Le mythe de vampire, « revenant en corps », ni-mort/ni-vivant et ses variantes littéraires et artistiques, se prêtent à éclairer des aspects cliniques et métapsychologiques en deçà des problématiques œdipiennes et narcissiques. Un vampirisme psychique décelable dans les pathologies narcissiques, borderlines ou psychosomatiques est tout particulièrement à l’œuvre dans les pathologies du deuil et post-traumatiques. Irreprésentable, ante et antinarcissique, le vampirisme associe une tendance à l’indistinction sujet/objet, un flou des limites temporo-spatiales, la circulation ombilicale d’un flux sanguin de l’un à l’autre des partenaires à l’intérieur d’une peau commune. Déniant origine, naissance et mortalité, mettant en tension infanticide et matricide/parricide, il enchaîne les générations dans le processus vampirique d’une « revenance » muette de la lignée antérieure, qui entrave la subjectivation. Un vampirisme de masse caractérise l’au-delà du malaise de nos civilisations.
Voilà un certain temps déjà que le mythe de vampire et quelques–unes de ses figures littéraires ont capté mon écoute et m’ont paru aptes à illustrer quelques–uns des aspects de la clinique psychanalytique et de la métapsychologie. Simon fut le premier patient à m’orienter vers cette voie aux limites de la vie et de la mort. En m’engageant avec lui sur la route de Transylvanie qui conduit Jonathan Harker, le héros de Bram Stoker, au château de Dracula où résident, outre le sinistre comte, trois dames qui s’attaquent à des nouveaux–nés, j’ignorais que des années après la fin de cette cure, ce voyage se continuerait avec vous, lecteurs, et que ceux d’entre vous qui ont (ou n’ont pas) vu Nosferatu le Vampire, le film muet de Friedrich Wilhem Murnau, seraient conviés à monter dans la diligence aux quatre chevaux, menés par le cocher à un train d’enfer jusqu’à un chemin qui débouche sur un sentier abrupt. Sur l’intertitre du carton s’inscrivent alors les propos du narrateur : « Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. » Une calèche tirée par deux chevaux aux têtes encagoulées, laissant seulement passer le même regard hypnotiseur que celui du cocher, le happe avant de faire demi–tour et de l’emporter à vive allure sur le chemin rocailleux vers les cimes.
Lorsque j’avais vu ce film, je n’avais pas encore connaissance de ces lignes de Freud dans la « Révision de la science des rêves »1. Le pont devient le passage entre l’au-delà (le n’être pas né encore, le ventre maternel) et notre monde (la vie), puisque c’est grâce au membre viril que l’on naît des eaux de l’amnios. Mais comme d’autre part l’homme considère la mort comme un retour au sein maternel (à l’eau), le pont prend la signification d’une avancée vers la mort et, sens bien différent du sens primitif, celle d’un passage, d’un changement d’état.” L’enseigne de la calèche porterait cette inscription simple et oh ! combien banale : « Naissance et mort sont les deux termes de la vie. »
Pourtant la sorcière métapsychologique, loin d’être simple, ne cesse de tourner et de retourner de nombreux complexes dans son chaudron. Freud, qui voyait dans la théorie des pulsions notre mythologie, l’a construite autour des mythes d’Œdipe et de Narcisse qui ont donné vie à des versions ou interprétations multiples. Nous avons peut-être, dans notre traversée, paru abandonner Œdipe sur la route de Thèbes, à la croisée des trois routes où il rencontrera son destin de parricide avant d’affronter la Sphinge à l’entrée de la ville et de résoudre la première énigme, celle des trois âges de l’être humain. Après quoi il retrouvera, dans la tragédie de Sophocle, à interroger sa naissance. Notre tentative consiste, tout en ne perdant pas de vue la trajectoire du fils de Laïos et de Jocaste, à éclairer davantage, dans la double perspective d’une vision tridimensionnelle et d’une écoute temporelle polyphonique, le parcours de Narcisse accompagné de Vampyr.
