Pourquoi avoir choisi de parler de Winnicott et de son œuvre, au début de ce cycle d’enseignement qui a pour thème « Masculin/Féminin » ? Est-ce parce que cet auteur est maintenant bien connu, et que la plupart de ses œuvres sont aujourd’hui traduites en français ? Est-ce à cause de son succès auprès d’un large public qui regroupe autant les spécialistes de la psychopathologie que les diverses catégories de soignants de la petite enfance ? Winnicott, assez curieusement, en effet, semble faire l’unanimité parmi les psychanalystes des différentes écoles, parmi les différents courants qui existent aujourd’hui. Les lacaniens et les freudiens, pour une fois, s’accordent pour reconnaître, tous ensemble, l’importance de son œuvre tant sur le plan théorique, que dans le champ clinique.
Cependant, cette entente apparente est peut-être un peu suspecte. Winnicott est, certes, connu et reconnu, mais il n’est pas sûr, comme l’a fait remarquer René Roussillon, « que sa pensée, dans ce qu’elle représente de radicalement neuf dans la théorie contemporaine, ait été totalement dégagée et que son apport effectif, potentiel, ait été clarifié ». Winnicott, en effet, a souvent été lu comme un auteur qui venait ajouter quelques notions supplémentaires au corpus analytique, quelques concepts fondamentaux comme celui d’« espace transitionnel » ou « d’objet transitionnel », mais sans que l’on saisisse véritablement toute l’ampleur des changements profonds qu’il apporte aussi bien dans la théorie que dans la pratique de la cure.
À l’époque de la parution, en langue française, de « Jeu et réalité », en 1975, J.-B. Pontalis écrivait, dans sa préface, que, même si Winnicott avait bien souligné, dans son premier article sur les « objets transitionnels », paru en 1951, que cet objet transitionnel « n’était que le signe tangible d’un champ d’expérience beaucoup plus vaste », que même s’il avait pris le soin de parler également de « phénomènes transitionnels », d’une « troisième aire », d’une « aire intermédiaire » qui assurait la transition entre le moi et le non-moi, l’enfant et la mère, sa découverte, en fait, s’était trouvée assez vite limitée à ce seul « objet transitionnel ». On voyait, en effet, à l’époque, apparaître un objet de plus dans la théorie psychanalytique ! On avait déjà l’objet de la pulsion de Freud, l’objet interne de M. Klein, l’objet « petit a » de Lacan, et voilà maintenant qu’apparaissait donc l’objet transitionnel !
En fait, ce qui intéresse avant tout Winnicott et ce qui fait le prix de sa découverte, comme vous le savez, ce n’est pas seulement l’objet, c’est l’« espace transitionnel », ce qu’il va appeler « l’aire intermédiaire ». Cet espace transitionnel est une « troisième aire », nous dit Winnicott. C’est un espace paradoxal, parce qu’il se situe entre la réalité extérieure et la réalité interne, entre le dedans et le dehors.
Mais s’il n’est ni dedans ni dehors, où est-il ? Nous allons essayer de répondre à cette question. Disons pour l’instant, qu’il s’agit d’un espace qui nous oblige à repenser la division traditionnelle, entre la réalité matérielle et la réalité psychique, entre le dehors et le dedans. C’est, en partie, pour éviter ce type de malentendu que Winnicott rédigera, vingt ans plus tard, en 1970, une nouvelle version de ce premier texte, une nouvelle version qui figure, donc, au début de « Jeu et réalité ».
Dans l’avant-propos de son livre, DW insiste sur le point important de sa découverte : l’« espace transitionnel », un espace qui va jouer un rôle essentiel dans les processus de représentation et de symbolisation et qui va permettre un premier décollement avec l’objet maternel, un premier mouvement de l’enfant vers l’indépendance.
L’objet transitionnel n’est donc que la forme visible des processus transitionnels qui organisent la psyché. Donald Winnicott écrira en 1970, « Ce n’est pas l’objet qui est transitionnel, l’objet représente la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec sa mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé ». (« Jeu et Réalité », p. 26)
René Roussillon, dont je vais reprendre ici un certain nombre de perspectives, perspectives qu’il a développées dans deux ouvrages qui nous ont permis de mieux saisir toute la portée de l’œuvre de DW : « Paradoxes et situations limites de la psychanalyse » et « Agonie, clivage et symbolisation », n’hésite pas à écrire, donc, que l’apport de Winnicott va « bien au-delà d’un simple raffinement de notre compréhension du psychisme, mais qu’il révolutionne celle-ci ». Bien des enjeux de la pensée de Winnicott, en effet, restent encore méconnus, y compris par ceux qui s’y réfèrent.
L’impact véritable de la pensée de DW reste donc encore à découvrir et à déployer. Aussi est-il parfois nécessaire de remettre en perspective certains de ses apports théoriques les plus connus, les plus souvent cités, pour mieux les découvrir.
Avant d’avancer sur cette voie, je voudrais rappeler, surtout pour les plus jeunes d’entre vous, pour ceux qui ne sont pas encore très familiers avec l’œuvre de Winnicott, quels sont les jalons essentiels de son parcours.
Donald Wood Winnicott, comme vous le savez, a d’abord été pédiatre, avant de devenir psychanalyste et théoricien de la psychanalyse. Après une formation médicale, il devient, en 1923, chef de service de l’hôpital d’enfants de « Paddington Green », à Londres, où il exercera pendant quarante ans. Il fût d’abord pédiatre mais devient bientôt pédopsychiatre, les progrès de la médecine et particulièrement la découverte des antibiotiques, ayant ouvert le champ de la psychiatrie de l’enfant, écrit-il dans une de ses « Lettres Vives » (Lettre 127). En 1940, il participa au grand plan d’évacuation des enfants de Londres, durant les bombardements, et, avec Bowlby, il mit en garde les pouvoirs publics contre les dangers qu’encouraient les enfants à être trop longtemps séparés de leur mère et de leur famille. C’est alors que DW va élaborer sa théorie de la tendance antisociale. La délinquance, pour DW, est liée à une « déprivation » des soins apportés par l’environnement. La déprivation est une perte brutale des soins que l’on a tout d’abord reçu et qui ont été ensuite retirés. Cette tendance antisociale exprime pour DW un espoir, elle est l’expression d’une demande adressée à l’environnement qui a été défaillant et auquel on s’adresse. Pour DW, le délinquant, lorsqu’il vole, ne désire pas seulement l’objet volé, il réclame à son père et à sa mère (ou à la société) des dommages et intérêts parce qu’il s’est senti privé de leur présence, de leur rôle et de leur amour.
À l’époque donc où il était devenu pédiatre-consultant, Winnicott entreprit, la même année, en 1923, une longue analyse personnelle, qui dura 10 ans, avec James Strachey, le traducteur anglais de Freud. D’après sa femme, Clare Winnicott, il aurait aimé faire une « tranche », une nouvelle période d’analyse, avec Mélanie Klein. Il fit, en fait, cette tranche d’analyse avec Joan Rivière, qui était une élève et amie de Mélanie Klein, pendant 5 ans, de 1933 à 1938. DW fit ensuite des supervisions, de 1935 à 1941, avec Mélanie Klein. On sait que celle-ci demanda à DW de prendre son fils Eric Klein en analyse, à la condition que cette analyse soit supervisée par elle. Winnicott, qui manifestait bien là son esprit d’indépendance, refusa. Il prit le fils de Mélanie Klein en analyse, mais, bien entendu, sans rapporter les séances à sa mère.
