Depuis bien longtemps, nombreuses ont été aux États-Unis les mises en question de la métapsychologie freudienne posant le problème de la scientificité de la psychanalyse. Elles ont eu, à nos yeux, le mérite de contester l’intégration de la psychanalyse dans une psychologie et une psychopathologie générales privilégiant la référence au développement d’une manière qui pouvait faciliter le dogmatisme interprétatif. A défaut de théorie du fonctionnement psychique, les perspectives développementales tendent, en effet, à ignorer l’inconscient pulsionnel, la sexualité infantile, l’après-coup et à se constituer en système. Est-ce à dire que la mise en cause de la théorie longtemps dominante de l’Ego Psychology par des « théories alternatives » retrouverait autrement la métapsychologie freudienne par l’attention nouvelle portée au travail psychanalytique dans la cure ?
En réaction à la logique positiviste, la centration sur l’intersubjectivité hic et nunc dans la pratique de la méthode psychanalytique donne lieu à divers courants dont celui dit de « l’ouverture personnelle » (self disclosure) qui est brillamment illustré et ardemment défendu par Owen Renik, professeur de psychiatrie à San Francisco et directeur du Psychoanalytic Quaterly. Deux aspects de ses prises de positions sont au cœur des débats :
1. La scientificité
Loin d’être abandonnée, elle est déclarée accrue par la prise en compte de l’ensemble de la situation, dont la subjectivité de l’analyste. Ce qui donne plus de rigueur scientifique au processus d’analyse qui est un “travail scientifique fait en commun par l’analyste et le patient”. Les affects et les jugements de l’analyste qui interviennent nécessairement, à l’exemple des cas de l’Homme aux loups et de l’Homme aux rats, doivent être pris en compte dans la théorie. Le principe de la neutralité (décrit par A. Freud comme équanimité en 1936), est dû à un idéal scientifique daté, celui du positivisme. Il a joué un rôle pour fonder l’identité de la psychanalyse par rapport à l’hypnose et par rapport aux traditions d’aide psychologique (telle la direction spirituelle), mais cette identité de la psychanalyse est maintenant suffisamment assurée pour prendre en compte la relativité de l’objectivité et l’implication subjective irréductible de l’analyste. Et ce d’autant plus que, dans les sciences modernes, l’objectivité est envisagée de manière pragmatique en fonction des paradigmes partagés, du consensus, du partage de l’évidence, lesquels sont socialement déterminés. Mais elle est aussi fonction des buts que l’on se donne, ce qui n’entraîne pas nécessairement l’empirisme anarchique, mais, en psychanalyse, l’idée de création de sens plutôt que de découverte d’un sens caché.
La psychanalyse est ainsi vue par Owen Renik comme science et non comme herméneutique, notamment par la prévision et par le point de vue pragmatique. Le but est, dès la demande, la transformation, la recherche du changement dans la double direction du traitement des symptômes et de la meilleure connaissance de soi. Dans un article de 1995, sur le rôle des attentes de l’analyste, l’auteur critique la notion de “résistance” comme justification et rationalisation de l’analyste mis en échec par son patient. Il y a lieu de distinguer les données cliniques qui la suggèrent des inférences et des hypothèses de l’analyste, lesquelles demandent à être testées par l’interprétation.
2. La relation
La centration est faite sur la relation actuelle, l’intersubjectivité, la relation interpersonnelle telle qu’elle comporte la répétition des schèmes de relation significatifs du passé infantile. Dans un article de 1996, Owen Renik dénonce les dangers de la neutralité, notion inexistante dans l’oeuvre de Freud qui parle d’abstinence, (sinon à propos des effets de la pulsion de mort). Le sens exact du mot allemand “indifferenz” peut sans doute être discuté, mais, en 1912, Freud conseille aux psychanalystes la distance affective et la froideur du chirurgien dans le travail psychanalytique. La relation ne s’y ramène pas entièrement et ce que l’on sait de sa pratique laisse bien voir la relation chaleureuse qu’il entretenait avec ses patients.
L’attention flottante du psychanalyste est la contrepartie de l’association libre des idées à laquelle se livre le patient : la première est justifiée par l’existence de la seconde. Il est donc logique d’admettre que faute de libre association des idées, la technique analytique puisse être autre.
