur enfant comme hors de lui. La maman dit avec fermeté qu’elle ne supporterait pas un tel comportement chez elle. Je lui réponds qu’heureusement en effet elle ne veuille pas souhaiter chez elle un comportement aussi destructeur ni d’ailleurs qu’il puisse être toléré étant donné le rôle d’éducateur des parents. Je rajoute que son analyste et nous aujourd’hui pouvons-nous interroger sur le sens que cela peut avoir d’avoir besoin d’être à ce point négatif et destructeur dans cette nouvelle relation. Je précise que bien que la méthode suppose une totale liberté d’expression afin de trouver du sens avec l’analyste il se pourrait bien qu’il transforme son analyste en fantôme. La mère et le père en conviennent. Ils sont surpris que nous ne pensions pas en tant qu’analyste à des attitudes correctrices et éducatives. Ils sont soulagés aussi que nous portions ces aspects de la vie psychique de leur fils tandis que celui-ci perd de plus en plus ses contraintes de ritualisation et ses bizarreries à l’extérieur. Les progrès sont évoqués dans la vie en famille autant qu’à l’école depuis le démarrage de l’analyse et de nos entretiens.
C’est alors que la maman se demande à haute voix comment elle pourrait parler à son fils d’un fait jusque-là tenu à l’écart de la vie psychique de l’enfant par elle. Ce fait concerne les circonstances particulières de la naissance de l’enfant. Elle n’est jamais revenue là-dessus avec personne mais cela la hante depuis que son fils va psychiquement mal. Je l’invite à évoquer ce souvenir. C’est comme si elle se permettait d’évoquer ce fait dans la mesure où précédemment elle se voyait assurer, à travers notre relation à son fils, qu’on pouvait, en tant que psychanalyste, supporter le négatif et chercher du sens.
Je veux de mon côté retenir les termes exacts du récit qu’elle se refait à elle-même pendant l’entretien. Il est un temps d’incarnation et de liaison entre affect et représentation. En fait le récit est une histoire de sensations, d’émois affectés seulement maintenant. « Cet épisode inaugurait-il une inadéquation douloureuse et imparable entre elle et son bébé ? », comme elle se le demandait. La maman demande aussi s’il faut et comment parler avec son enfant de ce fait qu’il ne connaît pas mais qu’il a certainement en lui.
Comment comprendre ce travail de mémoire qui inaugura une évolution indéniablement favorable pour l’enfant comme pour sa famille ? Le respect de la confidentialité m’interdit une description plus détaillée qui, elle, démontre la portée d’un long et attentif travail intersubjectif de liaison venu du réseau associatif tissé par le cadre et la méthode psychanalytique. Dans ces débuts, on pourrait dire que la maman s’interroge à l’aide d’une identification au transfert négatif sur sa qualité en tant qu’objet proximal pour le nouveau venu. Cela en soi était demeuré sans réponse jusque-là, comme hors champ dans un espace gelé.
J’ai voulu présenter ce moment clinique pour évoquer la perception, le corps sensoriel et le corps relationnel. Le corps relationnel revient à concevoir qu’il n’y a finalement « pas plus de corps sans ombre que de corps psychique sans histoire ».
. L’ombre vient du fait qu’il y a une histoire qui précède. Elle peut être celle de la pensée maternelle qui attend la venue de ce corps naissant pour s’unir avec ce nouveau moi en attente de pensée. Ceci nous place dans la parenté et donc dans un ordre temporel et de langage. Il y a parfois comme des décalages, des non-conformités, la plupart du temps inconscientes. Nous le savons et nous observons leurs histoires dans les moyens mêmes de nos patients quel que soit leur âge. Tel patient nous permet de figurer l’assignation inconsciente venue de ses objets ou la dysharmonie du lien. Tel nouveau-né est alors trop, intrus et étranger ou bien remplaçant et pourtant différent de l’attendu ou bien encore pas assez. L’histoire semble s’être inaugurée alors en termes de résistances à ou de démenti de l’être même. Une communauté est pourtant née, parfois celle d’un déni.
