Dernier de la série des conférenciers portant sur le thème du traumatisme, les participants réguliers constateront des répétitions, inéluctables, s’agissant d’une approche commune.
J’ai choisi de privilégier la notion freudienne de « fixation au trauma ».
La fixation au trauma et le parcours freudien concernant le trauma
La notion de trauma reste questionnante, la littérature psychanalytique venant des champs divers en est la preuve tangible. L’approche freudienne concernant le trauma, diversifiée et évolutive, englobant celle de fixation au trauma, a mis en perspective, en travail, en tant qu’objet théorico-clinique, cette notion. La fixation au trauma a provoqué et provoque encore des interrogations sur son statut métapsychologique tant au niveau topique, lieu de son inscription, que dynamique (remaniements en après-coup, attracteur favorisant la compulsion de répétition...), et enfin économique. Avec Freud on a pu présenter la fixation et la régression comme un véritable système concernant entre autres le jeu de l’appareil psychique notamment au niveau du travail proprement analytique.
Le trauma peut être admis comme facteur déclenchant de la mise en mouvement du système régression/fixation. Si on le conçoit comme facteur fixé en amont, il se propose comme attracteur donnant sens au phénomène d’après-coup. Ce serait dans l’après-coup que la fixation serait supposée être une cristallisation psychique du trauma.
Je ne peux dans le déroulement de cette conférence développer le parcours freudien concernant la fixation au trauma. Je veux signaler quelques éléments.
Avant la période proprement analytique, Freud évoque la notion « d’action posthume du trauma » ; il écrit en 1896 (L’hérédité et l’étiologie des névroses), à propos du souvenir : « le souvenir déploiera une puissance qui fait totalement défaut à l’événement lui-même ; il agira comme s’il était un événement actuel. Il y a pour ainsi dire une action posthume du trauma ». Il faudrait donc, selon cette approche, retrouver, laisser émerger le souvenir qui provoque, en après-coup un appel émané du trauma lui-même. Rappelons ici son approche ultérieure du souvenir-écran.
Dans les études sur l’hystérie sont évoquées les attitudes passionnelles de l’hystérique reproduisant de façon « hallucinatoire » le traumatisme initial, faute d’avoir permis l’évacuation de l’affect étranglé lié au temps bloqué de la fixation. Dans ce contexte émerge la théorie de l’abréaction et de son effet curateur.
Dans une célèbre lettre à Fliess (6 nov. 1896) Freud signale que les mécanismes psychiques s’établissent dans un parcours de stratifications, avec remaniements des traces mnémoniques suivant les circonstances nouvelles ; si aucun enregistrement nouveau ne se produit, l’excitation s’écoule suivant les lois psychologiques gouvernant l’époque psychique précédente et par les voies alors accessibles. Nous nous trouvons ainsi en présence d’un anachronisme..., des « fueros » existent encore, des traces du passé ont survécu. Elles sont fixées en quelque sorte, mais peuvent resurgir. Les fueros dévoilent le passé traumatique et amplifient, distordent le vécu actuel.
Ces notions, bien que lointaines, sont à prendre en considération dans notre approche clinique, notamment lors de notre compréhension des émotions et affects actuels dont le discours manifeste, les circonstances actuelles, n’auraient pas dus être porteurs. Les effets de mémoire sont donc pernicieux lorsqu’ils suscitent des « anachronismes », en laissant perdurer les défenses laissées contre des dangers maintenant disparus.
Le trauma serait en quelque sorte inscrit dans un système de traces qui est dépositaire, non seulement du passé mais de l’organisation préformatrice du présent selon les préformations laissées par ce passé qui intègrent ce présent dans les mailles d’une grille inconsciente constituée par l’héritage de ce passé, sans caractère proprement mnésique, selon A Green. Selon cette approche, on peut évoquer une « mémoire amnésique » dans la catégorie des objets mnésiques représentés par : la compulsion de répétition, les états de dépersonnalisation, de somatisation..., qui diffèrent des autres objets mnésiques, surtout des souvenirs, par l’intensité de l’actualisation, la référence situant ces phénomènes, moins du côté des souvenirs que comme équivalents de celui-ci, connotés d’une qualité hallucinatoire.
Le trauma précoce semble constituer une butée, susciter une défense primaire, un modèle premier de système anti-traumatique, au sens, écrit Michel Neyraut, « d’un réseau où les voies sont barrées, non investies, non mémorisées, muettes, ne figurant dans aucun registre d’inscription autre que théorique et ne sont perceptibles que de façon externe par une facticité de la répétition, une actualité sans autre écho dans l’esprit que celui d’une contrainte itérative. » Ces systèmes itératifs n’auraient pas su « coder » la séquence des messages traumatiques transmis par l’adulte.
Considérée comme véritable « corps étranger interne », à la différence des éléments du refoulement qui cependant la constitue, la fixation, englobant la fixation au trauma, pose au cours du travail analytique la problématique de sa résurgence en différentes figures, en différentes conséquences, que l’analyste aura à déceler, dont il aura l’intuition, en vue de comprendre son empreinte dans la réalité de la conjoncture actuelle, dans son activation au niveau transférentiel, dans ses impacts contre-transférentiels.
L’abandon de la « neurotica » (septembre 1897) ne rend pas obsolète toute idée de séduction traumatique. Il est faux de prétendre que Freud ait nié l’importance des scènes traumatiques ; sa négation n’en visait qu’une, celle de séduction sexuelle incestueuse obligée de l’enfant par l’adulte, comme causalité de la névrose hystérique. Cette séduction ne serait pas un acte traumatique réel, un avant-coup des traumas à venir, mais une catégorie faisant partie de la réalité psychique, une représentation sur une autre scène où se joue désormais le théâtre de l’inconscient, qui n’exclut pas la dimension traumatique possible de la sexualité infantile, voire des premières relations humaines.
