Introduction
Ma participation à ce cycle « Réalité, trauma, fantasme » proposé par François Sacco va se centrer sur la complexité des liens qui se tissent dans le champ transféro-contretransférentiel entre l’Infantile et le Traumatique, lorsque ces deux éléments sont mobilisés par la régression inhérente au processus analytique. Je vais donc commencer par rappeler, ou repréciser les termes de ma proposition.
1. L’Infantile
L’Infantile est convoqué sous divers angles dans l’ensemble de l’œuvre freudienne :
- 1Dans le polymorphisme aux allures de perversion de la sexualité infantile ;
- Dans les aléas de l’installation d’une économie entre le principe de plaisir-déplaisir et le principe de réalité à partir de la mise sous tension d’un champ mobilisant aussi bien l’hallucinatoire que le perceptif.
- Dans la découverte de la précocité du fonctionnement psychique inconscient produisant d’une part, des contenus psychiques, et d’autre part, une instance refoulante qui fonctionnera simultanément et la vie durant sur deux modes : primaire et secondaire.
- Dans l’organisation du psychisme, dès les premières relations sensorielles et les premières actions motrices sur le corps propre et les objets de la réalité extérieure avec, au niveau du système PCS, la constitution de la double spirale des processus primaires et secondaires comme matrice de la vie fantasmatique d’une part et des processus de symbolisation d’autre part.
- Dans l’organisation œdipienne spécifique à l’espèce humaine, avec les différents niveaux de sa complexification, tant relationnelle et objectalisante que narcissique et identificatoire.
- Dans la conceptualisation de l’Infantile en tant qu’espace psychique, cadre-contenant de cette organisation œdipienne, pour le libre échange des conflictualités intrapsychiques entre les trois instances : Ca, Moi et Surmoi.
- Dans la conceptualisation de la névrose infantile comme modèle axial, tant de la psychopathologie que de la situation thérapeutique, sous sa forme homologique de névrose de transfert, les points de fixation et le mécanisme défensif de régression donnant l’impulsion à l’incessant parcours entre le passé et le présent, entre les formes infantiles et les formes adultes d’investissement et de pensée.
La révolution apportée par la découverte freudienne de la sexualité infantile n’a rien à voir avec le fait que les enfants puissent trouver un plaisir pulsionnel dans la tétée et dans les fonctions excrétoires, ni même dans le fait que ces plaisirs demeurent inscrits dans l’organisation sexuelle de l’adulte. Le véritable scandale de cette découverte réside dans la signification génitale de ces plaisirs d’organes et de ces premiers investissements du corps propre et du corps d’autrui.
Il importe donc de rappeler avant tout que, dans la découverte freudienne de la sexualité infantile, le sexuel est à la fois premier et génital.
En 1996, rassemblant, dans Au Vif de l’Infantile les paramètres qui me semblaient incontournables pour tenter une figuration de l’Infantile, j’écrivais (p. 16-17) :
« Étrange conglomérat historico-anhistorique, creuset des fantasmes originaires et des expériences sensori-motrices mémorisables sous forme de traces mnésiques, l’Infantile peut être considéré comme le lieu psychique des émergences pulsionnelles premières et irreprésentables. De cet « avant-coup », nous ne connaîtrons que les rejetons représentables, sous la forme des théories sexuelles infantiles d’une part, et des traces mnésiques d’autre part.
Structure de base aux franges de notre animalité, dépositaire et conteneur de nos pulsions, tant libidinales ou haineuses qu’épistémophiliques, l’Infantile est cet alliage de pulsionnel et de structural « souple », qui fait que l’on est soi et pas un(e) autre. Irréductible, unique et par là même universel, l’Infantile est donc bien ce par quoi notre psychisme va advenir, dans tous les développements de sa bisexualité psychique organisée par l’Œdipe.
Aux limites de l’ICS et du système PCS, l’Infantile est le point le plus aigu de nos affects, le lieu de l’espérance et de la cruauté, du courage et de l’insouciance ; il fonctionne la vie durant, selon une double spirale processuelle et signifiante, et l’on peut le retrouver même dans les pathologies les plus lourdes, à condition de ne pas confondre celles-ci avec le mode d’organisation normal de cet Infantile.
