Plus que pour n’importe quel autre âge, la distinction biologique/soma, objet externe/socius est sollicitée avec l’apparition de l’adolescence. L’adolescent est pris entre des forces contraires, celles qui l’attirent vers la réalisation de ses désirs incestueux et qui nécessitent un espace à huis clos, disponible aux aménagements psychiques qui favorisent de telles sollicitations et celles qui répondent ou résistent à une autre nécessité : faire partie d’un groupe social, où il pourra se confronter à la différence et à la ressemblance. L’adolescent est ainsi mobilisé dans ses capacités, lorsqu’elles sont présentes, à utiliser son potentiel transformationnel, afin de gérer le nouveau regard qu’il désire dorénavant porter sur lui-même, selon une dimension symbolique qui tient compte de la différence des sexes et des générations ; afin aussi d’être aidé dans son désir de faire partie du monde social de ses congénères. Il se trouve par conséquent au centre du grand chambardement que subissent les repères jusque-là établis ; mouvements de transformation en profondeur, sollicitant le corps, les choix identificatoires et les tentatives d’insertion, souvent douloureuses, dans le cadre d’une communauté de pairs.
J’ai constaté, à travers ma pratique clinique, que l’analyse de la conflictualité et du fonctionnement psychique propres à l’adolescent est surtout révélatrice de sa spécificité, lorsque le processus qui mène à l’adolescence est déjà vraiment engagé, la première période étant encore sous l’entière domination du pubertaire.1
Dans la perspective des travaux psychanalytiques actuels francophones, l’adolescence est considérée comme un processus de transformation gérant des fonctionnements psychiques en pleine évolution, les difficultés rencontrées par l’adolescent étant considérées essentiellement à travers les entraves à cette activité de transformation : primauté du narcissique sur l’objectal, primauté de l’excitation sur les processus d’intériorisation, fragilité des limites rêve / éveil ainsi que des repères identitaires, confusion des désirs issus du conflit œdipien, des exigences de la génitalité et de celles de la bisexualité, des nécessités liées au renoncement œdipien. L’intrication des mouvements pulsionnels, des défenses anciennes et nouvelles, des mécanismes d’introjection et de projection en particulier, est telle que le thérapeute ne possède pas les moyens de pronostiquer l’issue d’une cure, sauf dans le cas de certaines pathologies lourdes, ce qui ne facilite pas ses échanges avec les familles et les institutions.
La primauté des mécanismes de destruction, le recours fréquent à des représentations mortifères, placent au premier plan les particularités du fonctionnement préconscient, de ses mouvements de liaison et de déliaison. Les tendances à la déliaison s’illustrent à travers la fragmentation des liens des représentations au service du Moi, les tendances à l’agir, à la resexualisation des identifications et des processus de pensée. Le fonctionnement psychique laisse apparaître sa vulnérabilité, le système de pare-excitation du Moi, moins opérant, expose l’adolescent aux excitations internes et externes, à l’institution de mécanismes de déni, de négativisation, de clivage particulièrement mutilants.
Les risques de décompensation mentale, d’effondrement psychique (dans le sens de Winnicott), la remise en question des fondements de l’identité sexuelle et sexuée sont au centre de la vulnérabilité adolescente. Elle exacerbe les tendances à des attachements ignorant ou révélant l’absence d’une problématique objectale, débouchant sur des fonctionnements passionnels, qu’aucune instance « calmante » ne permet de rendre psychiquement intériorisables.
L’adolescent doit faire le deuil de son enfance, en préservant, dans le meilleur des cas, une forme de nostalgie, lui permettant de revivre, à travers sa descendance, les affects positifs et ambivalents de son enfance. Si la primauté narcissique et l’expérience qui en découle lui font découvrir ou redécouvrir des sensations, des affects et des désirs jusque-là ignorés ou tombés dans l’oubli, l’amenant à explorer et à se projeter dans le vécu d’une personne sexuée, elles représentent également une menace renforcée du côté de l’intégrité psychique. Dans ce sens, les expériences homosexuelles constituent à la fois un refuge contre la peur de l’hétérosexualité, mais aussi la confirmation narcissique, spéculaire, de sa propre identité sexuelle.
L’angoisse, qui peut prendre chez l’adolescent les accents d’une tragédie, se situe face à l’affrontement de l’acte sexuel. La rencontre du sensuel le place face à l’angoisse provoquée par une jouissance sexuelle accompagnée du sentiment océanique décrit par Ferenczi, sentiment qui efface tout repère, sorte de no man’s land, particulièrement terrifiant. La recherche du même, entre autres dans l’état amoureux, peut répondre à un besoin de trouver des points communs réels ou inventés, de gommer les différences, sans toutefois aller jusqu’à effacer la différence des sexes. Cette recherche peut aussi révéler une intolérance face à la dissemblance, une peur massive de la relation différenciée, conduisant à des ruptures brutales, à de l’évitement, du déni, des vécus persécutoires, des désirs de mort, ces derniers étant souvent vécus comme moyens de s’affirmer et non nécessairement comme recherche de destruction.
