Mon propos est de rappeler l’ancrage de cette technique dans le champ des pratiques psychanalytiques, à l’heure ou la psychanalyse est sommée de se déterminer, socialement et épistémologiquement par rapport aux psychothérapies en tout genre qui cherchent un droit de cité. Cela implique d’abord de prendre position par rapport à la question si controversée de la guérison en psychanalyse, avant même que de questionner la spécificité éventuelle de la place du psychodrame au sein des diverses techniques utilisée actuellement par les psychanalystes…
Je proposerai donc une introduction resituant les variations de la technique par rapport aux buts et au processus psychanalytiques.
Je m’attarderai ensuite davantage pour questionner le bien-fondé et la spécificité éventuelle du psychodrame analytique.
Je terminerai enfin en prenant ma place, par une anecdote illustrant ce que serait, pour moi, le statut métapsychologique de l’interprétation dans le psychodrame. Je précise que ces réflexions ne concernent que le psychodrame individuel, le seul dont j’ai une longue expérience pratique.
Rappelons pour commencer que Freud a toujours soutenu une polarité à la fois double et complémentaire, entre l’analyse comme traitement et l’analyse comme méthode d’investigation. Dans son livre1 Nathalie Zaltzman rappelle que la démarche analytique aurait pour but un mode spécifique de guérison qui serait un nouveau mode de rapport à l’autre et à soi-même. Le principe d’action en est la levée des résistances par interprétation du transfert. Le ressort métapsychologique de la guérison psychanalytique serait donc caractérisé par le caractère résolutoire indirect du processus d’investigation in vivo.
Pour Nathalie Zaltzman, soigner consisterait à « arranger », aménager le conflit, la souffrance, tandis qu’analyser viserait à guérir, selon la définition donnée plus haut. Si je souscris à la rigueur théorique de cette distinction, je ne peux m’empêcher de penser que les choses sont moins claires et qu’il n’est pas si simple, dans la clinique « moderne », de balayer si facilement le souci thérapeutique : je dirai volontiers que si nous visons bien à guérir, nous ne sommes tout de même pas mécontents, en passant, de soigner.
Voilà donc pour l’essentiel, les principes qui président à toute démarche qui se veut psychanalytique. Ils impliquent une cohérence interne entre la théorie la méthode pratique et ses effets. Le modèle de cette cohérence nous a été transmis par Freud. Il s’agit bien sûr de la cure dite « type », caractérisée par un dispositif spécifique (le divan et le fauteuil), comme moyen de production d’un certain processus. Ce dernier est défini comme étant issu d’un travail psychique effectué en commun par le patient et l’analyste de sorte que le processus névrotique est modifié et remplacé par le processus analytique. On voit qu’à l’origine, le processus analytique est clairement situé comme à la fois complémentaire et antagoniste du processus névrotique. Si l’on ajoute que le déroulement d’un tel processus implique, comme principe d’action la levée des résistances par et dans le transfert, on trouve bien tous les éléments de cette cohérence qui spécifie la démarche psychanalytique.
Au regard de la clientèle actuelle, on pourrait dire de ce modèle qu’il est désuet, historiquement daté. Je dirais de lui que c’est un modèle originaire, référence incontournable pour qui veut prendre la mesure des points de vue économique topique et dynamique qui régissent le fonctionnement général de l’appareil psychique, modèle étayé sur une conception métapsychologique capable de rendre compte de l’ensemble organisations psychopathologiques, quelles qu’elles soient.
Cette notion d’un processus analytique complémentaire et antagoniste d’un fonctionnement névrotique a fonctionné et fonctionne encore comme référence identificatoire du psychanalyste et de sa pratique. Au point que les variations techniques ont pu être considérées comme de possibles déviations.
Freud nous a laissé sur une ambiguïté :il a, d’une part, affirmé qu’en dehors des psycho-névroses de transfert, il n’y avait pas de psychanalyse possible, en particulier pour ce qu’il appelait les névroses narcissiques (nous parlerions aujourd’hui des organisations non-névrotiques). Dans le même temps, il s’est acharné à laisser des pistes pour rendre intelligible l’au-delà, ou l’en deçà du fonctionnement non-névrotique, avec ses travaux sur le narcissisme, la compulsion de répétition et la dualité pulsionnelle.