Le vampirisme psychique, imprégné des aspects culturels littéraires et artistiques du mythe, en regroupe cliniquement les principales caractéristiques, plus particulièrement repérables dans les pathologies du narcissisme, dans les structures dites limites auxquelles un certain nombre d’auteurs contemporains se sont intéressés 2(F. Pasche, A. Green, J.L. Donnet, D.W Winnicott, A. Prudent-Bayle). Leur abord métapsychologique nous amène à rencontrer toute une série de concepts dont la discussion aurait pour enjeu de tenter de distinguer la part du déploiement horizontal des vicissitudes pulsionnelles de vie et de mort en liaison avec la relation d’objet, et celle, verticale, d’une dimension (d’une transmission ?) “vampirique” dans leur articulation.
En quoi l’individu est-il le héros-sujet de l’histoire de son narcissisme primaire et de son narcissisme secondaire, de ses mécanismes de défense et de ses fantasmes, de ses identifications, en regard de son inscription dans l’histoire de sa généalogie et de sa filiation ?
Après avoir introduit un narcissisme primaire et un narcissisme secondaire (1914), Freud décrit dans Au-delà du principe de plaisir, avec la dualité des pulsions de vie et de mort, l’automatisme de répétition. Avec la deuxième topique (1924), il dépeint un Moi serviteur de trois maîtres, le Ça, le Surmoi, la Réalité, servitude qui lui fait perdre une partie de son noyau et de sa tête consciente. Depuis, nombre d’auteurs ont ré-interrogé Narcisse “voué au visible. » (A. Green), penché sur sa source-miroir. Chacun lui trouve des reflets, des couleurs et des destins différents : pour certains (K. Abraham, S. Ferenczi, V. Tausk, L.A. Salomé, B. Grunberger)3, il s’abreuve à la source maternelle primaire, dans une indistinction sujet-objet avec l’objet primaire, voire même à la source ante-natale ; pour d’autres, comme F. Pasche4, il suit un courant antinarcissique du fait du développement de sa libido d’objet. Pour d’autres encore (A. Green, J. Guillaumin)5, il se laisse aspirer par l’appel d’un négatif infiltré de masochisme primaire ou de pulsion de mort, qui le fait virer du noir temporaire du deuil au blanc prolongé de la mélancolie, parfois à l’ombre de la « mère morte », décrite par A. Green, qui théorise en outre un diptyque d’opposés, narcissisme positif/narcissisme négatif, narcissisme de vie/narcissisme de mort. Serait-ce à cette étape que l’hôte de la calèche se dirigerait vers le pont, prêt à répondre à l’appel émis de l’autre côté par le vampire ? Chez Bram Stoker comme chez F.W. Murnau, le voyageur a entrepris ce qui deviendra une randonnée infernale pour présenter au Châtelain les plans d’une maison à acquérir. Laissons ces métaphores et revenons à notre sorcière.
Freud différencie les identifications hystériques œdipiennes, en relation avec l’angoisse de castration et la bisexualité, des identifications narcissiques, liées à l’angoisse de la perte d’objet. M. Torok et N. Abraham6 ont tout particulièrement développé le concept de crypte et de fantôme, où opère l’incorporation orale cannibalique de l’objet dans le Moi, qui devrait être remplacée dans la cure par un processus d’introjection pulsionnelle, selon la perspective de S. Ferenczi7. Ce processus a pour tâche de remanier le refoulement du lien érotique à l’objet, lequel reviendrait hanter l’hôte de la crypte, habité, comme l’endeuillé au deuil méconnu ou raté de J. Cournut8, d’un “sentiment de culpabilité emprunté”. Dans ces cas, la lutte qui fait rage se situe au sein d’un Moi suffisamment dans sa maison et d’un Surmoi suffisamment protecteur. Une fois le pont franchi, jusqu’à quel point est-il encore possible de résister à l’attraction d’un « processus vampirique », où le vampire tente de se revivifier au détriment d’un hôte dont il aspire la substance vitale, afin de parer à ses propres déprivations narcissiques ? De quelles défenses le vampirisé dispose-t-il pour se protéger et pour reconstituer des forces de vie lui permettant de quitter le Château, de reprendre à rebours le chemin vers la ville, pour ne pas succomber à l’aspiration de son hôte à le rendre identique à lui ? Saisi au plus vif de son non-être par les défaites de ses propres refoulements secondaires, il tentera à son retour de cicatriser les traces ténues des succions dévitalisantes ou de colmater les brèches de son narcissisme, en dressant des digues de clivage sur lesquelles engager ses énergies pour édifier déni, rejet, désaveu, forclusion, concepts freudien et lacanien remis sur le métier chez nos contemporains, entre autres G. Bayle et B. Penot9.