Or la psyché pense son corps en s’appuyant sur le processus identificatoire. Il y a un certain jeu entre psyché, corps et autre. Nous concevons à la suite des travaux de nombreux psychanalystes, particulièrement de l’école psychosomatique de Paris, que chaque fois que la relation entre le sujet et l’autre est trop conflictuelle le corps peut devenir le tenant-lieu de l’autre. Il y a substitution entre espace psychique de l’autre et espace somatique. La conséquence c’est le rapport de protection, de haine, d’amour ou de rejet qui peut s’exercer sur ce plan. La substitution pourrait devenir définitive si l’objet est de façon durable inadéquat. Ainsi dans la psychose, l’objet et le corps propre sont indissociables. Dans les situations de crainte d’intrusion de l’objet, la relation au corps deviendrait-il le négatif de cette relation ? Un retrait en carapace, dont nous parle Frances Tustin, est alors une survie. Parfois, la souffrance dont le corps est l’objet trouve au sein du Moi à occuper la même fonction relationnelle qu’on serait en droit d’obtenir de la jouissance.
« La vie psychique a comme condition la possibilité de s’auto représenter sa propre propriété d’organisme vivant. Ce postulat est soumis au fonctionnement du processus originaire. Pour que la vie psychique se préserve, il faut un milieu psychique qui respecte les exigences de la psyché. Ce postulat est propre au processus primaire. Le pouvoir modificateur est au centre de ce qui permettra d’être en mesure de rencontrer le monde. Le processus secondaire suppose le savoir en mot de soi sur une causalité intelligible. » écrit Piera Aulagnier dans La violence de l’interprétation.
Que dire maintenant de ce chemin que nous avons parcouru ?
Nous sommes partis de l’angoisse du féminin puis nous avons envisager l’angoisse de passivité pour ensuite envisager l’angoisse liée à l’envie primaire pour enfin atteindre la désintégration, source d’effroi, liée à la dysharmonie de lien avec l’objet primaire.
La douleur et le féminin
Il faudrait concevoir alors qu’une certaine conception de la passivité et donc du féminin pourrait faire appréhender la douleur et la souffrance et du coup totalement méconnaître les qualités liées à la réceptivité. C’est là ce que nous pouvons concevoir comme les fondements de l’angoisse ou du refus du féminin. On rejoint facilement aussitôt une équation bien connue femme = douleur ou mort ne serait-ce qu’en pensant les conditions de la naissance (c’est là l’explication que j’aperçois dans l’idée freudienne prise comme une association libre de prêcher aux poissons). Le tu enfanteras dans la douleur du texte de la Genèse marque les esprits et les conditions mêmes de la vulnérabilité du passage pour les deux acteurs de la naissance. Freud a lui-même relié féminité et masochisme en faisant devenir synonyme la passivité, la castration par viol (subir le coït) et l’extraction pénible de l’enfant. « C’est alors, écrit André Green, une castration phallique et pénienne en tant que réduction à l’impuissance. Il n’envisageait pas : avoir un vagin, jouir du coït et accoucher dans la fierté. Cette conception n’envisage que le détournement de la fonction phallique réduite à la surestimation de la fonction pénienne ». De la fonction phallique aux fantasmes de la douleur, il y a là toute la dialectique de l’humain d’autant que ces phantasmes violant contribuent comme on le sait considérablement à la jouissance.
Disons un mot de la douleur. La phrase de Freud parle dans son texte de 1937 de manque douloureux et j’y reviens. Ceci rend compte d’une des causes de l’angoisse de passivité si celle-ci est considérée comme masochisme mortifère. Dans le cas de la douleur l’objet cesse d’avoir la fonction de répondant possible ; il devient un auxiliaire, un instrument. Une perturbation topique est provoquée par la douleur et celle-ci devient une épreuve de dédifférenciation. Cette douleur psychique peut être provoquée par une déception reçue dans un état d’impréparation. Les personnalités narcissiques qui en souffrent scotomisent et nient les signes de changement de l’objet. Le sujet n’a pu anticiper le traumatisme et l’angoisse signal n’a pas fonctionné. Je renvoie le lecteur aux travaux récents sur le masochisme qui ont apporté des nuances considérables à la conception initiale de Freud.