Contrepoint technique de la question des limites de l’analysabilité, les variations ont été inventées puis théorisées au titre de l’élaboration des difficultés-en général inattendues survenues dans le déroulement d’une cure type. On peut dire qu’elles ont d’abord été subies. C’est ensuite seulement qu’elles seront choisies.
L’introduction d’une variante signe une rupture, un échec du cadre théorico-technique dans lequel l’action thérapeutique a été engagée. Toute la question sera ensuite de savoir si la maîtrise active de cette variation va suffire à réinstaller le processus perdu, ou si, devant un processus analytique impossible à rétablir ou établir, l’aménagement technique va se transformer en technique originale. C’est dans le mode de réponse à cette question que se situe l’essentiel du problème de la différenciation entre psychanalyse et psychothérapies. La différence résidera dans la question de savoir si le « mode d’action » venu se substituer au dispositif inopérant continue ou non d’obéir aux principes que j’ai énoncés plus haut ;
C’est ainsi que les difficultés qui surgissaient au sein du dispositif « originaire » ont enrichi le savoir relatif aux organisations psychopathologiques dont le fonctionnement diffère de celui qui caractérise celui des névroses. Et que, parallèlement, à partir de ce que l’on a longtemps appelé les variantes de la cure type, se sont identifiées des techniques individualisées comme pouvant répondre plus spécifiquement aux indications regroupées dans la vaste enveloppe des organisations non névrotiques (le widening-scope de nos collègues anglo-saxons).
Individualisé est bien le terme qui convient, tellement le choix de ces nouveaux dispositifs a à voir avec ce que l’on pourrait appeler le contre-transfert de base de chaque analyste. Il n’est évidemment pas question de faire ici l’histoire de la théorie et des techniques psychanalytiques. Il est tout de même intéressant à signaler que de cette histoire ont émergé deux différentes approches du processus. L’un traditionnelle et que j’ai rappelé plus haut se cantonne à la définition en termes de conflits intra-psychiques. L’autre privilégie les expériences vécues au sein de la relation thérapeutique. Il est également intéressant à noter que l’extension des indications a peu modifié la philosophie générale et le cadre formel de prise en charge des patients « non-névrotiques » dans les courants analytiques qui se réclament de la deuxième approche. Ainsi, les Anglais ont maintenu l’usage du divan et le rythme des 5 séances hebdomadaires pour des patients étiquetés « borderline ». Par contre, là où, comme en France, prévalait la définition classique du processus, les prises en charge de patients qui ne répondent pas au profil de la névrose ont mis sérieusement en question et le cadre, et l’activité interprétative des psychanalystes.
Il faut pourtant rappeler que le dispositif « divan - fauteuil », si évocateur en termes d’image de l’identité du psychanalyste, n’a d’intérêt que pour autant qu’il s’est avéré inégalable pour encadre la mise en œuvre des deux règles fondamentales : la première est celle de la libre association que Freud a édictée. Elle offre au déploiement des associations du patient la combinaison optimum de contraintes et de liberté : optimum en tout cas pour évaluer les dispositions du patient à établir un transfert à la fois souple, mobile et diffractable : ce que seraient les qualités d’un transfert analysable. La deuxième règle, ainsi que Ferenczi a appelé la nécessaire analyse de l’analyste, devrait permettre à l’analyste de trouver, dans le respect du cadre formel, la garantie d’une activité contre transférentielle à la fois créative et contrôlable.
Je ne fais que rappeler ici que c’est la clinique des carences narcissiques qui a mis en échec le dispositif « originaire » et obligé les psychanalystes – Freud le premier, qu’il l’ait perçu ou pas – à trouver des solutions pour échapper aux impasses de ces traitements avec leur cortège de mal-être contre-transférentiel.
Au fond, on pourrait résumer cette introduction sous la forme d’une question ?
Que cherche un analyste lorsqu’il a acquis la conviction que le travail analytique (durcharbeit) ne pourra se dérouler dans le, et grâce au, dispositif qui lui est familier.
Il tentera d’abord d’évaluer, dans son appréciation de cette impossibilité à poursuivre où entreprendre un travail analytique, ce qui appartient au fonctionnement psychique de son patient, et ce qui appartient à son contre-transfert.