Dans ce livre, nous avons à maintes reprises suivi l’un des voyageurs au long de sa cure psychanalytique jusqu’au moment où, descendu de sa calèche, il pénétrait dans l’enceinte du Château. Prenant pied sur le sol de la clinique, nous avons entrepris d’y pénétrer avec lui ou elle, de l’y accompagner jusque dans sa descente vers la crypte de ses hantises et de ses emprises diurnes et nocturnes. Chacun des partenaires est tour à tour mis à l’épreuve d’avoir à élaborer ses propres attirances vampiriques auxquelles il était jusque–là soumis.
Il n’est pas rare que, dans ce parcours, on assiste au surgissement de phases de rage et de violence avec parfois, pour certains patients, le besoin de casser le miroir, au sens propre ou métaphorique et, ce faisant, de tenter de se révolter contre l’envoûtement du regard, de le détruire. L’emprise de cette absence de représentation spéculaire, tant du côté de l’ombre que du côté du reflet, entraîne le vampirisé, happé par la quête désespérée de son image évanescente, à se vivre ou à se mourir, en deçà du miroir, dans un état d’épuisement. En proie à la détresse qui l’immobilise dans un “désêtre“, il est conduit à sacrifier sa vie de sujet à celui qui, s’étant emparé de son sang pour sa propre survie, engendrera en lui à son tour un mort-vivant, ni-mort/ni-vivant. Ce regard monoculaire propre au vampirisme, ainsi que la glace sans tain de l’indistinction sujet-objet, ouvrirait-il invinciblement sur “la violence du voir” étudiée par G. Bonnet10, voire sur “la violence fondamentale” de J. Bergeret11 ? Le vampirisme ajoute à ce faisceau visuel englobant sujet-objet une « possession corporelle », un « effacement de l’espace et du temps subjectifs », la circulation d’un « flux sanguin de l’un à l’autre », à l’intérieur d’une « peau commune. »
Lors de dénivellations régressives conduisant aux limites du narcissisme secondaire et du narcissisme primaire chez des patients névrotiques, à côté et en deçà des fantasmes originaires de scène primitive, de séduction, de castration (cf. M. Perron-Borelli12, un quatrième fantasme s’attache, si l’on peut dire, au retour dans le ventre maternel, articulé avec l’angoisse de la perte du sein. (E. Bizouard a décrit le fantasme intermédiaire de Protée13, relié à la totipotentialité narcissique.) J’ai à quelques reprises rencontré le fantasme d’une scène primitive ombilicale et d’un accouchement ombilical chez des patients à forte “décoloration vampirique”. S’agirait-il de sortir de la non-figurabilité d’un lien insécable avec l’objet primaire, où l’angoisse ne serait pas tant celle de la séparation et du deuil de l’objet que celle de la non-séparation ? Ce fantasme constituerait-il une condensation fétichiste des autres fantasmes, en quelque sorte l’érection d’un déni de séparation temporo-spatiale ? Ce fantasme se rapproche du “fantasme-non-fantasme“, du “fantasme sans limite et sans descendance” de P.C. Racamier14 qui, dans ses travaux consacrés à la psychose, théorise un antŒdipe, ante et anti œdipien, où se serait jouée une séduction narcissique entre la mère et l’enfant, qui passe par le corps, le regard et le contact cutané, évoquant les travaux de D. Anzieu15 sur le Moi-Peau. P.C. Racamier écrit : « Tant que l’antœdipe travaille sur son registre d’origine, qui est celui des limites, il soutient le Moi ; c’est lorsque, le transperçant, il s’en évade qu’alors il déracine le Moi ».