Concentration de mouvements contradictoires, d’injonctions paradoxales, de sens latents. La complexité de l’organisation psychique de l’adolescent nous révèle la qualité du regard que ses parents portent sur celle-ci, regard différencié ne menaçant pas les désirs d’autonomie et la constitution de l’identité de l’adolescent, regard de « parents combinés », selon la conception de M. Klein, débouchant sur la prégnance d’une imago maternelle, dont la toute-puissance devient l’objet de tous les dangers. Ce sont de telles configurations qui président, pour le meilleur et pour le pire, au travail du psychanalyste d’adolescents.
L’éprouvé de la passion est au centre du vécu adolescent.
Dans ses formes les plus contradictoires, la passion s’exprime comme une flambée d’une telle intensité qu’elle peut entraîner aussi bien, par ses excès, une ouverture créative orientée vers la vie, qu’une extinction psychique dont le calme apparent suggère l’imminence d’une mort psychique ou réelle.
D’où le sentiment d’un manque total de liberté, d’une absence de temps psychique pour la réalisation de désirs ; l’impression d’un mouvement pulsionnel obsédant et douloureux qui prend naissance au fin fond du Moi ; l’exigence psychique de rester accroché à l’autre en un mouvement circulaire permanent. La compulsion d’une répétition sans limites laisse apparaître ce que Ch. David2 nomme « une fascination de l’illimité, qui aimante leurs projets, quels qu’ils soient, ... ». La passion est ainsi l’amour impossible : elle exige la fusion, la passivité de l’amour absolu, de l’amour fou, et ne s’accomplit pleinement que dans le désir narcissique de la mort, dans la mort. Car l’amour ne peut survivre dans sa pulsionnalité et sa subjectivité que grâce à la capacité d’objectalisation qui garantit, à travers le lien créé avec l’autre, ce que la passion ne permet pas, l’espace narcissique du rêve et de l’illusion. La passion est vécue comme l’éprouvé d’un moment, l’amour comme celui d’un processus psychique. D’où la nécessité de distinguer état passionnel et état amoureux en fonction entre autres des aléas de l’investissement corporel, de la place du conflit psychique et du statut de l’objet dans l’une ou l’autre des configurations.
Les mouvements du transfert illustrent bien ces moments d’ouverture ou de défaillance. Le lien qui passe par l’objet ouvre des perspectives, un espace de création et de symbolisation. Il reconnaît la place du fantasme et du projet. Il sollicite le jeu des identifications. La passion, par contre, en plaçant au second plan le désir et la satisfaction sexuels dans ce qu’ils nécessitent comme rencontre, comme partage, comme espace de rêverie qui inclut l’autre, suggère la répétition sans fin d’une expérience oubliée, l’inachèvement d’une rencontre. Tout lien durable, même s’il est vécu comme éternel, devient impossible, ne serait-ce qu’en raison des limites qu’instaure cette répétition. Les moyens de son expression, les gestes, les mots étant inaptes à traduire l’intensité, l’avidité, l’étendue du désir pour l’autre ; ce désir se referme sur lui-même, tend à se confondre, à se dissoudre et à se perdre. Cet inachèvement entraîne dans son sillage une nostalgie indicible, ineffaçable.
L’analyste se sent souvent désarçonné et impuissant devant l’expression de la passion, devant l’absence de toute ambivalence et d’espace pour la représentation de soi, la représentation de l’autre, pour le va-et-vient des mouvements et des avatars de la pulsion. Le passionné est habité par la douleur et par les tourments. Et pourtant, en venant consulter, cet adolescent de douleur est rarement à la recherche d’un apaisement psychique ou physique, mais plutôt d’un moyen susceptible tout à la fois de lui permettre de fuir ses tourments et de continuer à satisfaire son désir de possession, de présence constante de l’autre, de pérennité de ses sentiments.
La passion signe la suprématie de la douleur sur le plaisir. La perte, l’absence, le manque ne prennent pas corps dans la douleur qui ne parvient pas à sa forme psychique de souffrance. La passion constitue un complexe où pensée/non pensée, amour/haine, vie et mort s’assimilent l’un l’autre. Ce complexe nous interroge car il peut aussi bien s’ouvrir à la création (artistique, scientifique, littéraire) qu’entraîner la destruction. Le choix du suicide est souvent celui du couple passionnel adolescent. Il ne voit d’autre issue à son vécu aliénant, dépassant de loin la réalité romanesque, que la mort dans un enlacement à la forme originaire, celle de l’infans et de sa mère.