Par la suite, DW devint membre de la Société psychanalytique britannique en 1927, mais il ne rallia ni le groupe des kleiniens, ni celui des freudiens orthodoxes réunis autour d’Anna Freud. DW rejoindra le « Middle Group », un « troisième groupe » caractérisé par son éclectisme, sa tradition très britannique, plus empirique que dogmatique, un groupe qui refusa de s’inféoder aux deux groupes opposés des Kleiniens et des Anna Freudiens. À ce « Middle Group », appartenaient également, Michel et Alice Balint, Fairbairn, Marion Milner, Ella Sharpe et Masud Khan.
Dans un texte autobiographique rédigé en 1967, DW raconte qu’au début de son activité de pédiatre il avait « la plus grande difficulté à considérer le bébé comme un être humain » […] « Ce fût seulement grâce à l’analyse que j’ai pu, très progressivement, voir un bébé comme un être humain », écrit-il. « Avant j’en avais été absolument incapable. Ce fût le principal résultat de mes cinq premières années d’analyse » (« Sur DWW par DWW », 1967).
Ainsi, cette longue analyse personnelle que suivit Winnicott lui apporta, non seulement ce bénéfice essentiel, mais aussi la capacité « de voir l’enfant avec les yeux de l’adulte analysé, de l’adulte qui a retrouvé l’enfant en lui, avec sa vulnérabilité et sa créativité », comme l’a écrit André Green. Par ailleurs, en découvrant la théorie freudienne, telle qu’elle était, alors, enseignée, DW s’aperçut que l’on se référait essentiellement au complexe d’Œdipe et que l’on méconnaissait le développement précoce de l’enfant. « Pendant vingt ou trente ans, je fus un phénomène isolé, écrit-il. Il n’y avait alors aucun analyste qui fût également pédiatre. À cette époque, dans les années vingt, tout était centré sur le complexe d’Œdipe. L’analyse des psychonévroses conduisait l’analyste à revenir sans cesse sur les angoisses relevant du domaine de la vie pulsionnelle, dans la relation de l’enfant avec ses deux parents, vers l’âge de 4-5 ans. Pourtant, d’innombrables histoires de cas me montraient que les enfants qui avaient des troubles névrotiques, psychotiques, psychosomatiques ou antisociaux, avaient manifestés des difficultés dans leur développement affectif au cours de la toute première enfance et même au stade du nourrisson. Il y avait, quelque part, quelque chose qui n’allait pas. », écrit Winnicott.
Quelque chose n’allait donc pas dans la théorie et, pragmatique, DW décida que si la théorie ne collait pas avec la clinique, et bien, il fallait changer la théorie ! DW écrit, en 1967, ceci : « J’ai pensé en moi-même : je vais montrer que les enfants sont malades très précocement, et si la théorie ne colle pas avec ça, elle n’aura qu’à s’adapter et c’est tout. Et ça s’est passé comme ça ! » ( « Sur DWW par DWW »)
Cette double expérience du corps et de la psyché de l’enfant et aussi de l’enfant inscrit dans son environnement familial, apparaît clairement dans le titre d’un de ses ouvrages les plus connus : « De la pédiatrie à la psychanalyse » (« Through Paediatrics to Psycho-analysis », le titre est le même en anglais). Cependant, comme l’a remarqué J.-B. Pontalis, le titre de cet ouvrage est trompeur. Le parcours en effet se fait dans les deux sens. Le mouvement est d’aller et retour.
Les textes de Winnicott sont autant issus d’une pratique de la psychanalyse de l’adulte que de son expérience de consultant et de thérapeute d’enfants. La double source de cette inspiration apparaît en effet dans de nombreuses remarques qui peuvent apparaître comme contradictoires, parce qu’elles semblent opposer l’enfant observé à l’enfant reconstruit de la psychanalyse. DW écrit par exemple, en 1970, dans les premières pages de « Jeu et Réalité » : « Ma propre conception est issue de l’étude des bébés et des enfants. ». Cependant, en 1960, il écrivait : « Mon expérience m’a conduit à reconnaître que les patients dépendants ou profondément régressés peuvent en apprendre plus à l’analyste sur la première enfance, que ce qu’il peut tirer de l’observation directe du nourrisson. » (« Le processus de maturation de l’enfant », p. 116). Également en 1960, dans « La théorie de la relation parents-nourrissons » : « Ce n’est pas tant de l’observation directe des enfants que de l’étude du transfert dans la relation analytique, que l’on peut obtenir une idée claire sur ce qui se passe dans la petite enfance. Ce travail sur la dépendance infantile découle de l’étude des phénomènes de transfert et de contre-transfert propres à l’engagement du psychanalyste lorsqu’il s’occupe des cas limites ». « En étendant le travail de Freud au traitement des cas psychotiques limites, il nous est possible de reconstruire la dynamique de la petite enfance et de la dépendance infantile, et des soins maternels qui répondent à cette dépendance. » (« De la Pédiatrie à la Psychanalyse », p. 255-256). Et en 1955, « Il ne faut pas oublier que je décris des situations réelles de la petite enfance aussi bien que des situations analytiques » (« La position dépressive dans le développement affectif normal », in « De la Pédiatrie à la Psychanalyse », p. 155, note 1)
Il s’agit donc bien d’un parcours dans les deux sens.
Winnicott se réfère, ainsi, constamment à cette double expérience, celle de l’enfant réel observé dans les bras de sa mère et celle de l’enfant reconstruit dans la cure. Par delà la polémique entre l’enfant observé et l’enfant reconstruit par le psychanalyste, Winnicott propose, comme le fera également Serge Lebovici en France, une perspective synthétique et intégrative qui vise à articuler la temporalité du développement et la temporalité de l’après-coup, c’est à dire la temporalité de l’élaboration psychique où se construit le souvenir.
Bernard Golse, dans une préface récente, fait remarquer que « théoria », pour les Grecs, signifiait « contempler », ce qui noue de façon étroite l’acte d’observation et l’activité de théorisation. (« Le bébé, le psychanalyste, et la métaphore », Serge Lébovici, Présentation par Bernard Golse. Odile Jacob, 2002).
Qu’apportent de nouveau les points de vue développés par Winnicott, par rapport aux conceptions freudiennes ?
Winnicott s’est toujours considéré comme un analyste freudien. « Mes apports théoriques n’ont de valeur que comme prolongement de la théorie psychanalytique freudienne ordinaire », écrit DW dans une lettre à Harry Guntrip (« Lettres vives » p. 118) Cependant, s’il est resté fidèle aux grands concepts fondamentaux que sont l’inconscient, le transfert, le refoulement, l’Œdipe, il n’en reste pas moins que Winnicott, en élaborant une théorie personnelle fondée sur son expérience des consultations mères/bébés et en s’occupant des états limites, a été amené à s’éloigner de Freud sur de nombreux points.
Avec l’élaboration de sa propre théorisation, Winnicott n’aura plus pour seule référence la théorie des pulsions, telle que Freud l’a conçu et élaboré, depuis les « Trois Essais sur la théorie de la sexualité » (1905) jusqu’à l' « Abrégé de psychanalyse » (1938). En schématisant à l’extrême on peut considérer deux points de vue opposés, selon que l’on privilégie, avec Freud, la théorie des pulsions et le développement de la sexualité infantile ou bien la relation d’objet.
1) D’un côté, avec Freud, la pulsion sexuelle est considérée comme primaire, elle tire son origine de l’excitation des zones érogènes. C’est à la puberté que « le processus de la découverte de l’objet est achevé », écrit Freud dans « Les trois Essais », même si le processus avait été préparé depuis la première enfance. Les pulsions sont donc conçues comme endogènes et primaires. Le sein, objet partiel prépare la découverte ultérieure de l’objet total, la mère. Il n’y a pas de place, dans cette perspective, pour un amour d’objet primaire, indépendant des besoins d’auto-conservation (Daniel Widlöcher).