Le vampirisme constituerait-il l’attracteur de ce déracinement ? Antœdipe et vampirisme cheminent sur des voies très voisines. Blancheurs et vacuités côtoient les descriptions de La psychose blanche, de Jean–Luc Donnet et d’André Green16 et celles de cette Dame Blanche17 dont nous avons suivi les multiples évolutions dans ce livre.
Chacun de ces auteurs a attiré l’attention sur deux registres problématiques :
- - le deuil d’un ascendant : chez A. Green, celui d’une “mère morte “, en fait plutôt prise dans un deuil sans fin, “un deuil blanc” ; chez P.C. Racamier,” le deuil originaire” ; dans l’un et l’autre cas, c’est le narcissisme qui est au cœur de la problématique.
- - le déni de l’origine, déni de la naissance propre qui, chez P.C. Racamier, conjugue un double déni, celui de la différence des sexes, axé sur le complexe de castration, et celui de la différence des générations, qualifié d’incestuel. Pour ma part, je vois dans le désêtre, le fantasme de n’être pas né, la traduction d’un déni de l’origine propre du sujet maintes fois rencontré chez des patients au narcissisme mal assuré ou en phase d’hémorragie narcissique, qui me paraissent relever d’un narcissisme secondaire et surtout primaire défaillants, issus du vampirisme.
La forclusion, telle que la comprend G. Bayle18, a le mérite de distinguer les clivages individuels fonctionnels de ceux qui, structurels, sont inscrits dans une chaîne de filiation et de mettre l’accent sur la génération antérieure, donc sur les carences narcissiques de l’objet porteur de forclusion, signant ainsi un déni plus ou moins teinté de désaveu et/ou de rejet.
À l’évidence, c’est sur ce terrain que se développent déni des origines ou vampirisme, lorsque le registre sollicité est davantage celui de la vie et de la mort, de la différence des générations, que celui de la différence des sexes. C’est aussi là le terreau où s’implantent les racines d’une transmission lacunaire ou défaillante d’une génération à une autre, fréquemment qualifiée de "transgénérationnelle". A mon sens, cette terminologie est à la fois trop vague et trop générale, car elle pourrait tout autant s’appliquer à des identifications valorisantes ou enrichissantes, lorsque celles-ci sont assumées subjectivement.
Être ou ne pas naître, telle serait la question ?
Lorsque pèse sur la subjectivation la double emprise des morts et des vivants, des non-morts/non-vivants/non-nés, l’engrenage d’une transmission vampirique entrave le développement d’identifications narcissiques suffisamment affirmées pour donner à l’Œdipe un droit de cité suffisamment conflictualisé. Citons certains auteurs contemporains qui s’intéressent à la question de la subjectivation, entre autres, D. Bourdin, R. Cahn, P. Denis, M. Perron-Borelli, S. Wainrib19.