Le vécu passionnel renvoie au conflit entre éprouvés du besoin et éprouvés du désir. Dans le meilleur des cas, il concerne, du point de vue des conditions d’investissement, l’objet partiel, dans le pire, celui de l’éprouvé lui-même considéré comme objet de plaisir ou de déplaisir. Il permet de prolonger l’excitation à travers l’impression d’un soi pulsionnel, d’un soi sensoriel. La passion s’exprime ainsi moins en termes d’affects élaborés qu’à travers une gamme de sensations corporelles ou idéiques (ces dernières renvoyant à la conception bionnienne qui fait émerger la pensée du corporel), généralement ignorées par le sujet lui-même, lesquelles pourraient constituer, si tout se passe bien, les prémices d’une symbolisation future.
Ses expressions les plus extrêmes se moulent dans des modes de figuration qui sont ceux entre autres de l’envie, de la fusion, de l’absorption, de l’idéalisation, de la fascination, du fanatisme. Ils révèlent le conflit qui se joue entre mouvements pulsionnels d’emprise et de satisfaction (P. Denis). L’investissement à long terme du ressenti lui-même, en tant que source de plaisir ou de déplaisir, à la place de l’objet-soi ou de l’objet-autre, rend compte de la toxicisation ou de la fétichisation de l’éprouvé (je pense ici au roman de Süskind, Le Parfum, et l’investissement que fait le héros, Grenouille, de l’odeur).
Dans notre époque actuelle où le temps se comprime, se conçoit essentiellement dans une mise en acte virtuelle et perd ainsi sa valeur structurante, on peut se poser la question de la valeur de l’acte thérapeutique que l’on propose à l’adolescent, alors qu’il semble avoir peu de signification pour lui. Comment amener l’adolescent entraîné par ses passions, ses exaltations, ses excès, dans son désir de court-circuiter toute référence à une temporalité psychique, à s’engager dans une démarche qui non seulement représente un obstacle au fonctionnement psychique qu’il désire imposer à son entourage, mais qui surtout se situe en porte-à-faux avec les exigences d’efficacité et de compression temporelle de la société d’aujourd’hui ? C’est dans le cadre de tels questionnements que se situe de nos jours la pratique thérapeutique avec les adolescents. Notre travail clinique révèle que si notre activité de psychanalyste est préférentiellement celle d’une écoute des processus de liaison et des mouvements de vie de l’activité psychique des adolescents, il n’en demeure pas moins que nous nous trouvons aujourd’hui dépassés par la gravité de leur défaillance. Les choix passionnels substitutifs, de plus en plus nombreux, de l’adolescent en sont la preuve concrète et non symbolique.
Dans la réalité de ce processus, que je conçois pour ma part dans la perspective du devenir adulte, l’adolescent éprouve un mal-être dans son corps, dans ses liens à l’autre, dans le monde de ses rêves et dans sa pensée. Se sentant débordé dans son corps, il a tendance à s’approprier des objets qui prennent fonction de fétiches. Le corps de l’autre se spécifiant comme objet de désir acquiert le statut d’objet désirant. L’autre, devenant ainsi à la fois objet et sujet de désir génital, complique singulièrement le processus qui mène à l’élaboration d’une identité sexuelle ; différent ou semblable, ne pouvant être ignoré en raison de son statut d’objet désirant, il est à l’origine du conflit narcissique qui déstabilise le sujet et détermine un état de repli. L’activité de pensée s’inscrit directement dans de tels conflits psychiques. Elle devient refuge, menace, complaisance, jouissance, performance ; la fonction créatrice du rêve devient aléatoire.
Se pencher sur la vie psychique de l’adolescent nécessite l’analyse de ses processus psychiques à l’œuvre (investissements, mécanismes intrapsychiques, identifications), à partir des mouvements de régression et de réélaboration qui illustrent la virtualité de son devenir adulte. Les mouvements du transfert et du contre-transfert sont indicatifs de sa capacité à aborder le registre de la régression avec ou sans destructivité, de faire ou non un retour sur lui-même, de transmettre ses potentialités d’adulte en devenir, d’associer librement. Ils éclairent la valeur économique du vécu narcissique, à la fois dans ses mouvements de repli auto-érotique et d’ouverture vers le tiers, la dynamique des traces, conflits et failles précoces, la disponibilité de l’expérience sexuelle infantile, les destins de l’histoire traumatique.