Et si, jusqu’à notre mort, il continue à agir simultanément au niveau des processus œdipiens secondaires et au niveau des mécanismes primitifs, c’est bien parce que cet Infantile humain a en partage la force pulsionnelle inouïe dont on peut constater le fantastique déploiement dans le rythme de développement psychique des premiers temps de la vie humaine.
Pourtant, l’aspect pulsionnel n’est pas seul en jeu dans cette tentative de définition de l’Infantile. Dans sa forme métaphorique, le concept vaut aussi pour ce qu’il entraîne avec lui de l’hallucinatoire et du proto-symbolique, préformes en devenir permanent dans toutes nos activités mentales. Une fois dénoués, grâce à la cure analytique, les points de fixation qui figent nos modes d’être et d’avoir dans une stérile répétition, ces préformes vont redonner leur vigueur et leur efficacité pulsionnelle sous-jacente aux organisations plus matures, « donnant le ton » à notre personnalité de sujet, dans notre fonctionnement adulte habituel. »
2. L’Infantile traumatique
T. Bokanowski a développé ici même il y a quelques semaines l’histoire du concept de traumatisme dans l’ouvre freudienne, ainsi que les apports essentiels qu’y a ajoutés Ferenczi. Je vous renvoie donc à sa conférence pour cet historique. Se basant, pour ses développements, sur les élaborations cliniques et métapsychologiques de Ferenczi, il opère une distinction, intéressante pour notre sujet de ce soir, entre trois termes : « traumatisme », « traumatique » et « trauma », au regard de la cure psychanalytique :
- 1. Le traumatisme désigne la représentation de l’événement et son impact sexuel sur l’organisation fantasmatique du sujet (fantasmes originaires).
- 2. Le traumatique désigne le principe économique qui régit le traumatisme (le défaut de pare-excitant, etc.) ; le traumatique n’est jamais totalement symbolisable.
- 3. Le trauma désigne l’action, tant positive que négative, du traumatisme sur l’organisation psychique : troubles identitaires, zones psychiques mortes, etc. La conséquence la plus directe et la plus importante du trauma est un clivage qui s’opère dans la personnalité naissante du jeune enfant. Il est très important de comprendre que ce clivage ne suit pas les lignes des clivages normaux et fondateurs propres à l’organisation psychique personnelle de tout sujet, mais il est imposé par la pathologie de la personne, ou de la situation, traumatogène.
Je rappelle que c’est Ferenczi qui a articulé la théorie de la séduction avec celle du traumatisme : confronté au caractère inévitablement séducteur de l’adulte, l’enfant peut éprouver tant les démarches que l’absence de démarches de communication de l’adulte à son endroit comme une sollicitation de son excitation sexuelle. Cette sollicitation est éprouvée comme un viol psychique en raison du caractère violent et excessivement effracteur, pour le Moi de l’enfant, de ses propres pulsions et de celles de l’adulte. Cette effraction a pour conséquences, d’une part, une excitation sexuelle prématurée – on dirait aujourd’hui qu’elle est « non-contenue » par l’objet – et, d’autre part, un traumatisme narcissique par sidération du Moi naissant. Il en découle une asphyxie, voire une agonie de la vie psychique.
Ainsi, pour Ferenczi, le trauma doit être considéré comme résultant d’une absence de réponse de l’adulte face à une situation de détresse de l’enfant. C’est à lui que l’on doit les descriptions du clivage auto-narcissique - ou clivage somato-psychique - qui se produit chez l’infans dont les besoins corporels ont été plus ou moins bien satisfaits, mais dans des conditions de cécité ou de surdité psychique de la part de l’entourage. Dans la même perspective, D. Meltzer a parlé de clivage passif.
Ferenczi a su qualifier de traumatiques des attitudes d’absence psychique de la mère ou de son substitut ou, à l’opposé, d’exigence démesurée et d’insensibilité aux affects de l’infans. Il y a vu la cause d’un vécu de disqualification, voire de déni de ses affects, ce qui est éprouvé par l’infans comme un véritable « viol de la pensée ». Défendant sa conception de la confusion des langues - langage de la passion chez l’adulte, langage de la tendresse chez l’enfant -, Ferenczi a donc décrit une modalité du traumatisme qui était demeurée inaperçue jusqu’alors, puisqu’il met en cause les qualités de la personne objet d’amour et, par voie de conséquence, celle de l’analyste, en particulier, « l’hypocrisie professionnelle » de ce dernier.