Le vampirisme se situe au cœur de cette problématique : irreprésentable, il occupe l’en deçà du miroir, qui n’est apte à renvoyer une image que du seul narcissisme secondaire ; sur les plans économique et dynamique, le vampirisé suit la pente du désêtre, du retour de l’énergie vers le zéro au détriment du narcissisme secondaire, voire primaire dont il constituerait une grande partie. Il n’est sans doute pas très éloigné du narcissisme de mort élaboré par A. Green. L’attelage des quatre chevaux fouettés par le cocher pourrait illustrer la double intrication des pulsions de vie et de mort des deux protagonistes avant la traversée du pont. Après, la calèche est tirée par les deux seuls chevaux de Dracula et des trois Dames. Le conflit fondamental serait celui qu’aux limites du miroir se livrent Vampyr et Narcisse pour donner issue à la naissance du Moi, qui suppose la perte et le deuil – voire le meurtre – de Vampyr. Dans une parenté de dénomination avec l’antœdipe, j’avais qualifié le vampirisme d’ante et anti narcissique ; dans l’ante, il faudrait entendre : d’une part anté, en tant que branchement sur une histoire et une chronologie antérieure au sujet ; d’autre part hanté par l’influence de celles-ci sur les transformations des ombres et des reflets subjectifs dans la cure. Pourrait-on concevoir l’antœdipe comme la limite du vampirisme, lorsque la psyché subjective aurait constitué la peau commune de l’identification adhésive apte à favoriser, voire à propulser, un mouvement projectif ou introjectif d’appropriation ; lorsqu’elle aurait trouvé l’aide des soins maternels freudiens, ou la réflexion des miroirs « lacanien ou winnicottien », ou bien encore le support de la “structure encadrante de l’hallucination négative de la mère” (élaborée par A. Green) ?
La psychanalyse contemporaine, en élargissant son champ clinique aux structures autres que névrotiques, a conquis de nouvelles terres conceptuelles, aux répercussions tant théoriques que pratiques. La liste en est longue, qu’il s’agisse de la psychanalyse des enfants, de l’adolescence, des états limites, de la psychose, de la psychosomatique. Les pathologies du narcissisme y occupent une place particulièrement prégnante, où sont inévitablement réinterrogés les enjeux des conflits libidinaux œdipiens et narcissiques, mais également les jeux des identifications prises dans les rêts de la réalité évènementielle et des fantasmes construits ou reconstruits dans l’après-coup. L’essentiel du débat porte sur la structuration psychique et les conséquences topique, économique, dynamique face aux traumatismes essentiellement narcissiques, selon le moment de leur survenue, leur ampleur, leur durée, et les modalités défensives mobilisées pour y faire face. La question du traumatisme n’a cessé de se poser depuis les débats inaugurés par S. Ferenczi avec “la confusion des langues” décrite par cet auteur et la “séduction narcissique” de P.C. Racamier ; les déploiements de la mélancolie avec son “identification narcissique” chez Freud et les « identifications endocryptiques » de M. Torok et de N. Abraham ; “l’identification négative” rapportée à un enkystement de l’objet par A. Green dans “la mère morte” et “les noyaux traumatiques” étudiés par C. Janin (“le froid”, commémoratif, irreprésentable, non assimilé par le Moi ; “le chaud”, représentatif) ; autant d’abords théoriques qui dessinent des variations autour des défaillances du narcissisme primaire, plus ou moins atrophié, anéanti ou opacifié par un envahissement d’ordre vampirique.
Retenons la place accordée par C. Janin20 au “collapsus de la topique interne”, où il repère que la distinction entre réalité psychique et réalité matérielle trace des zones confusionnantes d’irreprésentable ; où le non-respect des besoins de l’enfant, donnant lieu à une atteinte narcissique, est facteur de répétition commémorative du “noyau froid traumatique”. Cette description me paraît refléter, en quelque sorte, le transfert d’un processus vampirique dans le cadre de la cure. “Ces patients sont comme hantés par un corps étranger exerçant son emprise sur le sujet, de sorte que, pour à leur tour maîtriser cet objet qui les hante, ils le placent à l’extérieur, le projettent sur l’analyste.”
Nombre de collègues sont de leur côté aimantés vers une métapsychologie du primaire, voire de l’originaire. M. Neyraut21 voit une archéologie du sens “dans les logiques primaires qui s’ordonnent selon le mode de l’archaïque ou de l’originaire (Ur), […] tributaires de fonctions antitraumatiques, […] modes réactionnels mis en place par l’appareil psychique avant que le principe de plaisir ne soit assuré.” R. Roussillon22 met l’accent sur la répétition dans le transfert de “ce qui n’a pas pu avoir de lieu psychique ou intersubjectif pour s’inscrire, mais qui néanmoins hante les alcôves de la psyché, de ce qui se fait connaître moins par ses rejetons que par ses effets indirects sur le fonctionnement psychique”.
