Jean Guillaumin
Introduction de la discussion
Voici une série de points sur lesquels je propose un commentaire, trop dense probablement, mais que nos précédentes conversations te rendront utilisables, au moyen peut-être de certaines citations, si tu les juges possibles.
1°/ La notion d’identification de déni peut elle-même poser quelques problèmes de définition. Sa nouveauté incontestable réside à mes yeux dans les ponts qu’elle établit ou propose, à la faveur d’une sorte de mixte entre intériorisation et projection qui en fait d’une certaine manière l’équivalent d’un objet transitionnel de pensée, susceptible d’engendrer un travail créatif encore à faire, tout en utilisant des inscriptions antérieurement plus ou moins fixées dans le Moi. Je n’insiste pas sur cet aspect d’un entre-deux qui me semble contenir la fécondité potentielle de ce concept, d’allure d’abord étrange, et qui se distingue par ses caractéristiques propres de notions telles que celle de faux-self, de personnalité « en comme si », et des « identifications à ce qui est séparé » (J. Gillibert).
2°/ Les raisons du pouvoir transformant qu’on peut mettre au compte du travail des identifications de déni tiennent à mon sens aux faits suivants. Freud a su décrire de bonne heure l’appareil psychique en termes de strates superposées, porteuses chacune de traces d’un type particulier, susceptibles ou non de demeurer séparées ou clivées de celles des strates voisines (Lettre à Fliess, 1895). Tu me sembles reprendre à certains égards cette conception. Je suis d’avis pour ma part, que les identifications de déni peuvent être considérées comme des organisations en quelque sorte pénétrantes, capables de constituer une voie d’accès ou de communication entre deux ou plusieurs strates d’inscription psychique. Leur caractère mixte et ambigu leur permet en effet de participer de manière inattendue pour la conscience à plusieurs espaces de sens correspondant chacun à une certaine mise en ordre originale des inscriptions propres aux diverses strates considérées. La fonction de pénétrante verticale ou sagittale qu’assument ainsi les identifications de déni conduit à de possibles transformations révolutionnaires dans l’une ou l’autre des strates en question, cela en vertu même des lois implicites de la recherche de cohérence et d’économie d’investissement qui régit précisément chacune des strates.
Tu distingues, à la lumière de l’exemple clinique que tu as exposé, trois strates au moins, dont je propose de mieux préciser les caractéristiques respectives.
La plus profonde en quelque sorte, littéralement enracinée dans le corps, correspond au travail de conjonction identificatoire qu’opère ce que Freud a nommé cheminement ou frayage des identifications de perception (Esquisse, 1895). On a affaire ici à la quête d’une sorte de pure reproduction ou itération des expériences antérieures, obéissant au principe logique de la réduction radicale du nouveau à l’ancien. C’est une démarche qu’on pourrait considérer comme orientée dans le sens d’une anti-mémoire et d’un retour à un étiage énergétique commun de toutes les expériences rencontrées.
La strate immédiatement supérieure serait alors plus complexe, elle aurait pour fonction et pour logique de recueillir les restes inintégrés du travail de la strate précédente, en quête de sens pour tenter de leur donner une structure les articulant sur certains principes ayant valeur d’organisateur symbolique. Je crois devoir préciser ici que ce niveau d’organisation correspond pour moi à celui que Freud considérait comme relatif au « représentation de choses » : c’est-à-dire à une mise en ordre perceptive et mnésique n’incluant pas par elle-même l’organisateur langagier. On a pu parler (R. Roussillon) d’une sorte d’organisation symbolique préverbale qu’on peut appeler primaire. On voit que, dans ma perspective, cette organisation, primaire par rapport au langage, est déjà en quelque manière secondaire par rapport à l’état zéro du symbolisme qui règne sur la première des strates que j’ai nommée.