2) De l’autre côté, avec Winnicott, mais avant lui, avec Balint, Fairbairn, et Bowlby, l’amour de l’objet est considéré comme primaire. Michel et Alice Balint, les premiers, montrent qu’il existe, dès le début de la vie, une relation primaire mère/bébé, un premier amour d’objet, qui pour eux n’est lié à aucune zone érogène. La base biologique de cette relation d’objet primaire est l’interdépendance de la mère et l’enfant, c’est à dire l’unité duelle mère/bébé.
3) Par ailleurs, DW a été profondément influencé, comme tous ses collègues britanniques, par Mélanie Klein. Il n’appartiendra cependant jamais au groupe de ses élèves et il élaborera une interprétation personnelle de ses théories, en particulier en ce qui concerne la position dépressive.
DW appellera cette « position dépressive », « stade de la sollicitude » (stade du « concern ») ou de l’ « inquiétude » vis à vis de l’objet. Le terme « sollicitude » utilisé ici par DW décrit d’une façon positive un phénomène qui négativement se traduisait chez Mélanie Klein par « culpabilité ». La sollicitude résulte de la rencontre et de la fusion, dans l’esprit de l’enfant, de la mère-objet de la cruauté pulsionnelle primitive sans pitié du nourrisson et de la mère réelle qui donne les soins, de la mère-environnement. Lorsque la « position dépressive » ou de « sollicitude » est atteinte, il y a transformation de l’amour prédateur et sans compassion du nourrisson (la période « préruth » du départ de la vie), en un mouvement de compassion (« ruth »), c’est à dire d’inquiétude ou de sollicitude (« concern ») pour l’objet maternel. On est « concerné » par l’autre et l’acquisition de cette position permet la reconnaissance et le respect d’autrui. Certaines personnes n’ont jamais pu constituer en eux cette position, ou bien cette position peut momentanément disparaître, remarque DW.
D’autre part, la possibilité d’offrir un objet à la mère, de lui faire un cadeau, une offrande, apaise le sentiment de culpabilité de l’enfant et libère sa vie pulsionnelle. Cette conception est bien différente de celle de Freud. Pour Freud, l’accès à la tendresse résulte de l’inhibition du but de la pulsion, (« l’inhibition quant au but »). Pour Winnicott, le mouvement de don, le désir d’offrande est accompagné, de façon simultanée, par un mouvement de libération pulsionnelle, ce qui évite l’inhibition. « Les occasions de donner et de réparer la mère permettent, (donc), à l’enfant de vivre les pulsions du ça avec de plus en plus de hardiesse et libère sa vie pulsionnelle » (Denys Ribas, « DWW », p. 57).
« L’impact véritable de la pensée de DW reste encore à découvrir, et à déployer », remarque donc René Roussillon. Prenons, par exemple, l’article fondamental que Winnicott a consacré aux « objets transitionnels ». Ce travail a été présenté par DW à la Société Psychanalytique Britannique en 1951. Il a été traduit en français un peu plus tard, en 1959, dans le n° 5 de « La Psychanalyse », la revue de la Société Française de Psychanalyse, fondée par Lacan et Daniel Lagache. Une lettre de DW, publiée dans les « Lettres vives », précise à Victor Smirnoff la signification de certains termes, pour la traduction française. Une autre remercie Lacan d’avoir fait publier son article dans « La Psychanalyse ».
Cet article, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », publié en 1951, rend DW immédiatement célèbre. Il y décrit un type d’objet qui, même s’il n’avait pas échappé à l’attention des mères, n’avait reçu ni désignation, ni statut, dans la littérature analytique. DW invente le terme d’ « objet transitionnel » pour décrire le petit bout de chiffon, le petit bout de laine, le petit bout de couverture auquel le bébé et le petit enfant s’attache passionnément, dès le début de la vie, en même temps qu’il découvre la zone érogène orale et qu’il stimule cette zone avec son pouce ou une tétine. DW remarque que l’enfant s’attache avec passion à cet objet. Il éprouve pour lui une véritable addiction, il est « addicted », comme vis à vis d’une drogue. Cet attachement, pour DW, n’a rien à voir avec l’excitation orale et sa satisfaction.
1) Winnicott introduit les termes d’ « objets transitionnels » et de « phénomènes transitionnels » pour désigner cette « aire intermédiaire » qui se situe entre le pouce et le futur ours en peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet. L’espace transitionnel est une « troisième aire », c’est un espace qui se situe entre la réalité extérieure et la réalité interne, un espace paradoxal parce qu’il n’est ni dehors ni dedans. Mais, s’il n’est ni dehors, ni dedans, où est-il ? C’est précisément cela l’hypothèse de DW. Il s’agit de décrire un espace d’illusion, un espace paradoxal, intermédiaire, qui se situe entre la mère et le bébé, entre la réalité externe et interne, entre le subjectif et l’objectif. Winnicott dira entre le subjectivement conçu et l’objectivement perçu. Il s’agit donc là d’un paradoxe, d’un paradoxe qu’il faut accepter comme tel. « Il faut accepter qu’un paradoxe soit toléré et qu’on admette qu’il ne soit pas résolu, écrit DW. On peut résoudre le paradoxe si on fuit dans un fonctionnement intellectuel qui clive les choses, mais le prix payé est alors la perte de la valeur du paradoxe ». ( « Jeu et Réalité », p. 4).
2) D’autre part, DW va décrire un deuxième paradoxe fondamental, celui de l’objet trouvé/créé. Si le sein est placé par la mère, au lieu même, au temps même, où le bébé peut le créer, celui-ci vit une expérience d’illusion féconde, celle de se croire lui-même créateur du sein. Pour être créé, l’objet doit être aussi trouvé, c’est à dire placé là par la mère/environnement. « Au départ de la vie, écrit DW, la mère, par une adaptation qui est presque totale, permet à son bébé d’avoir l’illusion que son sein, à elle, est une partie de l’enfant lui-même. Le sein est pour ainsi dire sous le contrôle magique du bébé. Celui-ci fonde ses sentiments d’omnipotence sur cette expérience. » (J/R, p. 21) (« Un phénomène subjectif se développe chez le bébé, phénomène que nous appelons le sein de la mère. La mère place le sein juste là où l’enfant est prêt à le créer au bon moment »). Pour DW le mot « sein » inclut toute la technique du maternage, il n’est pas fait seulement de chair. Tout se passe donc comme si le sein était la création de l’enfant.
D’autre part, il n’y a jamais adéquation parfaite entre la présentation du sein par la mère et la recherche du sein par le bébé, car une adaptation parfaite, écrit DW, ressort de la magie, et « un objet dont le comportement serait parfait ne vaudrait pas plus qu’une hallucination ». Néanmoins, au début, l’adaptation doit être presque totale pour que cette capacité à vivre l’illusion soit possible. Grâce à cette illusion première l’enfant a le sentiment d’être le créateur de l’objet. DW écrit : « Les phénomènes transitionnels représentent les premiers stades de l’utilisation de l’illusion sans laquelle l’être humain n’accorde aucun sens à l’idée d’une relation avec l’objet ». Pour DW l’objet est donc d’abord subjectivement conçu avant d’être objectivement perçu. Le subjectif, l’affect est donc premier.
