Michael Parsons
Société Britannique de Psychanalyse, Londres
[Note de traduction : pour signaler la nuance entre reverie et rêverie nous avons laissé le terme anglais de reverie (voir l’introduction de César Botella au débat].
Certains psychanalystes sont circonspects quant à la notion de reverie, tandis que d’autres la mettent au cœur de leur pensée. Plus la compréhension rationnelle de l’analyste et la transmission de cette compréhension au patient par des interprétations spécifiques seront considérées comme les traits essentiels du processus analytique, moins il sera accordé d’importance à la reverie. En revanche, pour les analystes qui, privilégient cet aspect du travail analytique pris à un niveau de l’inconscient, aussi bien pour l’analyste que pour le patient la reverie est fondamentale.
Le concept de reverie fit une apparition discrète dans la pensée analytique. À la fin du chapitre 12 de « Learning from Experience » (Aux sources de l’expérience) Bion s’interroge : « Lorsque la mère aime l’enfant, qu’en fait-elle ? » Il répond : « Laissant de côté les canaux physiques de la communication, mon impression est que son amour s’exprime par la reverie » (Bion, 1962). Il relie cela à son concept de l’alpha-fonction. C’est ce qui transforme les ingrédients incontrôlables de l’expérience brute (les éléments beta) en un matériel qui peut être songé (repensé-réfléchi) et utilisé dans le phantasme et la reverie. La reverie de la mère, dit Bion, est un état d’esprit qui est réceptif à n’importe quel « objet » mental venant de l’enfant et le soumet à son propre fonctionnement-alpha, le transformant en quelque chose que l’enfant à son tour sera capable d’utiliser de manière imaginative. Dans ses écrits, Bion ne détaille pas plus son concept de reverie, mais sa description est en connexion avec une résonance évidente, avec la situation clinique. De son côté, Winnicott (1956) a également avancé l’idée d’une sorte particulière de réceptivité chez la mère, un état de haute sensitivité aux besoins de l’enfant et à son état interne auquel il donne le nom de « préoccupation maternelle primaire ». Une des formulations winnicottiennes, « l’élaboration imaginative de l’expérience physique », est très proche de la conception de Bion concernant la transformation des éléments-beta en éléments-alpha.
Tous deux, Bion et Winnicott, font la relation – comme bien sûr beaucoup d’autres auteurs – entre l’état d’esprit d’une mère envers son enfant et celui d’un analyste envers son patient. L’idée de reverie en tant que description de l’état d’esprit de l’analyste durant la séance a été largement explorée et discutée. Il est important de comprendre, avant tout, que la reverie au sens psychanalytique du terme ne se réfère pas à un état de vague repli sur soi, une sorte de rêvasserie distraite. C’est la manière d’ouvrir tous les niveaux de conscience de l’analyste, - mental, émotionnel et également physique – de telle sorte que l’analyste puisse être disponible de manière réceptive à toute expérience qu’il ou elle pourrait rencontrer, venant du patient ou venant de soi-même. Ceci exige une sorte de « clarté intérieure » (inner clarity), pas une clarté intellectuelle sur des concepts, mais un sens de l’espace et de la transparence, comme l’eau claire ou un ciel vide. La reverie est à la fois un état et une activité. Cela veut dire cet état particulier de conscience réceptive, et également l’activité psychique de se maintenir soi-même dans cet état.
Les séances d’analyse sont souvent pleines d’émotions puissantes. Parler de reverie n’implique pas du tout que l’échange analytique soit toujours paisible, la reverie n’est pas une protection pour l’analyste contre son implication émotionnelle. Un analyste « fermé » n’est d’aucune utilité pour le patient, et les analystes doivent être prêts parfois à être dérangés par les interactions avec leurs patients. Mais, même lorsque des nuages orageux remplissent le ciel ou que le vent balaie la surface du lac, la « clarté originelle » (fondamentale) (original clarity) peut quand même être trouvée au-delà du trouble. Un analyste peut avoir du mal à interpréter l’agression d’un patient, à contenir la provocation, ou à donner sens aux sentiments complexes qui s’agitent en lui ou en elle.
Malgré cela, l’état interne et l’activité de reverie peuvent persister, comme une ground bass en musique qui soutient quoiqu’il se passe de paisible ou de turbulent avec les voix les plus hautes. La reverie permet à l’analyste non pas de résister à l’expérience perturbatrice mais également de ne pas s’identifier à elle et, de cette manière, il lui devient possible de comprendre l’expérience et de chercher un moyen de communiquer avec le patient à ce sujet.
Un équivalent de cet état de conscience peut être trouvée ailleurs que dans la psychanalyse. Il y a une qualité contemplative dans la reverie qui me semble proche de certaines formes de méditation. Comme dans la reverie, la méditation comprend également l’activité de se maintenir soi-même dans cet état. Au cours de la méditation, toutes sortes de pensées et de sentiments surgissent, on en profitera non en leur résistant ou en les rejetant, mais simplement en les observant. Toutefois, la méditation et la psychanalyse visent différentes sortes de compréhension, mais l’observation interne que recherche la méditation, sans attachement ou identification avec ce que l’on trouve en soi, est proche de l’état et de l’activité de l’esprit de l’analyste pris dans une reverie. Les pratiquants des arts martiaux japonais s’entraînent à développer une qualité appelée zanshin. La traduction littérale est « l’esprit constamment en éveil ». Elle comporte une conscience de tout ce qui se passe autour, et est cultivée comme un état permanent de l’esprit de telle manière qu’il ne puisse pas être surpris par une attaque inattendue. L’aspect paradoxal, et psychanalytiquement intéressant, du zanshin est que la vivacité qui protège le guerrier dans une situation de vie et de mort ne dépend pas de la concentration de son effort. Concentrer son attention dans une direction signifie que l’on est moins attentif à une autre. C’est bien ce que Freud disait, que l’attention de l’analyste devait être « également flottante » sans se focaliser sur quelque chose en particulier : c’est un élément de relaxation dans le zanshin qui permet à la conscience d’être éveillée en permanence.
