La patate chaude est un jeu courant dans les communautés d’enfants et d’adolescents ; il consiste à se passer de l’un à l’autre, en allant le plus vite possible, une patate sortie des cendres sans se brûler, ni la faire tomber, ce qui exclurait automatiquement le joueur fautif.
Commençons par une métaphore : celle d’une soirée de fête familiale, anniversaire, mariage ou autre. Une salle a été louée pour la circonstance, il y a un buffet, l’orchestre joue, on danse. Pour accueillir les invités et garder la porte vis à vis des intrusions gênantes, un huissier a été posté à l’entrée de la salle, avec pour mission de ne laisser entrer que les personnes munies d’un emblème ou de tout autre signe de reconnaissance « syntone au moi ». Certains invités ont des drôles de têtes, mais enfin, ils appartiennent quand même à la famille, on ne les refoulera pas. D’autres viennent déguisés, ce sont les symptômes, et pour la plupart, en payant tribut d’entrée, ils réussiront à franchir le barrage, immobilisant au besoin pendant un temps plus ou moins long l’huissier et une partie des invités venus en renfort. Mais voilà que surgit un peu plus tard la branche honnie de la famille, celle par qui le malheur et la honte arrivent, les cousins ou oncles fraudeurs, ruinés, incestueux, ceux à qui on avait très délibérément caché la soirée et qui viennent quand même ! A ceux-là nul accès à la fête n’est pensable ; mieux encore, on restera sourds à leurs appels, à leurs cris, même aux jets de pierre dans les fenêtres auxquels ils vont se livrer depuis la rue. Ils n’existent littéralement pas. On sera prêt au besoin, pour assurer une étanchéité qu’on voudrait à toute épreuve, à pousser les meubles devant les fenêtres, et même à ouvrir une cloison mobile, quitte à ce qu’elle rétrécisse la pièce et la sépare en deux parties, pourvu qu’elles puissent s’ignorer l’une l’autre. La fête continuera, dans cet organisation topique particulière, en dépit -ou plutôt en déni- des perturbateurs- visiteurs- fantômes indésirables du moi.
On aura reconnu dans cette métaphore, déjà citée par Freud à propos du refoulement mais développée et prolongée ici, l’opposition entre le refoulement et ses compromis d’un côté, et le déni- avec son corollaire habituel, le clivage du moi, et la dualité a-conflictuelle qui en résulte.
Dans ce dernier cas, ce n’est plus le (les) désirs qui sont interdits, c’est ce qui vient du dehors qui est intolérable, la relation de frontière entre dedans/dehors est en crise et avec elle ce qui deviendra dans la théorie freudienne les pathologies du Moi (pathologies du contenant et non plus des contenus fantasmatiques pathogènes), que Freud va mettre au centre de sa réflexion métapsychologique à partir de 1920. Le modèle du fonctionnement psychique dit de « La double limite » d’A. Green décrit bien ces enjeux.
Illustrons à présent cette double polarité du « non » psychique, du refoulement au déni.
Gabriel
G. : « J’ai fait presque 25 km avec mon fils sur les épaules, hier. Une ballade dans Paris, tous les deux. Paris c’est mes racines, maintenant que j’ai quitté Israël et que je voyage dans le monde entier pour mon boulot. À mon retour de Montréal, j’ai été au cinéma, j’ai vu Aprile de Nani Moretti.
Moretti, c’est beaucoup mieux que Woody Allen. Les deux sont aussi narcissiques l’un que l’autre, mais Moretti… ah la scène du scooter dans Rome, et celle de la partie de Waterpolo dans Palomba Rossa ! Comment dire, c’est plus frais, plus enfant, plus tourné vers la vie.
C’est vrai que l’américain parle plus de sa famille, de ses parents dans ses films… C’est peut-être là, leur différence ? C’est comme si Allen devait porter toute la souffrance du monde, non seulement sa névrose bien sûr, mais aussi celle des générations précédentes. Je ne supporte plus d’aller voir ses films, il a trop de complaisance à fouiller ses entrailles.