Un continent noir : traduction ou tradition ?
Je termine ce travail en examinant une expression devenue commune tirée d’une phrase de Freud. « La vie sexuelle de la femme adulte est bien encore pour la psychologie un « dark continent », écrit Freud en 1926. Cette phrase fut traduite longtemps communément en langue française par « La vie sexuelle de la femme adulte est bien encore pour la psychologie un continent noir. »
Pourquoi l’expression qui vient à Freud est-elle en anglais ? Il y a bien entendu la référence à Shakespeare (Le roi Lear) comme me l’a fait très justement remarqué une auditrice. Cherchons plus loin. Nous voici à nouveau revenus à une question qui se posait à partir du texte de T. Bokanowski.
sur le nourrisson savant et dans les textes de référence de Sandor Ferenczi à une occasion nourrisson savant devient « wise baby ». Déjà surgissait cet emploi soudain d’une langue étrangère. J’ai proposé alors que la langue étrangère exprimait le plus souvent quelque chose qui doit protéger un objet à qui se réserve la langue maternelle. On peut penser qu’il en est ici le cas tout autant. Mère et femme sexuelle adulte du point de vue de l’inconscient sont dans un rapport complexe comme nous le savons.
Les habitudes françaises à propos de dark continent ont privilégié étrangement les termes de « continent noir ». C’est devenu dans la culture ambiante peu à peu une référence mais pas pour autant une élucidation, plutôt une condensation sidérante. Jugeons-en ! Il suffit de regarder dans le dictionnaire comme le fait Denzel Washington jouant Malcom X en prison dans le film de 1993 de Spike Lee.
Noir : se dit de l’aspect d’un corps dont la surface ne réfléchit aucune radiation visible. Qui est d’une couleur très foncée, presque noire. A peau très pigmentée. Qui est plus sombre (dans son genre). Qui pouvant être blanc et propre se trouve sali. Qui est privé de lumière, plongé dans l’obscurité, dans l’ombre. Trouble. Ivre. Assombri par la mélancolie. Malheureux, funeste. Marqué par le mal.
En fait dark n’est pas black et signifie sombre, obscur, foncé plutôt que noir. Pensons à darkness : l’obscurité. La nuance est immédiatement perceptible. Le sombre est cliniquement référent à la phobie du tout petit à la tombée de la nuit. C’est l’évitement qui est mobilisé et la protection recherchée vis à vis d’une hostilité tapie mais invisible. On pourrait accorder une telle tendance à Freud en se reportant à sa correspondance. En 1895 il écrit à W. Fliess : « Étrange et inquiétant lorsque vacillent les mères, les seules à se tenir encore entre nous et la délivrance/ la mort. » Le sombre indique l’étrange et l’inquiétant mais aussi la curiosité pour peu qu’on y mette de la lumière. Le contexte dans lequel écrit Freud en 1926 laisse entendre qu’il attend de la lumière de ses contemporains. Son article de 1931 sur la sexualité féminine.
cite de nombreux auteurs modernes qu’il lit. Ceci suggère qu’il veut en savoir plus long sur la question. Je préfère donc pour dark obscur à noir. En fait il faut bien plutôt laisser le texte dans la langue choisie par l’auteur pour créer le contraste.
Continent nous réserve quelques surprises. A continent est bien traduit par un continent. Et nous sommes confortés dans cette idée par une référence encore plus lisible après Freud. Chez Freud toutefois, il y a bien l’idée de la femme comme continent quand elle est assimilée à la terre accueillant les morts. Plus précisément, cela lui vient lorsqu’il évoque la femme pour l’homme en 1913 : « Les trois relations « inévitables » de l’homme à la femme sont : la génitrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes par lesquelles passe pour lui l’image de la mère au cours de sa vie : la mère elle-même, l’amante qu’il choisit à l’image de la première ; et pour terminer, la terre mère, qui l’accueille à nouveau en son sein ». 13La deuxième partie du texte, remarquons-le, est plus aimable et moins rageuse que la destructrice fatale. Continent pour terre mère est donc cohérent chez Freud. Melanie Klein éclairera la forme d’investissement singulier du tout petit avec la géographie du corps maternel et le lien entre cet investissement et la symbolisation. Melanie Klein écrit : « Lorsque dans ses jeux le garçon reconstruit avec une telle ardeur une maison ou une ville, ce n’est pas seulement le corps de la mère mais aussi le sien qu’il établit dans son intégrité ». C’est ici insister sur l’importance d’un sentiment d’unité de soi où la dimension corporelle en son entier compte à proximité du corps maternel, le corps proximal. Voilà qui nous confirmerait que la traduction serait adéquate si elle devait se faire.