Renik insiste sur l’idée que, chez l’analyste, le refus défensif de l’implication augmente le risque de transgression du fait des réactions contre-transférentielles qui ne trouvent pas expression dans la relation (comme si elles ne pouvaient pas trouver expression dans l’interprétation ?) La neutralité et l’anonymat d’un analyste silencieux qui “fait le mort” peuvent être dus à la neutralisation défensive de mouvements contre-transférentiels. L’attention flottante est vivement critiquée comme défaut de disponibilité dans l’intersubjectivité.
Quelques repères dans les références de O. Renik
Par certains aspects de ses conceptions de la pratique, O. Renik est héritier de Ferenczi dénonçant l’hypocrisie professionnelle, mais il prend bien soin de récuser l’analyse mutuelle, les prescriptions et les proscriptions des “méthodes actives”. Avec Alexander et French, il redoute la régression, la passivité, l’infantilisation, la longue durée des analyses, la “toxicomanie analytique”. Comme le montrent les cas qu’il rapporte, il rend compte de l’efficacité thérapeutique par “l’expérience émotionnelle correctrice” (ou mieux : affective réparatrice), mais il récuse vivement les manipulations autoritaires des psychothérapies psychanalytiques, les modifications du cadre imposées par l’analyste, l’utilisation du transfert pour obtenir par suggestion des résultats thérapeutiques limités à l’abandon des symptômes. Il écrit : “Assumer délibérément et consciemment des rôles et des attitudes est anti-analytique”. Avec Greenson, O. Renik valorise l’empathie, l’intuition et “l’alliance de travail” qui sont distinguées de la “relation réelle” et des “réactions de transfert” : “J’entends utiliser le terme “réel” pour désigner une relation réaliste et authentique entre le patient et l’analyste”. Owen Renik récuse la réserve, la neutralité, l’anonymat, l’autorité, l’idée du moi fort et aconflictuel de l’analyste “sujet supposé savoir” auquel le patient est censé s’identifier (Cette dernière critique a conduit Lacan a opposé le moi imaginaire aliéné et le sujet, celui qui parle…). Qu’en est-il dans les exemples cliniques donnés par Owen Renik ?
Les cas cliniques
Dans l’article de 1996, le cas de Diana montre un mode d’intervention directe qui peut être considéré comme un jugement de l’analyste sur la responsabilité des parents dans l’enfance lors d’une situation traumatique source de culpabilité. Si l’on se base sur la finesse d’analyse dont témoigne l’exposé du matériel et sur l’impression de vérité clinique et analytique, on ne peut qu’être convaincu des qualités analytiques de l’auteur et de son efficacité authentiquement analytique. Mais, surtout dans l’exposé conclusif de la technique, apparaît un style très interventionniste, actif, posant des questions, émettant des jugements, faisant état de ses impressions en référence à son expérience personnelle de l’enfance, de l’amour, de la vie (mais pas de l’analyse personnelle), pour manifester à sa patiente une compréhension qui rend efficace et rapide la prise de conscience.
En première approximation, on pourrait défendre l’idée qu’il ne s’agit ici que d’une question de style, d’opportunité dans ce cas -à, à ce moment-là. L’expression directe d’une idée assumée par l’analyste comme venant de lui, est bien perçue par la patiente comme déduction logique de ce qu’elle a dit, elle en accepte la démonstration, apporte de nouveaux souvenirs et change la perception de son histoire et de ses parents. Il est clair qu’il ne s’agit pas que d’une “restructuration cognitive”, ni d’une élaboration intellectualisante, mais bien d’analyse.
Il en va autrement quand l’analyste lui dit qu’elle est en droit d’attendre dans sa vie actuelle de plus grandes satisfactions sexuelles avec son boy-friend et qu’il lui demande si elle estime avoir une part dans cet état de fait. Cette mise en cause la pousse à s’expliquer avec son partenaire qui reconnaîtra son homosexualité et rompra avec elle.