L’adolescence sollicite les mouvements de synthèse et de rupture de l’espace du rêve en tant que lieu de transformation de la vie psychique, en tant que lieu nourri mais surtout menacé par les exigences du corps et de la pensée.
Rêver est le privilège de celui qui a eu la chance de s’épanouir dans un milieu contenant, pourvu d’amour et de liens objectaux, suscitant le renoncement aux excès de la pulsion pour l’amour de cet objet, avec remise à plus tard de la satisfaction. L’intériorisation est ainsi possible. Par contre, l’absence du tiers virtuel dans le lien primaire à l’objet peut entraîner des enkystements précoces de survie, dont les formes d’automatisme indiquent que la place du sujet est grandement compromise. Les affects douloureux ne sont ainsi ni refoulés, ni contre-investis ; les conflits sont déniés, les agirs prédominent et la répétition qui qualifie le fonctionnement psychique, qu’elle soit hallucinatoire par sa qualité représentative évanescente ou perceptive par son imagerie entêtante, souligne l’enraiement et l’inachèvement des processus dont dépendent les tentatives de mise en figuration du sujet.
L’agir n’est pas l’action. L’action exige un espace de transition rendant possible une suspension occasionnelle, un contenant pour une pensée en liberté, en disponibilité pour l’action. Agir constitue la défense de celui qui a manqué d’amour ou d’objet satisfaisant. Le temps, l’espace, sont absents ou compromis dans leur fonction de représentation, la capacité d’attente3, nécessaire pour que l’illusion ne dégénère pas en certitude mutilante par décharges motrices incontrôlées sans prise sur le monde extérieur ou en hallucinations tout aussi dommageables, est particulièrement déficiente car source possible de souffrance et de menaces.
L’agir dévie de la voie du renoncement et signe la recherche de satisfactions immédiates. Il est le constat des défaillances de la fonction contenante qui met à jour les failles narcissiques en lien avec les difficultés précoces d’établissement de la relation d’objet. A cause des souffrances de son passé, l’adolescent cherche à dominer l’objet, à l’exploiter et à tirer un profit narcissique en confirmant sa toute-puissance aux dépens d’autrui. La pensée, le rêve sont évités, l’activité de liaison est rendue impossible par la prédominance des automatismes de répétition. Dans leurs formes les plus archaïques, ces automatismes signent l’échec du phénomène d’illusion. Le traumatisme qui en fait partie ne fonctionne que sous ses aspects excluant tout remaniement dans l’après-coup, ancre au cœur du psychisme sa destructivité et empêche le processus de subjectivation d’advenir. Le travail psychique est refusé, car susceptible de faire resurgir la souffrance, la découverte d’être non-aimé.
Cet agir se retrouve dans les relations amoureuses de l’adolescent.
De nos jours, l’adolescent expérimente précocement une sexualité agie aux multiples visages (comme si l’« autre parental » était devenu tous les « autres ») ou encore une mise en ménage précoce, cette dernière configuration rappelant étrangement le flou incestueux du couple fraternel cherchant à éviter, alors qu’il est idéalisé, le couple parental et ses liens de dépendance.
À regarder de plus près, la sexualité précoce de l’adolescent, multipliée dans des essais sans lendemain, s’apparente le plus souvent aux procédés libertaires des couples qui pourraient avoir l’âge de leurs parents, dont les partenaires mènent une vie sexuelle apparemment libre, chacun de son côté. L’adolescent peut se lancer dans des expériences sexuelles, parfois dangereuses, afin surtout de tester son courage, son endurance, et non son plaisir. Il peut ainsi se penser lâche de ne pas avoir pu supporter l’agressivité d’un partenaire. Par le passé, le journal intime, les liens aux confidences particulières, jouaient le rôle d’un tiers sécurisant. Aujourd’hui, ce rôle est souvent tenu par le consultant.
Freud, à propos de L’homme aux loups4 et des changements pubertaires, avait déjà noté qu’avec la puberté, le courant sexuel, en l’occurrence viril et fortement sensuel, qu’il s’agit de qualifier de normal, fait son apparition et se trouve orienté vers l’objectif approprié à l’organisation génitale. C’est ce même courant qui lutte contre les inhibitions dérivées du résidu de la névrose infantile.
Tout se passe comme si la nouvelle jouissance est telle que le reste des investissements corporels ne peuvent être qu’inhibés ou encore déplacés, négativisés, déniés. Les contre-investissements qui en découlent sont ceux qui excluent ou hypertrophient le vécu sensoriel et sensuel au moyen d’agirs, d’actes de passivation ou d’activités d’emprise sur le corps, tels que les activités sportives à risque, les remodulations ou body-building, les remplissages-vidages du corps (boulimie, anorexie), la passivation ou la passion des sens.
