« La relation avec l’environnement, l’intégration et l’équilibre des pulsions et des défenses d’origine orale et anale, la dominance persistante des processus primaires représentés par la faim, le besoin, la peur, la forme même et la direction de l’agressivité semblent amener, chez l’adolescent, le retour de formes expressives qui ont été très anciennement constituées et que nous aurons à envisager. »
Pierre Mâle1.
Du contre-transfert
Le contre-transfert, c’est-à-dire tout le fonctionnement mental de l’analyste est évidemment fortement sollicité comme nous le savons dans les cures mais particulièrement à l’adolescence où la question de l’identité, en particulier, est au centre du travail psychique nécessaire à cet âge et donc automatiquement au sein même de la situation analysante. La présence et le secours du fonctionnement mental de l’analyste (A. Green) interviennent alors en tant qu’objet intégrateur (M. Klein et W. Bion) et en tant qu’environnement facilitateur (D. W. Winnicott).
Le contretransfert est l’ensemble des réactions inconscientes de l’analyste à la personne, et plus particulièrement au transfert de l’analysant. La perception inconsciente chez l’analyste de l’inconscient du patient est, selon Paula Heimann, beaucoup plus fine et devance sa conception consciente de la situation. Il s’agit pour l’analyste de supporter les rôles que font jouer le moi, le surmoi du patient et les objets extérieurs que le patient lui attribue ou projette sur lui quand il met en scène ses conflits dans la relation analytique. Disons que la question de l’identité se perlabore souvent chez l’adulte quand leurs enfants deviennent clairement génitalement sexués et l’affichent vivement sous l’influence de la pulsion. La tendance au rejet réciproque est ce qu’il y a de plus courant entre adolescents et adultes. La séparation aménagée lors du temps de la latence peut être de part et d’autre annulée et récusée.
Il nous faut, à nous analystes, des qualités particulières perlaboratives face aux vécus pulsionnels et objectaux vifs et souvent confus, propres à nos patients adolescents et face aux réponses familiales et sociales qu’ils reçoivent. Le psychanalyste ne peut poursuivre sa tâche que s’il s’interroge avec d’autres. En particulier pour éviter les aveuglements, le déni et l’omnipotence.
Je postulerai ici que l’objet extérieur qu’il représente peut réinstaller des capacités auto-érotiques, éviter l’expulsion de la réalité psychique, saturée de part et d’autre, adolescent et environnement, d’un trop de sexualisation endogène, anti-identitaire.
L’adolescence
Rappelons que Freud, en particulier dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, considèrera la puberté comme la phase organisatrice qui, sous le primat de la génitalité, tourne la pulsion sexuelle autoérotique vers l’objet sexuel. E. Jones envisagera l’adolescence comme une période de transformation qui récapitule l’évolution psychosexuelle des premières années. A l’adolescence, l’émergence pulsionnelle érotique et agressive éloigne des premiers liens et ces séparations peuvent être vécus comme perte d’objet et perte narcissique. Perte de la mère refuge à la puberté ou perte de l’investissement odipien et de la dépendance aux parents à la seconde phase de l’adolescence.
Du point de vue intrapsychique, l’adolescence peut se concevoir comme une situation déterminée d’instante pression sous l’influence de la puissante revendication pulsionnelle, libidinale et agressive, en quête d’un objet exogamique dans un climat interne de perte ou même de meurtre des objets parentaux. Elle est un après-coup. C’est ce que l’on sait le moins ou à quoi l’on résiste. La tendance adultomorphe dans la conception de l’adolescence chez les adultes est générale.
Or cette quête de l’objet nécessite pour advenir une appropriation corporelle et psychique qui s’origine dans la toute première année du développement où perception, image du corps et sentiment d’identité se construisent à partir des objets parentaux. C’est à dire que c’est vraisemblablement grâce à une régression que la sexuation génitale s’opère, reprenant les identifications maintenant génitalisées sur un mode ambivalent où l’oralité primaire et l’analité font resurgir les angoisses, la culpabilité et la dépression.