On plonge alors avec Freud dans l’émergence, la formation des fantasmes inconscients, construits ou non sur des morceaux de réalité, de perception du passé, dont les éléments traumatiques. Ces fantasmes inconscients, il nous faudra essayer de les rendre conscients, voire de les construire à deux dans nos cures. Ces abords, souvent difficiles, nous précisent l’imprégnation traumatique des conflits infantiles, nous plongent, au cours du travail analytique, dans la source et les effets de la névrose infantile si l’on prend ce modèle comme référence théorique. Ils découvrent aussi les sources des différentes potentialités notamment psychotiques, les trames des différentes psychopathologies.
Les expériences traumatiques peuvent aussi émerger dans les rêves, au même titre que les réalisations hallucinatoires de désirs infantiles.
Je signale que très tôt Freud précisait : « Il n’existe dans l’inconscient aucun indice de réalité, de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre, la vérité de la fiction investie d’affect. » Il évoquait la résurgence possible d’émotions, d’éprouvés, d’affects, produisant même les éléments fictionnels, en deçà des représentations pulsionnelles refoulées, et qui peuvent s’avérer la trace d’éléments traumatiques précoces.
Faute de temps je ne peux déployer la mise en jeu, en 1920, de la pulsion de mort, de la destructivité, les expériences d’effroi, de détresse, retrouvées dans les cures ; surtout la compulsion de répétition. Il pourrait resurgir, régressivement, des modes actuels de réponse à des conjonctures traumatiques dépassées et dont la seule compulsion de répétition garderait la mémoire et en représenterait l’ultime témoignage. Dans ce contexte, le point de vue économique est central. En 1923, dans Le moi et le ça, il est suggéré que le conflit des instances organise des états d’autant plus traumatiques que le moi est fragile ou fragilisé par des traumas antérieurs. Et en 1926 la problématique de l’angoisse, notamment de l’angoisse diffuse, s’apparentant à l’expérience traumatique primaire d’effroi. Freud nous précise que l’analyse montre qu’au danger réel et connu se superpose un danger instinctuel inconnu, provoquant une situation traumatique d’impuissance que l’analyste est aussi amené à subir ; ce dernier aura à se souvenir que la situation présente peut rappeler des événements traumatiques subis antérieurement, encore ignorés du sujet.
Peut-on espérer que, avec patience et prudence, nous pourrions transformer avec certains patients ces angoisses traumatiques en angoisse signal d’alarme, rabaissant la détresse au rang de misère banale ? Ramener la destructivité, l’aspect désorganisateur de ces angoisses, grâce au travail analytique en séance, au rang de l’angoisse de castration ? Cela supposant que l’immaturité du moi de ces sujets ne soit pas trop intense ou définitive, qu’il ait les capacités de se ressaisir secondairement, une fois la crise passée.
Je vais revenir sur les derniers textes freudiens qui concernent aussi le thème du trauma et de ses résurgences ; auparavant je vous soumettrai quelques considérations générales.
Quelques considérations générales
Le trauma est en quelque sorte constitutif de l’humain ; c’est son destin, son dépassement ou non, ses séquelles éventuelles qui intéressent au premier plan l’analyste.
Ces considérations feront la trame de l’approche et mettront en perspective notre approche clinique, en tenant compte de l’inévitable écart théorico-pratique.
Tout événement « dramatique », fut-il précoce, n’est pas nécessairement traumatique.
De nombreux travaux montrent que le trauma psychique possède ses caractéristiques propres qui ne sont pas assimilables aux traces laissées par les malheurs ordinaires de la vie ; un même événement peut faire trauma pour un sujet, un trauma fiché dans sa psyché et n’être qu’un souvenir pénible pour un autre qui aura eu les moyens de le surmonter et de l’élaborer psychiquement. Le sujet ne peut advenir que de ce qui était, tel serait l’enjeu de tout travail « psy » pour les troubles résultant d’un traumatisme. Le traumatisme pourrait être défini à partir de l’effet catastrophique qui en a résulté, et qui peut être réactivé en après-coup.
Dans la cure, ce qui est décrit par de nombreux auteurs comme une atteinte dans le procès de symbolisation, trou et déchirure dans le moi, cette atteinte ne fera que se répéter, allant jusqu’à mettre en jeu de façon itérative ce qui a pu être décrit comme point d’horreur. L’analyste ne pourra se soustraire à ce point, attracteur, ce fait pourrait être déterminant pour la conduite de la cure, de toute cure ; à l’analyste alors d’en déterminer la trame et les sources, une gageure nécessaire avant toute possibilité élaborative à deux.
Dans un travail sur les traumatismes psychiques, une collègue et amie, Radmila Zygouris (Bloc notes de la psychanalyse, n° 12, 1993) présente le trauma comme ayant une dimension tragique, les autres malheurs relevant de l’espace du drame. Le propre du travail « psy » serait de permettre le passage de l’espace tragique à celui du drame. Le trauma, lui, est toujours tragique, car il ferait toujours déchoir le sujet concerné de sa place symbolique, mais, pour le « soigner », il faudrait repasser par la reconnaissance du drame singulier, aidé en cela par la provocation dans le transfert. Selon elle, les souvenirs intimes, récents ou lointains, conscients ou reconstruits à partir de bribes, leur récit, à condition de faire sens pour un autre, en l’occurrence l’analyste, peut alors prendre place dans la dimension trinitaire du tragique ; ceci ne signifierait nullement une réduction de tout événement traumatique à des histoires œdipiennes ou sexuelles, cela signifie la possibilité d’un lien restauré entre une expérience singulière et les fondements mythiques qui ordonnent les communautés humaines et qui dépasse le rapport duel. Il s’agirait là des mythes fondateurs qui s’apparentent aux fantasmes originaires, dont on perçoit les valences traumatiques de ces scènes en abîme pour certains. A nous de différencier ces inscriptions dans l’ordre du tragique, fixées comme telles, des lamentations sur le destin de certains patients qui ne peuvent imaginer être acteurs de leur propre existence autrement que sous l’emprise d’un passé éternellement présent.