Serge Lebovici, dans une perspective assez proche écrira, en 1954, que « l’objet est investi avant d’être perçu ». Cette formule qui fera fortune annonce tout le courant ultérieur des travaux sur les interactions précoces, qui vont être alors considérées comme des préformes de la relation objectale. « C’est donc grâce à la capacité particulière de la mère de donner à son bébé des capacités suffisantes d’illusion, puis de le désillusionner progressivement, que le bébé se retirera de cet état d’illusion, à son rythme et selon ses capacités, afin de reconnaître l’existence de l’objet.
L’objet transitionnel, le bout de laine ou le chiffon que le bébé porte à sa bouche ou avec lequel il se caresse, prend donc racine dans une certaine qualité de cette expérience avec le sein, dont il est la reprise déplacée.
3) À l’époque de la parution de « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Lacan avait donc perçu toute l’importance de cet article pour une théorie du symbole et de la symbolisation. Cependant, la perspective déployée par Winnicott se situe dans un tout autre champ épistémologique. La théorie de la symbolisation, contenue dans cet article de DW, ne renvoie pas à un ordre symbolique préétabli ou à l’ordre du langage. La théorie de la symbolisation inhérente aux processus transitionnels n’est pas une théorie d’un ordre ou d’un état, c’est plutôt la théorie d’un processus, d’un mouvement, et non la théorisation d’une structure préétablie (René Roussillon, « Introduction » au livre d’Anne Clancier et de Jacqueline Kalmanovitch, « Le paradoxe de Winnicott »).
Un processus, donc. Dans « Jeu et Réalité », Winnicott parle d’un « voyage » qui conduit le petit enfant de la subjectivité à l’objectivité. (J/R, p. 14). « Le petit bout de couverture est ce que nous percevons de ce voyage qui marque la progression de l’enfant vers l’expérience vécue ». Winnicott cherche, en effet, à cerner les espaces psychiques à l’état naissant, il cherche à construire les expériences historiques qui permettent (ou au contraire entravent) la constitution des espaces internes, il cherche à construire les lieux psychiques où peuvent se localiser les phénomènes psychiques. Winnicott cherche, en effet, à définir une théorisation du monde psychique qui rende compte de l’émergence de la vie psychique, du psychisme en tant qu’il est vivant, processus, espace, création et créativité.
4) L’un des thèmes majeurs de DW, en effet, est celui de l’être, de l’être aux prises avec la question de son identité. Winnicott introduit la question de l’être dans la psychanalyse. Pour Winnicott, cet être est conçu, autant dans ses liens avec le passé (ce que Freud avait souligné), que défini par un advenir, un potentiel à accomplir, un « non-encore vécu à rendre présent à soi », écrit René Roussillon. La question de l’identité de l’être ou du sujet va être celle de son extraction et de son appropriation subjective. Le sujet, pour DW, est caractérisé par « ce potentiel de relation avec l’inconnu de soi, avec le non-advenu de soi ». Cette question d’un non-advenu de soi et de l’appropriation subjective, rejoint d’une certaine façon la fameuse formule freudienne des « Nouvelles Conférences » (1933), reprise par Lacan, celle du « Wo es War, soll Ich Werden », « là où était le ça, le moi, le moi-sujet, doit advenir », formule qui renvoie à la conquête de nouvelles parties du ça par le moi, au cours de la cure et à la théorie des pulsions.
Cette notion d’un « non-advenu de soi », sera, par ailleurs, développée dans un texte publié après la mort de DW, « La crainte de l’effondrement », un texte qui propose un profond renouvellement de la compréhension des états-limite, des états de souffrance identitaire-narcissique.
5) Introduire la question de l’être en psychanalyse, c’est poser la question des fondements de la psyché et aussi bien de la psychanalyse elle-même.
- La psyché suppose un monde interne représenté ou représentable, un monde inconscient régi par le fantasme. Elle suppose une conscience du sujet qui s’approprie ce qui se produit inconsciemment en lui. L’accent porte donc sur le devenir conscient et sur la secondarisation des processus primaires qui sont considérés, quant à eux, comme un mode de conservation des représentations infantiles.
- Ce que la clinique des états de souffrance narcissique révèle et ce que la clinique d’aujourd’hui met en évidence, « c’est que cette conception du fonctionnement psychique ne correspond qu’à des états particulièrement heureux et réussis de ce fonctionnement » (RR).
L’activité représentative inconsciente, en effet, ne va pas de soi. Elle est une production de la psyché qui ne peut se dérouler que si certaines conditions internes et externes sont réunies. La psyché n’est pas toute-puissante dans son processus représentatif, elle n’est pas d’emblée autonome. Elle dépend des conditions de l’environnement. Le modèle de l’activité représentative, avec Freud, s’appuyait sur le rêve qui pouvait soutenir l’illusion d’une capacité représentative auto-engendrée.
Aujourd’hui, l’exploration de zones non représentées de la psyché suppose un modèle différent, inventé par Winnicott, celui du jeu, qui est complémentaire du premier, et qui laisse apparaître ce que la symbolisation doit aux objets. Le jeu, le « playing », suppose un minimum d’objets animés. Il est lié à la présence d’un environnement facilitateur, d’un environnement qui « soutient », qui « maintient » le jeu. Le jeu implique la transitionnalité, il se déroule entre un dehors et un dedans, il mêle le « créé » intérieur et le « trouvé » extérieur. Le « squiggle » de Winnicott, le jeu du tracé construit à deux, dans les séances de psychothérapies, en est une application. Il existe, donc, une forme de symbolisation primaire qui ne se conçoit que grâce à l’activité transitionnelle, à cette « aire intermédiaire » qui se situe entre le dedans et le dehors. Ceci veut dire que cette première forme de symbolisation peut échouer, soit du fait du sujet lui-même, soit du fait des objets. L’activité de représentation et de symbolisation primaire est une activité intersubjective qui est subordonnée à certaines conditions de l’intersubjectivité (RR).
6) Cet être, qui va constituer plus tard le sujet, l’individu, Winnicott le conçoit donc, comme une émergence, une émergence qui tient compte de l’environnement.
« Au commencement, il est impossible de parler de l’individu sans parler de la mère, écrit DW, parce que, selon moi, la mère, ou la personne qui en tient lieu, est un objet subjectif - autrement dit elle n’a pas été objectivement perçue - et donc la manière dont elle se comporte fait partie intégrante du tout petit. » L’environnement, au début de la vie, fait donc partie intégrante de l’enfant et la notion d’identification primaire permet de cerner cette première expérience de l’être humain qui au départ de la vie a le sentiment de ne faire qu’un avec la mère. (« Jeu et Réalité », p. 111-112).
Pour Winnicott « aucun sentiment du soi ne peut s’édifier sans s’appuyer sur le sentiment d’être, sur le « sense of being ». « Ce sentiment d’être, écrit DW, est quelque chose d’antérieur à être-un-avec, parce qu’il n’y a encore rien eu d’autre que l’identité ». Dans un texte autobiographique, rédigé à la fin de sa vie, Winnicott explique qu’il est difficile pour un homme de mourir quand il n’a pas eu de fils pour lui survivre, (c’était son cas), lui fournissant donc, ainsi, la seule continuité que les hommes connaissent. Les femmes, elles, sont la continuité, de par les soins qu’elles donnent aux bébés. Cette discontinuité des hommes opposée à la continuité des femmes fait ici référence à la notion de « féminin pur », développée dans « Clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme », notion d’une identification primaire féminine transmise par la mère aux enfants des deux sexes. (« Jeu et Réalité », p. 118). Cette identification primaire permet d’accéder à la capacité d’être, qui est définie comme féminine, et qui est opposée à la capacité de faire qui relève du masculin. DW a cette formule : « After being, doing, and being done to. But first, being ». « Après être, faire et accepter qu’on agisse sur vous. Mais d’abord, être », écrit DW. La motion pulsionnelle est pour DW associée à l’élément masculin. La caractéristique de l’élément féminin, écrit DW, est l’identité, base sur laquelle s’édifie le sentiment du soi. (op. cit., p. 118).