L’adolescent et son corps : la puberté et sa valeur de traumatisme
Le rêve d’une jeune patiente situera mieux la profondeur du traumatisme pubertaire lorsque l’archaïsme est au premier plan. Cette jeune fille de quinze ans ne pouvait plus sortir de chez elle et toute scolarité menée au lycée lui était maintenant interdite du fait des angoisses et de la dépression.
« Je suis seule et je regarde, effrayée, depuis la balustrade dans une tour noire et haute. Je me sens petite et pourtant j’ai bien ma taille actuelle. J’attends et vois revenir de la ville nocturne et éclairée ma petite chienne qui court. Ce qui est effrayant, c’est son ventre qui n’a plus de peau. Seulement une fine membrane translucide qui donne le sentiment d’une fragilité extrême et enveloppe les organes internes. J’aurais pu croire qu’elle était enceinte mais je devais me résoudre au fait qu’elle était écorchée vive ».
Chez cette jeune fille l’éclatement pubertaire est donc une véritable menace pour le moi corporel. Son sentiment d’intégrité narcissique est directement bouleversé au détriment de tout plaisir de fonctionnement. La valeur érogène des activités de maîtrise et des activités cognitives du moi se trouvent effacées. La membrane de délimitation entre le moi et le non moi se trouvent fragilisée à l’extrême devant les dangers d’intrusion.
Sa situation d’isolement dans la tour noire soulignait pour moi la tentative de surmonter des sentiments de panique mais en même temps cela représentait comme une carence de l’environnement dans la recherche d’un refuge représenté comme inhabité. On pourrait dire mieux : devant le bouleversement de la puberté les objets internes ne sont d’aucun secours chez cette jeune fille.
À l’adolescence, l’image du corps est au service de la représentation d’une limite protectrice. Les doutes concernant le corps et son image se traduisent par les sentiments d’étrangeté, les troubles de la perception du corps telles les dysmorphophobies et les bouffées hypocondriaques. L’émergence soudaine de la pulsion sexuelle réactive la crainte de menace de castration et le sentiment de culpabilité. Les crises d’angoisse et leurs incidents transitoires de déréalisation ou de dépersonnalisation sont les pertes temporaires des limites internes et externes dues à l’irruption traumatique des pulsions ressenties comme étrangères. L’utilisation prévalante des mécanismes projectifs se laisse entrevoir grâce à l’association fréquente avec des positions persécutrices de type paranoïde. L’hypocondrie par exemple, fréquente à cet âge, apparaît comme un symptôme charnière où « l’angoisse et les mécanismes de défenses mis en œuvre pour l’endiguer trouvent à se localiser dans une lutte contre la dépersonnalisation » comme l’écrivent Ebtinger et Sichel en 1971.
Ce sont les données transfero-contre-transférentielles qui nous permettent de comprendre les difficultés identitaire d’une appropriation du corps monosexué à l’adolescence. La possibilité d’une réappropriation psychique du corps se fait grâce à la médiation d’un objet transférentiel reconnu dans sa finitude. Ce sont, particulièrement à l’adolescence, les pulsions libidinales et agressives elles-mêmes qui poussent à un travail de désappropriation et d’expulsion parce que celles-ci ne sont pas prêtes à pouvoir être intégrées par le moi. À partir de là, les affects et les sensations qui envahissent la psyché semblent à l’origine d’actes plutôt que de représentations. Il s’agit pour les adolescents de trouver des stratégies qui répondent à leurs préoccupations qui prennent alors, en masse et comme automatiquement, le corps, comme cible des projections et des actes de maitrise.
Il peut y avoir une migration de l’énergie pulsionnelle vers le pôle corporel. L’activité musculaire est de contention et de fuite. Les zones sphinctériennes sont utilisées comme lieux de rétention plus que d’expulsion. L’estomac même, retourné dans sa fonction même digestive, est sphinctérisé et expulsif. Dans le miroir le corps devient objet extérieur scruté. Le miroir ne répond plus que selon les logiques primitives. Dans le miroir, le corps est objet partiel.