Le vampirisme, qui scrute les deux termes de la vie, met en perspective l’originaire et le mortifère, sur le plan individuel. Avec Au-delà du principe de plaisir, Freud transporte le destin des pulsions sur le champ de bataille d’Éros et de Thanatos. L’issue du combat dépend de l’aptitude à sortir d’une compulsion de répétition vectrice d’un retour de l’identique. Le jeu de la bobine montre que l’enfant, en prenant en main la ficelle-cordon, se fait le metteur en scène de la représentation de leur attachement, dans la présence comme dans l’absence, qui inscrit distinction temporo-spatiale, spécularisation, modulations affectives de la naissance d’un sens et d’un langage. Son histoire psychique propre ne restera pas captive d’un en deçà du miroir hanté par les aléas de sa préhistoire familiale, où ses pulsions de mort, plus ou moins désintriquées, seraient mises au service d’un sacrifice narcissique, tendant à perpétuer une identification corps à corps avec l’objet primaire ; il y occuperait alors la place d’un maillon dans un enchaînement – l’engrènement décrit par P. C. Racamier ? – reprenant à son compte des influences mortifères de la ou des générations antérieures : deuils infinis, secrets de famille, confusions entre les générations. Phylogenèse et héritage viendraient parasiter l’ontogenèse.
Dans un article de 1928, Lou Andréas Salomé23 s’interrogeait sur “Ce qui découle du fait que ce n’est pas une femme qui a tué le père”. Freud, dans Totem et Tabou, décrivait l’aboutissement d’une évolution en trois temps :
- la phase animique “fondée sur le narcissisme”.
- la phase religieuse, “liée à un stade d’objectivation et de fixation libidinale aux parents”.
- la phase scientifique, où joue “la subordination du choix d’objet aux convenances et aux exigences de la réalité”.
Elle articule l’animisme avec le meurtre mythique du père de la horde primitive et le cannibalisme, qui impliquent un dehors et un dedans ; elle y distingue toutefois une part de magie dans laquelle ne jouerait aucun éloignement, conçue comme la part “la plus primitive et la plus importante de la technique animiste”. Conviendrait-il d’associer :
- une phase magique, basée sur l’emprise vampirique d’une tendance à l’indistinction sujet-objet et d’interroger un tabou d’autant plus angoissant qu’il est plus silencieux, à savoir le meurtre de la mère ?
Le vampirisme, inscrivant dans la psyché un sacrifice sanguin, file la toile d’une généalogie destructive pour ne pas avoir à mourir. Déniant origine, naissance et mortalité, il nous inciterait à réfléchir sur ce qui découlerait du fait qu’il porte tant sur la descendance que sur l’ascendance. Alors que le complexe d’Œdipe se joue au sein d’un trio, à partir de l’enfant devenu roi dont les voeux incestueux et parricides se sont réalisés, quoique à son insu, chez Sophocle, le vampirisme, qui enchaîne les générations dans une revenance muette de la lignée ascendante, met en orbite infanticide et matricide/parenticide. Il aspire la filiation et l’engendrement dans une transmission délétère néfaste à Éros. Correspondant à une part psychique atopique, nébuleuse irreprésentable de l’indistinction sujet-objet, aurait-il à voir avec ce troisième inconscient évoqué par Freud dans Au-delà du principe de plaisir24 ?