7) Cet être, donc, Winnicott le conçoit comme un sujet qui se construit qui se déploie progressivement, selon une vectorisation qui le conduit de l’état de dépendance absolue, puis relative, vers une indépendance progressive. Ce cheminement vers l’indépendance comporte plusieurs étapes. De ce cheminement, j’évoquerai rapidement :
- La préoccupation maternelle primaire.
- Le rôle de miroir du visage de la mère.
- L’objet transitionnel, comme objet permettant un premier décollement de l’enfant et de sa mère.
- La capacité d’être seul, d’être seul en présence de quelqu’un.
- Le jeu de la spatule et l’utilisation de l’objet.
- La localisation de l’espace culturel et l’espace psychique du jeu.
- Je terminerai en évoquant, avec « la crainte de l’effondrement », les formes pathologiques des souffrances identitaires et narcissiques qui sont caractéristiques des états limites.
L’hypothèse fondamentale de Winnicott est donc la suivante : Un environnement suffisamment bon et adapté aux soins du bébé est nécessaire au développement de l’enfant. Tout le monde connaît le paradoxe de DW, affirmé devant ses collègues britanniques en 1943 : « Un bébé, ça n’existe pas ! ». Un bébé ça n’existe pas, en effet, sans une mère qui lui donne des soins. Avec cette affirmation, l’individu a cessé, pour Winnicott, d’être une unité pour être un ensemble environnement-individu : le couple nourricier. « Le centre de gravité de l’individu ne naît pas à partir de l’individu. Il se trouve dans l’ensemble environnement-individu », écrit DW (« L’angoisse liée à l’insécurité », 1952, in « De la pédiatrie à la psychanalyse ». Autrement dit, l’individu n’existe pas. Il n’existe qu’un individu en relation avec le monde extérieur.
1) Dès la naissance, l’enfant se trouve dans un environnement humain spécifique, marqué par l’état psychique très particulier de la mère, un état que DW appelle la préoccupation maternelle primaire. Cet état particulier, DW le décrit comme une « maladie normale », « un repli, une dissociation, presque un état schizoïde ». C’est en tout cas un état d’hypersensibilité qui permet à la mère d’utiliser toutes les ressources de son empathie pour s’adapter, pour s’ajuster aux tous premiers besoins de son bébé.
(Par la suite pourront se développer les processus interactifs, l’harmonisation des affects et l’accordage affectif, modal ou transmodal, décrit par Daniel Stern. Pour les spécialistes des interactions mère/bébé les mécanismes d’informations réciproques de la mère et du bébé sur l’état émotionnel de l’autre deviennent surtout opérationnels à partir du deuxième semestre de la vie, soit au moment où l’infans, qui est en deçà du langage, donc, accède à l’intersubjectivité, c’est-à-dire au vécu, à l’éprouvé de lui et de l’autre - B. Golse, 2002)
Pour Winnicott, si la mère fournit, au tout début de la vie, une assez bonne adaptation aux besoins de son bébé, si elle est suffisamment bonne, la ligne de vie de l’enfant est très peu perturbée par les réactions aux immixtions, (« impingments »), aux heurts de l’environnement. « Les carences maternelles provoquent des réactions aux heurts et ces réactions interrompent le « continuum » de l’enfant. Un excès de réaction n’engendre pas la frustration mais représente une « menace d’annihilation ». Ce vécu d’annihilation est selon DW, une angoisse primitive bien antérieure à toute angoisse, qui inclut le mot mort dans sa description ». (PP, p.1 72) Nous reprendrons cette perspective en évoquant les derniers travaux de DW sur « La crainte de l’effondrement ». Dans cette perspective, « la première organisation du moi provient du vécu des menaces d’annihilation qui n’entraînent pas d’annihilation véritable et dont on se remet chaque fois. Grâce à ces expériences la confiance dans la guérison conduit petit à petit le moi à faire face à la frustration », écrit DW. (PP, p.1 73).
2) Dans « Le rôle de miroir de la mère et de la famille », DW décrira le bain d’affect et le dialogue d’œil à œil qui unissent la mère et l’enfant. Le visage de la mère est le premier miroir. Que voit l’enfant dans le visage de se mère ? Il se voit. Mais la mère également se voit en regardant son bébé, qui la constitue comme mère. Le processus est en abîme. (S. Lebovici) Lors des défaillances maternelles, certains bébés, regardent anxieusement le visage de leur mère, comme l’adulte regarde le ciel pour savoir quel temps il fera. Ce sont des bébés-météo qui étudient anxieusement, sur le visage de leur mère, la carte de ses troubles de l’humeur. Cette description est à la base des travaux contemporains sur les effets des dépressions maternelles sur l’enfant, et de la description du « complexe de la mère morte » par André Green. La mère morte, ce n’est pas la mère absente qui va faire son marché trop longtemps ! C’est une mère qui est abîmée dans un deuil et qui, de ce fait, a désinvesti son bébé. La mère source de vitalité pour l’enfant devient, de ce fait, une figure atone, quasi inanimée. DW donne un exemple de la pathologie de ces bébés en évoquant les tableaux de Francis Bacon qui n’a cessé de peindre des visages humains déformés. DW écrit que Francis Bacon « se voit lui-même dans le visage de sa mère, mais avec une torsion, en lui ou en elle, qui nous rend fous, et lui, et nous ».
3) Dans son article sur « Les objets et les phénomènes transitionnels », que j’ai déjà longuement évoqué, DW décrira le premier décollement de l’enfant par rapport à sa mère grâce aux activités transitionnelles. « Ce n’est pas l’objet qui est transitionnel », écrira DW en 1970. « L’objet représente la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec sa mère, à l’état où il est en relation avec elle ».
