Antonino Ferro est membre de la Société Psychanalytique Italienne, Pavia, Italia
[Note de traduction : A. Ferro ayant une conception s’inspirant préférentiellement de Bion nous avons opté pour reverie, le terme anglais nous paraissant plus proche des idées développées dans ce texte]
Lorsque l’on traite des éléments de la technique psychothérapeutique avec les patients à l’âge évolutif, il convient de faire deux affirmations apparemment paradoxales : la première, c’est que dans tout appareil psychique il existe des niveaux de gravité différents, la deuxième, c’est que lorsqu’on utilise le type d’approche théorique et technique que nous allons illustrer, il n’y a guère de différence entre le travail avec les enfants, le travail avec les adolescents ou le travail avec les adultes.
Chaque technique est étroitement liée à la théorie dont elle découle et il existe un lien continu entre les deux. Par exemple, dans un modèle où la thérapie aurait pour but de rendre conscient ce qui a été refoulé, on attacherait beaucoup d’importance à tout ce qui pourrait permettre de reconstruire l’histoire et de découvrir les facteurs traumatisants. Un modèle où la thérapie devrait rendre conscientes les reveries inconscientes, impliquerait que, plus on interpréterait ces dernières, plus l’appareil psychique serait décolonisé de ces reveries et des distorsions qu’elles peuvent causer dans la perception de soi et du monde. Un modèle qui proposerait de centrer l’attention sur le fonctionnement de l’appareil psychique serait très attentif à ce qui arrive en amont des contenus, à la qualité et aux modalités de formation et de gestion des pensées et des émotions et, selon le fonctionnement de l’appareil psychique, il repérerait les différents degrés de souffrance et de pathologie. À propos de ce dernier modèle – qui est celui auquel je ferai référence – il convient de souligner deux aspects :
- Le premier aspect concerne l’importance et la valeur de la réponse du patient après l’intervention, c’est-à-dire, le fait de considérer ce que le patient dit après chacune de nos interventions ou non-interventions, comme quelque chose qui dérive un petit peu de son histoire, autrement dit, du transfert comme répétition ; un petit peu de ses fantasmes, autrement dit, du transfert comme projection de ses objets internes, et surtout, comme quelque chose qui est une réponse à notre activité interprétative, c’est-à-dire à notre fonctionnement mental, et un signal de la façon dont le patient a perçu notre intervention : comme quelque chose qui l’aide, ou comme quelque chose qui le plonge encore plus dans une situation de malaise (Ferro 1996).
- Le deuxième aspect concerne le repérage des différents facteurs thérapeutiques par rapport aux différents niveaux du fonctionnement mental.
La réponse du patient constitue une sorte de pilote satellite qui permet en permanence de moduler l’interprétation et de voir où nous sommes. Fort heureusement, c’est le patient qui nous fournit en permanence la mesure et le sens du niveau qu’il faut maintenir avec lui pour que cela soit un facteur de développement et de croissance : si l’on ne surveille pas sans cesse la position du patient, on risque d’avancer pour son propre compte, sans références, et de rester collé à sa théorie (Baranes, Sacco 2002). Quand un thérapeute est en séance, il doit oublier complètement la théorie ; c’est exactement ce que veut dire Bion (1970) quand il affirme « sans mémoire et sans désir » : il faut mettre entre parenthèses toutes les théorisations et rechercher avec l’autre une rencontre émotionnelle originale, une rencontre émotionnelle qui permette la transformation ; il ne faut pas chercher, et « puis » découvrir l’Œdipe, il faut découvrir quelque chose de nouveau, là, avec le patient, et puis accepter d’avoir découvert « seulement » l’Œdipe, toujours avec l’espoir qu’un jour on découvrira peut-être des choses pas encore découvertes. Les éléments fournis au fur et à mesure par le patient peuvent être reçus pour effectuer une transformation de notre façon de nous poser, ou bien, ils peuvent être interprétés et décodés parce que nous estimons que cela peut être fait. Mais une fois que le « décodage » est fait, il faut écouter ce que le patient nous dit, pour savoir si nous pouvions le faire, si nous l’avons fait trop tôt, ou trop tard.