Quant aux représentations, il semble qu’elles soient l’occasion d’un travail qui évoque le clivage au sein du moi. Elles ne paraissent d’aucun secours parce qu’inconscientes, le corps s’y substituant, tant que l’analyse ne permette son travail de liaison/déliaison/reliaison.
Le traitement est utilisé d’une manière où l’objet dynamise tout à la fois le désir et les défenses au sein d’une utilisation des mouvements identifiants et projectifs, en même temps que s’établit l’investissement des traces mnésiques. Cette utilisation de l’objet éloigne alors du manque dépressif répétitif à l’origine du désespoir et des actes compulsifs clivés des émois sous-jacents et de la conscience du conflit lui-même qui en sont pourtant l’origine. Il est notable par exemple qu’après une lutte initiale vis à vis du non-moi, ce qui installera l’espace d’échange entre une jeune patiente et moi furent les objets esthétiques investis par mon regard et offerts à son regard. Cette patiente remarqua un jour une statuette humaine et zoomorphe d’origine Hopi, son étrangeté lui fit exprimer une inquiétude magique. Elle y projeta, sur l’objet, ses propres pensées projetées sur son corps mais là en révélant l’atmosphère interne paranoïde particulièrement envahissante.
Le travail qui est ici travail sur les représentations et les affects restaure l’investissement libidinal de la pensée et éloigne de la fuite vers le corps. Il semble que nous sommes là relativement proches, au sein même de l’utilisation des séances dans leur économie des mouvements de projection et de silence, de l’expérience de la découverte par les patients des variations de l’Auto-érotisme entre dynamique hypocondriaque et procédés auto-calmants.
En 1926, dans Inhibition, symptôme, angoisse, Freud en introduisant sa conception de la détresse du Moi relie la névrose actuelle et la névrose traumatique. L’importance que va prendre à partir de cette date la libido narcissique permet d’envisager la libido du Moi sur son versant négatif associé aux effets de la destructivité interne et à ceux de la désintrication pulsionnelle. L’économie pulsionnelle donne une valeur reconnaissable à l’objet. Selon A. Green2, l’objet est à la fois contenu dans la pulsion et la révèle et à la fois intricateur et vecteur d’une défense contre les forces de déliaison de la pulsion de mort. Il semble alors que le narcissisme négatif révèle l’altération de la valeur fonctionnelle de l’objet.
La clinique que j’envisage à l’adolescence est vraisemblablement si bruyante du fait de la misère d’objet à cet âge conjugué à une fragilité du préconscient. Celui-ci devient plus perméable des deux côtés sur ses deux faces : conscient préconscient et inconscient préconscient. Freud 3en 1912, discutant la conception de Stekel du conflit psychique au cours d’une réunion du mercredi soir, observe que si l’on trouve dans les névroses des adultes des éléments combinés de troubles psychiques et des troubles toxiques, chez les individus juvéniles, les éléments toxiques peuvent être rencontrés seuls, c’est à dire n’ayant pas encore organisés une névrose ou une psychose, par exemple ; en fait une psychisation de l’évènement. La « toxicité », je veux dire cette notion chez Freud, apparaît alors sous la double influence du pubertaire et de ses remaniements mais aussi de l’expression du négatif et de la pulsion de mort opposée aux pulsions d’auto-conservation.
Je propose d’avoir à l’esprit la question du remaniement de la relation à l’objet tel que le transfert, (mais dirions-nous transfert ou investissement ?), le révèle dans la cure des adolescents. Il faut considérer que, si cette misère d’objet peut parfois se référer à des carences réelles, elle est en rapport étroit avec la fonction autodestructrice. Chez les adolescents, il y a souvent une grande capacité à la perception endopsychique du refoulé ainsi que des formations compulsionnelles de la pensée. Progressivement, il est souhaitable que nous avancions grâce au lieu de l’analyse vers une compréhension qui permet de distinguer et d’établir le dedans et le dehors, l’intrapsychique et l’intersubjectif.