Renik justifie sa technique par le fait que, de toute façon, les jugements et les sentiments de l’analyste interviennent dans l’analyse, que le but n’est pas la recherche de la vérité ni de l’exactitude, mais d’être utile au patient pour qu’il apprenne quelque chose sur lui (learning). L’impression est alors que l’analyse des résistances et du transfert est remplacée par la suggestion et la pédagogie, mais de manière fine et habile, en utilisant le transfert sans l’analyser et sans analyser le matériel à partir de lui. O. Renik préconise la confrontation des points de vue entre patient (analysant) et analyste dans un but dialectique d’opposition thèse-antithèse, pour parvenir à une “négociation”. Le récit du cas est destiné à justifier l’abandon de la neutralité qui est dénoncée comme abus, comme confort egocentrique intéressé et hypocrite de l’analyste. “Prétendre être plus objectif que le patient et en savoir davantage que ce qu’il peut apprendre de lui-même est l’abus le plus répandu”. Puisque l’analyste utilise des jugements et des sentiments pourquoi les cacher ? Selon Renik, la participation active de l’analyste “stimule un processus dialectique d’apprentissage” qui est le but de l’analyse. La neutralité accrédite la figure de l’autorité morale que le patient y voit et à laquelle il doit renoncer. Mieux vaut “offrir nos lectures subjectives dans un esprit ouvert d’investigation…. Ironiquement, la science psychanalytique est davantage compromise et nous devenons plus religieux dans notre approche quand nous faisons croire à nous-même et à nos patients que sommes capables de rester neutres et que nos interventions disent la vérité révélée.” La neutralité serait un idéal illusoire et nocif.
Dans un autre article de 1995, Renik écrit que la notion kleinienne d’identification projective implique la plus grande illusion de neutralité et d’anonymat. Elle suppose que l’analyste, qui n’est plus vu comme un miroir ou un écran blanc, mais comme un pur réceptacle, ou comme l’écrit Bollas “un espace potentiel à l’intérieur duquel le patient peut vivre une nouvelle vie infantile.” Cette formulation de Bollas est selon Renik opposée à ce qu’il décrit de sa pratique. Non sans raison, il fait remarquer que l’analyste, dans certains cercles kleiniens surtout, se veut dans cette approche un instrument parfait d’observation. Son analyse personnelle lui permet-elle à coup sûr la distinction de ce qui relève de la re-création de la vie infantile du patient et de ce qui tient à son équation personnelle ? La subjectivité de l’analyste disparaît comme si le patient, non plus à l’extérieur, mais à l’intérieur de soi pouvait être étudié et connu objectivement.
Mais le cas de Ethan, dans l’article de 1998, montre d’autres aspects de la technique préconisée par Renik. Le patient se plaint que l’analyste lui a parlé de manière lointaine, ce qu’il a perçu comme l’attitude de son père, indifférente à son égard, ses pensées étant ailleurs. L’analyste sollicite les associations sur ce qui s’est passé et il interprète en termes de rivalité entre son patient et lui L’insuffisance de cette interprétation conduit l’analyste à analyser ses propres associations et reconnaître ouvertement sa faute d’attention, donnant ainsi à son patient l’expérience d’une attitude sincère qui le démarque de celles dont le patient avait souffert avec son père. Clinique du déficit ou clinique du conflit intrapsychique ? Gratification? réparation? Surtout expérience émotionnelle correctrice. (L’idée de l’accès à la réalité de l’autre par dégagement de la projection n’est évidemment pas sans rapport avec la théorie classique de l’action de la psychanalyse selon Strachey, 1934).
Ainsi les cas rapportés par O. Renik comportent généralement, me semble-t-il, la réparation narcissique et “l’expérience émotionnelle correctrice”, lesquelles impliquent une conception étiologique simple : la répétition dans la relation à l’analyste d’une réaction à une attitude inadéquate des parents dont l’enfant a souffert, donne lieu à une expérience différente qui induit le changement thérapeutique. La question est alors de savoir ce qu’il en est de “l’interaction” et de “l’ouverture personnelle” quand il s’agit de désir, d’amour ou de haine. Comment faire la différence entre ce qui relève d’une part de l’actualisation transférentielle des conflits infantiles (par exemple œdipiens), de ce qui est un mode de résistance par le transfert ou au transfert, par exemple par l’érotisation défensive de la relation actuelle, par la dramatisation, par l’emprise obsessionnelle ? Comment éviter les stratégies défensives de la communication interactive, de la dissimulation, du mensonge, quand la réserve, les refus, le silence de l’analyste ne permettent pas au patient d’entendre dans diverses dimensions ses propres propos et de prendre conscience de l’effet qu’ils cherchent à produire sur l’analyste ? Comment l’analyste, pris dans la communication interactive, exposé aux manipulations qu’implique le jeu des résistances, peut-il garder une écoute métapsychologique des effets des représentations inconscientes et pas seulement des significations conscientes et préconscientes ?