Reprenons pourtant la phrase de 1926 : « La vie sexuelle de la femme adulte est bien encore pour la psychologie un “dark continent” ». Ce n’est pas de la mère dont il s’agit mais de la femme adulte. Il s’agit même à proprement parler de la femme adulte sexuée pas du tout de la mère telle qu’elle est envisagée comme matrice ou terre seconde matrice.
Ce n’est donc certainement pas un continent noir, tout au plus un continent obscur et sombre, secret et caché, enfin, qui a été secret et caché. La mère sexuelle reste secrète, cachée voire même dramatisée dans une représentation de mère phallique omnipotente et redoutable parce que castratrice ou dévoratrice. Or la femme adulte sexuée ne demeure pas cachée à l’homme adulte. Elle est même en pleine lumière. Ce n’est donc pas non plus la destructrice noire, la mort. Or il s’agit ici pour Freud de tenter de qualifier pour la psychologie la vie sexuelle de la femme adulte.
Oserons-nous alors un deuxième sens à continent ? Il s’agit d’une homophonie. Continent à pour deuxième sens chaste, un qualificatif qui existe tout autant en français. La langue choisie permettrait-elle un jeu de mot ? Freud, le père de la psychanalyse aimait l’humour et le paradoxe. Les textes contemporains à celui de La question de l’analyse profane d’où est tirée notre citation et qui sont entre 1925 et 1927 nous l’indiquent : La négation, Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves., Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes, Inhibition, symptôme et angoisse, L’avenir d’une illusion., L’humour, et Fétichisme.
Traduisons donc le texte avec une nouvelle traduction venue d’un possible jeu de mot inconscient permis par déplacement vers la langue étrangère : « La vie sexuelle de la femme adulte est bien encore pour la psychologie d’une chasteté obscure. » Qu’est-ce qui tiendrait la femme adulte plus continente que l’homme adulte peu sobre ? La question aurait-elle un sens ? Oui sur le devenir sublimé des motions dévoilées. C’est à dire qu’à côté de la crise phallique, objet d’envie, la crise de l’enfantement, désignant la capacité à fabriquer, contenir et porter un enfant, autre objet d’envie, offrirait-elle une voie pour le Moi plus intégrative ?
La constitution précoce, originaire d’une représentation de l’éprouvé « d’être comme l’objet primitif ou autre », à partir de l’investissement maternel semble avec ce qu’écrit Florence Guignard 14 placer la fille, lorsqu’elle y parvient, dans une voie d’achèvement plus accomplie et plus étayée aussi que n’est celle du garçon. Enfin, pour être plus juste dans ce jugement il s’agirait de considérer que la femme tire son accomplissement achevé de cet étayage sur la maternité et de l’investissement des soins à l’enfant qui en est la conséquence après la césure de la naissance tandis que l’homme aurait pour son accomplissement à atteindre une voie précisément plus sublimatoire car moins étayée.
Cela rappelle un autre jugement de Freud15 : « Il n’apparaît dans aucun de ses travaux [de J.S. Mill] que la femme soit différente de l’homme – je ne dis pas inférieure, car ce serait plutôt le contraire. » Ceci pourrait se rapprocher d’une autre considération16 tout aussi incontournable : « Le courant tendre et le courant sensuel n’ont fusionné comme il convient que chez un très petit nombre d’êtres civilisés. »
Je terminerai en nous laissant penser à cette phrase si surprenante à réfléchir : « La pulsion est de nature masculine, l’œuf et ses contenants de nature féminine. »
Conférence d’introduction à la psychanalyse de l’adulte,
21 novembre 2002