Ainsi les abîmes de certains affects poussent à l’autodestruction et à la désobjectalisation. Il faut considérer de plus que le changement que subit l’objet extérieur, dans sa perception et une anticipation anxieuse du sujet adolescent, révèle, parfois violemment, les pulsions de manière inacceptable pour le moi de l’adolescent.
Lorsqu’ils viennent nous voir, les adolescents sont souvent en carence de projection et la menace qui pèse sur eux est la perte de la réalité externe et interne.
La place progressivement centrale du rêve, dans chaque cure, se déploie à partir d’un certain moment au cours du traitement avec ces adolescents. C’est particulièrement important ici – bien que nullement spécifique – soulignant un fait. Ce fait révèle la qualité contenante de l’objet et de la situation analytique et la transformation de l’économie du fonctionnement psychique. James Gammil4 a justement montré comment toute situation, importante émotionnellement, doit passer par une internalisation, y compris par sa représentation dans la vie onirique, pour qu’elle devienne significative pour le Moi.
Au cours du travail psychanalytique avec les adolescents de nombreuses figures de substitution du Moi viennent à se découvrir. De même, dans le cours de la cure, se tente la reconquête du Moi au sein d’une éclosion progressive de l’identité. Ceci est caractéristique à l’adolescence. L’identité peut être conçue dès lors comme placée entre substitution et accomplissement, attribution et existence. Peut-être, est-ce là ce que recouvre la notion de vulnérabilité à l’adolescence.
Je parviens aujourd’hui à l’idée que l’éveil au « processus adolescent » peut parfois comporter en lui-même un potentiel destructeur pour les racines mêmes de la psyché, surtout quand l’évènement, alors traumatique, est vécu par le Moi comme venant de l’extérieur. C’est dire qu’il existe une force antinarcissique dans l’évènement pubertaire lui-même ouvrant, comme sur un gouffre, sur une carence du monde et nécessitant le besoin urgent d’une latence, à moins de rencontrer la décharge, l’automatisme, la robotisation, tous moyens anesthésiants.
La panique d’une régression sans appui peut bien surgir du fait de rejoindre un état, là où conscience et perception sont identiques, comme en équation. Sentiments et langage peuvent revenir au présymbolique. L’importance de l’appui est, ici, à souligner. Il prend toute sa signification au sein même des fonctions du cadre analytique. Il y a plus investissement de la personne de l’analyste que transfert, en tous les cas au début des traitements. S’il y a transfert c’est sur le processus analytique lui-même et les capacités de liaison qu’il implique.
J. Grotstein5 insiste, par exemple, sur l’importance de l’arrière-plan qui est une qualité de l’objet contenant. L’expérience du back-ground object, objet sur lequel l’enfant peut appuyer son dos, lui permet d’acquérir la sensation d’un squelette et d’une solidité interne. Nous pouvons rencontrer, à l’adolescence, certains investissements du corps propre, en particulier de l’arbre musculaire et de la peau, qui évoquent une recherche avide et excessive d’un « contenant-auto », une carapace, par défaut d’intégration du contenant interne. Ce sera, dans ces cas, seulement à mesure que le langage de pensée (du rêve) se développera grâce aux liaisons entre restes des représentations internes avec les processus internes que, peu à peu, ces processus internes seront susceptibles de devenir perçus, reconnaissables. Perçus, reconnus, ils pourront devenir pare-excitants. « C’est ainsi que, déjà, la conscience s’était émancipée de sa seule fonction d’organe du sens des perceptions pour devenir organe des sens d’une partie des processus de pensée », nous dit Freud6.