[Un silence]
Mon père m’a téléphoné hier, il doit partir à la retraite bientôt, et c’est une véritable débâcle de souffrances et de lamentations. La sinistrose. Cette fois-ci, je ne me suis pas laissé faire. Je l’ai vertement renvoyé à sa plainte, là, je ne l’ai pas raté, je vous assure…
Je comprends pourquoi j’ai quitté si tôt mes parents, à 18 ans, sans retour ; c’était un duo de lamentations permanent ces deux là ; comme une seule voix… Et pourtant je suis redevable à mon père de son opiniâtreté, de son acharnement au travail. Ma mère est née en Israël, elle est Sabra. Lui est né en Pologne, à B., ses parents sont venus en Israël parmi les premiers pionniers, avant l’Holocauste, par croyance, enfin, disons par idéologie. Des pionniers quoi, mais incroyants.
Mon père a toujours été très critique vis à vis d’Israël, il a entrainé ma mère avec lui. Pas par politique, même pas, non, il est négatif et critique vis à vis de tout, de tout savoir, de toute croyance. Personne ni rien ne trouve grâce à ses yeux.
Et ça, c’est dur à vivre au quotidien, ce décapage-là.
C’est étrange quand même d’être aussi accroché au malheur…Enfin, oui, il y avait eu cette histoire, qu’on m’a racontée un jour : parait-il que son père avait épousé ma grand-mère pour sa fortune, pas par amour. Une des plus riches familles de B. parait-il. Il est reparti un jour après leur installation en Israël, et n’a plus donné de ses nouvelles depuis.
L’analyste : « Alors au fond, votre père, c’est ce procès-là, celui de son propre père qu’il vous a transmis ? Procès, ou quête d’amour constamment déçue. »
Nous sommes là devant de la transmission intergénérationnelle aisément symbolisable, l’analyste n’a qu’un mot à dire pour que G. poursuive sa route. A travers sa rupture avec sa famille, son exil volontaire, son orientation professionnelle si opposée à l’humanisme de son père - les choix professionnels qu’il a fait le conduisent aujourd’hui, après une révolte adolescente disons de bon aloi, vers des hautes technologies assez hermétiques aux non spécialistes -, G. a pu, par le biais d’un travail identificatoire singulier, faire quelque chose de ce qui lui a été transmis, le symboliser pour son propre compte, et s’approprier subjectivement ce qui était mémoire collective.
Tous n’ont pas cette chance, ni ces possibilités de symbolisation, comme on va le voir dans la vignette suivante.
Mathieu
Je résumerai ici en une seule phrase, assez vertigineuse, l’histoire de Mathieu :
« Ce à quoi il ne doit pas penser, même s’il n’y pense pas, c’est constamment à ça que je pense qu’il pense » me dit un jour la mère de cet adolescent aux rituels de lavages nocturnes incoercibles. Ceux-ci se déroulaient en effet dans la salle de bains où, bien des années auparavant, avait eu lieu un crime passionnel particulièrement atroce. Contre toute évidence, un silence opaque en avait soigneusement dissimulé circonstances et conséquences jusqu’à ce que les symptômes obsessionnels d’un des enfants n’entrainent le retour de l’intolérable : dès lors, chaque action insolite, sinon chaque pensée de Mathieu, était interprétée par sa mère comme réactivation de la scène traumatique déniée. La lutte pour l’appropriation subjectivante de l’histoire à laquelle procède tout adolescent était bien compromise par une telle prédiction parentale en forme – violente- d’interdit de penser.
L’histoire de Mathieu était exemplaire à cet égard de ce que divers auteurs (H. Faimberg, R. Cahn notamment) ont qualifié de télescopage des générations ou d’identification aliénante.
Je ne reprendrai pas ici l’abondant matériel clinique déjà publié dans deux ouvrages collectifs sur « Le Négatif » et « La question psychotique à l’adolescence », pour son caractère assez exemplaire des questions auxquelles confrontent les décompensations sévères de l’adolescence. Elles obligent bien souvent l’analyste qui s’y risque à rencontrer la famille et ses diverses distorsions plus ou moins pathogènes.