Une fois sa conviction établie que c’est bien le fonctionnement psychique du patient qui rend inopérant le dispositif d’écoute traditionnel, il va alors n’avoir d’autre alternative que de renoncer – c’est une option – ou d’opter pour un dispositif autre. Je dirai de ce mouvement, qu’il soit intuitif ou réfléchi, que c’est un dispositif d’attente, au sens ou Freud parlait de représentation d’attente à propos de certaines des interprétations que l’on fait : à charge pour le patient de la faire sienne ou pas.
Le cadre formel (qui est affaire souvent d’opportunité ou de bon sens) devra devenir celui qui sera jugé le plus apte à permettre l’élaboration (toujours le durch-arbeit), de la configuration transféro-contre-transférentielle spécifique aux deux protagonistes de la situation.
C’est là tout l’enjeu d’un dispositif technique, quel qu’il soit.
La multiplication dans l’histoire de ces variations techniques donne la mesure de l’inventivité des analystes qui de Ferenczi à Winnicott en passant par Mélanie Klein, Searles et j’en passe, ont enrichi la compréhension théorique et le maniement de ces situations psychanalytiques « atypiques ».
Malgré leur apparente diversité, je persiste à dire que toutes ces variations se situent dans un champ borné, d’une part par le face à face, et d’autre part par le psychodrame. Au point que je dirais volontiers que le psychodrame est aux traitements en face à face, ce que les variantes sont à la cure type.
Dans le genre « variation de base », on n’a pas fait mieux que le face-à-face.
Car comment accueillir, autrement, avec ces deux outils formels que sont le cadre et la parole, ces configurations transférentielles si réfractaires au dispositif « originaire » ? À des patients que la position allongée déréalise, que le silence de l’analyste plonge dans une angoisse insupportable et incontrôlable, il est naturel de proposer la forme de communication la plus banalement socialisée : les asseoir en face de soi et leur parler. On s’est beaucoup interrogé sur les changements des conditions métapsychologiques qui s’inscrivent dans l’espace thérapeutique lorsqu’on change de cadre. (Passage de la parole couchée, des associations libres, de l’analyste dérobé à la vue et peu loquace à la parole assise, associations rares ou inexistantes, analyste présent visible et relativement disert -) Longtemps, ces changements de cadre sont apparus comme exclusivement défensives, sorte de repli devant les inconnues angoissantes vécues dans le contre-transfert. Actuellement par contre, poser l’indication d’un cadre donné différent doit trouver sa justification dans la prise en compte de la particularité structurelle et fonctionnelle des cas dont il est question. Pour ne parler que du fonctionnement des états limites, on sait qu’il privilégie l’action sous toutes ses formes, y compris verbale, au détriment de l’activité de représentation. C’est ainsi que pourrait se justifier la mise en place d’un « site analytique » qui pourrait satisfaire jusqu’à la saturation le besoin de ces patients d’alimenter leur activité de pensée à des sources perceptives qui ne se dérobent pas.
Est-ce que cela n’est pas un peu facile de penser que le psychodrame serait là un cadre exemplaire, tout trouvé ?
Il ne faut pas négliger que le psychodrame est une pratique relativement confidentielle au regard de ce qui se pratique dans l’ensemble de la communauté psychanalytique mondiale.
En France, il s’est d’abord imposé comme une réponse à la fois évidente et originale aux questions posées par la prise en charge psychanalytique des enfants. Évidente, du fait du lien naturel et privilégié entre l’enfance et le jeu. Originale, au regard de ce qui se pratiquait déjà en psychanalyse des enfants, en tant qu’apport singulier, à la fois théorique et technique, au débat entre Anna Freudiens et kleiniens. L’extension aux adolescents et aux adultes s’est faite dans la foulée, de façon que l’on pourrait dire analogique. Les indications se posaient à partir d’une phénoménologie de la verbalisation, et la différence n’était pas bien claire au début entre les inhibitions névrotiques situées du côté du contre-investissement, et les troubles plus ou moins importants e la symbolisation et leurs effets sur l’usage même du langage. À lire ce qui s’écrivait sur le psychodrame individuel à ses débuts (1964 : J. Kestemberg et S. Decobert), on s’aperçoit que pratiquement rien n’a changé quant aux procédés (double, inversion des rôles etc.), peu de choses sur les indications dont l’éventail reste encore à la fois extensible et mal délimité. Par contre, l’écart s’est creusé entre les références théoriques et métapsychologiques utilisées alors, et celles communément élaborées aujourd’hui.