3. Temporalité, trauma et régression dans la situation analytique
La question des liens existant entre la temporalité réelle et la temporalité psychique est évidemment bien trop vaste pour que je l’aborde ici autrement que sous les deux angles extrêmement précis qui concernent notre sujet. Pour de plus amples recherches, Je vous renvoie notamment aux deux ouvrages suivants : Matte Blanco, The Unconscious as Infinite Sets. An Essay in Bi-logic, et André Green, Le temps éclaté.
J’évoquerai ici la situation de la temporalité au regard du trauma d’une part, et de la régression liée à la situation analytique d’autre part.
a) Destruction de la temporalité par l’action du trauma
Si l’on suit les avancées que je viens de rappeler, on voit que l’action du trauma suscitée par le traumatisme a été de surimposer un clivage passif aux mécanismes psychiques qui constituent la base de l’organisation de la personnalité du sujet, c’est-à-dire : clivage actif, déni, idéalisation, omnipotence et identification projective. Le régime économique du traumatique surimpose répétitivement et inexorablement le traumatisme du passé jusqu’à l’inclure comme un morceau de réalité dans le présent. Contrairement aux personnages d’un monde conventionnellement désigné comme fantastique, cette inclusion a, du point de vue de la croyance inconsciente, une valeur hallucinatoire, voire délirante par moments. Pour prendre une métaphore dans la littérature du théâtre, c’est l’apparition de Banquo à Macbeth après que celui-ci l’a tué, par opposition à l’apparition des trois sorcières.
b) Destruction de la temporalité par la régression expérimentale dans la situation analytique
Que se passe-t-il lorsque la conjoncture psychopathologique du traumatisme rencontre, chez un patient, la situation expérimentale de la cure analytique qui on le sait, favorise expérimentalement la régression en séance ? Notons, tout d’abord, que ceci n’est pas seulement valable pour la cure type, mais également pour ses variantes, et en particulier pour la situation analytique avec l’enfant. Tous les psychothérapeutes d’enfants ici présents pourraient sans doute en témoigner : en raison de l’angoisse qu’elle entraîne, tant chez l’enfant que chez le soignant, la régression de l’enfant en séance prend des formes souvent difficiles à supporter, tel le chahut, la destruction du matériel, la survenue d’un contact corporel, parfois érotique, souvent agressif, avec la personne du thérapeute, ou encore, la fuite phobique hors du cabinet de consultation.
Deux possibilités se présentent alors à l’analyste :
- • soit, il demeure fasciné par le traumatisme en tant qu’événement, qu’il va considérer comme le « point O » dont parle Bion et utiliser de façon tautologique comme la cause initiale et la conséquence ultime de tout ce qui se passe dans la relation analytique ; il y a, alors, de fortes chances qu’il ne s’y passe rien de signifiant ;
- • soit, il n’investit pas tant le traumatisme que la personne vivante avec laquelle il est appelé à entrer en contact, et son attention se portera alors spontanément vers les sources vives de cet autre être humain, c’est-à-dire, vers son Infantile. Du coup, l’analyste retrouvera le contact avec son propre Infantile, et les clivages passifs liés au trauma chez le patient seront dès lors liés par la relation analytique aux clivages normaux et aux mécanismes de défense secondarisés (refoulement) développés par le sujet dans les parties les plus saines de sa personnalité. Les énergies pulsionnelles mobilisées dans le trauma pourront alors être libérées et redeviendront donc utilisables pour le développement de la personne. Du même coup, le traumatisme pourra reprendre sa place en tant qu’événement du passé et la temporalité vectorisée du temps de la vie se remettra progressivement en place, avec ce qu’elle comporte d’acceptation de la finitude de la vie humaine.
4. Répétition dans le traumatisme et répétition dans la cure
Mais un autre facteur vient s’entretisser avec ce qui précède, dans le quotidien de la cure analytique. Il s’agit de la répétition.