Du point de vue théorique, il faut souligner deux choses. La première est que le patient (qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte) parle le plus souvent de sujets différents, A1, A2, A3 : par rapport aux différentes composantes du discours (j’entends également par discours du patient les silences, le jeu ou les dessins naturellement), il faut disposer d’une sorte de prisme permettant la collimation de toutes les communications et permettant de saisir le sens qu’elles ont à l’intérieur de la relation avec le patient ; du moment que nous sommes avec le patient du début de la séance jusqu’à la fin, il ne peut pas y avoir, de notre point de vue, de communication sans signification relationnelle, autrement dit, il ne peut jamais y avoir une communication ne concernant que le «dehors» du patient. Le patient parle de choses absolument réelles, mais notre point d’écoute ne peut être essentiellement qu’un point de vue relationnel, bien entendu, à condition que trois éléments soient présents : l’analyste, le patient et le setting. Si l’un de ces trois éléments vient à manquer, le discours n’est plus un discours analytique (Ferro, 1999).
Ce type d’approche doit beaucoup au modèle kleinien où toute communication du patient est habituellement interprétée comme une communication de transfert. Il y a toutefois une grande nouveauté : l’aspect fondamental ne consiste plus à effectuer un décodage transférentiel mais à observer les transformations qui peuvent être faites par rapport aux différentes communications ; ces dernières doivent être transformées ; ensuite il faut appliquer une sorte de prisme inversé : tout comme on a effectué une opération de collimation, il faut maintenant faire une opération de diffraction où l’on retrouve le contenu de ce qui a été apporté par le patient, A1, A2, A3, B1 ; chacun de ces éléments toutefois doit avoir quelque chose en plus, un «plus X», un «plus Y», un «plus Z», dans lesquels X, Y, Z représente le quelque chose en plus que le thérapeute ajoute comme facteur de transformation par rapport à la communication du patient, utilisant à pleines mains le texte du patient, du moins tant qu’il est nécessaire de le faire. Parfois, beaucoup moins fréquemment qu’on ne l’imagine, il est au contraire possible de donner des explicitations ou des décodages de transfert absolument explicites et clairs.
Il est important à ce stade de considérer la théorie qui peut étayer ce type d’intervention.
Le modèle de l’appareil psychique auquel je vais faire ici référence est le modèle de l’appareil psychique postulé par Bion (1962, 1963, 1965), avec les développements que j’en ai proposés sur certains points (Ferro 2001, 2002). Puisqu’on entend souvent dire que Bion est un auteur difficile à comprendre, je me servirai pour commencer d’une simplification extrême et métaphorique de sa pensée : ce que l’on gagnera en clarté sera perdu en précision et complexité, mais je crois qu’il vaut la peine, au début, d’accepter cette sorte de réductionnisme.
Dans la partie a du schéma, je place la sensorialité, c’est-à-dire tout ce qui est arrivé ou qui arrive jusqu’à notre appareil psychique et qui n’a pas été ou qui n’est pas encore « digéré ». Ce que Bion appelle « faits non digérés » (Bion 1962), et qui comprend aussi les états proto-émotionnels et les stimulations de tout genre.
Dans la partie b du schéma, je place la fonction métabolique de l’appareil psychique, capable de concentrer en une image ce qui faisait encore pression en tant que non figurable ; le résultat de cette opération d’alphabétisation sont les pictogrammes : le suc visuel de ce qui faisait pression en tant que stimulation, quelque chose de facilement utilisable comme brique élémentaire de la pensée (Botella C. et S., 2001).
Dans la section c du schéma, je place la capacité de l’appareil psychique de tisser des trames narratives cohérentes – dans une certaine mesure – avec les pictogrammes.