Une troisième strate peut être identifiée. Celle-là prend en considération une symbolisation de degré supérieur (« second système de signalisation » de I. Pavlov), en introduisant par le langage la possibilité d’une réorganisation polysémique plus ou moins cohérente. Les capacités illimitées pratiquement du langage à cet égard ouvre le champ à une recomposition permanente, ayant la valeur d’une véritable pulsion ou compulsion à représenter, du discours issu de la récupération et de la tentative de mise en ordre des restes innommés des représentations de choses, transformés associativement en représentants de mots des dites représentations de choses. Il y aurait ici d’intéressantes recherches comparatives à faire avec les études sur le début du langage chez l’enfant.
Cette distinction entre trois strates, qu’on retrouve dans le Bloc magique de Freud en 1925, est évidemment relativement simplifiante. Mais elle distingue bien l’essentiel et permet de comprendre comment un instrument psychique circulant entre les trois strates peut y introduire soit régressivement, soit au contraire pour un progrès de l’appareil psychique, des modifications enrichissantes, en assurant par ailleurs une certaine unité de l’appareil psychique, où l’on reconnaît peut-être les deux refoulements signalés par Freud, le plus élaboré intéressant la communication entre le préconscient et le conscient à la faveur du langage. Et l’autre ramenant les esquisses de sens vers de pures expériences émotionnelles, non signées par le langage.
3°/ Connaissant tes intérêts pour les travaux de W.R. Bion, je trouve tout à fait opportun de rapprocher le trajet des sortes de « pénétrantes » que j’ai décrites après et avec toi, atteignant les trois strates mentionnées, de certains phénomènes examinés par W.R. Bion. Il s’agit des sortes de nœuds gordiens qui correspondent « aux situations catastrophiques ». Celles-ci peuvent, nous dit Bion, entraîner des retournements et des réorganisations économiques radicales dans la psyché, à la limite de l’effondrement de l’appareil psychique et d’une forme d’autocréation réorganisatrice, lui conférant un sens imprévu et dynamique. Sans insister sur cette problématique que tu connais mieux que moi, je la rapprocherai moi aussi du modèle que pourraient fournir certaines recherches mathématiques, conduisant à l’hypothèse de véritables mutations dans l’organisation symbolique d’un champ systématique. Invoquant K. Gödel, je serai prêt à suggérer que de tels moments ne sont pas sans rapport avec une soudaine prise en compte dans un champ sémantique donné, organisé rationnellement, d’un élément manquant, jusqu’ici indémontrable dans le système et pourtant nécessaire (Gödel l’a montré) à son équilibre, à l’égard duquel il apparaît jusqu’ici comme un irrationnel.
4°/ Puisque nous en sommes aux modèles dits scientifiques, on pourrait aussi songer à rapprocher la résolution des situations dites de catastrophe des hypothèses avancées à propos de la théorie du chaos et des potentialités organisatrices qui, nous dit-on, peuvent y trouver une origine et une explication. Personnellement toutefois, je ne crois pas beaucoup à l’utilité en psychanalyse des modèles supposés rationnels et je pense que la notion d’identification de déni que tu nous proposes mérite des analyses plus cliniques, fondées sur une prise en compte, qui est encore à faire à mon avis, de la présence dans les dites identifications d’éléments hétérogènes qui les relient à d’autres identifications, elles plus ou moins collectives, qui servent de support aux créations sublimatoires de la culture et des groupes. Sous cet angle, les identifications de déni attesteraient peut-être, dans le sens d’une sorte de troisième topique freudienne, dont se préoccupera je crois notre ami B. Brusset à Lisbonne en 2006, le lien spécifique fondamental qui relie, à travers notre héritage génétique, les appareils psychiques entre eux, en maintenant au sein de chacun une sorte de germe de « transcendance » ou si l’on veut d’altération, par la perception interne d’une nécessaire altérité qui exclut le solipsisme, et qui au sein même du travail d’individuation de chacun témoigne de l’unité de l’aventure humaine.