Il est acquis pour nous depuis longtemps que l’analyste n’est pas seulement un miroir, un écran de projection, et que le dogmatisme interprétatif, l’excès de réserve et de silence comportent des risques certains dont celui de l’absence d’analyse. Dès 1970, S. Viderman a décrit “la construction de l’espace psychanalytique” par l’analyste, et M. Neyraut (1974) a défendu la thèse selon laquelle le contre-transfert (au sens large) précède le transfert. La confrontation du sujet à la mise en mots de son expérience subjective, aux limites de celles-ci, et au travail du sens dans la quête de la vérité narrative ne saurait dispenser l’analyste de la pratique de l’interprétation, laquelle requiert le repérage du transfert et l’analyse du contre-transfert (et suscite des effets de déliaison). L’interjeu de ceux-ci ne résume pas le processus psychanalytique et ne peut pas non plus être considéré simplement comme effet de l’actualisation d’une relation d’objet du passé infantile.
Si la rencontre affective dans l’intersubjectivité consciente et préconsciente est déterminante, le rôle du transfert (et a fortiori de la névrose de transfert) n’a plus la même place et celle-ci est incertaine. D’où les questions immédiates : qu’en est-il, dans la symétrie de la relation, de la régression narcissique (par laquelle B. Grunberger différenciait l’analyse de la psychothérapie), du conflit, de la confrontation à la différence des sexes et des générations ? La fonction tierce du cadre, les divers aspects du contre-transfert et de l’analyse de celui-ci tendent à disparaître. Lors d’une discussion à La Salpêtrière, Owen Renik a dit cette phrase étonnante : “La psychanalyse serait plus simple s’il n’y avait pas le transfert”. Mais ne serait-elle pas plutôt inexistante ?
Le transfert est conçu par Renik comme répétition à l’identique des schèmes de relation vécus avec les parents dans la réalité. Il parasite plus ou moins la relation “réelle”. Pour lui, cette dernière doit rester continuellement active et dirigée vers le but thérapeutique de la disparition des symptômes et de l’augmentation de la prise de conscience de soi. C’est, O. Renik insiste, un travail scientifique, une recherche à laquelle le patient est associé, pour laquelle il est sollicité à parts égales. L’analyste propose au patient sa perception du matériel en présentant l’interprétation en première personne. Il invite le patient à la confronter à la sienne, à discuter, prêt à donner ses justifications, à dire sur quels éléments il se fonde. Les deux points de vue sur un même matériel et surtout sur une même “interaction” sont confrontés et discutés. Le consensus, l’accord, qui respecte à parts égales la pensée des deux partenaires est promu en nouvel idéal analytique. Le patient (nous dirions l’analysant) est une personne, un sujet qui doit rester maître de la situation, de son activité de penser et de dire, encouragé dans sa position de sujet actif et responsable de lui.
Mais ne s’agit-il pas de la seule exploration des implicites de la pensée consciente et du préconscient dans une élaboration cognitive qui, mettant à plat ce qui est proposé à l’analyse critique commune, évite soigneusement tout ce qui pourrait laisser place à la manifestation de l’inconscient proprement dit, au transfert dans sa portée subversive de la “relation réelle”? Celui-ci semble redouté comme un danger de mise en échec de la relation actuelle, réaliste, finalisée par le but thérapeutique : l’alliance de travail est en position centrale sinon exclusive. Elle n’est pas distinguée de la relation sociale cordiale que Freud distinguait du travail analytique comparé à celui du chirurgien, et pas non plus de l’interrelation du transfert et du contre-transfert comme objet même de l’analyse au sein de l’alliance de travail.