J’ai dit avoir souvent cité le psychodrame comme le paradigme de toutes les pratiques analytiques différentes de la cure type. Ce disant je pensais rendre compte de ce que l’expérience m’a montré, à savoir que cette technique contient tous les ingrédients techniques qui s’opposent point par point au protocole de la cure type. Mais cela ne me rend pas plus facile la prescription des indications du psychodrame. Pour reprendre ce que j’ai déjà écrit ailleurs 2: « au colloque singulier et discret qui met en situation un patient allongé dans un état de relative déprivation sensorielle, et qui inclut un analyste invisible et pour le moins peu loquace, s’oppose une situation pleine de bruit et de fureur dans laquelle se font face un patient et plusieurs psychanalystes qui parlent et bougent ! » Les ressorts que l’on espère voir jouer, ont été largement théorisés : en lieu et place d’une parole maigre, répétitive, factuelle jusqu’à en être opératoire, comme disent nos collègues psychosomaticiens, on introduit une médiation par le corps, le geste. Chassée par le divan, la motricité revient sur l’aire de jeu psychodramatique. Face à la pauvreté du système préconscient, à l’absence ou la précarité de la vie fantasmatique, la mise en scène dramatisée offre aux thérapeutes la possibilité d’office au patient une combinatoire de figurations dans lesquelles il pourrait puiser. Enfin la dimension ludique représente une prime de plaisir régressif non négligeable pour satisfaire le narcissisme et étayer le lien transférentiel. Que devient dans tout cela la place que nous donnons au langage dans la théorie et la pratique psychanalytiques. Place à laquelle j’accorde tant d’importance que je me plais à qualifier le psychodrame comme une mise en scène du langage.
Pourtant, forgé comme le disait Anzieu entre corps et code, le langage aura, dans les états limites, la même fragilité vis-à-vis de sa source pulsionnelle que l’objet par rapport au moi. L’ampleur de sa capacité de symbolisation en sera réduite d’autant. En allant plus loin, il n’y a pas de raison de ne pas penser que l’hypothèque qui pèse sur le langage parlé pèsera également sur la compréhension du langage entendu. C’est pourquoi la formulation de nos interventions est tellement délicate, car on ne s’adresse pas à un espace langagier monosémique comme on s’adresse à un champ polysémique. Dans le premier, la distance entre Représentation de chose et Représentation de mots est réduite à sa plus simple expression, tandis que dans le second existe entre représentation de chose et Représentation de mots, une infinie combinaison de sens qui permet le jeu des déplacements et de la condensation qui caractérisent le registre métaphorique du langage. C’est le terrain d’élection du witt, du double sens, de l’humour. C’est aussi le terrain d’élection du travail analytique dans les cures de névrosés. La force pulsionnelle s’est entièrement mise au service du sens. Lorsque les patients névrosés nous disent qu’ils n’ont pas entendu ou compris ce que nous leur avons dit, nous avons toujours la ressource de penser qu’il s’agit d’une surdité servant la résistance, et qu’il suffit d’attendre pour que l’on puisse s’entendre.
Dans le travail avec les états limites, le mal entendu (en deux mots distincts) n’est pas de l’ordre de la dénégation ; il est précisément ce non-accès au double sens, qui peut avoir des effets dévastateurs lorsque l’on se risque à une interprétation de sens latent. C’est comme lorsque l’on fait de l’humour avec quelqu’un qui en est dépourvu. C’est ressenti comme une blessure narcissique intolérable et rend nécessaire de réhabiliter le texte manifeste dans sa platitude. C’est difficulté de l’échange langagier et de l’usage de l’interprétation est un autre des éléments entrant en jeu pour poser l’indication de psychodrame. On s’appuie sur l’hypothèse d’une diffraction du travail interprétatif entre ce qui s’interprète dans le jeu et ce qui est repris par le directeur. Tout cela joint à la convention du jeu atténue considérablement la dimension persécutrice de l’interprétation.