Dans L’adolescent champion. Contrainte ou liberté5, Claire Carrier souligne l’ambiguïté du choix de l’adolescent pour le sport de haut niveau : mise à l’épreuve de l’Idéal du moi, expérience de courage et de recherche des limites de soi ; creuset possible des maladies de l’idéalité ou du narcissisme ; ferment du vécu de fascination que chacun de nous éprouve face à ces jeunes, la pratique sportive intensive et la dépendance au groupe de la « famille » sportive qui génère des champions peut donner l’illusion d’une solution à cette période d’interrogation identitaire. Le choix de cette « nouvelle » famille (équipe, club, etc.) offre à l’adolescent un système d’étayage sur lequel il peut s’appuyer pour déplacer son Idéal du Moi et son besoin de médiation le protégeant de la menace destructrice qu’il perçoit de « l’extérieur ». D’une part, l’investissement de la motricité et de la musculature introduit une distance face aux tensions liées aux transformations pubertaires, d’autre part, le lien à l’entraîneur peut servir de modèle d’identification. Claire Carrier note cependant le risque qu’encourt le jeune dans le cadre de « cette exclusivité temporelle donnée à l’investissement sportif de haut niveau », celui d’une dépendance « aux objets sportifs ». Celle-ci « sous-tend un besoin de maintenir une recherche a priori d’excitation et de sensations corporelles, un risque de confusion entre identité sportive et identité adulte, virilité et identité sexuelle ».
Une recherche menée avec mes collaborateurs, dans de cadre de l’Université de Genève, a montré que le choix pour le sport de haut niveau6 nous introduit dans le monde de la passion du risque. Avec les sports les plus convenus, le choix sera celui des « cicatrices » et de la « souffrance », elles seront magnifiées, idéalisées. Le sens du magique et du sacré, le sentiment de toute-puissance seront glorifiés. Il reste les domaines où se noue une relation ambiguë à la mort (dans le cas surtout de certains sports ou professions à risque : parapente, aile delta, saut à l’élastique, acrobatie, etc.). Le choix de telles activités ou professions se rencontre chez ceux qui vivent dans l’incertitude le passage de l’enfance à l’adolescence. Il acquiert alors le même statut psychique que les accidents, la toxicomanie, les conduites diverses de risque, les fugues, les tentatives de suicide, l’anorexie, toutes sorte d’actions qui sont en phase aiguë à l’adolescence. Il témoigne parfois d’une recherche de risque pour le risque. Il suggère dans tous les cas une plainte, plus ou moins camouflée par des comportements de maîtrise, exprimant une revendication affective ou un vécu dépressif. L’arrêt brusque d’une activité (sportive ou autre) qui jusque-là permettait de dépasser ou d’ignorer les difficultés inhérentes aux changements pubertaires, peut entraîner des formes diverses de décompensation, dont la dépression psychotique est la plus fréquente.
En faisant mention des comportements d’addiction, Jean Bergeret suggère en filigrane le rapport passionnel au corps à partir de la notion de « colère originelle » ( proche de celle de passion originelle dont je fais état, dans mon livre « La passion adolescente »)7. Il note qu’un tel fonctionnement est dû, à la fois à l’absence de secondarisation mentale et libidinale de cette violence naturelle et à l’angoisse, aux revendications, aux déceptions consécutives aux difficultés relationnelles précoces, aux difficultés identificatoires et à la pauvreté des processus de symbolisation. Il s’ensuit une « prédilection pour des manifestations agies au détriment des élaborations mentales ».
L’anorexie-boulimie et la toxicomanie nous confrontent à notre impuissance de psychothérapeute et mettent à l’épreuve notre propre tolérance à la souffrance. Elles peuvent conduire à la mort, dans une recherche rageuse de maîtrise, de recherche inlassable de sensation. Les émotions, les actes, les pensées sont tributaires des sensations et d’une certaine forme d’hédonisme.
Ariane me demande un entretien. Elle exprime d’emblée le désir-ordre, que je ne prenne pas contact avec ses parents, si jamais j’en avais l’intention, alors qu’ils sont au courant de sa démarche. Elle me place devant une situation où quelque chose doit rester « caché », sous la forme d’un échange « souterrain ». La rencontrer et me faire payer par des parents qui doivent rester dans l’ombre. N’être pour elle que la mère matérielle, qui prend soin d’elle parce qu’elle est payée. Refuser toute référence à une scène primitive, tout en y puisant de quoi survivre et vivre. Dénier, lâcher, tout en exerçant une emprise sur ses parents.