Si nous essayons de reformuler tout cela avec le lexique de Bion, nous obtenons le schéma que voici :
Dans la partie a nous plaçons maintenant les éléments β (ce qui veut dire que, en eux-mêmes, les éléments β ne sont pas des « choses mauvaises », ils sont au contraire la source de toute transformation possible).
Dans la partie b nous plaçons la « fonction α », dont le rôle est de transformer les éléments β non représentables et non figurables en « images visuelles », ou mieux en « pictogrammes émotionnels », dans lesquels ce qui faisait pression comme sensorialité, stimulation, peut trouver une « figurabilité » élémentaire : les éléments α.
Bion (1992) dit qu’une douleur intense pourra être pictographiée comme un visage baigné de larmes ou comme quelqu’un qui se masse le coude. Il s’agit là des ensembles d’éléments α que notre appareil psychique ne cesse de produire. Pour être élaborée à un niveau supérieur la séquence d’éléments α, doit trouver les outils décrits en c, c’est-à-dire : l’oscillation entre α et β, entre PS [position schizo-paranoïde] et D [position dépressive], entre CN [capacités négatives] et FC [fait choisi].
Nous entendons par « contenant » le lieu, le fonctionnement capable de « contenir » les émotions, les pensées et de permettre le développement de a. Par PS<–>D, nous entendons l’oscillation entre des niveaux plus fragmentés et des niveaux plus compacts d’émotions et de pensées. Par CN et FC, la non-saturation, ou la définition exhaustive de pensées et d’émotions. Dans c nous sommes en présence de tous les « outils pour penser », une fois que la matrice visuelle de la pensée a été formée dans ses sous-unités élémentaires (ce qui a lieu en b grâce à la fonction α) [indique contenu et contenant]. Si nous poursuivons l’analyse de notre schéma (fig. 1), nous pouvons ajouter encore une chose importante : les facteurs de « guérison » par rapport à chaque section :
- Si la pathologie concerne uniquement une accumulation de faits non digérés (des faits micro ou macro traumatiques, qui ont donné lieu à plus de stimulations que celles qu’il a été possible de transformer en émotions ou en pensées), l’instrument principal de thérapie est l’interprétation.
- Si, au contraire, le lieu de la pathologie concerne une carence de la fonction α (et il s’agit là des situations les plus graves), le facteur thérapeutique principal est la « capacité de reverie » de l’analyste, qui consiste en des opérations (mentales) que l’analyste doit faire et ne pas dire : c’est-à-dire que l’analyste doit activer sa propre fonction α, il doit transformer des éléments β en α et il doit surtout « passer au patient », jour après jour, la méthode qui permet cette transformation.
- Si la pathologie concerne la zone , le facteur thérapeutique par excellence est la capacité, de la part de l’analyste, d’être à l’unisson avec le patient (ce qui permet le développement du contenant), et la capacité de deuil et de créativité de l’appareil psychique de l’analyste, qui doivent lui permettre de larges oscillations entre PS<–>D et CN<–>FC ; il en découle un bouleversement de la technique classique : ce sont le réceptivité de l’analyste, les transformations qu’il fait, sa tolérance à l’égard du doute (les interprétations non saturées et les interprétations narratives), qui deviennent la clé thérapeutique, avec la capacité de modulation interprétative (Guignard 1996).
Il est donc important, comme je le disais, que l’écoute de l’analyste passe par :
a) un « prisme de convergence » des communications du patient, par rapport à la relation actuelle dans le champ, entre les façons du patient et les façons de l’analyste,
b) une transformation des communications du patient ± X, ± Y, ± Z, ± Q, et enfin
c) un prisme de diffraction qui récupère le lexique linguistico-émotionnel du patient, en ajoutant ou en retranchant ce qui provient des transformations faites dans l’appareil psychique de l’analyste, qui sont aussi le fruit de l’écoute du champ qu’il a su mettre en œuvre.