Il s’est dit et écrit beaucoup de choses à partir du texte princeps de 1914 de Freud, à commencer par les diverses élaborations ultérieures, dans l’œuvre freudienne, de la répétition, versus la compulsion de répétition. En faire ici la recension sortirait de mon propos.
Je centrerai donc mon investigation sur ce qui constitue l’une des apories majeures de toute cure analytique, quel que soit l’âge du patient : comment éviter l’enlisement de la relation analytique dans la compulsion de répétition ?
Ou, si l’on veut poser la même question sous un angle positif : comment rendre l’énergie pulsionnelle, enfermée dans les scénari de répétition du patient, réutilisable pour une reprise du développement psychique ?
Trois paramètres doivent, selon moi, être pris en compte :
- 1. La répétition fait partie intégrante du traumatique. Dans cette configuration, on en observera souvent – mais pas seulement – les aspects les plus négatifs.
- 2. Mais la répétition fait également partie intégrante de l’Infantile. Dans cette configuration, on en observera souvent – mais pas seulement – les aspects les plus positifs.
- 3. Ces deux paramètres sont valables et opérants, non seulement chez l’analysant, mais également chez l’analyste.
Tant que l’on a pensé que le problème se situait chez l’analysant et uniquement chez celui-ci, la répétition du matériel analytique a entraîné, en toute bonne foi, une répétition des interprétations dont les analystes ne pouvaient que s’étonner qu’elles ne fussent pas « entendues » par l’analysant.
Mais on s’est rapidement aperçu que le problème touchait également le mode de fonctionnement psychique de l’analyste. Sur l’étude du « contretransfert », je vous renvoie notamment aux Controverses Anna Freud – Mélanie Klein, également à l’ensemble de la littérature britannique des années cinquante, ainsi qu’à l’œuvre de L. Grinberg.
Actuellement, les concepts psychanalytiques s’organisent de plus en plus dans la perspective de ce que j’ai appelé « les concepts de troisième type », c’est-à-dire, d’une part, des concepts bipolaires comme, par exemple, ceux de PSP - PD de Klein, ceux de « contenant - contenu » de Bion ; d’autre part, le concept de « champ analytique » des Baranger, celui d’« interprétation non-saturée » de Ferro, etc.
Cette dynamisation de nos représentations correspond mieux à l’objet qu’elles représentent, c’est-à-dire, la vie psychique, toujours en mouvement et dont les « états d’équilibre économique » ne peuvent être que cinétiques (métaphore du trajet à bicyclette).
5. Dynamique de la « tache aveugle » et de l’Infantile chez le psychanalyste
En 1994, examinant les pièges de la représentation dans l’interprétation psychanalytique, je critiquais entre autres ce que j’ai appelé les « interprétations-bouchons ». Cherchant à analyser les circonstances affectives – et donc, transféro-contretransférentielles – dans lesquelles le psychanalyste formule ces interprétations « prêtes-à-porter », j’ai émis l’hypothèse suivante, que j’ai développée en 1996 dans le premier chapitre du « Vif de l’Infantile » : Dans le cours normal d’une cure, il s’installe un mode et un rythme de base, propre à chaque relation analytique, et dont l’analyste apprend à observer la tonalité processuelle.
Lorsqu’il se produit des ruptures dans cette rythmique originale et spécifique à la relation, celles-ci peuvent passer inaperçues si elles sont minimes ; lorsqu’elles sont plus importantes, il peut être tentant de les rapporter entièrement au seul transfert. Cependant, l’on peut aussi considérer celles-ci comme une tache aveugle dans le champ analytique, ce qui implique que la tache aveugle se trouve également dans le contre-transfert.
Il s’agit, en tout état de cause, d’une rupture de communication qui survient dans une configuration conflictuelle « bien tempérée ». Mon observation clinique m’a montré que cette rupture se traduit par un manque à représenter, et que ce manque est vécu, au niveau inconscient, chez l’analyste tout comme chez l’analysant, comme la perte d’un objet interne signifiant - bon ou mauvais, peu importe.