Les travaux contemporains insistent sur le fait que l’expérience traumatique est ce qui ne se figure pas, même si elle laisse des traces mnésiques ineffaçables. Chaque mise à mal traumatique, particulièrement celle de l’infans, de l’enfant, implique une réinscription dans une dimension qui dépasse le cadre privé de sa survenue. Seraient convoqués tant au niveau théorique que clinique les phénomènes d’après coup, en tenant compte de temporalités éclatées.
La dimension clinique de ces traumas insiste à juste titre sur la voie nécessaire de la figurabilité, notamment chez l’analyste, pour pallier aux trous dans le système représentatif.
Les derniers textes freudiens et les apports contemporains
Je vais donc partir des quatre derniers textes freudiens, qui concernent les traumas et abordent certains aspects techniques précisant les possibilités et les « limitations » de la psychanalyse en tant que technique thérapeutique : l’Analyse avec fin et l’analyse sans fin (1937), Constructions en analyse (1937), l’Abrégé (1938), et L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939) – textes qu’on peut considérer comme testamentaires.
Analyse avec fin et analyse sans fin
Dans le premier texte, il est dit que le moi des patients n’est pas notablement modifié dès lors que l’étiologie des troubles est essentiellement traumatique, précoce. Ainsi plus fort est le traumatisme, plus sûrement il manifestera son action nocive, même dans des conditions pulsionnelles normales. Mais Freud ajoute aussitôt après : « il n’y a aucun doute que l’étiologie traumatique offre à l’analyse l’occasion de loin la plus favorable. C’est seulement dans les cas à prépondérance traumatique que l’analyse réalisera ce dont elle est magistralement capable : substituer grâce au renforcement du moi une résolution correcte à la décision inadéquate remontant à l’âge précoce. Ici, l’analyse a fait son devoir et n’a pas besoin d’être poursuivie ». Par contre, la force pulsionnelle et la modification défavorable du moi acquise dans la lutte défensive, au sens d’une dislocation et d’une restriction, sont des facteurs défavorables à l’action de l’analyse, ajoute Freud. Ainsi le conflit pulsionnel serait plus difficile à « liquider » que les effets des traumas, malgré la gravité des traumas infantiles.
Cette approche n’est pas paradoxale si l’on admet qu’il s’agit d’expériences traumatiques que le moi a reconnu et qui font partie de l’analysable, de l’élaborable, du résolutif ; c’est grâce à son renforcement par le travail analytique dépassant les répétitions reconnues à la longue dans et par le transfert, comme « décisions inadéquates ». Cette séquence théorico-clinique concernant le trauma, peut-elle être mise à la rubrique des « analyses avec fin », sous l’égide d’un moi capable de se renforcer ?
Constructions en analyse
C’est un texte qui touche à l’élaboration des traumas précoces. Ceux-ci sont enfouis dans les couches profondes de la psyché ; comme d’autres éléments, ils sont conservés, mais ensevelis, inaccessibles à l’individu. L’objet-trauma serait un objet psychique dont l’analyste veut recueillir la préhistoire, objet, pour paraphraser Freud, qui recèle encore beaucoup de mystère. Les constructions que nous faisons et qui quelques fois évoquent les traumas précoces, constructions faites avec tact et mesure, au moment voulu, devraient entraîner la ²conviction² chez le patient. Ce texte montre qu’il nous faut faire le deuil d’une levée totale de l’amnésie infantile afin de reconstituer une histoire complète qui affirmerait la vérité des traumas infantiles, surtout ceux survenus avant l’acquisition du langage, ceux qui font partie d’une « mémoire amnésique » (A. Green). Comment le dévoilement d’un noyau traumatique peut-il se faire en deçà de toute remémoration ? Freud envisage ce travail de construction comme consistant à débarrasser le morceau de vérité historique de ses déformations et de ses appuis sur la réalité actuelle, de façon à le ramener au point du passé auquel il appartient. Je ne peux que rappeler ici les thèses qui s’en éloignent, celle de la construction de l’espace analytique de Viderman longuement discutée et controversée, et qui concernent aussi l’origine à jamais inaccessible des traumas hyper précoces ; qu’il faut donc inventer et énoncer pour la faire exister.
Freud pense dans ce texte qu’on n’aurait pas « assez apprécié le caractère général de l’hallucination d’être le retour d’un événement oublié des toutes premières années, de quelque chose que l’enfant a vu ou entendu à une époque où il savait à peine parler. » Il évoque aussi les formations délirantes qui contiendraient « un morceau de vérité historique », la croyance compulsive tirant sa force de cette source infantile. Ainsi les délires pourraient bien apparaître comme des équivalents de nos constructions. Construirions-nous des vérités traumatiques comme équivalents hallucinatoires, mais qui entraîneraient la conviction ? Cette « imagination » que l’autre nous oblige à construire à partir de matériaux de tous ordres – les rêves, les fragments de souvenirs déformés, des idées incidentes par associations libres, des indices de répétitions d’affects appartenant au refoulé, les projections, les agirs transférentiels, les répétitions – serait un imaginaire des traumas dont la psyché porterait la trace. Cette imagination serait donc beaucoup plus le fait de l’analyste que la capacité du patient. Je pense avec d’autres que ces traumas sont déduits après-coup, que nos constructions-élaborations ne saisissent qu’une parcelle de l’expérience oubliée.