Le traumatisme, chez certains de ces patients, peut avoir ravi le corps et fait chuter dans le risque d’une atemporalité narcissique. Ce que l’on peut alors comprendre comme des « procédés auto-calmants », décrits par l’école psychosomatique de Paris, recouvre en fait une répression émotionnelle et pulsionnelle tyrannique pour une partie primordiale de la vie psychique : celle de la sexuation et de l’identité. Dans ce cas le transfert répète la nécessité d’abandonner l’objet, ici l’analyste. La dissociation émotionnelle, quant à elle, vis à vis du traumatisme se travaille dans l’éclosion d’une « folie à deux », maladie normale, admise, encadrée et partagée.
Le psychanalyste qui s’occupe des adolescents se trouve ainsi confronté aux cryptes narcissiques de survie des patients de cet âge. Ceux-ci dévoilent, peu à peu en s’en dégageant, la contrainte identitaire plus qu’identificatoire, sournoisement à l’œuvre, à laquelle s’ajoute immanquablement une introjection de la culpabilité d’un visiteur du Moi excessif, tyrannique, le Surmoi primaire. L’inadéquation, du fait de la restriction des émotions et des pulsions, est à l’œuvre dans l’expression des défenses de bien des patients à l’adolescence. Nous pourrions, à partir de là, être tentés de considérer que l’environnement facilitateur a manqué précocement à ces patients. Ceci s’exprime transférentiellement en termes de messages indigents et indigestes d’un passé transgénérationnel opaque.
Nous pouvons plutôt penser que la puberté, par exemple, met le narcissisme « à découvert » du fait d’un vécu particulier. Celui d’un désinvestissement par l’objet primaire avec lequel il s’agirait de rester en liaison. Ce qui devient un facteur d’angoisse actuelle comparable à la position schizo-paranoïde.
La dépression et la dépressivité à l’adolescence
Les diverses symptomatologies dépressives si courantes à l’adolescence renvoient à un « moins » de l’énergie d’investissement. Que cet investissement soit objectal ou narcissique. Cette énergie peut être considérée comme perdue. Pour l’adolescent, c’est en revenir au sentiment d’impuissance de l’enfant, à sa détresse qui vient du monde psychique interne, de lui-même. Ce fait psychique colore le monde externe d’inquiétude, d’étrangeté, de panique et de persécution. L’impuissance à s’aimer et à aimer abandonne un reste aux relations : une dépouille traduite par des comportements hétéro- et auto-agressifs mal appropriés. Cela en rajoute à la blessure d’estime du moi.
Il faut souligner ici que le déprimé interprète et est sensible aux signes (surinvestissement du réel). Cela explique bien des méconnaissances voire des occultations et même des tendances interprétatives en surface et rationnalisantes chez ceux qui côtoient ou rencontrent des adolescents déprimés.
Ces tendances interprétatives sur les deux faces de la relation sont une source de paradoxe. F. Pasche7 insistait sur le fait par exemple que « les satisfactions d’ordre libidinal et objectal venant d’un parent ou d’un substitut ne peuvent améliorer l’état du déprimé, elles ne peuvent que l’aggraver ». Cela est en relation étroite avec la fragilité de l’équilibre narcissique du sujet déprimé et particulièrement devant ce qui s’anticipe comme régression à l’objet. Cet élément compte, a fortiori, quand il s’agit d’adolescents qui, tout en pouvant être atteint par un état dépressif, n’en sont pas moins concernés par le travail de la perte propre au processus inauguré par la puberté. Cela, rajoutons-le, en même temps que les pairs restent un point d’ancrage et de référence au processus lui-même et un pôle identificatoire par l’intermédiaire du groupe. Au travail de la perte et de la séparation, chez l’adolescent se surajoute, lorsqu’il est déprimé, la haine pour l’objet qui peut l’entrainer, moyennant la tendance au clivage des objets, aux plus proches frontières de la dépersonnalisation. Cette situation psychique en cascade va influencer évidemment les relations avec l’entourage familial mais aussi les tentatives de liens amoureux.
Toutes ces considérations préliminaires influencent le traitement.
Un traitement est toujours une relation amorçant le transfert. C’est encore plus le cas à l’adolescence du fait de la résonance des effets de l’objet sur le moi. Les relations d’objet à cet âge sont le lit du fleuve qu’est l’adolescent lui-même. L’adolescence, c’est la réalité des relations et des liens réinterprétés.