Je ne me laisserai pas aller à de plus longues considérations, malgré le caractère assez passionnant des vues auxquelles ton approche conduit et que seule cependant notre clinique praticienne peut suffisamment valider, à condition de demeurer ouverte sur le perpétuel travail de sens que requiert la pensée vivante travaillant l’inconnu.
vendredi 20 janvier 2006
Christophe Derrouch
Les identifications narcissiques de déni et l’aléatoire de leurs destins pluriels
Monsieur Dufour,
Les identifications de déni représenteraient une tentative d’aménagement faite par l’appareil psychique et pour lui-même, d’une certaine continuité. En effet, les dangers d’altération provoqués par la double altérité interne et externe nuisent au sentiment d’identité de l’individu.
Le complexe de castration, tel qu’il se manifeste cliniquement, renseignerait sur le degré de subjectivation de la personne. Est-il structurant ou vecteur d’une destructivité qui ne demanderait qu’à s’actualiser ? Soit un appareil psychique à la limite de l’effondrement, ayant survécu « à l’avortement du lien inaugural » (je vous cite). Àquel engrenage des identifications de déni va-t-on avoir affaire ? Vont-elles « entraîner des retournements et des réorganisations économiques radicales dans la psyché […] et […]une forme d’autocréation réorganisatrice » (Jean Guillaumin) ? Sens imprévu. Sens imprévisible ? Vont-elles désorganiser la Psyché par hallucinations négatives et positives (effacement / comblement) ? Quelle dynamique va s’installer ?
On peut penser, si on reste sur le terrain des vicissitudes de l’hallucinatoire, aux psychotiques chroniques, avec délires périodiques. Ou effectivement à un mouvement expansif de ces processus ; le cas où la métaphore de Freud que vous reprenez parle d’un noyau de clivage qui évolue comme une « déchirure qui ne guérira jamais et grandira avec le temps ».
Mais si la destructivité psychique est belle et bien en croissance exponentielle, y aurait-il une autre issue que des conséquences destructrices hors de la Psyché elle-même, au niveau phénoménologique ? À savoir transmutation de la destructivité psychique du côté de l’acte (conduite auto et/ou hétéro-destructrice : meurtre, suicide, ou tout autre comportement à issue létale), ou du côté du soma (cancer ou autre maladie évoluant très rapidement vers la mort).
Est-on en droit d’espérer qu’un travail interprétatif spécifique de transfert puisse servir de butée contre une telle dynamique implosive / explosive ?
Votre analogie avec la théorie du chaos peut-elle faire plus que décrire une des évolutions possibles et, dans cette éventualité, aider à prévoir sa survenue (prophylaxie) ou à la stopper (thérapeutique) ?
Très cordialement, et avec mes remerciements pour l’enthousiasme qu’a suscité en moi la lecture de votre proposition théorique.
mardi 7 février 2006
Geneviève Bourdelon
Réponse à J. Dufour
J. Dufour nous présente trois pôles d’identifications narcissiques, identification mélancolique, identification à l’agresseur, identification projective. Cette oscillation chaotique d’identifications est broyeuse de réalité à travers, nous dit-il, la prolifération de dénis et d’expulsions projectives qui interdisent l’introjection et le travail de deuil.
Aussi l’identification narcissique doit-elle garder un lien massif et passionné mais également paradoxal à l’objet dans un registre de violence fondamentale où ce serait ou le Moi ou l’objet.
Une fixation viendrait ainsi à la place d’un rejet originel subi qui doit continuer à ne pas être pensé, rejet qui perdurera activement dans la relation transférentielle. En même temps la destructivité, la désintrication pulsionnelle paralysent le travail psychique qui ainsi s’enferme dans « un temps qui ne passe pas », accentuant la fixation par l’effet de la répétition.