Lors du premier entretien, sa maigreur m’impressionne. Elle me dit se sentir en danger. Elle ne sait pas si c’est de ne pas manger ou de manger qui la met en danger. Elle se tient droite sur sa chaise, me traverse avec son regard de sorte que je me sens transparente. Elle me parle de ses parents avec un sentiment de rage. Père inexistant à ses yeux, mère toujours préoccupée par les aspects matériels de la vie. « Elle ne me lâche pas ». Elle enchaîne sur l’impression qu’elle lui transmet : présence à la fois pleine de lourdeur et inconsistante. Elle associe sur ce qu’elle vit comme un souvenir. Sa mère ne leur mettait pas de langes quand elles étaient bébés, elle et sa sœur. Elle les habillait toujours entièrement en blanc, alors qu’elles ne devaient en aucun cas se salir. Scène immobile, comme l’image fixe d’une photo. Déni d’un corps avec ses exigences. Danger devant le précipice que représente l’horreur de la saleté, l’horreur de la sexualité. Moment de bascule inquiétant, pouvant entraîner un effondrement psychique. Déni de la scène primitive, de la scène de sa mise au monde. Déni de toute forme de violence, de toute forme de sexualité, au moyen d’une mise en scène, celle de la virginité, qui me transmet d’emblée une évidence : il faut tout faire pour « escamoter » le désir.
Elle enchaîne et son sentiment de rage est à nouveau omniprésent : depuis l’apparition de la puberté, elle se sent grosse, comme un boudin, sale à l’intérieur, « dégueulasse ». « J’ai l’impression de toujours manger des saloperies alors je supprime, supprime de plus en plus, mais je continue à penser que ce que je mange est tout à fait suffisant. Il ne faut pas me dire que je ne mange pas assez ». Elle blanchit, cultive l’art de la négation. Et pourtant elle ne supporte pas « l’indifférence » de son entourage dont elle traite les interventions à la fois comme des désirs insupportables d’emprise sur elle et comme du bluff. Elle a l’impression qu’en réalité « ils s’en foutent ».
La clinique anorexique frappe par ses convergences symptomatiques. On peut superposer les discours d’anorexiques. La littérature psychanalytique et les essais autobiographiques en témoignent. Il en est ainsi de l’ouvrage récent de Valérie Pierre, « Anorexie. La quête du vide et de la transparence »8. Je lui emprunte la description symptomatique, certains signes spectaculaires, rapportés par ma patiente, risquant de la faire reconnaître.
« Depuis mon arrivée ici, je ne suis pas encore allée à la selle. Bien sûr mes laxatifs sont restés chez moi puisque c’est interdit dans le contrat. Je peux vous dire que ça me rend malade, parce que c’est l’une de mes obsessions. Me vider. Toujours me vider. Même si je suis déjà pleine de vide. Il faut que je nettoie cet intérieur, qui pour moi pourrit. [...]. Toi, image de mon corps, que je rêve idyllique, tu hantes toutes mes nuits, toute ma vie, et me rends si triste et désespérée. Toi, mon corps que je dois supporter, jour après jour tu me fais du mal, jusqu’à ta renaissance. Je te sculpte tel un tailleur de pierre jusqu’à la perfection. [...]. Je remarque que j’obéis à une sorte de besoin primordial, qui est de me démontrer et de démontrer aux autres, que je contrôle mes désirs. Ce que j’aime, c’est de ne pas avoir faim, et de pouvoir en tous cas l’affirmer. J’ai un comportement ascétique. Pour moi, toute soumission à un besoin corporel est la preuve d’une passivité intolérable, que je refoule activement par des conduites de plus en plus restrictives. J’ai besoin de contrôle total sur mon corps, une sorte de domination. Le souci de maîtriser toute émotion me donne beaucoup de satisfaction... » (Valérie Pierre).
Agir et maîtrise sont intimement liés dans le fonctionnement adolescent. Ces contre-investissements ou « preuves par le corps », selon l’expression de Philippe Gutton, auraient le statut de métaphores corporelles, en tant qu’affirmation de soi, le corps physique étant le représentant projectif du corps psychique. L’adolescent se trouve ainsi confronté, à la sortie de la période de latence avec la reviviscence de sa sexualité et les transformations corporelles qui en découlent, à un rude travail de différenciation : vivre son corps non comme une extension du corps maternel, mais comme lui appartenant. La fonction séparatrice dévolue au père au cours de la première enfance prend ici toute son importance. Elle est responsable, avec l’aide de la fonction contenante maternelle, de la capacité progressive de l’adolescent à intégrer son fonctionnement sexuel de manière à accéder à une identité sexuelle et sexuée désirée.