Ainsi se constitua pour moi, au cours d’un travail d’une vingtaine d’années avec des adolescents pris en charge dans un hôpital de jour parisien1, un « album de famille » assez particulier, des plus nourris en secrets de famille inavouables et en situations complexes tout aussi inassimilables pour la psyché. Ceci au point de me trouver un temps « pris » par le transgénérationnel, cette thématique ayant d’ailleurs pu apparaitre dans certains travaux français comme une véritable idée fixe confinant à la « folie du sens ». Ce n’est qu’au fil des ans que le travail simultané de théorisation et d’autoanalyse m’ont permis de mieux dégager, cerner les enjeux théorico-cliniques tout à fait fondamentaux qui s’y engageaient, et que je développerai plus loin.
Entre ces deux vignettes cliniques extrêmes, va se déployer le champ du transgénérationnel. J’ai tenté de montrer avec l’exemple de Léa (RFP 1/2000) comment la question - qui est celle du trauma - surgit dans la pratique analytique la plus quotidienne, question d’autant plus cruciale qu’une dérive guette aujourd’hui la psychanalyse, évolution de la culture aidant: celle de la réalité, comme telle, du traumatisme psychique, qu’il s’agisse de maltraitance, d’inceste ou autres.
Il n’est pas rare en effet de constater de nos jours deux faits :
D’une part l’extension d’une véritable position idéologique de l’enfance maltraitée dans la culture comme dans nombre de lieux de soins, et simultanément, le recours dans certains travaux contemporains, à une théorie développementale « molle »: la mère insuffisamment bonne, l’environnement mal adapté aux besoins du bébé y deviennent la cause de tous les maux psychiques, ruptures du développement à l’adolescence compris. Plus d’après-coup ni d’hétérogénéité des registres psychiques dès lors, pour ne pas même parler des aléas complexes du désir, mais une pathologie transgénérationnelle réduite à la transmission de la faute, partout où il y a échec dans la constitution d’un roman des origines, échec à l’appropriation historicisante du corps et de l’histoire événementielle (M. Enriquez) - ce qui est tout autre chose - .
L’adolescence : un temps de la génération
L’adolescence m’apparait occuper dans la question du transgénérationnel une place privilégiée, et ceci pour plusieurs raisons:
- en tant qu’elle est une problématique de la marge et des limites, dans un espace psychique élargi où l’objet externe retrouve toute l’importance de passeur et la fonction objectalisante qui fut la sienne au temps mythique du narcissisme primaire,
- en tant qu’elle est chaos ou télescopage mêlant castration et néantisation, réactivation à vif des désirs incestueux et parricides œdipiens, en même temps que résurgence de la problématique identitaire et narcissique,
- en tant qu’elle est enfin double intégration du corps et du code, chiasme des temporalités psychiques et des générations,
- l’adolescence, c’est le temps de l’étrange de la sexualité pubertaire et le temps de l’opposé.
- on sait qu’à la manière dont s’opèrent les mues dans le règne animal, il faut aux adolescents, pour trouver le temps de changer de peau, une protection, cocon ou carapace, qui est bien souvent le “non” décliné sous toutes ses formes, celle du retrait, celle de l’opposition, ou encore celle de la rupture.
Les symptômes cliniques de cette étrangeté à eux-mêmes - changeants, variables, kaléidoscopiques, voire contradictoires - ne donnent à eux seuls que peu d’indications sur la donnée majeure : le degré de profondeur de cette rupture avec le monde et avec eux-mêmes, plus encore, c’est le silence symptomatique d’une adolescence muette qui pourrait inquiéter le clinicien :
-
- les parents n’ont pas la tâche facile: mis eux même en crise, ils doivent répondre sans se déprimer, et éviter aussi bien la connivence complice que le rejet envieux
- c’est aussi le cas pour le thérapeute, qui devra savoir aider l’adolescent à faire appel sans se démettre de sa place, accepter de ne pas savoir ni comprendre, et pour autant savoir « garder le cap ».