À nos yeux, O. Renik en vient à définir de manière intéressante une psychothérapie psychanalytique différente de la psychanalyse et qui est à l’opposé des autres formes de psychothérapie, notamment celle dite cognitive, de simple rééducation ou restructuration des modes de raisonnement actuels qui sont considérés comme résultant d’un mauvais apprentissage.
D’un autre côté, cette manière de concevoir l’analyse pourrait également mettre l’analyste à l’abri des transferts négatifs, des “transferts psychotiques”, ou des niveaux psychotiques du transfert, et contrôler les cas dans lesquels l’intersubjectif devient le lieu de l’activité pulsionnelle dans l’indétermination du statut des objets. Le rapprochement méthodologique préconisé établit paradoxalement un contrôle de la distance, de la différenciation conjurant le risque d’abolition ou de déplacement même relatifs et temporaires des limites du moi, de la différenciation entre le sujet et l’objet, entre le patient et l’analyste. Tels, par exemple, ceux que pourraient produire les phénomènes d’identification projective susceptibles d’assujettir l’interpersonnel à l’intrapsychique. La technique de Renik prescrit l’inverse : pas de place pour l’intrapsychique qui ne soit aussi l’interpersonnel. La limite est garantie par la technique (ce que peut rendre souhaitable, notons-le, la problématique des états limites et celle des niveaux de fonctionnement limite).
La sollicitation de la forme banale de la communication sociale serait une manière de rasseoir le patient par intermittence, à des fins de réassurance narcissique, de lui donner, par la confrontation apaisante sinon apaisée des idées, un support situant la relation dans l’ordre réflexif et celui de sa finalisation dans la réalité. Mais n’est-ce pas un rappel à l’ordre quelque peu surmoïque dans ses divers aspects d’interdit, de protection, d’exhortation, de régulation narcissique, de garant du sentiment d’autonomie et, de toute façon, une limitation des manifestations pulsionnelles ?
L’investissement des contenus manifestes du discours et du raisonnement est entretenu par la communication verbale dans “l’alliance de travail”, comme si la pratique de l’interprétation était très dangereuse toujours suspecte d’effraction, de blessure narcissique, ou de susciter un conflit avec l’analyste. Celui-ci est-il encore possible avec l’effet de séduction que peut avoir sur le patient de telles attitudes de bienveillance thérapeutique, conciliantes, explicatives, pédagogiques, narcissiquement valorisantes ? Le patient ne peut plus rien reprocher à son analyste. Reste possible le transfert positif, mais le transfert négatif ?
Le maintien vigilant du cap réaliste, donc du principe de réalité et des processus secondaires, laisse-t-il un espace pour le principe de plaisir dans son rapport à la réalisation hallucinatoire du désir. Celle-ci n’a-t-elle pas partie liée avec le transfert comme mobilisation de la structure psychique (et non comme système habituel d’attitudes vis-à-vis d’autrui). Chez le psychanalyste s’agit-il de la fonctionnalité du contre-transfert ou de l’utilisation psychothérapique de ses contre-attitudes ?
Ainsi, le but de l’analyse n’est pas ici le changement topique et la prise par la conscience de l’inconscient pulsionnel refoulé ou clivé mais toujours subversif qui dessaisit le sujet de la conscience de ses évidences, et qui est activement maintenu hors de la conscience par les contre-investissements. Il ne s’agit pas d’obtenir des changements structurels par la mobilisation topique, dynamique et économique qui donne son pouvoir de transformation à l’interprétation dans le transfert. Le but est de guérir les symptômes et d’accroître la prise de conscience de soi (“greater self awareness“) pour acquérir une meilleure qualité de vie.