Dans « Malaise dans la civilisation », Freud s’attarde sur ce qui me paraît constituer le centre de la problématique du toxicomane, sa recherche passionnelle, hédonique, d’un plaisir-jouissance sensoriel (l’Ecstasy, de nos jours), qui lui fait retrouver un vécu corporel infantile, dont il n’a jamais vraiment fait le deuil et qui lui donne une impression d’existence face au sentiment constant de vide.
Freud, qui a fait lui-même l’expérience de la cocaïne, aborde le problème de la sensation qui participe directement au processus d’intoxication, « la méthode chimique » ayant une influence « brutale » et « efficace » sur le corps. En effet, « certaines substances étrangères au corps nous procurent des sensations agréables, immédiates », écrit-il. Elles « modifient les conditions de notre sensibilité au point de nous rendre inaptes à toute sensation désagréable. »
Le sens d’addiction-dépendance, urgence du besoin sans parvenir à une satisfaction définitive, rassemble toxicomanie et anorexie.
L’addiction à l’objet maternel et l’anorexie mentale comportent un fantasme de toxicomanie ; elles peuvent être appréhendées comme prise de toxique. Dans la pathologie addictive, Magoudi souligne que « la régression pulsionnelle relègue au second plan la problématique sexuelle génitale, le désir et l’identification. Mais elle a ceci de particulier que le désir est perçu comme besoin essentiel, besoin d’un plaisir qu’il est urgent d’éprouver, d’un objet qu’il est urgent d’obtenir, qui ne doit, en aucun cas, manquer. D’où l’intolérance à la frustration, au délai, à l’attente, qui, loin d’être une présence virtuelle, ne peut être qu’un vide qu’il faut occulter ».
Ces passions mortifères soulignent l’importance qu’acquiert le corps dans l’organisation psychique du sujet, lien primordial qui, par ses défaillances dans l’élaboration des assises narcissiques, compromet le fonctionnement psychique de l’adolescent. Il en est de même de la pensée. Les considérations de W. Bion sur les débuts de la pensée et sur cette relation originaire qui fonde les premiers liens passionnels entre le bébé et la mère, sur le rôle de la rêverie maternelle et de la frustration, sont par ailleurs, essentielles pour notre compréhension du fonctionnement de la pensée adolescente. Winnicott note, de son côté, que la frustration est à la racine de l’adolescence et qu’elle met à l’épreuve les limites de la capacité de l’adolescent à se défendre.
L’adolescent entretient un rapport particulier avec la pensée. Ce rapport dépend de l’abord choisi pour accéder ou non à la génitalité, donc du processus de différenciation sexuelle qu’il tend à confondre souvent avec les poussées pulsionnelles et passionnelles qui cherchent à l’envahir et lui font craindre pour ses limites psychiques. Pris dans la tourmente de cette confusion, il peut se laisser aller à l’érotisation de sa pensée au risque d’en compromettre le fonctionnement et son intégrité narcissique ou bien, sauve qui peut, il peut chercher à la protéger et à protéger ses assises narcissiques en clivant et en installant dans un territoire à part une part de la pensée, celle de la réflexion, de la curiosité intellectuelle, de la recherche et de la création, avec comme danger, cependant, une dérive possible vers l’isolation obsessionnelle ou la perversion.
Passion pour la curiosité et le savoir, dans ses explorations fertiles, passion pour le convenu et le non-savoir, pour une même idée qui se transforme en idée fixe, pour l’activité même de pensée, pour la jouissance qu’elle procure dans ses formes infertiles, annihilantes, isolantes, érotisantes et en fin de compte destructurantes et destructrices.
Pourtant, l’activité innovante de la pensée est souvent celle de l’adolescent. Il est capable de clivages non mutilants : ses questionnements sont en pleine floraison, il se sent libre d’explorer le monde qui l’entoure et le monde des idées. Le petit Hans, avide de questions, développait des stratégies pour découvrir ce qui lui était interdit ; l’adolescent, avide de questions, est non seulement à la redécouverte de ce qui lui est connu ou interdit, qui lui est donné ou non de connaître, mais également à la recherche de nouvelles découvertes. Ses capacités de pensée sont celles de l’aléatoire, de l’hypothético-déductif, du virtuel, du monde de l’imagination et de ses nouvelles frontières.
La passion est déjà partie prenante de ces investissements. Ils sont protégés par les assises objectales de l’adolescent. Cette passion pour le monde de la pensée n’exclut pas celle réservée aux états amoureux, même si momentanément l’adolescent amoureux se plaint de ne plus pouvoir penser alors que sa production mentale, stimulée par le sentiment amoureux, se révèle souvent encore plus riche.