Entre ces trois identifications, nous voyons pourtant une oscillation non transformatrice entre le sujet et son objet, objet encore trop narcissique qui manque à se différencier, ce qui permet une non-séparation, une incorporation, voir même un collage, objet destructeur de celui qui l’investit mais dont le désinvestissement serait tout autant meurtrier. Si, dans la mélancolie, le drame est interne, lié à l’incorporation de l’objet aimé-haï, l’identification à l’agresseur autorise déjà une recherche de l’objet que poursuivra nécessairement l’identification projective, qui trouve son apogée dans le mouvement paranoïaque laissant une lacune identificatoire dans le Moi alors d’autant plus dépendant de son objet persécuteur. On sait également que dans sa forme excessive (hyperbolique de Bion) l’identification projective ne permet plus la découverte de l’objet mais au contraire l’attaque et le défigure. L’émetteur de la projection ne veut rien récupérer, rien savoir de ce qu’il a projeté dans l’analyste « altéré », autant dans ses capacités d’accueil que dans ses capacités de rêverie transformationnelle. La relation est destructrice entre le contenant et le contenu. Les liens ne peuvent s’établir.
Pour l’analyste, pouvoir penser ces trois pôles d’identifications de déni serait alors une première décondensation des charges haineuses et passionnées, un potentiel d’espace différenciateur entre le transfert et le contre-transfert, une première mise en mentalisation du passé dans le présent de la répétition, premier travail donc de différenciation et de mise en lien au sein de l’accueil « en creux » que conserve le cadre analytique.
Cette oscillation entre les différentes identifications ne peut trouver un équilibre puisqu’elles ne sont pas structurantes, mais au contraire mutilatrices de la relation et de l’espace psychique. Constitueraient-elles cependant le seul recours de survie et de liberté d’une psyché privée de transitionnalité et de mobilité dans le choix des investissements/contre-investissements puisqu’il s’agit dans une aporie, de conserver l’objet mais aussi de s’en défendre tout en luttant contre sa propre auto-destructivité. L’avidité orale tyrannique pousse en effet vers l’objet et vers la fusion et le travail de différenciation qui n’a pu s’établir valablement autour d’une intégration suffisante de l’analité ne peut permettre de tracer une limite, border la jouissance ni autoriser un ancrage pulsionnel. La répétition massive de projections et d’incorporations attaque plus qu’elle ne favorise les relations entre le dedans et le dehors, le contenant et le contenu. Le jeu des instances psychiques est invalidé, transportant dans la jouissance ou abandonnant le sujet démuni dans des vécus d’impuissance, de dépersonnalisation ou de déréalisation. La spirale des identifications de déni culmine alors dans la haine et la tentative de destruction de la réalité externe et interne (travail du négatif au sens d’A. Green).
La contenance et la résistance de l’analyste étayées par celle du cadre permettront d’interroger un transfert paradoxal où la césure transféro-contretransférentielle constituera une barrière de contact vivante où vont se jouer, se déjouer, se répéter les empiètements, les traumatismes, les rejets et les invalidations de la relation réactualisée avec l’objet primaire. La destructivité dans la relation analytique peut devoir atteindre une apogée pour authentifier un événement qui n’a jamais eu lieu, en manque de mémoire, mais qui au prix de cet abord haineux peut devenir pensable si toutefois l’analyste survit (Winnicott) et garde une capacité de création.
Alors les réactualisations traumatiques, au prix souvent d’un passage à l’acte d’un des protagonistes, peuvent constituer un potentiel d’ouverture élaboratrice. Car c’est bien souvent au bord de la catastrophe que peut s’opérer le changement, qui autorisera la levée d’un déni qui réduira l’étanchéité d’un clivage.
La capacité à faire des liens, l’ambiguïté féconde viennent parfois alors remplacer le négativisme, l’incompatibilité entre le moi et son objet, qui paralysaient le travail psychique par la paradoxalité et la confusion dédifférenciatrice. Mais il faudra sans cesse déjouer la prolifération cancéreuse du travail du négatif qui réattaque pour anéantir l’élaboration, puisque toute annonce de changement n’est dans un premier temps qu’annonciatrice de catastrophe. La tiercéité, déjà présente dans la capacité de l’analyste à conserver un espace psychique, ne peut être d’abord vécue que comme un abandon terrorisant, une autonomie qui suscite la haine et l’envie.