À ce point de mon exposé, je suis à la croisée de mes convictions et de mon embarras. Cet embarras est double : d’une part, si j’emprunte au déroulement du psychodrame les éléments significatifs nécessaires à cette activité pour les transférer dans les traitements en face à face, je vide le psychodrame lui-même de son utilité en tant que technique répondant spécifiquement à un besoin thérapeutique singulier. C’est vrai que la pratique du psychodrame m’a permis d’aborder les prises en charge de patients difficiles, qu’elles sont sur le divan, ou en face à face, avec une liberté et une souplesse telles qu’il est devenu exceptionnel que je songe à poser une indication de psychodrame. D’autre part, je perçois bien que les difficultés que nous éprouvons à engager et maintenir une relation psychanalytique interindividuelle fut-elle en en modifiant le cadre ne se limitent pas aux réactions contre transférentielles ordinaires qui sont le lot commun des psychanalystes. Ces difficultés nous sont certes imposées par ce type de patients : et il n’y a pas de honte à chercher à retrouver le plaisir de fonctionner pour continuer d’affronter des situations trop stressantes : j’ai assez partagé ce plaisir dans la pratique du psychodrame pour en témoigner. Mais cela ne constitue pas une justification théorique suffisante pour donner la préférence à cette technique. Nos difficultés contre transférentielles dans le face à face sont aussi à mettre en rapport avec les limites que nous imposent notre formation et notre transfert sur le courant théorique dominant. L’accent mis dans la psychanalyse dite à la française sur les théories de la représentation nous laisse assez démunis face à des charges d’affect qui ne sont pas inscrites dans un contexte représentatif lisible ou “devinable”. Nous dénonçons volontiers la prééminence donnée par nos collègues anglo-saxons à l’expérience émotionnelle dans leurs théories et leurs techniques : il y a lieu de se rappeler qu’ils nous ont largement précédés dans le prise en charge de ces patients difficiles, et que cela leur permet de préserver le cadre interindividuel.
Dès le début de la psychanalyse ont été décrits ces deux facteurs distincts de transformation thérapeutique attribuée à la psychanalyse. Un facteur dit “herméneutique”, qui insiste sur l’insight et articule grâce au transfert, la structure et l’histoire. Et le facteur dit d’expérience émotionnelle correctrice sur lequel s’appuient nos collègues anglais et américains, et qui justifie leur insistance à interpréter dans le hic et nunc. La mise en évidence, le partage et enfin la perlaboration, dans le continuum des séances (d’où l’importance de leur nombre) des émotions activées par la situation sont mises au premier plan ; l’élucidation des fantasmes Inconscients est secondaire et contingente. Entre analysis et catharsis, pour reprendre le dilemme relevé par P. Sullivan3, la culture psychanalytique Française a clairement choisi la première, estimant qu’elle était le mieux à même de nous protéger du risque toujours présent des effets de suggestion. Les anglo-saxons ont, eux, estimé que leur option théorico-technique leur permet de profiter de la catharsis en en contrôlant les effets trop directs grâce les interprétations de transfert ici et maintenant.
Comme je l’ai dit plus haut, les différences de conceptualisation se situent essentiellement autour du statut de l’objet, entre intrapsychique et extérieur réel. Les Américains surtout n’ont jamais tout à fait cautionné l’abandon par Freud de sa Neurotica. À défaut de la séduction sexuelle réelle, ils sont restés très convaincus de l’influence permanente primordiale, éventuellement traumatique, de la réalité extérieure sur l’organisation le développement et le fonctionnement de l’individu. On comprend pourquoi l’influence du culturalisme et du comportementalisme est toujours sensible dans certaines théories psychanalytiques. La dérive inter subjectiviste actuelle en est une caricature encore minoritaire quoique influente, mais cette tendance se retrouve dans toutes les théories du fait, je l’ai dit du décrochage général du socle métapsychologie.
Nous avons, nous, suivi l’évolution inverse, négligeant jusqu’à la caricature le monde extérieur, centrant tout sur le fantasme Inconscient et la contingence de l’objet. Cela marche pour et dans la névrose. Par contre les cures aux limites nous ont obligé à revoir la place et l’impact du monde extérieur, donc la présence réelle du thérapeute, dans le travail analytique. A tort ou à raison, dès que l’analyste se montre au-delà du minimum requis par les conditions de la cure divan fauteuil, sa neutralité est questionnée et l’ombre de la suggestion revient planer sur nos pratiques.