Mais cette double intégration, celle du corps sexué, et celle du code par où l’adolescent en devenir d’adulte va trouver sa place dans la société et l’ordre des générations peut voler en éclat sous le coup de boutoir du débordement traumatique lié à l’excitation interne, le devenir de cette actualité traumatique dépendant de façon majeure de ce qui s’est joué au temps primaire de l’indistinction sujet - objet et du processus de subjectivation, bref, aux conditions de la symbolisation. A l’adolescence, si le déclencheur est toujours l’œdipe, la charge de rupture étant dans la dimension pulsionnelle de la crise. Mais la suite va embrayer très vite sur la ligne narcissique, l’équilibre narcissico-objectal, et l’identité.
Or l’expérience clinique nous montre que les adolescents peuvent se trouver dans la situation d’avoir à élaborer ces pulsions en excès, ce trop de sensorialité, ces images parentales redevenant excitantes, cette crise narcissique enfin, à partir d’un « manque à signifier ». Je désigne par là une négativité particulière de l’environnement familial actuel qui, par son trop d’empiètement ou par son pas assez d’investissement, entretiendra une crise dont il est étroitement partie prenante. Mais aussi et surtout, ce qui, sous-jacent à cette crise et comme révélée par elle, procède de télescopages entre les générations, court-circuitant le temps et la différence des générations, et partant, les possibilités de mise en sens de la rupture adolescente.
On peut dire que le temps de l’adolescence, temps génératif, rencontre le temps de l’adulte, dans un processus historicisant de mise en crise réciproque entre les générations.
Mais ce temps des générations, qui est normalement temps de transmission et de transformation du transmis entre les générations temps généalogique donc dans son principe, peut devenir, non plus transmission entre les générations, mais « télescopage des générations ».
À cette question, deux vertex :
-
- Du point de vue des parents,
Une fonction parentale « suffisamment bonne » assure la transmission des interdits et l’induction – au sens magnétique – d’une activité psychique assurant la “vectorisation ” pulsionnelle. Ici, au contraire, elle ne se fait plus alors sous le régime d’un refoulement secondaire souple, soumis aux prescriptions de l’interdit surmoïque œdipien et donc d’identifications secondaires post œdipiennes, mais dans le déni-clivage et les identifications aliénantes.
- Du point de vue des parents,
-
- Du point de vue du sujet,
L’histoire de tout sujet, remise en crise à l’adolescence, se fonde sur le projet et le fantasme que ses géniteurs avaient organisé dès, ou avant même, sa conception, et qui le fait porteur d’un projet hérité du narcissisme parental qu’il a vocation de réaliser. Mais si ces inscriptions premières indiquent un certain parcours, qu’il aura ensuite loisir de varier et de subjectiver au gré de sa dynamique pulsionnelle propre, la place particulière qui lui sera dans certains cas désignée à priori dans la psyché familiale peut être non pas signe transmis, “indication”, prénom, marque corporelle ouverte à la métaphore et à la représentation, mais assujettissement au sens le plus fort.
- Du point de vue du sujet,
Au lieu d’une temporalité différentielle, où chacun trouverait sa place et son identité singulière, vont alors se produire engrènements et non-différenciation entre générations.
Les travaux de R. Cahn sur la subjectivation, ceux de Piera Aulagnier sur le porte-parole, le processus identificatoire, et la rencontre à valeur identifiante entre un fantasme inconscient et un événement réel, les écrits de M. Enriquez (“le délire en héritage”, “incidence du délire parental sur la descendance”) en particulier, ont remarquablement montré l’impact du dénié chez l’un des parents sur l’activité de pensée et de théorisation -des origines en particulier- chez le descendant.