C’est pourtant là que peut se dessiner une promesse de tiercéité et de libération d’un espace psychique qui n’est plus aliéné ou envahi par une altérité angoissante. Que ce soit une interprétation analysant l’antiprocessualité négativante (en référence à la position phobique centrale d’A. Green), ou bien une interprétation de type M. Fain qui endosse l’imago toute-puissante tout en permettant de lever le déni de réalité, il s’agit de rester au contact de l’expérience actuelle au sein du transfert /contre-transfert, tout en utilisant et en ouvrant des différenciations qui ne soient pas des gouffres d’abandon impensés et impensables. L’interprétation peut alors aussi proposer un lien polysémique, une métonymie, une figure métaphorique, terme biface né dans l’espace de la chimère (de M’Uzan), espace qui autorise la coexistence des contraires qui auparavant s’anéantissaient mutuellement ou se déformaient, défigurant l’élaboration dans une répétition stérile.
8 mars 2006
Jacques Dufour
Réponses aux intervenants
D’abord merci à Geneviève Bourdelon, Christophe Derrouch, Jean Guillaumin, ainsi qu’à ceux avec qui j’ai eu des échanges sur le thème de la destructivité comme réaction subjective de l’analyste à certaines expressions de transfert, réactions négatives du patient à l’analyse qui provoquent le sentiment d’impuissance et d’incapacité de relance de l’analyste.
Si nous parlons de pulsion de destruction, il nous faut en parler comme une maladie analytiquement transmissible qui conduit à une destruction de l’analyse par l’analyste malade de l’analysant. Je rappelle que Bion n’élude pas la haine de l’analyse de l’analyste, que Winnicott ose la haine de contre-transfert, et Pascal Quignard la haine de la musique. Pris sous cet angle/question, ce sera alors la déconstruction de la destruction inconsciente de l’analyse par l’analyste contaminé par un patient qui sera au centre du travail de l’analyste. J’ai bien dit destruction inconsciente car le sentiment manifeste d’impuissance et d’incapacité de l’analyste trouve un écho dans une théorie qui énonce comme contre-indication de l’analyse ce qui ne rentre pas dans son cadre, les limites de la théorie étant alors conçues comme des limites de l’analyse et non comme analyse des limites.
Ce dernier point de vue m’a fait considérer après d’autres, que la destructivité du patient ressentie corporellement par l’analyste comme rupture du lien transférentiel avait signification paradoxale de protéger la vie psychique du patient en détruisant l’analyste, qui pour le patient ne peut-être que destructeur. La rétorsion ne me semblait pas sadisme Kleinien mais nécessitait de faire appel au courant issu de Winnicott et de Bion pour ne pas prendre à la lettre et traiter comme défaillance du préconscient, un défaut de mentalisation qui ressort d’une défense contre un danger insupportable de la pensée. Dès lors ai-je revisité Freud pour qui la méthode psychanalytique avait fonction d’arracher au réel perçu et ressenti comme tel, les signes d’une réalité psychique inconcevable et inaudible à l’écoute. Là où s’impose un fonctionnement psychique qui semble figer le processus analytique dans l’actualisation, la répétition, l’hallucinose, il s’agit pour l’analyste, non seulement d’ouvrir son contre-transfert à une nouvelle disponibilité mais de repérer une stratégie de brouillage du patient, dont la déconstruction morceau par morceau tout comme un rêve permet d’entrevoir le travail de sape des identifications de déni.
Rétrospectivement, je peux situer la source et la ligne de ma démarche à partir d’une phrase de Freud dans L’Esquisse : « Ce que nous qualifions d’objet est fait de reliquats échappant au jugement ». Au cours du texte il situe le jugement comme un processus associatif entre dedans, les sensations du corps, et dehors, les perceptions, conduisant au « complexe de l’objet » : il est constitué d’une « fraction changeante compréhensible », les attributs de l’objet, et d’une « fraction constante incompréhensible », l’objet et à partir de ces deux fractions le travail de la pensée tracera des voies « qui aboutissent à l’état souhaité de l’objet » sans aucune dépendance avec sa perception. C’est dire que pour Freud la distinction entre objet interne et externe n’est pas de mise, l’objet en effet se situant entre traces d’une mémoire du corps hallucinant un mythique rapport originel perdu, et perceptions du monde extérieur qui entrent en correspondance avec cette hallucination. Dès lors, le paradigme de la psychanalyse, l’inconscient, sera-t-il défini dans L’interprétation des rêves autant comme inconnu d’une réalité psychique que comme celui d’un réel extérieur de l’objet.