Cependant il nous faut bien essayer de reconstruire ce qui s’est passé historiquement pour nos patients et que cet excès d’excitation, souligne Claude Janin à juste titre dans un de ses travaux portant sur le trauma, a rendu inintelligible et inintégrable par le moi ; du moins, ajoute-t-il dans une perspective optimiste, jusqu’à ce que la cure permette de l’élaborer. Ce serait là faire ouvre d’historien permettant de qualifier, à partir des indices qui lui restent accessibles, ce qui, sans cet acte de construction, demeurerait incompréhensible. Alors ? Opération de reconstruction ? De construction de l’espace analytique ? Rappelons, en contre point, ce qu’écrivait Freud dans l’Homme aux loups : « ou bien l’analyse basée sur sa névrose infantile n’est qu’un tissu d’absurdité, ou bien tout s’est passé exactement comme je l’ai décrit plus haut. »
La deuxième partie de l’Abrégé - le travail pratique
Cette séquence évoque plusieurs éléments qui peuvent concerner l’élaboration des traumas. Dans le transfert, l’analyste pourrait être considéré comme la réincarnation d’un personnage important du passé infantile de l’analysé, manifestant des réactions certainement destinées au modèle primitif (mère, environnement). Les projections transférentielles, verbales et sous forme d’agir constitueraient « une source de périls graves » ; cette « ambivalence du transfert », effet possible de traumas psychiques précoces, serait « ce qui en fait la particularité à la fois la plus essentielle, et le rend si difficile à analyser ».
Freud insiste sur la difficulté à vaincre les résistances cependant que l’analyste ne doit pas se dérober mais au contraire encourager et rassurer le patient. « Plus le moi se sent accablé, plus il se cramponne comme saisi d’effroi, à ces contre-investissements, et cela dans le but, de défendre tout ce qui lui reste contre d’autres irruptions », et plus loin : « Nous sommes ainsi amenés à conclure que le résultat final de la lutte engagée dépend de rapports quantitatifs, de la somme d’énergie que nous mobilisons chez le patient, à notre profit, par rapport à la quantité d’énergie dont disposent les forces qui agissent contre nous ». Dans ce contexte guerrier s’énonce l’alliage de pulsions érotiques et destructrices ; le trauma est aux premières lignes cependant que stratégie et tactique dans cette clinique restent dans l’ombre. Il ajoute : « il n’est nullement souhaitable que le patient, en dehors du transfert, agisse au lieu de se remémorer ». Mais, est-il souhaitable que le patient agisse, ne puisse se passer d’actings-out dans le transfert, comme élément positif d’élaboration ?
L’Homme Moïse et la religion monothéiste
Je présenterai surtout les applications proposées des idées de Freud concernant la clinique psychanalytique. Il mentionne que « les psychanalyses d’individus particuliers nous ont appris que leurs impressions les plus anciennes reçues en un temps où l’enfant n’était guère en état de parler, extériorisent en un moment quelconque des effets de caractère compulsionnel, sans être elles-mêmes remémorées consciemment ». Le trauma précoce est présenté comme le premier de la série des moments formateurs du paradigme de la névrose : trauma précoce - défense - latence - éclatement de la maladie - retour partiel du refoulé. Les traces anciennes ne reflètent pas les conditions qui régnaient au moment de l’inscription et qui seraient à jamais perdues mais leurs réactivations ramènent leurs retours, semblables à des vestiges déformés.
Freud insistait sur le fait que la répétition, fut-elle compulsionnelle, serait bien la traduction d’événements qui se seraient effectivement passés, et non d’un pur fantasme. Nous pensons dans ce registre au défaut de traduction, aux « fueros », signalés en 1896. Cependant la vérité de ces traces significatives, il faut nous résigner à la construire plutôt qu’à la découvrir, vérité qui ne peut donc s’atteindre sans en passer par la déformation, ce d’autant qu’elle est soumise à l’après-coup. Ainsi que le signalait André Green dans La diachronie dans le freudisme, pour la pensée psychanalytique (et j’ajoute dans notre clinique), la signification est moins liée à l’expérience immédiate qu’à une interprétation rétrospective de celle-ci, en tenant compte des après-coups successifs ; si bien que : « le temps où ça se passe n’est pas le temps où ça se signifie. »
Le trauma donc, sa fixation ontogénétique mais aussi phylogénétique pour Freud, ses résurgences, reviennent en force dans ce texte testamentaire. Dans le sens élargi, ces traumas des premiers temps ne sont pas réduits à une ponctualité factuelle ; il s’agirait plutôt d’impressions vécues précocement et plus tard oubliées, impressions qui ne seraient pas simplement « endopsychiques » mais qui résulteraient d’expériences vécues.
Étudiant les effets du traumatisme précoce, Freud indique qu’ils sont le résultat d’expériences relatives au corps ou bien des perceptions sensorielles, principalement d’ordre visuel ou auditif, éléments qui introduisent alors le trauma précoce selon une vision élargie, coextensive à tout le champ de l’expérience infantile précoce. Cette introduction a posé et pose encore les problèmes ardus d’une psychogenèse conjecturale, notamment celle de la résurgence des traces dites perceptives. N’oublions pas que l’expérience précoce ne prend-elle aussi son caractère de trauma qu’à raison d’un facteur quantitatif. Signalons cependant que par la suite et dans l’Abrégé, la quête du qualitatif aurait repris ses droits sans pour autant les rendre prédominants, notamment dans les temps où se jouent les complexes d’Œdipe et de castration, ou insistent les fantasmes originaires, mais aussi dans lesquels sont admises les influences de la civilisation ajoutait Freud. Ces expériences ne seraient pas intrinsèquement traumatiques, mais pourraient le devenir pour tel ou tel individu dont le moi ne sera pas en mesure de tolérer des processus pulsionnels d’une certaine ampleur, appelés ou induits après-coup par l’impression produite.