4) Enfin, DW décrira la capacité d’être seul, cette capacité étant une acquisition, une aptitude synonyme de maturité affective. Il existe un temps où l’individu intériorise la mère, support du moi, et devient ainsi capable d’être seul, sans recourir à tout moment à la mère ou à son substitut. Avec le « Je suis », écrit DW, l’individu acquiert non seulement une forme mais aussi une vie. L’individu vulnérable ne peut atteindre ce stade que grâce à l’environnement protecteur qui le protège. Le « je suis seul » est une amplification du « je suis » qui dépend de la conscience qu’a le petit enfant de l’existence ininterrompue de la mère à laquelle on peut se fier. (PP, p. 209) ; Le paradoxe de DW est que la capacité d’être seul est basée sur l’expérience d’être seul en présence de quelqu’un. Si cette première expérience, d’avoir pu bénéficier d’un bon environnement maternel au départ de la vie, est insuffisante, la capacité d’être seul, de pouvoir donc vivre séparé, ne parviendra pas à se développer. (PP, p. 210)
5) Le jeu de la spatule. Winnicott s’est beaucoup intéressé aux bébés qui jouaient avec une spatule, un abaisse-langue brillant, qu’il posait devant eux, lorsqu’ils étaient sur les genoux de leur mère lors de ses consultations. Il s’est bientôt servi de cette « situation établie », de ce cadre (« a set situation »), pour observer le comportement des bébés et en tirer, dès 1941, certaines conséquences concernant leur fonctionnement mental. En observant cette situation DW distingue trois temps. L’enfant, d’abord hésite en regardant sa mère, puis il met la spatule dans sa bouche en la mordillant, il salive, enfin il jette la spatule à terre, autant de fois que la mère ou l’observateur la lui remet dans la main. L’enfant qui jette à terre la spatule est, pour DW, comme l’enfant à la bobine de Freud, un enfant qui « se débarrasse de sa mère extérieure et intérieure parce qu’elle a suscité son agressivité. Elle est expulsée comme la bobine et cependant elle peut être ramenée ». Cependant, DW ajoute quelque chose en plus. Par son geste, « l’enfant extériorise aussi une mère intérieure, dont il craint la perte, afin de se démontrer à lui-même que cette mère intérieure, représentée maintenant par le jouet sur le sol, n’a pas disparu de son monde intérieur et donc n’a pas été détruite par l’acte d’incorporation, qu’elle est encore bienveillante et veut bien que l’on joue avec elle ». (PP, p. 287) En décrivant ce comportement, DW souligne, un premier temps de retournement passif/actif, analogue à celui que Freud avait décrit avec l’enfant à la bobine. C’est dans l’expérience vécue de ce premier retournement que se matérialise le processus de fondement de l’espace psychique, de l’espace psychique du jeu qui se trouve ainsi trouvé/créé. C’est grâce à la capacité qu’a la mère de contenir l’enfant, d’être présente en s’abstenant de toute attitude rétorsive ou de retrait, que va se constituer l’espace du jeu et l’utilisation que l’enfant va pouvoir faire de l’objet. La non-rétorsion de la mère à l’amour prédateur de son bébé et à sa destructivité constitue, ainsi, un premier écran pare-excitation. L’absence de rétorsion de la mère ou de l’objet constitue un écran sur lequel vient buter la pulsion et se réfléchir. Ce thème sera plus tard repris dans le chapitre sur « L’utilisation de l’objet » dans « Jeu et Réalité ».
6) L’espace culturel. Pour mieux définir l’aire de jeu qui s’étend à toute la vie créatrice et à toute la vie culturelle de l’homme, DW s’est appuyé sur un vers du poète indien Rabindranah Tagore : « On the seashore of endless worlds, children play » (« Sur le rivage de mondes sans fin, des enfants jouent »). Quelle signification Winnicott donne-t-il à ce cours passage ? En bon freudien, DW interprète, d’abord, cette formule de façon classique. La mer et le rivage représentent un coït sans fin entre l’homme et la femme et l’enfant émerge de cette union. Les enfants sortent de la mer(e), avec et sans « e », comme Jonas de la baleine. L’enfant étant né, le rivage devient, il « est », le symbole du corps de la mère. La mère et le bébé vont apprendre à se connaître l’un l’autre. C’est en réfléchissant sur ce vers que DW comprit, écrit-il, que le jeu de l’enfant ne relevait ni de la réalité psychique intérieure, ni de la réalité extérieure. Mais si le jeu n’est ni dedans, ni dehors où est-il ? DW va le localiser dans un terrain commun qui existe au sein de la relation qui se crée entre l’enfant et sa mère. Lorsque l’enfant fait usage d’un objet transitionnel, nous assistons, écrit DW, à la fois au premier usage du symbole par l’enfant et à la première expérience de jeu. (« Jeu et Réalité », p. 134).
L’objet est un symbole de l’union du bébé et de la mère. Mais voilà aussitôt le paradoxe : l’utilisation d’un objet symbolise l’union de deux choses désormais séparées, le bébé et la mère, en un point, dans l’espace et dans le temps, où s’inaugure leur état de séparation.
Vous connaissez l’utilisation que DW a pu faire de cette perspective en l’appliquant au champ thérapeutique, avec le « squiggle », le jeu du tracé avec l’enfant. Vous connaissez, également, cette définition de la psychothérapie et de la psychanalyse, qui est pour DW « une forme très sophistiquée du jeu ». « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie à quoi a-t-on à faire ? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera, donc, que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. » Le jeu apparaît, donc, comme l’élément central de la thérapeutique analytique, il permet la mise en route des processus de symbolisation et de représentation.
Cette dimension de la subjectivité humaine, que nous avons évoquée, DW va la cerner au cour des souffrances identitaires et narcissiques qui caractérisent le états-limite. Ces états de souffrance narcissiques mettent en place des modalités de défense, le clivage notamment, pour juguler le retour catastrophique des expériences agonistiques qui leur sont sous-jacentes.
1) Dans « La crainte de l’effondrement », Winnicott a décrit les « agonies primitives », les expériences de mort psychique, les expériences d’anéantissement de la subjectivité, qui sont à l’origine d’un traumatisme primaire affectant les processus de symbolisation. Certains pans de la vie psychique ne sont pas, alors, représentés ou intégrés dans la subjectivité. Il faudra disposer d’un autre terme, le clivage, pour décrire leur situation topique dans le moi.
- « Ces agonies primitives sont sous-jacentes aux formes cliniques de la négativité et du négativisme » (RR). Elles alimentent d’une source inépuisable la destructivité, les formes d’anti-socialité et la culpabilité primaire qui leur est associée. « Les agonies hantent la vie du sujet quand elles cherchent à faire reconnaître leurs traces, quand elles cherchent à se rendre présentes au moi pour se faire représenter ».
- Cependant, ce « potentiel non-advenu d’être » possède aussi des potentialités créatives, s’il existe un environnement qui peut le prendre en compte. C’est ce qu’André Green appelle « la réserve de l’incréable ».
- Mais s’il ne se passe rien, ces potentialités d’être non-advenues restent « en souffrance » dans la psyché, comme l’on dit d’une lettre « en souffrance » qui n’a pas atteint son destinataire.
Un exemple saisissant, dans la littérature, est celui de Bartleby, le héros d’Herman Melville. Bartleby est un modeste employé qui s’enfonce de plus en plus dans la négativité et le refus de vivre, ne répondant aux questions qu’on lui pose, que par une seule formule : « I would préfer not to » (« J’aimerais mieux pas ! »), littéralement « Je préférerais ne pas ». Bartleby termine sa vie au Bureau des lettres mortes de Washington, des lettres restées en souffrance. « Messagères de vie, ces lettres courent à la mort », écrit Melville à la fin de sa nouvelle.
2) Je reprendrai ici une mise en perspective développée par René Roussillon dans son livre récent « Agonie, Clivage et Symbolisation ». Selon le modèle de la névrose inventé par Freud, le conflit actuel entre en résonance avec un conflit historique, lié à la sexualité infantile, conflit qui n’a pu être réglé à l’époque qu’à l’aide du refoulement. Cependant, « l’hystérique souffre de réminiscence ». Le refoulé reste actif et menace la subjectivité d’un retour des motions pulsionnelles refoulées et des représentations réminiscentes. Le moi menacé organise des défenses et des satisfactions substitutives que sont les symptômes. Le traumatisme historique a été refoulé et avec lui les représentations de désir qui s’y trouvaient impliquées. C’est pourquoi, ici, ce traumatisme peut être dit « secondaire ». En effet la situation subjective a été vécue, représentée puis « secondairement » refoulée. Un tel traumatisme s’oppose à ce que l’on peut décrire comme un « traumatisme primaire » qui, lui, affecte le processus de symbolisation.