L’évanescence de l’objet sera posée comme pierre angulaire sur laquelle repose la vie psychique : objet absent il produira une image hallucinée, objet perdu il sera retrouvé à partir de ses restes (Trois Essais, La dénégation), objet contingent il donnera satisfaction à la pulsion (Pulsions et destins de pulsions), objet interdit et manquant il sera source du désir sexuel. Autrement dit, cette évanescence du rapport à l’objet en tant qu’expérience de perte qui fait manque insaisissable, ineffaçable et inépuisable, permet au moi, à condition qu’il puisse la percevoir et en souffrir, autant en son intérieur qu’à l’extérieur, de se construire comme sujet en abstrayant du monde extérieur un objet à qui il donne une existence qui lui est propre. Nous voyons donc à un bout de la chaîne l’objet inconscient perdu, à l’autre bout un objet trouvé dans le perçu, mais qui laisse des restes, car le perçu n’épuise pas le perdu. C’est dire là la naissance et la croissance de la vie psychique dans l’angoisse de l’inconnu, de la perte et du manque.
Ce point de vue rend compte du double mouvement de l’identification.
L’identification primaire Freud l’a en effet posée comme première relation à l’objet dans qui en dénie le manque par la reproduction hallucinatoire de l’expérience corporelle de satisfaction. Ce sera là un pouvoir psychique sans pareil, car la pensée y est reproductive, s’identifiant à « une expérience vécue du sujet » (les termes sont de Freud) où ce qui n’est pas là, ce qui manque, ce qui se dérobe à toute saisie devient non seulement magiquement visible mais incarné dans un vécu. L’identification à l’objet se passe donc de ses attributs pour ne retenir que la jouissance imaginaire du moi, en déni de la réalité du manque de l’objet. Il me semble donc que plus que la reconnaissance du moi dans son image dans le miroir selon Lacan, c’est le déni du manque de l’objet de l’identification primaire qui est jouissance, consacrant l’indépendance narcissique du moi : ici la faillite de l’image de soi qui dirait « dommage que je ne puisse me donner un baiser », est déniée par le « moi tout seul », arrogance d’une omnipotence qui dit n’avoir besoin de personne. Dans cette perspective, l’identification primaire a donc pour fonction de dénier l’essence manquante de l’objet et de construire un univers réaliste, à la fois rassurant - l’objet est visible et palpable - mais à la fois aussi fragile et sans cesse menacé – l’invisible est un abandon.
C’est en ce point que je situe l’expansion destructrice des identifications de déni qui prolifèrent à partir de l’identification primaire, afin qu’aucun manque ne soit entrevu et pensé. Ce brouillage expansif des identifications de déni, « ce n’est pas lui c’est moi seul », « ce n’est pas moi je fais comme lui », « ce n’est pas moi c’est lui » se doit de rendre illisibles les moindres pertes et manques, synonymes d’angoisses d’anéantissement. C’est donc une compulsion de non-représentation que produisent les identifications de déni dans la pratique de l’analyse, clôturant un champ anti-transitionnel et d’anti-transfert que ne peut traverser une parole interprétative. Cependant, Bion et Winnicott nous ont transmis des bases de travail analytique qui exigent de l’analyste une disponibilité toute particulière pour permettre que se revivent et s’analysent dans le transfert les effondrements générateurs d’identifications de déni (j’ai développé ailleurs ce dernier point). Ici Jean Guillaumin, tout en notant la valeur de réorganisation psychique issue de tels effondrements, insistera sur l’altérité, attitude profonde de l’analyste excluant toute fusion solipsiste. Dès lors percevons-nous alors combien la capacité de ne faire qu’un avec l’analysant dont parle Bion va entrer en résonance avec la capacité de l’analyste de retrouver sa position d’analysant avec son analyste.