Rappelons aussi que, au niveau de l’hypothèse traumatique chez Freud, la désintrication pulsionnelle, la force de la destructivité jouent ici leur rôle.
Selon cet éclairage, on peut penser que dans notre clinique, le retour à ce passé revienne sous des formes élémentaires du psychisme, loin de simples régressions temporelles ; passé comme réservoirs de sens bruts, explosifs qui, dans la cure, laisse émerger des tensions évocatrices d’une actualisation potentiellement agie, notamment sous formes de passages à l’acte, d’autres formes de décharge empruntant les voies courtes, par exemple la voie somatique, donc de répétitions au lieu de remémorations (A. Green). Si ce type de trauma reste inconscient, est lesté d’une « mémoire amnésique », l’inconscient dans ce climat laisse sourdre une douleur psychique qu’il nous faut repérer. La seule mémoire dont nous aurions l’intuition serait, selon des approches contemporaines, une pulsion qui pulse rythmiquement, sans fin (M. Neyraut, nous l’avons signalé plus haut), un travail du négatif donnant toute leur force aux résistances dans la cure, qui dans certains cas peuvent se révéler insurmontables (A. Green).
L’élaboration des traumas précoces serait soumise, dans nos cures, à une élaboration psychique à deux, en rappelant que le travail d’élaboration consiste, entre autres, à intégrer les excitations dans le psychisme et à établir entre elles des connexions associatives. Il s’agirait donc dans ce contexte d’opérations intrapsychiques et interpsychiques. Ce « grand complexe des associations » dont parlait Freud avec Breuer, celui exerçant une action correctrice, un régime associatif venant de part et d’autre, qui sera un élément clé de ces élaborations. Cette problématique des liens associatifs met en lumière celle de la liaison consistant à relier les représentations entre elles ; liaison d’autant plus difficile lorsque les représentations ne sont pas au rendez-vous.
Traumas à effets positifs et négatifs
Enfin je vais évoquer une référence qui nous intéresse particulièrement et sur laquelle la plupart des auteurs connus de moi se sont penchés. La voici : « les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et négatifs. Les premiers sont des efforts pour remettre en ouvre le traumatisme, donc pour remémorer l’expérience oubliée, mieux encore pour la rendre réelle, pour en vivre à nouveau une répétition même si ce ne fut qu’une relation affective antérieure, pour la faire revivre dans une relation analogue à une autre personne. On réunit ces efforts sous le nom de fixation au trauma et de contrainte de répétition. » On pense évidemment aussi à la relation analytique, au transfert. Et pour le trauma à effet négatif : « les réactions négatives tendent au but opposé, à ce qu’aucun élément des traumatismes oubliés ne puisse être remémoré ni répété » ; il s’agirait là de réaction de défense par évitement.
Ainsi, malgré la contrainte de répétition, les effets de certains traumas seraient positifs car la réalité psychique ne les évite pas ; ils seraient en quelque sorte dans le registre de l’analysable voire de l’élaborable dans le temps d’un long et difficile travail psychanalytique ; « des traumas avec fin ? ». Nous retrouvons la perspective du texte : « analyse avec fin et analyse sans fin ». Par contre la négativité des défenses par évitement, inhibitions, angoisses et phobies constituerait au fond des fixations de tendance contraire, apportant aussi les plus fortes contributions à l’empreinte du caractère, ajoute Freud.
Ces deux effets ont un caractère de contrainte, ils ne sont pas assez influencés par la réalité extérieure, ils sont un état dans l’état, ils peuvent devenir le chemin qui conduit à la psychose.
Il semble, en relisant attentivement cette approche de la bipolarité des effets positifs et négatifs prêtés au trauma, qu’ils correspondaient chez Freud, malgré un destin possible vers la psychose, à une bipartition des symptômes de la névrose, pour autant que ces derniers soient tous placés sous l’égide de l’expérience traumatique, en y ajoutant les incidences impénétrables de la constitution.
Cette relecture est entrée en résonance, chez moi, avec le texte de A Green sur La position phobique centrale rencontrée souvent dans la cure de certains états-limite. Il évoque aussi l’évitement comme mode défensif pour « faire obstacle à l’établissement de relations entre les différentes constellations traumatiques, dont la mise en rapport les unes avec les autres est ressentie comme une invasion angoissante par des forces incontrôlables. Le réveil de l’un quelconque de ces traumas pourrait entrer en résonance avec d’autres. ». Et plus loin : « le vrai trauma consistera donc dans la possibilité de les réunir en une configuration d’ensemble où le sujet a le sentiment qu’il a perdu sa capacité intérieure de s’opposer aux interdits et n’est plus en mesure d’assurer les limites de son individualité ». On peut mettre en relation cette position avec celle que suggère Freud au sujet de l’évitement comme mesure défensive extrême, s’agissant de traumas à effets négatifs. Un travail du négatif dans ces deux approches.