Dans les bons cas, ce manque à représenter va mettre en mouvement, au niveau inconscient, un processus de figuration apparenté au rêve, et qui en suivra les mêmes lignes de destin. Comme le rêve, il sera, le plus souvent, englouti instantanément par le refoulement. Parfois, il se présentera, chez l’un ou l’autre des protagonistes de la cure, comme un surgissement confus d’images avec perte des limites entre soi et l’autre, l’externe et l’interne, la perception et l’hallucination. Encore plus rarement, une représentation va se proposer au travail analytique d’associativité et de décondensation, dans le double registre des mots et des choses.
J’étais partie de l’hypothèse selon laquelle cette tache aveugle, ce manque à représenter, concerne toujours l’Infantile. Aujourd’hui, je peux confirmer cette hypothèse, tout en la précisant de la manière suivante :
Je pense que la tache aveugle signe un manque à représenter le point de rencontre des deux Infantiles : celui de l’analysant et celui de l’analyste. Ce manque à représenter concerne l’état de la relation inconsciente entre une partie de la personnalité de l’analysant et une partie de ses objets internes, projetés dans l’analyste.
Cet état, qui se présente comme une répétition, dans le transfert, d’une résistance à l’analyse et au dénouement de sa conflictualité par l’activité interprétative de l’analyste, devrait être un état temporaire. Cependant, deux remarques s’imposent à ce propos :
- 1. Nous savons depuis Freud que les voies de la répétition sont innombrables et tortueuses. Nous savons aussi que tout patient demande à changer, mais qu’il est, en même temps, terrifié par les implications du moindre changement.
- 2. Nous savons aussi qu’il est dans la nature même du traumatisme de se répéter indéfiniment, sur un mode que je qualifierai de « désymbolisé », en ce que le sujet traumatisé répète longtemps sa tendance à vivre le présent comme si c’était le passé, et le symbole comme si c’était la chose symbolisée. On rejoint ici la conceptualisation d’H. Segal sur l’équation symbolique.
La conséquence directe de ces deux états de choses pour le psychanalyste réside dans le risque de collusion entre :
- • la fascination qu’exerce l’action du trauma sur l’Infantile du psychanalyste et sur celui de son patient ;
- • la répétition liée au « setting » analytique et la compulsion de répétition liée au traumatisme.
J’ai donc continué à réfléchir à partir de ces propositions formulées en 1996, notamment au regard de la question cruciale de la compulsion de répétition, c’est-à-dire, au regard des paramètres du négatif dans la cure analytique et de leurs potentialités « lasérisantes » pour opérer des changements catastrophiques en bien ou en mal.
J’ai ainsi pu effectuer une observation importante :
S’il est vrai que l’analysant répète la même situation conflictuelle tant que l’analyste n’a pu trouver par quel biais il peut entrer pour la dénouer, il est également vrai que son contretransfert place l’analyste dans la situation dans laquelle se trouvait l’objet interne de l’analysant qui a conduit ce dernier dans l’impasse de cette situation conflictuelle. C’est-à-dire que, du fait même de son attention flottante, de sa capacité de rêverie, de son identification projective normale aux émotions exprimées par son analysant, l’analyste est plongé dans une tache aveugle dont il est, par définition, totalement inconscient. Il est donc dans l’ordre des choses que l’analyste soit ainsi réduit à l’impuissance et, logiquement, tout analyste devrait donc déplorer ce genre de situation qui, de plus, se trame à son insu.
Pourtant, si l’analyste n’entre pas dans cette identification aux objets internes de son patient, rien ne se passe dans le champ transféro-contretransférentiel, l’analyse n’a tout simplement pas lieu. Confronté à ses diverses angoisses – d’abandon, de morcellement, de meurtre ou de suicide – l’analysant n’a qu’une ressource : ses défenses se durcissent, se transforment, prennent souvent un tour psychopathique, psychosomatique ou pervers.
Tout cela est bel et bon, me direz-vous, mais si l’analyste demeure indéfiniment dans la tache aveugle, l’analyse n’a pas lieu non plus, puisque la situation analytique ne constituera, dès lors, qu’une répétition à l’identique, une copie conforme du passé, et notamment du passé traumatique. Et vous aurez totalement raison.
Alors, comment sort-on d’une tache aveugle et, surtout, comment sait-on qu’on en sort ?
Pour ce qui concerne les moyens, le travail clinique en groupe et l’écoute assistée constituent, à mon avis, des situations extrêmement fécondes, quels que soient l’âge et le degré d’expérience des analystes concernés.