Tout cela explique l’identité entre l’analyse des adultes, celle des adolescents et celle des enfants, parce qu’il n’y aurait pas au premier plan, mettons, les étapes du développement, avec les angoisses et les défenses qui y sont liées, mais le fonctionnement mental profond, qui dans sa substance est le même à n’importe quel âge.
Si nous reprenons le discours initial, nous aurons toujours la séquence suivante :
Formation d’un pictogramme visuel (éléments α) ––> enchaînement des pictogrammes visuels (séquence d’éléments α) = pensée onirique de la veille ––> dérivé(s) narratif(s).
S’il se crée, dans le champ analytique, une situation de persécution et ensuite de soulagement, les éléments α qui se forment pourraient être les suivants :
Cette séquence pourrait engendrer les « dérivés narratifs » les plus divers :
- « J’étais terrorisé par l’examen de ce matin, mais, après la première entrevue avec le professeur, j’ai retrouvé confiance en moi » ;
ou bien :
- « Je me souviens que j’ai eu peur quand la police m’a arrêté, mais j’ai retrouvé mon calme quand j’ai compris que ce n’était qu’un contrôle de routine » ;
ou bien :
- « Quand j’étais petit j’avais une peur terrible du docteur, mais quand la visite commençait j’étais beaucoup plus tranquille » ;
ou encore :
- « J’ai rêvé que j’étais la cible des questions de mon beau-père, mais ensuite, j’ai compris qu’il se faisait du souci pour moi ».
Les dérivés narratifs nous permettent aussi un « carottage » continu du champ, du rêve α du patient, et du cycle (qui fonctionne ou qui ne fonctionne pas) des transformations en cours entre identifications projectives et reverie.
Le choix du genre narratif (et cela concerne le jeu entre associations libres et attention fluctuante) est sûrement un gros problème. Ce choix n’est guère simple et dépend à la fois de l’analyste et du patient ; il dépend de l’analyste en ce qui concerne les théories explicites ou implicites qu’il a sa disposition et qui le conduisent à ouvrir des scénarios différents selon le modèle dans lequel il est le plus à l’aise : un scénario narratif peut être par exemple la reconstruction de l’enfance et du roman familial, le modèle freudien dans son acception la plus classique. Un autre genre narratif choisi par l’analyste peut être une reconnaissance et un éclairage du monde intérieur du patient, ou bien une explicitation des caractéristiques de la relation actuelle entre patient et thérapeute. Un autre scénario narratif peut être la création d’un champ, d’un théâtre affectif, où peuvent s’épanouir, prendre corps et parole, tous les personnages qui habiteront la pièce d’analyse, rendant pensable et exprimable ce qui auparavant faisait pression sous forme de condensés inexprimables. Mais pourquoi parlons-nous d’une certaine chose aujourd’hui et d’une autre demain ? Ou bien pourquoi parlons-nous de quelque chose avec un patient, et d’autre chose avec un autre patient ? Le genre narratif est aussi choisi, jour après jour, par le patient. Ce qui compte, c’est l’émotion ou la séquence d’émotions que le patient veut exprimer ou veut voir exprimées avec l’aide de l’analyste.
Regardons maintenant de plus près le patient (s’il est toutefois possible de regarder un pôle du couple analytique sans impliquer l’autre pôle), et imaginons qu’un patient éprouve une sensation de désorientation, d’angoisse et de solitude. Le patient arrive en séance sans être nécessairement conscient de ces proto-émotions. Celles-ci peuvent être exprimées avec des modalités narratives très différentes ; par exemple, le genre « rubrique des faits divers » : le patient dit : « J’étais à l’aéroport de Malpensa, lorsque, à cause de la neige, tout l’aéroport a été bloqué et personne ne savait comment faire face à la situation d’urgence ». Je tiens à souligner que le genre narratif est un précipité, un dérivé de la séquence d’émotions qui sont présentes à ce moment-là, et que c’est là ce qui nous intéresse. Notre attention au texte manifeste n’est donc qu’apparente, dans le sens où nous restons au niveau du texte manifeste, mais avec l’idée de pouvoir, grâce à lui, aller « chercher », contacter, les émotions qui se trouvent derrière.