Pris entre l’actuel et l’archaïque, l’adolescent a besoin d’organisateurs symboliques (parents ou substituts) pour l’aider à constituer un espace de subjectivité. Certaines aliénations en révèlent la carence, la fantasmatisation individuelle se voyant alors remplacée - la clinique du secret familial en est remplie - par les dénis d’existence ou de signification les plus divers (M. Enriquez, Cahn, Penot), par l’utilisation narcissique d’un enfant au profit de l’un de ses ascendants, par l’appropriation ou l’intrusion dans la psyché de l’autre (Faimberg) aboutissant à une adaptation servile de l’enfant aux besoins du parent. De ceci, Ferenczi avait fait le premier, dans les repères et les concepts de l’époque, la description théorique.
Je ne m’étendrai pas ici sur les « effets d’emprise » de telles identifications aliénantes sur les équipes et les thérapeutes : elles sont la dynamique même du processus.
Les répétitions transgénérationnelles
I.
Quelle serait, schématiquement résumée, la logique sous-jacente aux répétitions aux transgénérationnelles ? ce qui se transmet dans ces répétitions n’est autre que ce qui reste en souffrance dans le processus même de transmission (R. Kaës) aboutissant à un dépôt du négatif, contenu brut, non pensé, passant sans transformation, de génération en génération: “un paquet bien ficelé balancé d’une génération à l’autre”, disait une de mes patientes, avec interdiction expresse de l’ouvrir “circulez, il n’y a rien à voir”. La patate chaude…
Les moyens en seront l’engrènement à l’identique, la disqualification, l’emprise, la séduction narcissique, les stratégies antœdipiennes et l’incestuel sous toutes ses formes, bien décrites par Racamier et son école. Avec, sous-jacentes les identifications aliénantes, narcissiques, projectives ou vampiriques dont on retrouvera les effets sur le transfert et le contretransfert. Le concept d’identification projective serait ici pertinent, et en même temps singulièrement réducteur.
II.
Dans un travail de 1993, « Devenir soi-même »2, j’avais avancé l’idée que les interprétations-constructions intergénérationnelles allaient « tendre alors à introduire du différent, de l’altérité, de la relation entre appareils psychiques, là où il y a du même en action. Remettre en jeu, en discours, entre les diverses générations, ce qui, demeuré hors refoulement, reste néanmoins – ou d’autant plus - répétitif et agissant. Là où l’activité de rêverie parentale n’aura pas été capable de parler un passé, comme un à-venir par principe imprévisible, l’interprétation intergénérationnelle et l’espace de jeu qu’elle permet viendrait en somme s’offrir en tant que support au fantasme singulier, par le biais d’une sorte de récit légendaire ou mythique à partir duquel se relancera le processus d’historicisation singulier ». Raconter des histoires en somme qui permettent de réintroduire la transitionnalité.
Il me faut être plus précis et reprendre ici un débat contemporain essentiel pour la psychanalyse, celui des divers registres de la symbolisation, qui ne saurait se résumer à la représentation de mot : une telle « structure narrative », d’autant plus attirante pour le thérapeute qu’il y a eu déni ou secret « à mettre en mots », ne serait rien en effet sans l’impact, essentiel pour l’efficacité de cette symbolisation langagière, de l’intense engagement affectif, corporel, perceptif fourni par la situation thérapeutique, qu’elle soit individuelle ou groupale, qu’il s’agisse de consultations analytiques espacées ou d’une thérapie analytique familiale plus codifiée. Il suffit pour s’en convaincre de lire avec soin les protocoles de séances ou récits de cure rapportés à l’appui du Générationnel.
Force est de passer en effet ici par d’autres registres psychiques que ceux de la symbolisation secondaire dans le langage. Le corps, la perception, la sensorialité, ces exclus de principe par le dispositif de la cure “classique”, deviennent les points d’appui de l’analyste pour tenter de redonner à ces patients en souffrance identitaire narcissique une enveloppe psychique et un accès à ces excitations mal pulsionnalisées et volontiers clivées, de dramatiser en quelque sorte, tout comme en psychodrame, ces registres archaïques de la souffrance narcissique qui débordent - ou échappent - au champ du langage verbal.