En effet, le modèle de la névrose ne peut rendre compte de l’intégralité des souffrances narcissiques identitaires. Certains pans de la vie psychique ne sont pas refoulables parce qu’ils ne sont pas représentés ou intégrés dans la subjectivité. Il faudra donc disposer d’un autre terme, le clivage, pour décrire leur situation topique par rapport au moi. Lorsque domine la dialectique refoulement/retour du refoulé, retour représentatif du refoulé, l’analysant exprime par le langage ce qu’il n’arrive pas à accepter de lui et dont il sent la présence interne. En revanche, dans les états de souffrance narcissique, l’analysant vient faire reconnaître un pan de lui-même « qu’il ne sent pas ou qu’il ne voit pas ». Il demande, en quelque sorte, à l’analyste, d’être « le miroir du négatif de soi, le miroir de ce qui n’a pas été senti ni perçu de soi » (RR). Au transfert par déplacement qui caractérise les formes habituelles de la névrose de transfert, se substitue, donc, ici, une forme de transfert par retournement dans lequel le sujet vient faire vivre à l’analyste ce qu’il n’a pu vivre de son histoire et qui est resté clivé de ses possibilités d’intégration. La question qui apparaît, donc, ici est celle du non advenu de soi, plutôt que celle de la perte ou du deuil de l’objet. L’univers transférentiel est davantage sous la domination des questions liées à la négativité que face à celles de l’intégration et du lien.
R. Roussillon, à la suite de Winnicott, place au centre du vécu subjectif de ces états de souffrance identitaires et narcissique, une expérience de « terreur agonistique » inélaborée et contre laquelle l’ensemble de l’appareil psychique s’est construit. Winnicott parle d’ « agonies primitives », d’angoisses « impensables ». Wilfred Bion de « terreur sans nom ». René Roussillon « d’expériences agonistiques », dans son livre « Agonie, clivage et symbolisation ». « Agonie » est la traduction du mot anglais « agony » qui signifie une angoisse extrême, il y a le mot « mort » dans « agony », dit Winnicott. « Primitive Agonies », ou « agonies primitives » est traduit par « angoisses disséquantes », par Michel Gribinski dans la nouvelle traduction de « La crainte de l’effondrement ». Ces « expériences agonistiques » correspondent aux vécus catastrophiques du nourrisson au départ de la vie, lorsqu’il existe une faillite importante de l’environnement primaire. Cette description correspond au modèle de la construction d’une psyché sensible au facteur temps. Si la mère de l’enfant s’absente un temps X, l’enfant l’attendra sans trop de difficultés, pour un temps X+Y, l’angoisse va surgir, pour un temps X+Y+Z, l’angoisse agonistique, désorganisante, va le submerger.
Quel est le devenir intrasubjectif de ces expériences agonistiques ? La caractéristique essentielle est que le sujet s’est trouvé dans l’impossibilité de donner sens ou même de s’approprier une telle expérience, à laquelle il n’a pu « survivre » qu’à condition de se retirer de celle-ci, c’est à dire en se coupant de sa subjectivité. Se trouve ainsi formulé le paradoxe central de l’identité ainsi produit : pour continuer à se sentir être, le sujet a dû se retirer de lui-même et de son expérience vitale. D’un côté l’expérience a été vécue et donc elle a laissé des traces mnésiques de son éprouvé et en même temps, d’un autre côté, elle n’a pas été vécue et appropriée car elle n’a pas été représentée. (À la différence du clivage évoqué par Freud qui décrit la déchirure d’un moi écartelé entre deux chaînes représentatives incompatibles entre elles, ce clivage-là, déchire la subjectivité entre une partie représentée et une partie non représentable). Seule issue à cette situation en impasse, donc, première mesure de « survie » psychique, le sujet se retire de l’expérience traumatique primaire, il se retire et se coupe de sa subjectivité. Le moi se clive d’une expérience à la fois éprouvée et en même temps non représentée.
C’est dans « La crainte de l’effondrement », article paru après sa mort, en 1974, que Winnicott développe cette perspective. Dans cet article, DW : « soutient que la crainte clinique de l’effondrement est la crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé. » (p. 209). « Les patients qui souffrent d’une peur perpétuelle d’effondrement ont besoin qu’on leur dise que cet effondrement a déjà eu lieu ». « Il s’agit d’un fait que le patient porte lointainement caché dans l’inconscient. Mais l’inconscient, écrit DW, n’est pas ici l’inconscient refoulé de la névrose. Dans ce contexte singulier, l’inconscient veut dire que le moi est incapable d’intégrer quelque chose, de l’enclore. Le moi était trop immature. ». « Cela veut dire que l’épreuve initiale de l’agonie primitive ne peut se mettre au passé que si le moi a pu d’abord la recueillir dans l’expérience temporelle de son propre présent ». « Autrement dit, le patient doit continuer à chercher le détail du passé qui n’a pas encore été éprouvé. Il le cherche dans le futur, telle est l’allure que prend sa quête » (« La crainte de l’effondrement », Gallimard. p. 210). « L’effondrement, écrit DW, a pu avoir lieu vers les débuts de la vie. Le patient doit s’en souvenir, mais il n’est pas possible de se souvenir de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu, et cette chose du passé n’a pas encore eu lieu, parce que le patient n’était pas là, pour que ça ait lieu en lui. Dans ce cas la seule façon de se souvenir est que le patient fasse pour la première fois, dans le présent, c’est à dire dans le transfert, l’expérience de cette chose passée. Cette chose passée et à venir devient alors une question d’ici et de maintenant, éprouvée pour la première fois. C’est l’équivalent de la remémoration et ce dénouement est l’équivalent de la levée du refoulement qui survient dans l’analyse freudienne classique des patients névrosés », écrit Winnicott. (op. cit., p. 212).
Quel est le destin des traces mnésiques restées ainsi non symbolisées ? Les traces de ces expériences traumatiques primaires sont soumises à la contrainte de répétition. Elles vont régulièrement être réactivées et être hallucinatoirement réinvesties. Dans la mesure où le clivé n’est pas représenté, le clivé tendra à faire retour en acte, en employant diverses stratégies défensives, différentes modalités de liaison primaire non symboliques, qui spécifient les divers tableaux cliniques de ces pathologies identitaires-narcissiques. L’expérience agonistique se répète dans les agirs, les pathologies destructrices comme les toxicomanies, les anorexies, les perversions, les somatoses et jusqu’aux délires. Cette expérience d’une agonie primitive est une expérience qui peut être vécue au cours des cures par les patients limites, du fait de la régression et du transfert. Pour cela, l’analyste doit être capable d’analyser son contre-transfert et, grâce aux diverses faillites du cadre qui ne manquent pas de se produire (retard de l’analyste, absences diverses, vacances vécues comme des abandons etc.), il peut reconnaître qu’il a laissé se reproduire l’environnement défaillant dont le patient a antérieurement souffert. L’expérience agonistique est alors éprouvée dans le transfert, en réaction aux faillites et aux erreurs de l’analyste.
Voici un exemple d’une cure au cours de laquelle, une patiente a pu retrouver et élaborer ces terreurs agonistiques. [La vignette clinique qui rapportée ici au cours de la conférence a été supprimée de la présente publication pour des raisons déontologiques.] Ce tableau évoque, dans une certaine mesure, celui que décrit DW dans « La crainte de l’effondrement ». Les symptômes évoquent, ici, les menaces d’annihilation et les agonies décrites par DW, comme le « sentiment de tomber à jamais » et l’utilisation du « self-holding » comme défense. « C’est une erreur de considérer la psychose comme un effondrement, écrit DW, c’est une organisation défensive dirigée contre l’angoisse agonistique éprouvée au début de la vie ». Pour DW, l’angoisse d’anéantissement est primaire. Ce qu’observe la clinique ce sont les défenses organisées pour lutter contre l’angoisse de débordement et le vécu d’anéantissement.