Les cicatrices narcissiques
Freud cependant, après avoir envisagé comme précédemment le rôle du trauma dans les relations précoces, rôle attribué aux pulsions érotiques et agressives, et dans l’hallucination comme retour d’un événement sensoriel antérieur au langage, il évoque enfin les blessures narcissiques par atteinte précoce du moi. Ces atteintes narcissiques précoces avaient déjà été envisagées par Ferenczi. Je ne peux que rappeler la confrontation entre Freud et Ferenczi concernant les traumas précoces repris par de nombreux auteurs, notamment par T. Bokanowski.
Je veux seulement rappeler que dans les cures difficiles que Ferenczi rapportait, il fallait tendre à faire répéter le trauma lui-même dans des conditions plus favorables en abandonnant toute relation au présent, en s’immergeant dans le passé traumatique ; le seul pont étant la personne de l’analyste. Ferenczi évoquait aussi la problématique de l’empathie, du contre-transfert, celle du traitement des cicatrices narcissiques.
La pensée freudienne dans la spécificité des processus traumatiques, qui suppose ici la notion de cicatrices narcissiques du moi, n’a été qu’ébauchée, elle fera parler d’elle ultérieurement et donnera lieu à de nombreuses hypothèses d’articulation souvent difficile avec la praxis. Je pense par exemple à l’approche de René Roussillon concernant les troubles narcissiques-identitaires qu’il présente notamment dans son livre Agonie, clivage et symbolisation. Le modèle qu’il propose dans ce livre s’adapte particulièrement aux traumatismes précoces ou précocissimes, mais, ajoute-t-il : « il vaut aussi pour n’importe quelle expérience de débordement et de détresse face à ce débordement, même celles qui affectent l’appareil psychique à un âge plus tardif ». Je ne peux reprendre ici cette riche élaboration concernant les agonies primitives avancées par Winnicott et retravaillées aussi par d’autres : les défenses contre le retour du clivé, de l’état traumatique antérieur, le défaut de symbolisation primaire, l’hypothèse d’une symbolisation secondaire après-coup des agonies. L’hypothèse de Roussillon de traces perceptives nociceptives qui tendraient à revenir, répétitivement, sous forme hallucinatoire, interpelle la pensée clinique. Ce serait à l’analyste de les admettre, grâce notamment à son contre-transfert.
Objet et environnement primaires
Il est vrai que Freud est resté dans une « monade métapsychologique » (M. Neyraut), a peu envisagé les rôles de l’objet, de l’environnement primaires dans le processus des traumas précoces ; de nombreux auteurs l’ont signalé. Le rôle de l’objet primaire en fonction de sa propre organisation psychique est devenu incontournable ; les effets de ce rôle plongent dans la constitution du narcissisme, du moi, de l’appareil psychique. Les avatars, les distorsions, dus à cet impact, seraient à considérer comme éléments constitutifs des traumas précoces de l’infans.
Mère survenant aux besoins, exerçant une violence d’interprétation, mère de toutes les demandes, mère pare-excitante réduisant la détresse infantile, mère intricante permettant l’accès aux symbolisations primaires, mère exerçant sa capacité de rêverie grâce à sa fonction alpha (Bion), mère comme premier objet d’une séduction généralisée (Laplanche) ; je ne peux qu’oublier certains rôles dans ce contexte de primarité. Ai-je besoin de rappeler que la naissance du moi n’est pas un événement qui tombe du ciel ; en amont, ce qui en précède l’apparition et la permet doit laisser des traces Dans ce champs du primaire voire de l’originaire (P. Aulagnier), ce serait le non-respect des besoins de l’infans, voire une non-acceptation de sa demande d’amour, un non-désir, qui exercerait des blessures de tous ordres, notamment narcissiques, importantes.
Travail analytique, travail de l’analyste
Dans notre pratique au quotidien, qu’il s’agisse de cures dites classiques, de psychothérapies aux divers cadres, nous sommes confrontés à des récits qui clament des douleurs psychiques, des angoisses, des désarrois, des dépressions diverses, des plaintes d’agir inefficaces, éléments que l’on peut envisager comme la répétition de temps traumatiques précoces non élaborés par le sujet qui vient nous demander, explicitement ou implicitement, une aide en vue d’en atténuer les réactualisations et les impacts dans leur vie.
Certains traumas sont connus, évoqués par le sujet adulte, mais sans traces de symbolisation, sans remise en circuit dans le vécu actuel, sans régime associatif. Ce peuvent donc être des répétitions agies, des moments dépressifs, des moments d’angoisse, des vécus de vide, des conduites d’évitement, des exacerbations caractérielles...que l’analyste devra déceler, dont il tissera les liens, lèvera les clivages, tissera la trame qui permettra, dans un second temps, de procéder à des constructions, à des interprétations alors symbolisantes. Les vicissitudes du transfert et du contre-transfert en favoriseront la compréhension.
Lorsque nous sommes dans le modèle névrotique, nous pouvons supposer que le conflit actuel exposé entre en résonance avec un conflit historique issu de la sexualité infantile qui n’a pu être réglé à l’époque du fait d’une conjoncture traumatique, qu’à l’aide du refoulement. Ce traumatisme nommé historique a été refoulé et avec lui les représentations de désir qui s’y trouvaient impliquées ; c’est pourquoi ce traumatisme peut être décrit comme secondaire (René Roussillon). On peut faire l’hypothèse que ce refoulement est à l’origine d’une fixation, que celle-ci provoque un « archaïsme » qui attire les conflits actuels correspondants ; ceux-ci devraient à leur tour être refoulés. Cependant, ajoute Roussillon, et je le suis volontiers, ce refoulé reste actif et menace le sujet d’un retour notamment des représentations, réminiscences du conflit antérieur et de la conjoncture traumatique ; risque qui peut être pris en cours de travail analytique, ce d’autant que, dans ces cures, le désir inconscient et refoulé est activé par le transfert et le dispositif analytique.