Les traumatismes collectifs n’ont pas connu de répit pendant tout le vingtième siècle. Nous recueillons chez des survivants ou des descendants de déportés disparus, ou revenus des camps d’extermination, des échos de la Shoah plus d’un demi-siècle après. Au cours de notre écoute dans le cadre de la cure, notre travail interprétatif est fréquemment sollicité sur le double registre de l’histoire psychique individuelle de nos patients et celui des répercussions du génocide en tant qu’atteinte individuelle et collective identitaires. Aux œuvres littéraires, aux travaux d’historiens sur la mémoire et l’Histoire, se sont ajoutés plus récemment des approches portant sur les répercussions psychiques des catastrophes collectives25.
Dans ses études sur la psychologie des masses, Freud, récapitulant sa conception de l’identification, “forme la plus précoce et la plus originaire du lien affectif”, examinait les liens utilisés par le meneur pour assurer sa domination sur une foule primaire, somme d’individus qui échangent leur Idéal du Moi contre celui de la foule. Décrivant l’identification primaire au père de la préhistoire personnelle, il ajoutait en note “aux parents, car à ce moment-là la différence des sexes n’est pas encore connue.” Les choix d’objet viendraient secondairement la renforcer, par le développement de la triangulation œdipienne et de la bisexualité constitutionnelle de l’individu. (cf. les travaux de C. David26.
Avec le meurtre du père de la horde primitive, Freud a créé un mythe psychanalytique. Il en a exploré les implications dans le psychisme, ses conséquences et ses répercussions sur la civilisation à travers l’élaboration du Surmoi. Mais à l’autre bout de cette chaîne, maint héros de mythe, de religion, était destiné à être tué en tant que fils : Œdipe lui-même, qui fut sauvé par le berger chargé de le faire disparaître ; Isaac, dont la “montée” sur le mont Moriah se résout en fait en non-sacrifice ; Moïse, qui deviendra le prophète d’une religion du Père ; le Christ, sauveur des hommes, qui incarne une religion du Fils au nom du Père.
Pouvons-nous nous demander ce qui découlerait du fait que ce sont des infanticides qui étaient ainsi programmés ? En ce qui concerne Œdipe, c’est Jocaste elle-même qui avait donné l’ordre au berger de l’exposer sur le Cithéron. D’autres sacrifices de fils ou de filles, comme celui d’Iphigénie, sont mis en scène dans maintes tragédies grecques, voire ont été agis dans des périodes historiques que l’on souhaiterait révolues mais dont l’insoutenable actualité alimente nos journaux quotidiens. Pouvons-nous interroger le fait que ce soient des matricides et des patricides (parenticides) qui sont prescrits lors de massacres collectifs ? Lors de génocides, ce sont en outre des infanticides qui sont programmés, ce qui implique déni de la naissance et de la mort d’une collectivité à détruire, en raison même de son origine, de sa genèse.
Dans tous ces cas, un meneur, qui se fait le porte-flambeau d’une idéologie “vampirique” pour mener à terme ses desseins, hypnotise une foule qui se pare des mêmes identifications destructrices.
Les trois nouvelles instances de la nouvelle topique, Ça, Moi, Surmoi, redistribuent les orientations identificatoires. Le Surmoi est concerné par la transmission, qui “ne se forme pas à l’image des parents mais bien à l’image des parents de ceux-ci”. Dans la mise en perspective du Surmoi avec ses interdits et du meurtre du père de la horde, Freud voit les refoulements des traces laissées par “une série infiniment longue de générations de meurtriers qui, comme nous peut-être, avaient la passion du meurtre dans le sang.” Le leader assoit son pouvoir sur une foule qui, lui déléguant toute responsabilité, régresse à l’état de la horde. Une double régression individuelle et collective prévaut lorsque le Surmoi s’est laissé déloger par l’Idéal du Moi et surtout par le Moi Idéal conçu, selon H. Numberg27 comme “ce Moi inorganisé encore uni au Ça” ou, selon D. Lagache28, comme “cet idéal narcissique de toute puissance qui ne se réduit pas à l’union avec le Ça mais comporte une identification primaire à un autre être, investi de toute puissance, c’est-à-dire à la mère.” Le vampirisme n’est pas très éloigné de cette conceptualisation dans ses manifestations individuelles, mais plus encore dans ses déploiements collectifs, lorsque l’individu pris dans une masse qui, sous le joug d’un Moi Idéal totalitaire, se soumet aux dictats d’un Dracula contemporain auquel elle délègue une toute puissance d’emprise magique, s’épargne toute culpabilité à exécuter les pires crimes contre l’humanité.