J’ai cité P. Sulivan qui a consacré une monographie originale au psychodrame. Si je m’arrête plus particulièrement sur la contribution de cet auteur, c’est qu’elle s’écarte assez nettement du courant théorique majoritaire… C’est aussi que, tout en restant fidèle à l’essentiel de la métapsychologie, un certain nombre des réponses qu’il donne par rapport au mode d’action du psychodrame me semblent établir un pont avec les présupposés théoriques de ceux qui n’ont pas éprouvé le besoin de reprendre à leur compte cette pratique. Enfin, c’est sans doute parce ce que je partage sa préoccupation quant au risque de suggestion/séduction que feraient courir aux patients des propositions intempestives de jeu. Je ne peux et ne veux pas tenter de résumer ici la démarche de P. Sulivan. J’en retiens de façon forcément arbitraire et partielle des pans à la fois originaux et très évocateurs. Fidèle à la « philosophie » de la psychanalyse que défend J. Gillibert, P. Sullivan critique la référence trop exclusive aux théories de la représentation et surtout leur application trop stricte à la pratique du psychodrame.
Il juge qu’elles ne répondent pas à la question que soulève la nature, les modes d’expression et le traitement des affects. Il faut convenir que si, dans les organisations névrotiques, c’est le refoulement qui gère les liens entre représentations et affects, dans les organisations limites, la disjonction de ces deux termes pose des problèmes théorico-pratiques bien différents ;
Pour la plupart d’entre nous ici, le but du jeu psychodramatique serait de retrouver l’équivalence de régulation névrotique entre représentations de chose et représentations de mot. Et nous comptons beaucoup sur les possibilités presque illimitées de figuration qu’offre le psychodrame comme médiation pour ouvrir un champ de liaison ou de reliaison entre ces éléments hétérogènes du psychisme. Sullivan estime lui que les consignes limitatives (nous ne sommes pas des acteurs, on fait comme si, on ne touche pas vraiment), qui visent à figurer l’action plutôt que de la simuler ou la représenter (au sens théâtral s’entend), rabattent le jeu et la gestuelle sur le langage. En maintenant par ces consignes limitatives un certain degré de frustration sur la perception et le geste, le psychodrame ne se différencierait pas assez de la cure type et se priverait de leur apport spécifique. En le contenant, il ne serait que métaphore, analogon du langage, réduit à un simple processus de décharge. On lui enlèverait ainsi sa valeur de signe, de création que lui autorise la dramatisation théâtrale. Et par là même l’indice de satisfaction qui lui est lié. Suivant J. Gillibert, P. Sullivan va encore plus loin en rapprochant le plaisir du geste à la satisfaction hallucinatoire. J’ai retrouvé dans ces propos un éclairage de ma difficulté à articuler de façon satisfaisante ma pratique du psychodrame avec mes convictions théoriques. Tout en étant persuadé que le salut psychanalytique passe par l’accès à une richesse associative, donc langagière, trouvée ou retrouvée, j’ai en même temps eu le sentiment, en tout cas dans les psychodrames que j’ai fréquentés” que l’on faisait trop de place à la parole au détriment des gestes. L’approche de Gillibert et de Sullivan tend, en la théorisant, à donner plus d’importance à la dimension mimodramatique de cette pratique. Je suis sensible-je crois que nous le serions tous, à l’idée qu’il propose, à savoir que dans le jeu, les postures et les attitudes éveillent une mémoire du corps, faisant ainsi allusion aux traces mnésiques sensori-motrices qui ont échappé au travail de représentation. Il est frappant de constater que leur lecture des effets du psychodrame ne récuse pas le cousinage avec l’expérience cathartique. Celle-ci n’est pas non plus absente dans l’experiencing cher aux auteurs anglo-saxons. Un autre rapprochement m’a aussi alerté : c’est lorsqu’il est écrit que le jeu met sur un pied d’égalité patiente et thérapeutes qui seraient engagés dans la même partie. C’est exactement le principe sur lequel les inter-subjectivistes fondent leur théorie et leur technique de la « Self-disclosure ». Tout cela montre que le psychodrame puise sans doute ses effets à des sources théoriques, explicites ou implicites, pour le moins disparates.
Sullivan rappelle la définition de la catharsis aristotélicienne : c’est la purgation des affects par la vision de l’émotion jouée sur scène et ressentie par (introduite dans) le moi spectateur. Il y aurait là – c’est moi qui parle – un effet d’ « outsight », par opposition à la définition que l’on donne classiquement de l’insight.