La réflexion que nous menons pour comprendre le point de vue intrapsychique de l’adolescent et de ses relations objectales et narcissiques a pour conséquence d’influencer techniquement les indications de traitement et de repérer les embûches et les leurres qui existent au sein de la mise en place d’une relation thérapeutique avec un adolescent plus ou moins gravement malade. La capacité du psychanalyste à être présent, à se prescrire comme représentation de soi pensant et écoutant est décisive pour l’installation d’une relation transférentielle pour qu’un adolescent sorte de la dépression et devienne créatif. Il lui faut aussi survivre à la haine d’objet présente en l’adolescent déprimé. La dépression sans objet fait craindre l’acte suicidaire tandis que la dépression gardant des représentations objectales permet des déplacements utilisables dans la thérapie. Le travail interprétatif en est facilité. La reprise dans le transfert des positions identificatoires est davantage rendue possible.
L’indication du traitement s’appuiera sur l’évaluation de la situation psychopathologique de l’adolescent et sur la tolérance de l’environnement. La visée, outre la sédation d’une souffrance trop vive, est celle de permettre l’établissement, le maintien ou la reprise de la dynamique du travail psychique dans le sens du processus adolescent.
Les psychothérapies à l’adolescence sont réalisables. Que ce soit sous la forme du face à face individuel, de la cure psychanalytique ou par l’intermédiaire du psychodrame analytique qui est particulièrement indiqué à cet âge. Leurs indications sont nombreuses et le plus souvent acceptées avec intérêt par les adolescents dans mon expérience. Les psychothérapies psychanalytiques sont particulièrement indiquées dans les situations qui viennent traduire des névroses et des états limites.
L’adolescence en analyse dès lors pourrait être considérée comme un après coup, comme une construction de la névrose infantile sur fond traumatique mais aussi souvent une transition narcissique, où l’impact des objets est au premier plan, vers la névrose de transfert. La misère d’objet, dans les situations où l’objet perdu se présente ou se perçoit du côté de la dépression ou de la persécution, rend en fait le sujet incapable de prévenir l’angoisse due à l’exigence pulsionnelle. La désertification de la pensée secourable est du coup une conséquence considérable des excès de la douleur. L’identification projective, fortement sollicitée, cherchera à « expulser » les accrétions de stimuli. Sous l’influence de l’excès de l’identification projective pathologique et de l’idéalisation, le Moi peut se désintégrer du fait de la réactualisation des clivages morcelants.
Les interactions familiales pathologiques sont, nous pouvons le constater, fortement réactivées à ce moment de « naissance à soi-même » qu’est la puberté : poussée de la réalité somatique. Si le corps, par exemple, est attaqué via l’oralité c’est qu’il est considéré par le Surmoi tyrannique comme le fauteur de trouble (séparation pathologique) et la source de l’échec à soulager et à être soulagé (réparation pathologique). La cure, dans ces cas, révèle des mouvements d’investissement qui prouvent la place primordiale et particulière du perceptif dans ce nouvel espace, potentiellement intégrateur et donc inconnu jusque-là. Pourquoi ? En fait, l’intégration de la bisexualité psychique est nécessaire pour l’expérience complète de la toute première position œdipienne à prédominance orale. Cette intégration vient d’une élaboration réussie de la « position dépressive »8 autour de la perte du sein. Or la communication intérieure en rapport avec l’internalisation du sein crée un espace intérieur qui est le lieu des projections dans un langage régressif. Celui des images visuelles, des désirs et des conflits en attente d’apaisement. C’est un tel mouvement qui est suscité par la rencontre avec le travail analytique.