Pour Freud, le Surmoi, héritier du complexe d’Œdipe, garantit la loi de l’interdiction de l’inceste et du parricide, les identifications œdipiennes et post-œdipiennes, la bisexualité psychique. Il inscrit, en même temps que la culpabilité œdipienne, le complexe de castration, le refoulement et la conscience morale, l’espace à trois dimensions et la temporalité des trois âges de l’être humain inclus dans l’énigme de la Sphynge. Le sujet qui a reconnu ses vœux érotiques et agressifs et la nécessité du renoncement, se saisit de sa capacité à penser, à entrer dans le champ du langage, de la symbolisation, de la sublimation. Toutefois, il n’est pas rare que l’approche de la fin de l’analyse réanime des moments transférentiels vampiriques, proches des manifestations mélancoliques repérées par M. Cournut-Janin29, notamment dans des cures de femmes. Nous savons que, dans la théorisation freudienne, la cure peut achopper sur le roc biologique de la différence des sexes qui, devant l’angoisse de castration mobilisée, suscite envie du pénis chez la femme, protestation virile chez l’homme, et appelle un travail interprétatif. Conviendrait-il d’élaborer, outre les vœux incestueux et parricides du complexe œdipien, les vœux parenticides et infanticides suscités dans les deux sexes par un complexe vampirique, afin que l’analyse ne demeure pas inachevée, que l’angoisse de séparation/non-séparation ne s’érige pas indéfiniment en une non-vie, dans un double déni, de la naissance et de la mortalité ?
C’est à travers les déploiements du transfert et du contre-transfert que les deux partenaires peuvent projeter sur un miroir commun leurs propres ombres et leurs propres reflets d’une expérience partagée, verbalisable et interprétable. Le choix des interprétations aura, chemin faisant, suivi la plus forte pente du transfert dans l’actualité de la cure, centrée sur une relation duelle mère/enfant, sur un duel à-la-vie/à-la-mort où la répétition fantasmatique sur le plan de la temporalité, de l’espace, de la peau, d’un regard unidimensionnel quasi monoculaire, éléments spécifiques du vampirisme, semble se jouer sous la forme d’une aspiration sanguine entre deux êtres ni-morts/ni-vivants. Cette effusion-transfusion, qui se ravive dans l’analyse, avec une intensité particulière notamment à l’occasion des fins de cure, exige un long travail de séparation, qui va de pair avec un triple remaniement de la gamme des identifications :
• Vampiriques, qui prennent en compte un renoncement à la toute-puissance plus forte que la mort, à l’indistinction sujet-objet ainsi que l’acceptation de la suite des générations
• Narcissiques, qui incluent la possibilité de se réapproprier ses doubles, de se voir refléter soi-même et l’autre dans le miroir.
• Œdipiennes, qui supposent la reconnaissance à la fois de la différence des sexes et de la bisexualité psychique ainsi que celle des générations.
La circulation vampirique, vectrice d’asubjectivation /désubjectivation, devrait laisser la place à une circulation vivante, après la coupure du cordon ombilical porteur de répétition mortifère, afin de replacer chacun dans sa propre peau, mais aussi de rendre à chacun et sa propre naissance et sa propre mortalité. Le travail psychanalytique devrait s’attaquer au « processus vampirique ante et anti narcissique », en deçà du refoulement de la problématique œdipienne, pour favoriser le redéploiement des identifications secondaires narcissiques et bisexuelles post-œdipiennes, l’élaboration du conflit œdipien, le développement de la symbolisation, des relances sublimatoires et créatives.