- Dans ce type de pathologie, les traces clivées d’expériences traumatiques qui n’ont pas eu de lieu pour s’inscrire se retrouvent dans l’altération de la vie psychique et dans les symptômes de crainte d’effondrement.
- En même temps, ces traces clivées qui font retour portent l’espoir que la catastrophe puisse un jour être vécue. La cure va donner corps à cet espoir, en permettant au désespoir de s’éprouver.
- Les patients limites ont souvent besoin de retrouver ce désespoir en le faisant vivre par les deux protagonistes de la cure.
C’est le cas des transferts par retournement. Ces patients font alors vivre intensément leur désespoir à l’analyste et l’élaboration de la cure n’est possible que grâce à l’élaboration du transfert, et du contre-transfert. DW a donné quelques exemples éloquents de ces situations dans « La haine dans le contre-transfert ». (Exemple du « healing dream », du rêve d’élaboration contre-transférentielle de DW, qui survient au cours de la cure, dans lequel celui-ci ne ressent plus la partie droite de son corps, celle précisément qui faisait face à une patiente, « qui n’avait pas de corps » et qui déniait tout affect).
Winnicott a proposé une théorie du cadre, conçu comme un lieu de symbolisation, non seulement du fait du travail de déconstruction-reconstruction qui est propre à l’analyse, mais du fait du lien étroit et intime qui se noue entre deux psychismes, celui de l’analyste et du patient. Cette « intimité psychique partagée », analogue à celle que la mère et l’enfant vivent en commun, permet de retrouver, au cours du travail analytique, le cadre maternel du holding. Le contre-transfert de l’analyste, son empathie, ses capacités à ressentir les éprouvés du patients, sa capacité à fantasmer et à rêver en séance, ou à régresser sur le plan topique avec son patient, (la « chimère » de De M’Uzan), l’amènent à vivre des états proches de ceux qui sont vécus par la mère, lors de sa « capacité de rêverie ».
Dans les situations de régression propres aux cures de patients limites, ou d’états accrus de dépendance, Winnicott proposait certains aménagements du cadre : des séances parfois plus longues, une présence de l’analyste marquée par l’absence d’interprétations intrusives qui pourraient reproduire ici les empiétements de l’environnement primaire. Un plaid et de l’eau étaient chez Winnicott à la disposition du patient. Cet aménagement de la cure était donc conçu, pour DW, comme une nouvelle adaptation de l’environnement, la faillite de l’environnement primaire étant considérée comme responsable des distorsions survenues dans le développement du patient. « Si un malade régressé a besoin de quiétude, écrit Winnicott, on ne peut rien faire hormis la lui donner. Si on ne répond pas à ce besoin, on reproduit simplement la carence de l’environnement qui a arrêté le processus de croissance du self. La capacité de l’individu à désirer s’est trouvée alors entravée et nous assistons à la réapparition du sentiment de futilité (propre au faux-self) ». (PP, p. 142). Pour Winnicott, « le divan et les coussins sont là pour que le patient s’en serve. Ils apparaissent dans les associations et les rêves. Ils représentent le corps de l’analyste, ses seins, ses bras, ses mains. Dans la mesure où le patient a régressé, écrit DW, le divan c’est l’analyste, les coussins sont les seins, l’analyste est la mère à une certaine période du passé ». (PP, p. 141) « Pour le névrosé, le divan et le confort peuvent être le symbole de l’amour maternel. Pour le psychotique il serait plus exact de dire que les choses sont l’expression physique de l’amour de l’analyste. Le divan est le giron de l’analyste ou son ventre, et la chaleur est la chaleur vivante du corps de l’analyste. » Seule la régression, au cours du processus permet, en effet, pour Winnicott, d’atteindre le noyau du self et de promouvoir un véritable changement dans la cure.
Ainsi, pour DW, le cadre de la cure s’apparente à la scène des soins maternels. Le cadre thérapeutique permet la construction de l’originaire au cours du processus analytique. Cette perspective implique un profond renouvellement de la fonction analytique elle-même. DW avait une profonde confiance en la nature humaine et dans le processus de développement. Pour lui la psychanalyse était un art, un art qu’il comparait à l’art du musicien. Il comparait sa position à celle d’un violoncelliste qui travaille sa technique avec acharnement, puis, qui, étant parvenu à la maîtriser, serait enfin capable de faire de la musique.
Pour conclure, je voudrais vous lire quelques vers d’un poème que Winnicott a adressé à son beau-frère, à l’âge de 67 ans, en faisant référence à l’arbre de la maison de son enfance dans lequel il aimait faire ses devoirs. Ce poème s’appelle « The Tree » (« L’arbre ») :
Ma mère sous l’arbre pleure, pleure, pleure
C’est ainsi que je l’ai connue
Un jour étendu sur ses genoux
Comme aujourd’hui dans l’arbre mort
J’ai appris à la faire sourire
À arrêter ses larmes
À abolir sa culpabilité
À guérir sa mort intérieure
La ranimer me faisait vivre.
Ceux qui connaissent le célèbre article de Harry Guntrip, qui évoque son analyse avec Winnicott, reconnaîtrons quelques analogies entre ce qui est mis en scène par ce poème et la représentation du traumatisme qui avait poursuivi Guntrip durant toute sa vie. On peut, également évoquer ici le « complexe de la mère morte » qu’a développé André Green. Quoiqu’il en soit, Winnicott, dans ce poème, semble retrouver en lui les traces précoces d’une dépression maternelle. Il n’est pas indifférent de rapprocher le deuxième prénom de Winnicott, Donald WOODS Winnicott, Woods étant le nom de jeune fille de sa mère, du titre du poème « The Tree ». Le patronyme du grand-père maternel, donc, surdétermine l’image de l’arbre mort. Ainsi ce poème, qui vint tardivement à l’esprit de Winnicott, semble traduire les préoccupations centrales de son œuvre. Pour un développement sain, il n’est pas seulement nécessaire d’être entouré par une mère suffisamment bonne et par un holding satisfaisant, il est également nécessaire d’avoir pu intégrer l’absence de la mère.
Conférence d’introduction
à la psychanalyse de l’adulte,
10 octobre 2002
Références
Anne Clancier et de Jacqueline Kalmanovitch ,« Le paradoxe de Winnicott » Explorations psychanalytiques 2000.
Serge Lebovici « Le bébé, le psychanalyste, et la métaphore ». Présentation par Bernard Golse. Odile Jacob 2002.
Serge Lebovici, « Le Nourrisson, la mère et le psychanalyste ». Le Centurion, 1983.
Jean-François Rabain, « La mère et l’enfant dans la cure ». Revue Française de Psychanalyse, No 3/1994 (p. 839-854).
Denys Ribas, « Donald Wood Winnicott ». Puf, 2000.
René Roussillon, « Paradoxes et états limites de la psychanalyse ». Puf, 1991.
René Roussillon, « Agonie, Clivage et Symbolisation ». Puf, 1999.
René Roussillon, « Introduction » au livre d’Anne Clancier et de Jacqueline Kalmanovitch, « Le paradoxe de Winnicott », 1999.
D. W. Winnicott « De la pédiatrie à la psychanalyse », Payot.
D. W Winnicott « Jeu et réalité », Gallimard, 1975.
D. W. Winnicott « Lettres vives », Gallimard, 1989.
D. W. Winnicott « Processus de maturation chez l’enfant », Payot, 1989.
D. W. Winnicott "La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques », Gallimard, 2000.
« L’ARC ». “D.W. Winnicott”. No 69, 1977.