Toujours par rapport à la séquence désorientation, angoisse, sensation de solitude, un autre patient pourrait dire : « J’ai vu quelque chose qui m’a frappé à la télévision : à cause de fortes pluies, des spéléologues se sont retrouvés emprisonnés à l’intérieur d’une grotte ; ils ne savaient pas comment en sortir, car l’entrée de la grotte était bloquée par les eaux du fleuve en crue ; ils étaient dans le noir, il faisait froid », ou bien, toujours à propos de la même séquence d’émotions désorientation, angoisse, sensation de solitude : « Je me souviens qu’un jour, quand j’étais enfant, ma mère était venue me chercher très tard dans l’après-midi, il faisait noir, il pleuvait, et j’avais de plus en plus peur »; ou aussi : « J’avais attendu longtemps le retour de Marina pour faire l’amour, mais dès qu’elle est rentrée, je l’ai vue mettre son pyjama et ses pantoufles, et aller dans la chambre à coucher avec un fort mal de tête », ou bien : « En faisant l’amour avec Marina, je l’ai sentie tellement froide et distante que je ne comprenais plus avec qui j’étais, ni ce que je faisais ». (Se pose ici, bien entendu, le problème du statut à donner, dans les différents modèles, aux souvenirs d’enfance ou à la sexualité). Il serait mal venu de dire à un patient, mises à part les éventuelles angoisses homosexuelles que cela provoquerait, « vous êtes en train de me dire qu’hier vous m’avez senti distant, froid, peu disponible, absent ». Ce qui est important c’est de comprendre l’émotion qui habite le patient à ce moment-là et de recueillir son sentiment de désorientation, de solitude et d’angoisse.
Nous pourrions continuer à l’infini à donner des exemples, mais ce que je tiens à dire est que la psychanalyse peut être la méthode qui permet de diluer les émotions dans des narrations et de créer des narrations qui donnent corps aux émotions et les rendent visibles. Ce n’est donc pas le récit en lui-même qui compte, mais le fait de saisir les émotions qui sont en amont du récit, qui est quant à lui un dérivé narratif des émotions elles-mêmes.
Dans d’autres cas, on peut aider le patient à créer un récit capable de véhiculer des émotions que le patient ne connaît pas, et même, de les « organiser » : cela renvoie à ces quantités d’éléments β que nous contribuons à alphabétiser en permanence, c’est-à-dire qu’il y a constamment une contribution de notre part, en amont du refoulement, pour favoriser la construction d’éléments α, et cela ,d’autant plus si nous considérons les identifications projectives, non pas comme un phénomène « primitif » de l’appareil psychique, et exceptionnel, mais plutôt comme un phénomène «normal pour communiquer», de tout appareil psychique, et à n’importe quel âge. Mais que faire des récits des patients ? Le discours se fait encore plus complexe, car il y a aussi tout le jeu qui concerne la formation d’images, or les narrations découlent à leur tour d’images. À mon avis, le rôle de l’analyste est de favoriser la création de coordonnées affectivo-climatiques qui activent les capacités imagino-poïétiques du patient ; cela arrive en lui faisant « faire son apprentissage dans l’atelier de l’analyste », là où se forment des images, à partir du récit et à partir du non-dit.
Bion a postulé, et des évidences cliniques et théoriques soutiennent ce postulat, que l’activité onirique est une activité constante de notre appareil psychique, même lorsque nous sommes éveillés, ce qui veut dire que tout le travail mental de la veille consiste dans la formation d’images qui résument, comme dans le rêve nocturne, la qualité émotionnelle de ce que nous sommes en train de vivre à ce moment-là. Ce que nous « disons » est le dérivé narratif de ces images.