C’est par le travail analytique, que, malgré les systèmes défensifs, la parole analytique est soumise à une recherche permettant le retour du refoulé, en interprétant, par le biais du transfert, les enjeux actuels, charriant - c’est du moins notre hypothèse heuristique - les caractéristiques du contexte infantile des premiers refoulements. Ainsi, selon le modèle classique, la névrose clinique transformée par l’analyse en névrose de transfert, permettrait d’élaborer la névrose infantile et les éléments traumatiques qu’elle contient. Mais, pour que ce modèle soit efficient il faut que le narcissisme de l’analysant reste suffisamment bon car, suggère à juste titre R Roussillon : « il permet l’organisation d’une illusion qui rend le transfert, sous le primat du principe de plaisir, possible, et rend ainsi envisageable un travail de deuil, fragment par fragment... ». Dans un tel schéma, l’ensemble du processus se déploie dans un espace représentatif, de bout en bout, car un travail de symbolisation a eu lieu en amont ; les éléments traumatiques, quoique refoulés, ont pu être représentés, donc par la suite partageables dans la cure. Cependant, c’est à l’analyste d’avoir l’intuition de cette présence interne des fixations traumatiques, puis de la rendre consciente ; un travail à deux.
Est-on encore dans le registre névrotique classique lorsque, au transfert par déplacement se substitue ou s’ajoute ce que Roussillon nomme transfert par retournement : un transfert dans lequel le sujet viendrait, en parallèle mais clivé de ses possibilités d’intégration, faire vivre à l’analyste ce qu’il n’a pu vivre de son histoire, faire sentir à l’autre ce qu’il ne sent pas de soi. Il semble que dans ces conjonctures transférentielles nous soyons dans un autre registre qui s’étale dans notre clinique contemporaine. Les approches contemporaines plongeront dans le pourquoi et le comment de ces « infantiles » surchargés de traumatique, ce d’autant qu’ils rendent difficiles sinon impossible ses réactualisations dans une névrose de transfert qui n’advient pas.
Il y aurait, surtout dans les états-limite, comme une rétraction du sujet sans la moindre conscience de ce retrait. Dans ces cures, cette fermeture serait aussi fermeture à la parole de l’analyste, une précarité de ce qu’il représente et qui ne s’accompagnerait d’aucune activité élaborative, affirmant ainsi les procédés de déni, de recouvrement des traumas précoces. Dans ce registre, suppose A. Green, « le travail analytique, laborieux, consisterait à transformer cette négativation de la perception des processus de pensées, en pensées latentes ; cette organisation des pensées latentes supposée par l’analyste serait ici, entendement par ce dernier, créateur de la difficile relation analytique. « C’est dire que dans ce registre l’écoute de l’analyste doit s’efforcer de saisir l’émergence projective traduisant l’initiation d’un embryon fantasmatique qui est beaucoup moins à prendre dans sa valeur de contenu que comme modalité inaugurale d’appropriation subjective adressée à un tiers ». La fonction de l’analyste serait d’éviter le renforcement du transfert de défenses, d’attendre que le transfert donne des indices suffisants de sa proximité, d’accepter une plus grande ouverture à des modes de pensée inhabituels. Ici l’empathie serait largement convoquée.
Dans certains contextes le travail de l’analyste en séance, son écoute, ses réactions, ses interventions, prennent une tournure particulière, voire paradoxale qui peuvent renseigner sur la nature et les conséquences des traumas, surtout des traumas précoces.
Ces occurrences particulières ont été conceptualisées dans des vertex différents, mais qui tous ramènent à la problématique de la « figurabilité chez l’analyste », figurabilité qui permettra l’approche des traumas précoces, si possible leur élaboration. Comment cette figurabilité vient à l’analyste ? Je ne peux que signaler certaines approches, d’autant qu’elles surviennent dans des contextes différents : celles de W. Bion, de Piera Aulagnier par exemple. Dans le travail en séance, bien qu’il ne s’agisse pas particulièrement des traumas précoces, la notion de contre-transfert paradoxal de M de M’Uzan peut être convoquée. Il s’agirait de l’envahissement de l’appareil psychique de l’analyste, envahissement allant jusqu’à la dépersonnalisation transitoire, par la psyché du patient. Dans ce registre les capacités d’identification primaire seraient nécessaires.
Les Bottela, depuis des lustres et encore récemment, se sont penchés sur la notion de trauma précoce, surtout dans l’optique du trauma dit négatif, l’effet négatif étant lié à un effondrement de la topique et à la perte de la capacité de représentation. Ils ont mis en pièce maîtresse le travail de figurabilité. Pour eux, surtout dans les cures d’adultes et de borderlines, je cite : « C’est surtout face à certains aspects traumatiques de la pensée de l’analyste en séance que nous avons progressivement compris que la figurabilité ne peut être réduite à l’image [...] qui est le produit d’un travail devenu complexe, un travail de figurabilité ». Ce travail serait un processus psychique fondateur qui, se dévoilant sur la voie régrédiente, serait déterminé par la tendance à faire converger toutes les données du moment, stimuli internes et externes, en une seule unité intelligible visant à lier les éléments hétérogènes présents dans une simultanéité atemporelle, sous forme d’actualisation hallucinatoire, dont la forme originaire la plus élémentaire serait la figurabilité. Les capacités de régression formelle de l’analyste sont convoquées.