Ces perturbations adolescentes qui sont des troubles de la génitalité renvoient donc à des insuffisances du holding, terme cher à D. W. Winnicott9, c’est à dire le portage du tout-petit et sa fonction psychique. Comment en effet devenir soi si l’on n’a pas intégré, soi et l’objet, une relation passant du même au semblable ? Et comment intégrer l’exogamie, contemporaine de l’adolescence, si cette dernière est annonciatrice d’un arrachement narcissique plutôt que d’une séparation? Ne pas pouvoir accéder aux ressources adolescentes et donc à l’âge adulte survient par méconnaissance, non par ruse. Au cœur de certains sujets, ne s’est pas construit l’arrière-plan dans l’« investissement transférentiel » que se développeront de nouvelles ressources se désagrégeant du «même». Encore faut-il toute la patience réciproque à l’éclosion in situ de ce qui révèlera finalement l’avant-coup d’une telle place-forte !
Il faut, par exemple, être en mesure de supporter le désespoir impliqué par la reconnaissance douloureuse du faux et de la vanité des mouvements réparateurs maniaques. Un « trop tard » ou un «à quoi bon», peut être prononcé. Ce mouvement de désespoir est distinct de la déception liée à l’altérité. Le désenchantement dont il s’agit, ici – qui est l’annonce du désenchaînement – est bien en deçà de la déception qui, elle, consent au disponible.
Melanie Klein10 avait compris la particularité du sens (vectorisation) de la dépression au sein d’un clivage morcelant. Si l’effort réparateur vise à rétablir un « objet parfait-entier », le désir cherche dans ce cas le contrôle sadique de l’objet et son humiliation. La réparation peut donc bien à son tour engager un mouvement schizoïde et tout puissant. La lutte contre le morcellement combinée à l’impuissance de la réparation est de surcroît une source d’états de mort psychique. Cette lutte, elle-même, renforce le pôle schizoïde des défenses. Au sein de cette térébrante et vertigineuse tourmente des doutes, venue du clivage morcelant, de la méfiance et de la confusion, surgit un discours dont l’émanation est difficilement repérable. Ce discours est directement prononcé par le Surmoi précoce et omnipotent qui est le véritable épieur d’une position aliénante. La cure s’achemine entre idéalisation, fascination et terreur de la perte.
Qu’est-ce qui permet l’intégration des émotions primitives dans le sens de ce que le processus d’adolescence requiert pour l’acceptation d’une identité monosexuée séparée et liant les parties infantiles et adultes ? La confusion de langues11 et l’identification à l’agresseur12, comme nous l’apprenons avec ces jeunes patients, substituent au contenant psychique, des aménagements pseudo ou « comme si ». Ceux-ci, à leur tour, poussent à l’intolérance vis à vis des différences des sexes et des générations.
La spoliation des capacités d’apprendre par l’expérience émotionnelle est le miroir d’un groupe interne aliénant. Ce groupe, auquel parfois adhère les parents réels, semble hanté pour chacun de ses membres – qui sont des prolongements solidaires, annexés et narcissiques – par le spectre de la dépression primaire, omniprésente en même temps que méconnue, infigurable13. L’impasse, ainsi constituée, clôt l’univers du sujet. Son expression en cercle se révèle alors en économie de survie et épié. Comment en effet un groupe, hanté par la dépression primaire, peut-il accueillir l’expression nécessaire de l’agressivité primaire permettant l’intégration d’un vrai self et de l’autonomie ?
La place progressivement centrale du rêve, dans chaque cure, se déploie à partir d’un certain moment au cours du traitement avec ces adolescents. C’est particulièrement important ici – bien que nullement spécifique – soulignant un fait. Ce fait révèle la qualité contenante de l’objet et de la situation analytique et la transformation de l’économie du fonctionnement psychique. James Gammil14 a justement montré comment toute situation, importante émotionnellement, doit passer par une internalisation, y compris par sa représentation dans la vie onirique, pour qu’elle devienne significative pour le Moi.
Ajoutons que l’aptitude à une riche élaboration dans la vie onirique, comme l’écrivent M. Fain et C. David15, « témoigne d’un contact intime avec un objet qui s’est mis à portée du sujet, qui s’est laissé introduire dans son monde conceptuel ».
mars 2000