Nous voyons donc combien la question de l’interruption de l’évolution décrite par Freud à partir du rapport originel à l’objet perdu, voit les identifications de déni combler le manque qui se devrait de s’élaborer dans la ligne de l’angoisse de castration (point soulevé par Christophe Derrouch). Dans cette ligne en effet, ce n’est plus l’identification à l’expérience vécue qui tente de combler le manque de l’objet, c’est l’objet identifié comme manquant qui pousse à chercher dans le visible une représentation substitutive : l’identification hystérique prend ainsi à bras le corps le manque, en ressent l’angoisse, souvent ne sait en faire autre chose que des symptômes, parfois la transforme en pensée par tâtonnements, essais, erreur. Mais l’objet trouvé ne sera jamais l’objet perdu, tout au plus « l’état souhaité » de l’objet, à mi-chemin entre mémoire du corps et image perçue. Il y a donc toujours un reste dont l’évolution est source à tous les moments de l’analyse d’une double polarité : soit de surgissement de subjectivation lorsque l’identification hystérique élabore l’expérience de la perte et du manque, soit d’expansion en cercle vicieux des identifications de déni qui ne supportent aucun manque et aucune perte que ne maîtrise pas le moi.
C’est donc la question de l’intolérance au manque et à la perte engendrant les identifications de déni qui découle de mon propos. Le poids des défenses contre les réactualisations traumatiques soulevé par Geneviève Bourdelon ne va pas sans imposer de définir plus avant ce que nous qualifions de traumatisme, sans nous contenter du point de vue économique, qui en énonçant un débordement du travail analytique ne peut que conduire à une impasse. Dans une perspective d’issue à cette impasse, j’ai proposé ailleurs de concevoir que les deux voies identificatoires, de déni et hystérique, soient conçues comme engendrées par la bipartition des restes du rapport originel à l’objet. Dans cette perspective, à côté du rapport originel à l’objet, source des avatars de l’objet perdu inconnu et manquant, ne doit-on pas postuler un autre rapport originel à l’objet, source d’un trop d’objet et du déni de son manque ? Lorsque pour une part plus ou moins importante, le manque fondamental de l’objet est pressenti comme menace imprévisible et mortelle poussant à une décharge expulsive hémorragique, le rempart des identifications de déni ne présente-t-il pas l’énorme avantage de protéger le moi en faisant de l’objet un objet dont le danger est visible et manipulable ? C’est une lapalissade de dire que l’être humain a peuplé le monde extérieur de monstres et de démons pour lutter contre eux et ne rien savoir de ceux qui à l’intérieur le menacent, mais cette lapalissade dit parfaitement la bêtise de la psychose.
Dès lors avons-nous à prendre en compte une double voie évolutive liée à la dissymétrie des rapports originels à l’objet, conditionnant les deux lignes identificatoires hystérique et de déni qui composent les parties névrotiques ou psychotiques de la personnalité. Les strates de la vie psychique que repèrent Jean Guillaumin me semblent dériver de ces deux lignes où s’interpénètrent et se clivent, autant les fermetures des dénis que les ouvertures des manques.
Deux champs antagonistes de transformations émergent de ce point de vue :
- Les transformations de croissance psychique ouvertes par la dénégation créatrice de nouvelles formes (dans la ligne du refoulement primaire, de l’objet manquant perdu, des identifications hystériques, des incertitudes de la pensée).
- Les transformations d’expansion destructrice fermées par le déni de la dénégation (dans la ligne de l’objet réel imperdable, du cercle vicieux des identifications de déni, des certitudes de l’intelligence).
C’est un passage entre ces deux champs de transformations que permet le travail de l’analyste.
jeudi 8 juin 2006