Les registres psychiques mobilisés et actifs ici relèvent alors non pas tant du méconnu refoulé et des représentations de mot, que des traces mnésiques perceptives et des représentations de chose, du matériau psychique dénié-clivé ou faisant irruption sous une forme insuffisamment déplacée-décondensée dans le langage. C’est à partir de ces figurabilités issues des traces mnésiques perceptives, survenant dans un espace psychique intermédiaire ou transitionnel, que le travail de rêverie, en même temps singulier et collectif, va favoriser une sorte de tissage incessant des psychés et des régimes psychiques, véritable navette faisant le va et vient entre les protagonistes et les divers registres psychiques.
Les enjeux métapsychologiques du transgénérationnel
Une première remarque : Comme toute réflexion et toute théorisation sur le traumatisme, l’évènement et l’histoire “réelle”, l’argument transgénérationnel expose à un risque qu’il ne faut pas sous-estimer : ce qui se veut, comme on vient de le dire, processus de relance pour la métaphore visant à transformer, dans les cas heureux, les conditions et les modalités du fonctionnement psychique des divers protagonistes engagés dans une répétition pathologique à plusieurs générations peut devenir procédure : celle d’un procès accusant les parents, ou d’une enquête plus ou moins policière menée à la recherche d’une causalité clairement assignable, hypothèse étiologique linéaire visant à rendre compte de telle ou telle organisation psychopathologique actuelle.
Une telle réduction des questions sur l’origine, si elle devenait une nouvelle “clé prêt-à-porter de la pensée” pour toute analyse qui stagne par exemple, aboutirait, de fait, à l’extinction de la démarche analytique elle-même. Le sort fait dans un passé récent aux travaux originaux de Torok et Abraham sur la crypte en fournit un exemple remarquable : dans la suite de leurs travaux (1968-1974), les divans parisiens se peuplèrent rapidement de patients cryptophores – lieu de l’innommable –, de deuils non faits et des revenants les plus divers…
Mais cette curiosité pour un originaire trop excitant ne suffit pas à rendre compte du succès du transgénérationnel dans la théorisation française des vingt dernières années, l’enjeu fondamental du débat est ailleurs. Il faut savoir que les travaux sur le transgénérationnel ont fait florès dans les années 70-90 en France. Loin de témoigner d’une simple « fascination » pour des situations psychopathologiques singulières dont le pouvoir excitant aurait « produit » des adeptes de la crypte ou du fantôme, ils posaient à leur manière la question des bornes ou confins de la théorie freudienne, engageant la réflexion sur un problème métapsychologique, sinon épistémologique fondamental. Celles-ci -les situations cliniques - ne faisaient que révéler celui-là -le problème du modèle métapsychologique.
Il était logique dès lors que deux groupes de travaux sur le thème transgénérationnel aient été précurseurs :
-
- un premier groupe réunit des travaux d’analystes qui s’intéressaient aux états et aux pathologies psychotiques, qu’il s’agisse d’adolescents ou non.
La question de l’emprise, de l’engrènement et de la non différenciation des générations et des psychés est au premier plan de la problématique, et elle conduirait plutôt l’analyste à souhaiter d’atteindre au refoulement pudique de ce qui est exhibé parfois de façon bien crue. - les thérapeutes de famille ou les théoriciens du groupe et notamment R. Kaës. Pour tous ceux-ci, l’angle d’attaque du sujet est différent de celui des analystes de pratique du divan-fauteuil, d’où une plus grande familiarité avec des problématiques mettant en crise le modèle de la cure individuelle et faisant de principe une autre place à la relation à l’environnement et au rôle de l’objet dans l’intersubjectivité.
- Mais ces deux premiers groupes de travaux furent rejoints par les travaux d’analystes de divan « classiques » préoccupés par l’évolution de la pratique analytique, l’allongement et l’approfondissement des cures, la nécessité enfin de conceptualiser de façon renouvelée le théâtre intime – espace de jeu du désir et de la pulsion - que Freud avait dévoilé et laissé en héritage. Troisième topique (dite « réalitaire ») de Torok et Abraham, conception originale de la psyché des psychosomaticiens (P. Marty), Double limite de Green, Moi-peau d’Anzieu, pour ne citer que ceux-ci.