La reverie, alors, est-elle juste un autre mot pour dire l’ « attention flottante » freudienne ? Certainement, elle fait référence à la même chose, mais véhicule une idée au-delà. La reverie permet l’émergence de pensées, de sentiments et d’images venant de l’intérieur de l’analyste-rêveur. L’attention flottante implique généralement que l’attention est portée plutôt vers l’extérieur, vers les dires du patient. Dans la reverie la conscience est tournée vers l’intérieur aussi bien que vers l’extérieur. Cela ne signifie pas que l’analyste est perdu dans une rêvasserie éveillée aux dépens de l’accompagnement du patient. La «reverie de la mère» chez Bion, comme la «préoccupation maternelle primaire» chez Winnicott, ces deux notions supposent un étroit maintien de l’attention qui ne quitte pas le bébé. Sa profonde implication dans ce qui est en train de se passer chez elle est le moyen de s’habituer à tout ce dont le bébé exige d’elle. C’est, comme Bion le dit, l’expression de son amour pour le bébé. Dans le langage de Winnicott, on pourrait dire que la reverie de la mère les fait se réunir, elle et le bébé, dans une seule unité. La «reverie», ou la «préoccupation primaire» de la mère envers l’enfant, entraîne à certains moments un « fusionnement non structuré » (unstructured merging) entre les deux, mais la tâche de la mère est aussi d’en émerger pour prendre conscience de leurs identités séparées, aidant ainsi l’enfant à prendre conscience lui-même de son individualité.
La reverie de l’analyste incorpore de façon identique ces deux mondes intérieurs révélant tantôt d’une expérience enveloppante, tantôt d’une séparation du patient et de l’analyste. Mais il n’y a pas lieu à penser que la séance analytique soit un « fusionnement non structuré ». Au contraire, sa qualité structurée est à l’origine d’une expérience potentiellement structurante pour la psyché du patient, et ce qui préserve cette qualité structurée est le cadre analytique. Ce concept très important opère sur deux niveaux. Extérieurement, c’est la description de certains aménagements pratiques, en ce qui concerne le temps, le lieu et la durée de la rencontre, l’utilisation d’un divan ou d’un fauteuil, le paiement des séances, les pauses de vacances, etc. Intérieurement c’est un concept psychologique qui définit un champ particulier d’expérience, de telle manière que ce qui advient à l’intérieur de cette zone peut être ressenti et jugé de manière différente de ce qui advient à l’extérieur. Le cadre structure l’expérience de la séance, afin de donner la plus grande place possible à une reverie qui soit sûrement ancrée dans le travail analytique.
Les étudiants en psychanalyse reçoivent parfois le conseil d’écouter tout le matériel du patient, peu importe qu’il soit concret ou quelconque, comme s’il s’agissait d’un rêve. Ce qui veut dire s’adonner à une sorte d’écoute semblable à un rêve, cela peut paraître difficile si l’on suppose que la tâche analytique est d’accompagner le matériel et de le comprendre. Mais, quand l’analyste peut s’abandonner, à l’intérieur de la structure du cadre analytique, dans un état de reverie, son propre réseau associatif inconscient deviendra plus valable et s’ouvre au niveau inconscient de communication du matériel du patient.
Tout en écoutant le matériel du patient dans un état de reverie, les analystes peuvent parfois se trouver eux-mêmes embarqués dans une reverie spécifique, dans une chaîne de libre association d’images de leur cru, impliquant fantasmes et souvenirs de leur propre vie. Autrefois, cela aurait inévitablement été considéré comme un manque d’attention analytique vis-à-vis du patient, issue probablement de quelque anxiété défensive contre-transférentielle de l’analyste. Être conscient de leur propre résistance au processus analytique est certainement une tâche importante pour les analystes. Mais plutôt que de se faire des reproches, l’analyste, de nos jours, est plus porté à se demander ce qui du patient éveille de telles résonances chez lui. La reverie de l’analyste peut, à certains moments, dévoiler un débordement émotionnel dans les mondes intérieurs du patient et de l’analyste. Une telle reverie, qui prend l’analyste par surprise, n’est pas forcément un désengagement, mais une forme de communication, à un niveau très profond, entre les esprits inconscients du patient et de l’analyste. Ceci exige une auto-analyse de la part de l’analyste pour comprendre les origines en lui-même de cette reverie, et ainsi pouvoir accéder à ce qui, chez le patient a fait surgir une telle réponse. Ainsi, à côté du cadre analytique, un autre concept inséparable de la reverie analytique est celui de l’auto-analyse de l’analyste. Les analystes qui ont, de façon notable, écrit à ce sujet dans la littérature anglo-américaine sont Christopher Bollas, James McLaughlin, Thomas Ogden et Warren Poland.
Pour terminer, je dirai que la reverie fonctionne comme un pont entre les processus psychiques conscients et inconscients de l’analyste. Les patients qui sentent que leur analyste travaille à préserver la communication ouverte entre les niveaux conscients et inconscients de leurs esprits, peuvent découvrir la possibilité de mener un même travail psychique par eux-mêmes.