En revanche, l’indifférence aux attentes de la pensée, le renoncement à ses plaisirs, la violence, l’exaltation ou la perversion de ses fantasmes, qui peuvent mener jusqu’à sa destruction ou à sa mort violente, rend, en raison de son pouvoir sur la reviviscence d’expériences douloureuses, l’activité de pensée mortifère, menaçante, interdite, objet de rivalité meurtrière.
Angoisses archaïques, fixation à un objet, la pensée, dont les éprouvés corporels renvoient probablement à ceux vécus près du corps maternel peuvent devenir source de folie.
Mais la folie adolescente ou la passion adolescente n’est pas la psychose, si l’on accepte la distinction de Green entre folie et psychose. La folie constitutive de l’humain est liée aux vicissitudes d’Éros toujours en conflit avec les pulsions destructrices. Lorsque la passion qui habite l’Éros parvient à se lier, la psychose est conjurée, lorsque la déliaison l’emporte, la psychose triomphe. C’est là tout l’enjeu de l’adolescence.
La dimension du passionnel est celle des causes désespérées, en particulier chez l’adolescent. Elles s’accompagnent toujours d’un espoir fou, déléguant à l’élément tiers ce qui a trait à la haine, à l’horreur, à la crainte, en tant que composantes du sentiment d’effroi qui habite son imaginaire.
L’immersion dans une pensée aliénante révèle le passage de Charybde en Scylla. D’une mutilation psychique à l’autre, le choix du sujet est celui de la recherche, plus ou moins réussie, d’une préoccupation répétitive et envahissante, susceptible d’anesthésier sa souffrance de ne pas être aimé, d’empêcher l’accès à une jouissance haineuse agie.
À n’en juger que par le résultat, sa passion était un terrible et authentique témoignage de la passion humaine illimitée de se torturer soi-même [...].
Etsuko avait envie de le toucher de ses doigts. Elle ne savait quelle sorte de désir la poussait. Métaphoriquement, ce dos était pour elle un océan sans fond dans lequel elle souhaitait se jeter […]
— Mais pourquoi, oh, pourquoi devais-tu le tuer ?
— Parce qu’il me faisait souffrir.
— Mais ce n’était pas sa faute !
— Ce n’était pas sa faute ? Mais si ! Il a eu ce qu’il méritait pour me faire du mal. Personne n’a le droit de me faire souffrir. C’est inadmissible.
Mishima, Une soif d’amour
Conférence d’introduction
à la psychanalyse
14 novembre 2001
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[1] Cette problématique se trouve développée dans mon ouvrage « La passion adolescente », paru aux Éditions In Press, Paris, 2001.
[2] Selon l’importance que Philippe Gutton a attribuée à cette période sur le plan des remaniements psychiques. Gutton Ph., Le pubertaire, Paris, PUF, 1991.
[3] David Ch., L’état amoureux. Essais psychanalytiques, Paris, Pb Payot, 1971, p. 98.
[4] Dans l’Esquisse (in : Naissance de la psychanalyse, PUF), Freud souligne que « cet état d’attention » trouve son prototype dans l’ « expérience de satisfaction » et dans les répétitions de cette satisfaction, les « états d’aspiration ardente qui ont fourni les états de désir » (p. 372). Il ajoute qu’il y a attention quand s’établit une situation d’expectation, « même en ce qui concerne certaines perceptions qui ne concordent pas, même partiellement, avec les investissements de désir ». Le moi originel va dépendre des états « où il y a répétition du besoin : les états d’expectation. » (p. 380). C’est de « l’état d’expectation que naît généralement la pensée... » (p. 386).
[5] Freud S. (1918), Extraits de l’histoire d’une névrose infantile (L’Homme aux loups), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 416-417.
[6] Paris, PUF, 1992.
[7] Les constatations avancées par Claire Carrier rejoignent celles issues d’un travail de recherche universitaire (non publié), mené sous ma direction sur l’identification avant, pendant et après la performance, des représentations à l’œuvre lors de la pratique de sports à risque, chez les sportifs de haut niveau. Mis à part les fantasmes suicidaires, relativement fréquents, les plus fondamentales ont été celles d’immortalité, de régénération et de renaissance psychique, de non-pensée et de refuge identitaire.
[8] Alain Braconnier rappelle que le terme d’addiction trouve son origine dans le droit romain. Il signifiait « s’infliger une contrainte par corps pour dette ». Il y ajoute la définition plus récente proposée par O. Fénichel : « urgence du besoin et de l’insuffisance finale de toute tentative de le satisfaire ».
[9] Paris, L’Harmattan, 1999.