- un premier groupe réunit des travaux d’analystes qui s’intéressaient aux états et aux pathologies psychotiques, qu’il s’agisse d’adolescents ou non.
Le modèle d’origine de la psychanalyse, pleinement développé en 1915, est celui de la névrose et du système représentation-affect-refoulement (J. Cournut) avec ses conflits d’instances, ses contenus sexuels infantiles pathogènes, son théâtre interne des pulsions.
La question transgénérationnelle ouvrait la monade freudienne sur l’impact du monde extérieur dans la subjectivation et les diverses modalités de la symbolisation. On peut certes repérer dans la théorie élaborée par Freud des “précurseurs” à ces réflexions, mais il faudra attendre les travaux d’un Winnicott pour donner toute sa place à ce qui avait été déjà entrevu par Ferenczi, à savoir le rôle décisif de l’environnement primaire dans la constitution du sujet, de ses capacités de symbolisation et de mémoire individuelle.
Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, avec l’introduction du transgénérationnel, nous passons d’un modèle « névrotique » de la cure dans lequel l’espace de l’intrapsychique et le fonctionnement des instances conviennent, à un modèle dont Bollas a bien montré qu’il était tout autre, processus faisant une place majeure à l’objet transformationnel qu’est l’analyste, pour que les faits « historiques » deviennent des éléments psychiques, des objets de réflexion, « objets mentaux qui s’unissent à leur tour avec d’autres objets mentaux afin de constituer des chaines de significations croisées qui enrichissent la vie symbolique d’un individu ».
On connaît l’aphorisme classique, véritable projet analytique des années 70-80 « voyons en quoi vous êtes l’artisan de votre propre malheur (névrotique) » ; les psychanalystes aujourd’hui en conserveraient surtout la partie initiale « voyons – avec la mémoire sensorielle du corps – ensemble quel artisanat de pensée possible, quel jeu pour le Je.
Dans son rapport de 1994 « La métapsychologie des processus et la transitionnalité », R. Roussillon a tenté une lecture « rétrospective » du travail de théorisation de Freud à la lumière des apports de Winnicott, en essayant de dégager, comme conséquence implicite du tournant de 1920 et de la découverte de la compulsion de répétition, la nécessité d’une position transformationnelle de l’objet dans la théorie freudienne elle-même3. Il est intéressant de souligner qu’il met l’accent sur la place faite par Freud à l’hallucinatoire comme modalité de retour « d’un évènement oublié des toutes premières années, de quelque chose que l’enfant a vu ou entendu à une époque où il savait à peine parler. » (S. Freud, “Constructions”, 1937)
C’est bien cette voie d’avant le langage et la représentation de mots que nous empruntons dans l’espace de transformation psychique que nous proposons à nos patients.
Devrait-on pour autant aboutir à une troisième topique, ou à un quatrième point de vue qui viendrait s’ajouter aux points de vue dynamique, topique et économique qui spécifient la métapsychologie freudienne, le générationnel relayant ici le génétique ?4
Je ne le crois pas, et partage en cela l’opinion de Roussillon, qui fait de cette question un « faux problème métapsychologique ». La psychanalyse, écrit Roussillon, est « une expérience centrée sur la générativité associative, c’est-à-dire le développement des capacités de métabolisation de l’expérience subjective présente ou passée », tout autre chose donc que la quête d’un « contenu » dernier, origine assignable de la pathologie devenant raison ultime, causalité objectivable. Et plus encore, souligne-t-il, « Toute théorie de l’originaire fait courir au psychisme et à l’organisation de la pensée métapsychologique le risque d’une fixation, d’un arrêt, d’une clôture ».
Et en même temps, impossible de s’en passer, mais à la condition de considérer que la référence à l’histoire comme les théories de l’originaire sont une nécessité pour chacun des vertex métapsychologiques et non pas leur réification en un vertex ou une métapsychologie spécifiques.
Conférence du 10 juin 2002