Mais l’analyste doit souvent s’en sortir seul, et les seuls repères dont il dispose alors sont les émotions, positives ou négatives qui le traversent, la joie, la douleur, l’enthousiasme, l’excitation, mais aussi l’impatience, l’irritation, le sentiment d’impuissance, l’angoisse, voire « la haine dans le contretransfert » dont parle Winnicott.
Autant dire que ce sont des émotions intenses, souvent désagréables, pénibles, voire extrêmement douloureuses, toujours inquiétantes en ce qu’elles perturbent le sentiment d’identité de l’analyste. Il va sans dire que ces situations émotionnelles sont délicates, et qu’il n’est pas recommandé de les agir trop directement dans le contretransfert !
Il est donc important de comprendre que c’est précisément un mouvement de protestation identitaire chez l’analyste qui signe sa sortie de la tache aveugle. Or, le « sentiment d’identité » se fonde sur le sentiment d’appartenance à sa propre scène primitive - je rappelle que le terme de « scène primitive » désigne spécifiquement et uniquement le fantasme concernant la relation sexuelle parentale dont le sujet est issu. Il s’agit donc là de la restauration d’une triangulation fondatrice qui avait été perdue et qui se retrouve au moment où l’analyste éprouve ses propres limites émotionnelles, voire physiques, de façon très intense, même violente.
On pourra m’objecter qu’il n’y a rien de bien étonnant à cela, si l’on se souvient que l’identification projective est considérée comme l’outil par excellence de l’attention flottante du psychanalyste. J’en suis totalement d’accord. Le concept de « tache aveugle » vise simplement à cerner cette petite portion supplémentaire d’espace-temps au cours de laquelle le psychanalyste demeure « plongé », voire « enfermé » dans l’identification projective à celui des objets internes du patient qui est opérant dans le hic et nunc de la répétition transféro-contretransférentielle. Je rejoins ainsi certaines des propositions de L. Grinberg (op. cit.) tout en m’en distançant du fait que je ne considère pas qu’il s’agit là d’une « maladie » du contre-transfert, mais seulement, pour pousser l’analogie à la matière médicale, d’une dose de « vaccin ».
Conclusion
« JE est un autre », écrivait Arthur Rimbaud au sujet du processus de création.
Je considère que la tache aveugle est le creuset même d’une création extrêmement modeste et éphémère, la seule à laquelle nous, psychanalystes, pouvons prétendre dans l’exercice de nos fonctions : une « trouvaille », commune aux deux protagonistes de la cure – il faut un couple pour toute création -, qui consiste en une nouvelle « édition » du fonctionnement psychique, édition mieux intégrée, plus souple, plus vivante, non seulement chez l’analysant, mais aussi chez l’analyste. La seule différence qui existe entre eux deux réside, je le rappelle, dans le fait que l’analyste a une petite « longueur d’avance » sur son analysant : celle de son propre travail analytique personnel, prolongé par la poursuite d’une auto-analyse quotidienne.
Cette petite « longueur d’avance » est l’espace-temps dans lequel l’analyste peut observer les relations qu’entretient son propre Infantile avec ses parties adultes d’une part, et d’autre part, l’intensité et le mode d’impact qu’opère, sur son Infantile, l’Infantile de son analysant.
L’analyse d’enfants nous en donne un exemple éloquent, dans sa complexité transféro-contretransférentielles, magistralement cernée par Esther Bick en 1961 déjà. Pour donner un rapide panorama de la situation, je dirai que l’analyste de l’enfant ne représente pas seulement, d’entrée de jeu, le tiers œdipien tant de la mère que du père de l’enfant qui consulte. Il doit encore considérer, dans son contretransfert, ses propres désirs œdipiens pour chacun des deux parents de l’enfant, sa jalousie fraternelle à l’égard de celui-ci ou de celle-ci, et son fantasme de voler les bébés de la mère en s’occupant de l’enfant à soigner. Ajoutons à cela les éventuels traumatismes de l’enfant qui ont été communiqués à l’analyste par un tiers, et nous voyons combien d’occasions se présentent à l’analyste d’enfants, pour plonger dans des taches aveugles, mais aussi pour s’en dégager de façon fructueuse !