Ceci étant, si l’on peut être sensible aux critiques qu’il fait aux contraintes imposées à expression dramatique des émotions, je suis par contre réticent à suivre Sullivan lorsqu’il défend le pouvoir de révélation du geste, ou qu’il évoque, je cite : « l’immédiateté du sentiment de présence à soi ». Je veux bien reconnaître dans les gestes et la dramatisation des émotions et sentiments des éléments créatifs autres que le langage. J’admets aussi volontiers que leur reconnaissance est un apport certain à la revendication identitaire. Tout cela ne fait que confirmer que le psychodrame nous permet d’aborder de façon privilégiée les troubles des Identités (primaire et secondaires) et que la référence au soi renvoie en priorité à la problématique narcissique.
Je ne pense évidemment pas que P. Sullivan confonde catharsis et psychodrame. Je sais que le rapprochement ne lui sert qu’à magnifier le vécu émotionnel et gestuel dans son actualité, le jeu comme expression de la maîtrise d’un soi-plaisir. Mais je me méfie du risque de dérive idéologique de la psychanalyse.
La clinique actuelle se situe dans une zone comprise entre ce que j’appellerai un conflit d’individuation (difficulté de reconnaissance de l’autre dans son altérité) et le processus matriciel du transfert qu’est le déplacement sur des objets « identifiés » des investissements jusque-là réservés à l’objet primordial. Autrement dit, c’est une clinique des difficultés de passage de l’identité primaire aux identifications secondaires. Le travail analytique qui cherche à produire cette transition suspendue est aléatoire, et ses mécanismes encore énigmatiques. Ce qui est certain c’est qu’ils nécessitent une modification substantielle des processus de transfert, témoin de la mobilisation des relations intrapsychiques entre moi et objet (s). Il est également vrai que le psychodrame offre, justement dans le domaine du travail sur le transfert, des possibilités sans doute plus riches que dans le colloque individuel. Est-il vraiment le mieux et le seul à pouvoir traiter ces organisations désespérées et souvent désespérantes ? Et s’il n’existe pas, pourrions-nous l’inventer à partir des contraintes cliniques et de l’éclairage théorique que nous leur donnons actuellement ?
J’ai cherché à mettre en perspective quelques-unes des théories psychanalytiques qui cherchent à rendre compte des effets souvent aléatoires, il faut bien le dire, des traitements entrepris et montrer que toute théorie présente ses avantages et ses risques idéologiques Les processus à l’œuvre dans le traitement psychodramatique sont multiples et difficiles à enfermer dans un cadre théorique unique. On a vu comment se retrouvent, à partir d’approches très différentes, des dénominateurs communs. On ne peut qu’être troublés, même si on ne croit pas à la possibilité d’un syncrétisme théorique.
Les résultats restent encore, pour moi du moins, assez énigmatiques.
Une anecdote relativement récente me donne la possibilité de formuler une hypothèse en prenant part plus directement au thème de la journée : l’interprétation. Le psychodrame ou le coup d’état permanent !
Dans une rencontre qui date de quelques années et qui portait sur la formulation des interprétations une des participantes, Italienne, il est peut-être utile de le préciser, cherchant une formule exprimant bien son sentiment après une interprétation de Michel de M’Uzan, la qualifia de COUP D’ETAT. Cette formule qui impliquait évidemment une critique très radicale d’un certain type de formulation m’est apparue paradoxalement à la fois pertinente et heuristique.
Michel de M’Uzan défendait en effet - je résume et réduis - sa théorie de la régression formelle du Psychanalyste, et les caractéristiques de la formulation des interprétations qui en découlent : entre autre la dimension poétique liée à la condensation, et l’effet de dramatisation. Le tout sur fond de défense et illustration du point de vue économique… Je pense que Michel de M’Uzan aura récusé très vigoureusement ce qui se voulait une attaque. Son point de vue s’inscrit en effet dans une perspective codifiée et somme toute harmonieuse selon laquelle les déplacements d’énergies et de représentations se font le long de lignes de force et de sens préétablis. Si l’on reste dans la métaphore politique qu’évoque le coup d’état, elle s’oppose en effet à la visée des psychanalystes de s’appuyer-démocratiquement- sur les forces intérieures existantes du territoire psychique de leurs patients. De toute façon, nous aurons beau faire, nous serons toujours accusés, de façon ou d’autre, d’ingérence extérieure !! Mais pour en revenir à celles de nos interprétations que beaucoup d’entre nous sont d’accord pour qualifier de dramatisées, j’ai quant à moi défendu l’idée qu’elles s’apparentaient, nolens-volens, à ce que j’appellerais aujourd’hui un coup de force économique, jouant sur le double registre « désorganisateur organisateur » de l’effraction traumatique. Coups de force ou coup d’état, leur effet mutatif (au sens de Strachey) est lié pour moi à une mutation préalable du registre économique qui gère le fonctionnement de l’appareil psychique.