En somme, certaines des pratiques que valorise Owen Renik correspondent à l’art de l’intervention interprétative : il s’agit de trouver un style et une manière de dire qui soit audible, acceptable et utilisable pour le patient, qui permettent de contourner les résistances de sorte qu’elles aient un impact sensible empêchant le patient de s’en tenir au plan de l’intelligibilité, d’un mode de réflexion qui serait le marchepied de la rationalisation, de l’obsessionnalisation ou de la fétichisation de la parole de l’analyste. On ne peut qu’être d’accord avec le principe général d’éviter la routine et le renforcement des résistances et des rationalisations par un style interprétatif inapproprié, et, aussi que l’analyste, au lieu de faire croire à son infaillibilité, sache reconnaître et analyser ses erreurs. Qu’il rende perceptibles ses affects, sa sensibilité contre-transférentielle, qu’il laisse voir que le patient n’est pas sans pouvoir sur lui : il n’y rien là qui n’ait certaines opportunités, dans tel cas et à tel moment de la cure.
Le désir louable et sympathique de rupture avec certains excès de rigidité dans la pratique et de dogmatisme dans la théorie, le refus de l’Ego Psychology conduisent à mettre au premier plan la relation actuelle, l’interaction comme relation interpersonnelle, l’intersubjectivité comme matrice fondamentale du processus, sinon comme intersubjectivité transcendantale. “L’alliance de travail” permet par dégagement l’analyse du transfert comme actualisation de schèmes d’attitudes anachroniques apprises dans l’enfance, souvent réactionnelles aux carences ou aux immixtions de l’entourage qui peuvent ainsi donner lieu, par l’implication personnelle de l’analyse (self disclosure), à l’expérience émotionnelle correctrice.
Cette pratique n’est-elle pas d’ordre psychothérapique telle qu’elle est préconisée dans les états limites, avec les adolescents et dans tous les cas où “l’or pur” de la psychanalyse n’est pas constamment possible ? La nécessité d’établir et de maintenir le contact avec le patient peut requérir une technique particulière et c’est à partir de cette difficulté que Fairbairn a décrit les “personnalités schizoïdes”. Le cap peut également être difficile à maintenir dans les fonctionnements limites entre les angoisses d’abandon et les angoisses d’intrusion dépossédante de soi, entre l’idéalisation passionnelle et la persécution paranoïaque. Autant de cas qui justifient la technique préconisée par O.Renik qui peut fonder une théorie de la psychothérapie analytique.
Mais l’objectif de Renik est clairement la promotion d’une nouvelle conception de la psychanalyse comportant une nouvelle épistémologie fondée sur la symétrie de la relation. Cette symétrie est cependant relative puisque l’implication de l’analyste doit rester au service du travail analytique du patient. Est-ce à dire que l’asymétrie constituante du cadre (le but, le contrat, le paiement, l’effacement de l’analyste comme personne privée) rendrait possible la symétrie de la relation de co-création du processus analytique, comme investigation scientifique à deux de l’interrelation, l’intrapsychique étant ramené à l’interpersonnel ?
Mettre l’accent sur le hic et nunc peut accréditer l’idéologie égalitariste qui dénie l’asymétrie de la relation, La critique des positions d’autorité et de pouvoir de l’analyste dans le but d’éviter l’arbitraire et l’endoctrinement peut comporter le déni de l’asymétrie de fait de la relation. Certains y voient l’effet de l’idéologie égalitariste américaine induisant une pratique de l’interprétation immédiate de tout le matériel en fonction des attitudes vis-à-vis de l’analyste considérées comme transfert d’emblée en jeu. Les contraintes du cadre, comme les interprétations, peuvent-elles être négociées, justifiées, rationalisées sans limites et comment mettre la limite, et, surtout, comment faire place (espace et temps) à l’écoute des manifestations de l’inconscient, à la “position méta”, du “silence d’écoute”, celle de l’écoute interprétative, métapsychologique ?
Peut-on exclure d’une pratique qui se définit comme psychanalytique l’abstinence, le silence, la frustration comme moyens de mobilisation et comme facteurs de régression (formelle, narcissique, topique, temporelle, historique), ainsi que la mise en suspens de tout but immédiat (“la crise de la finalisation” donnée comme spécifique de la psychanalyse par Todorow et par J.-L. Donnet) ? N’est-ce pas limiter à priori le processus transférentiel, réduire le matériel aux niveaux les plus secondarisés ? N’est-ce pas aussi d’une part éviter les conflits en entretenant une bonne relation propre à en maintenir le refoulement ou le clivage, et, d’autre part, éviter l’ascèse de l’effacement de l’analyste comme personne ?