Il y aurait donc simultanéité de champs multiples et variés : le discours ou l’agi de l’analysant, le transfert ainsi que le contre-transfert, mais aussi tout un matériel perceptif actuel allant de la perception sensorielle et des impressions corporelles du moment, aux restes sensoriels des séances précédentes ; un travail en double en quelque sorte. Ce matériel pourrait bien s’avérer, résurgence de perceptions et d’émois de l’infantile, de l’enfance et contenir son poids de traumatique. La régression formelle de la pensée de l’analyste le mettrait, le soumettrait à l’inconnu, il ne serait pas loin alors de l’enfant face à son inconnu traumatique. Ainsi selon les Botella : la figurabilité de l’analyste représente à la fois le reflet et le complément du fonctionnement psychique de l’analysant, seuls capables de suppléer à la rupture, dans l’ordre du représentationnel, au négatif du trauma. On y retrouve la connotation d’une pensée animique partagée.
Ce travail de figurabilité comme seul moyen d’accéder et de révéler le négatif du trauma aurait une valeur anti-traumatique dans la cure. Par contre, si ce travail à deux n’accède pas à un vécu d’intelligibilité accessible au système de représentation, le moi de l’analysant continuera de le vivre comme traumatique, continueront d’exister des tensions évocatrices d’une actualisation potentiellement agie.
Claude Janin évoque aussi la construction à deux du trauma infantile, la difficulté de représentations d’événements qui n’ont pas été représentés, de mise en représentation de ce traumatique chez l’analyste, de ce traumatique non représenté qui tente cependant de se manifester, notamment dans la cure, de produire des rejetons par lesquels il s’agirait, en appui sur le cadre, de frayer les voies à la figurabilité. Je rappelle sa notion d’animisme à deux qui permettrait que le trauma devienne communicable, partageable, entrant dans l’histoire du sujet et non plus seulement « commémorable ». Pour cet auteur aussi, la cure, dans son ensemble, deviendrait acte anti traumatique, à condition que l’adulte au cours de ce travail analytique parvienne à jouir de son aire personnelle, de son espace transitionnel, sans rien revendiquer. « Alors il ne serait pas exclu, écrit-il, que nous puissions y reconnaître nos propres aires intermédiaires correspondantes et constater un certain chevauchement, c’est-à-dire une expérience commune partageable, donc analysable » ; une approche bien différente de celle de l’analyse mutuelle de Ferenczi.
René Roussillon évoquant la solution bio-logique de certaines somatisations, fait intervenir un « hallucinatoire » issu de perceptions nociceptives précoces, qui infiltrerait les perceptions actuelles et dont l’analyste aurait l’intuition de par le contexte transférentiel et par l’auto-analyse de son contre-transfert. C’est là une élaboration particulière de traumas hyper précoces, un passage de la solution bio-logique à la solution psycho-logique ! Les traumas hyper-précoces dépendent donc de la déqualification de l’environnement primaire, font partie de l’infantile entrant, selon moi, dans un cadre hypothético-déductif qui en permettrait, éventuellement, l’élaboration. La réactivité traumatique ultérieure dépendra de l’assise narcissique et de la solidité du sujet.
Cette réactivité aura des incidences pathologiques dans des conduites répétitives qui alerteront le psychanalyste et lui permettront de remonter, hypothétiquement, jusqu’à la relation primaire en tenant compte des après-coups successifs. Pour de nombreux psychanalystes dont je fais partie, les vicissitudes dans l’oscillation transféro-contre transférentielle, en favorisent la compréhension ; ajoutons qu’elles ne sont pas les seules. Ainsi, les traces mnésiques, écrasées par le trauma, ne pourraient être ravivées que par son élaboration dans la reprise transférentielle.
Si l’on dépasse le temps de l’infantile, de la préhistoire du sujet, on peut considérer que tout ce qui menace la sécurité interne de l’enfant peut constituer un trauma narcissique, à l’aune de la structuration de son moi. Ces traumas précoces ne sont d’ailleurs pas que narcissiques. Dans nos cures d’adultes reviennent les éléments traumatiques de l’enfance. La levée de l’amnésie infantile, le retour du refoulé secondaire sont les temps nécessaires du travail analytique, de l’élaboration à deux des souvenirs traumatiques, de l’élaboration de ce qui se répète sous diverses formes au fil du temps non linéaire des cures, voire d’une construction à deux du trauma infantile.
Cependant, le narratif, les contenus proposés à l’écoute de l’analyste, sont insuffisants, il faut aussi admettre et comprendre le flot processuel, la dimension du transfert et du contre-transfert, comme je viens de le signaler. C’est à partir de ces éléments que nous pouvons faire des constructions aptes à étayer l’élaboration de ces traumas.
Je terminerai en insistant encore sur le fait que les formulations à partir du primaire des traumas précocissimes restent, dans la plupart des cas, hypothético-déductifs. La relation à l’infantile, équivalent de l’inconscient inconnaissable fait intervenir le concept de refoulement originaire. Il semble que la violence du refoulement originaire, telle qu’elle se perpétue dans l’actualité du conflit et du trauma psychique, installe les différentes temporalités dans une incompatibilité radicale (A. Green). Si une homologie entre inconscient et infantile s’impose pour certains, c’est bien par ce que l’expérience infantile est une expérience authentique, mais sans sujet et donc sans vécu. La trace, entre autres, des traumas liés à l’environnement primaire, ne s’est pas inscrite dans le moi, seul acteur d’une histoire et d’une temporalité subjective. De telles actions et processus postulés ont une position historique tout aussi mal définie que celles des désirs et fantasmes apparus, eux aussi à certains moments de la vie de l’enfant, même si l’on admet que certaines évocations puissent s’imposer avec une évidence quasi hallucinatoire, et par là se rapprocher de la quasi sensorialité onirique évoquée par Freud, tant chez l’analysant que chez l’analyste.
Conférences d’introduction à la psychanalyse,
mai 2002