Cela implique – comme je l’ai souligné à plusieurs reprises – une façon de comprendre les personnages des séances qui est très différente, par rapport à des modèles plus classiques, une sorte de déconstruction progressive qui va de « personnage = personne », à « personnage = objet interne », jusqu’à « personnage qui syncrétise des aspects émotionnels du champ » (ou qui permet de nommer des lieux affectifs du champ = hologramme affectif).
Ainsi, si une patiente, pendant l’analyse, parle de son fils, et du fait qu’il ne faut pas trop le stimuler, sinon il s’excite, puis s’irrite et n’arrive plus à dormir à cause du trop plein de stimulations, nous pouvons penser, selon notre point d’écoute, que la patiente est réellement en train de parler de « son fils », des caractéristiques de ce dernier, et de son expérience de la maternité ; mais, en changeant de point d’écoute, nous pouvons penser qu’elle est en train de parler de l’enfant objet interne et des fantasmes qui y sont liés. Si nous changeons encore une fois de point d’écoute, nous pouvons penser qu’elle est en train de parler d’ « un lieu du champ » qui s’engorge, s’excite, s’irrite, et ne permet pas de métaboliser ni de dormir : ce « lieu du champ » pourrait être l’appareil psychique du patient, l’appareil psychique de l’analyste, la fonction mentale transformative qui agit dans le champ, fruit de l’union synergique des fonctions α de l’analyste et du patient.
De tout ce que nous venons de dire découle une série de réflexions à propos des associations libres. Celles-ci au fond ne seraient pas aussi libres qu’elles en ont l’air. Dans mon idiolecte, je considère donc les associations libres du patient comme des dérivés narratifs de sa pensée onirique de la veille, avec des degrés divers de distorsion et de camouflage des dérivés eux-mêmes. La même chose vaut pour les associations libres et la reverie de l’analyste pendant la séance. Le fait de nous syntoniser sur les associations libres nous permet de « remonter » le fleuve jusqu’à cette source que sont les séquences d’éléments α sans cesse construites par la fonction α du patient (et de l’analyste) et, si nous voulions compliquer les choses, par les fonctions α du champ.
À ce stade, même un rêve n’a plus la valeur de quelque chose qui nous parle de son inconscient, mais peut devenir un élément qui est communiqué par le patient à ce moment-là pour nous permettre de nous rapprocher de sa séquence α. Le rêve devient, en quelque sorte, le manifeste, par rapport à ce qui reste inconnu, c’est-à-dire, la pensée onirique de la veille. Par exemple : « J’ai rêvé qu’un gros chien s’approchait de moi et j’ai eu peur qu’il ne me morde, mais, en réalité, il m’a fait la fête ». Le rêve devient un dérivé narratif par rapport au fonctionnement mental de ce moment précis et c’est là ce qui nous intéresse.
Il est évident que cette façon de conceptualiser entraîne un changement radical, paradoxal dirais-je, de la technique : en effet, si, d’un côté, il faut essayer d’être à l’unisson avec le patient et attacher une grande valeur à la communication manifeste, de l’autre, il faut essayer de remonter à la pensée onirique de la veille, et surtout, essayer de développer chez le patient la fonction α, et augmenter sa capacité de penser, autrement dit, augmenter le contenant ; en ce qui concerne les contenus, l’un vaut l’autre, parce que ce qu’ils communiquent n’est que la séquence d’éléments α.
Évidemment, les degrés de pathologie varient : plus un patient est gravement pathologique, et plus on trouve un déficit de la fonction α ; si le cas est moins grave, on peut trouver le déficit dans le rapport « contenant-contenu », et si c’est encore moins grave, on trouve seulement un excès de faits non digérés, un excès de contenus.