Conclusions
- Les caractéristiques personnelles, l’implication subjective et les théories d’attente de l’analyste sont certainement à prendre en compte dans l’analyse bien davantage que ne le voulaient les excès de la neutralité prise comme garante de scientificité.
- L’opposition de la cure type comme idéal et des psychothérapies dévaluées requiert une théorie de la psychothérapie capable d’éviter l’alternative stérile du dogmatisme dit orthodoxe et de l’éclectisme des théories dites “alternatives”.
Pour Freud, en 1912, l’attention flottante de l’analyste est clairement située comme contrepartie de la libre association des idées par le patient. On peut en déduire qu’à défaut, l’analyste doit avoir un autre mode d’attention. De plus, il écrit, en 1918, que l’or pur de l’analyse peut être associé au cuivre de la psychothérapie, laquelle admet des interventions pédagogiques voire la suggestion, dont les effets en rapport avec le transfert peuvent être analysés, d’emblée ou secondairement.
- La psychothérapie des fonctionnements limites donne une base empirique qui porte à faire de l’expérience intersubjective le principe de la pratique, de “l’ouverture personnelle” une éthique et de la symétrie une position épistémologique fondamentale.
De tels principes pourraient définir non pas la psychothérapie psychanalytique mais certains moments psychothérapiques de réparation narcissique, ou des moments psychothérapiques dans certaines cures analytiques, mais la psychanalyse est une méthode d’investigation dont l’objet n’est pas la personne, ni le moi, ni le self, mais les déterminismes psychiques inconscients notamment dans leurs effets subversifs. Son but est d’abord l’objectivation d’objets de connaissance difficilement accessibles à l’observation autrement. Il s’agit d’abord de l’intrasubjectivité dans ses effets sur l’intersubjectivité.
La théorie ne vise pas la compréhension humaine, encore que la mise en œuvre de sa méthode comme traitement l’implique nécessairement, mais le but est l’objectivation et l’explication du fonctionnement psychique inconscient, non pas l’irrationnel mais d’autres rationalités : les logiques de l’inconscient, les principes de fonctionnement dont les combinaisons sont multiples. Force est de conclure à l’hétérogénéité et à la diversité des manifestations cliniques du transfert comme celles de sa théorie dans ses rapports au cadre et au processus. Il est clair que les pratiques psychanalytiques ont été profondément renouvelées par leur diversification en fonction de la prise en compte de la spécificité des problématiques qui rendent l’établissement spontané du processus de la cure type improbable. Force à été de prendre en compte les modes de fonctionnements psychiques archaïques, les effets des traumatismes, l’importance de l’environnement précoce dans le rapport à la réalité et à l’autre, les troubles de la pensée et de la sensorialité, les phénomènes inter et transgénérationnels ainsi que les processus psychiques de groupe.
Mais les psychologies de la relation et de la communication ne peuvent dispenser du recours à la métapsychologie, et c’est bien à ce sujet que les problèmes se posent. La métapsychologie rend possible l’écoute psychanalytique qui fait rupture avec la compréhension humaine ordinaire. Elle est une théorie de la conflictualité intrapsychique et de la représentation en rupture avec la phénoménologie de l’expérience subjective consciente. A défaut, le risque est de renoncer à l’explication pour s’en tenir à la compréhension, de réduire la relation d’objet à la relation interpersonnelle, l’intrapsychique à l’intersubjectif, le transfert aux schèmes d’interaction (ou au narratif), l’inconscient au self et la psychanalyse à la psychothérapie.
Références
Brusset B. Au cœur des divergences : la scientificité, la relation d’objet et l’intersubjectivité. In Sur les controverses américaines dans la psychanalyse, Monographie de RFP, 2000, 85-118.
Renik O.
- The ideal of anonymous analyst and the problem of self disclosure. Psychoanalytic Quaterly, LXIV,1995 466-495.
- The role of psychoanalyst expectations in clinical technique: reflections on the concept of resistance. Japa, 1995, 43,1,83-94.
- The perils of neutrality. Psychoanalytic Quartely, 1996,65,3,495-517
- The analyst’s subjectivity and the analyst’s objectivity. Int J Psycho- Anal.,1998,79, 487- 497.