Pour revenir au psychodrame, je disais que le mystère est encore entier pour moi de ce qui engage un nombre non négligeable de psychanalystes à soutenir ce qui, dans le registre de l’écart théorico-pratique, semble à la limite de la déchirure. En particulier en mettant en place un dispositif qui pourrait être décrit comme l’opposé point par point du cadre analytique prototypique : l’anti-cadre en somme ! Dans « Contre-transfert, crise et métaphore » (in R.F.P.1991), P. Fédida écrit : « L’incapacité de certains cas limites à accepter un cadre stable contraignent l’analyste de développer avec eux des modes d’échanges d’allure communicationnelle, tandis qu’ils (ces cas limites) en viennent à exiger de l’analyste qu’il ré-instaure constamment, à partir de lieux organisateurs de sa propre présence, une situation analytique où les mots trouvent plus de capacité sensorielle ». Et encore : « le playing winnicottien est très proche de cet engendrement polyscénique créant autant de foyers virtuels qui deviennent entre l’analyste et le patient des lieux d’imagination (et de dés imagination) de soi ».
S’il ne s’agissait que de reconstituer un espace « communicationnel » acceptable, cette approche de Fedida suffirait à éclairer de façon intéressante la démarche intuitive d’analystes déstabilisés par l’impossibilité de compter sur le confort et l’efficacité du cadre « orthodoxe » ! Mais elle ne suffit certes pas à expliquer comment cet espace peut se transformer en un champ transféro-contre-transférenciel utilisable.
Là, un autre auteur a attiré mon attention. Assez classiquement, mais de façon très claire, J.-M. Dupeu4 reprend l’idée que le psychodrame répond très spécifiquement à la clinique du clivage. Sans se perdre dans le maquis des différentes acceptions freudiennes et postfreudiennes de la notion, que J.-M. Dupeu explore par ailleurs consciencieusement, nous sommes ramenés à l’importance de la dynamique et de l’économie de l’organisation pulsionnelle pour comprendre les différents aménagements transférentiels selon qu’ils se déploient à l’intérieur ou en deçà du refoulement secondaire. La coexistence suggérée par la notion de clivage, de systèmes de représentation à la fois de nature différente, et posés côte à côte, sans réseau de liaison entre elles, m’a fait insister sur l’hypothèse connexe de registres de fonctionnement économiques également différents et coexistants. Que faire pour lever le clivage, demande, avec tant d’autres, J.-M. Dupeu ? Je n’en sais rien. Mais je pense toutefois que cette opération nécessite des changements de régime économique qui ne peuvent se faire sans une certaine forme de coup de force interprétatif. En privilégiant la mise en jeu de représentations dramatisées pour pallier l’absence-en tout cas manifeste- de représentations figurées, le psychodrame privilégie également l’acte (y compris celui de parole) au détriment de la pensée. Les anglo-saxons ont un mot pour désigner une mise en acte qui ne serait pas un acting, ni in ni out. C’est l’enactment. J’appellerai volontiers INTERPRETACTION, l’activité déployée par les psychanalystes au sein d’un psychodrame. Il est une crainte souvent exprimée, et dont Dupeu se fait l’écho, à savoir que la réduction du clivage fait courir le risque de la réminiscence traumatique. Je pense quant à moi que non seulement on ne peut en faire l’économie (dans les cas dont il est ici question s’entend), mais je la crois nécessaire à ce saut économique qualitatif qui seul marquerait le caractère réellement mutatif d’un changement de fonctionnement mental. C’est ce qui me fait qualifier le psychodrame de coup d’état permanent, en ce qu’il fonde l’essence même de sa technique sur un mode d’activité interprétative très occasionnel dans les cures.