L’article de Freud « Remémorer, Répéter, Élaborer »1 (1914) n’est pas sans porter les traces de la complexité embarrassante introduite dans sa méthode par la prise en compte de la répétition agie de transfert, l’agieren. Ce texte est prémonitoire si l’on considère que la question de l’agieren n’a cessé depuis d’être au centre des conflits qui ont marqué l’histoire de la méthode analytique. S. Freud s’efforce de saisir l’agieren à travers l’alternative qu’il constitue avec le remémorer du passé oublié-refoulé. Cependant la clarté de cette alternative est brouillée par une ambiguïté. L’alternative est, d’abord, hiérarchique : soumis au principe de plaisir, tendant à la décharge motrice, l’agieren se présente comme un court-circuit ; il est affecté d’un indice de moins-value psychique. Pour le rendre « inoffensif et même utile », il faut montrer au patient que ce qu’il vit comme réel et actuel appartient au passé. La méthode dite de l’analyse des résistances y voit une forme extrême d’actualisation transférentielle dont elle cherche à utiliser le potentiel mnésique grâce à la fidélité de la répétition. Le but reste la reproduction dans le domaine psychique ; il s’agit de retrouver au plus vite la scène intra-psychique de la représentation.
Il est frappant de constater que cette fidélité de la répétition s’avérera plus tard « indésirée », et qu’elle étayera l’hypothèse d’une compulsion de répétition « au-delà du principe de plaisir », débouchant sur le dualisme pulsionnel, puis la révision du principe de plaisir. Mais l’alternative renvoie aussi à une différenciation structurale de l’appareil psychique ; un patient ne peut simultanément répéter et se remémorer, de la même façon que dans « le bloc magique » perception et mémoire s’excluent. De fait, l’agieren correspond à la manifestation d’une identification inconsciente qui trouve sur la scène intersubjective du transfert la possibilité de se faire représentation. La prise en compte de l’agieren ouvre ainsi une deuxième scène aux manifestations de l’Ics ; mais conduira aussi à travers l’Ics identificatoire du Moi/Surmoi à la deuxième topique. Celle-ci implique le renoncement à l’Ics comme système représentationnel refoulé, d’autant que l’instanciation du Ça introduit dans l’appareil psychique les motions pulsionnelles visant la pure décharge.
La révolution méthodologique introduite par l’agieren se trouve résumée par la différence posée dans L’Inquiétante étrangeté (1919) : le retour des désirs infantiles de l’enfance se produit sur un mode représentationnel et ne 2met pas en question l’épreuve de réalité du Moi, alors que « le retour de modes de penser qu’on croyait surmontés » - penser magique, animiste - la perturbe. L’agieren en séance implique/requiert l’altération du Moi, l’utilisation de ses capacités régressives.
Ainsi, l’alternative fonctionnelle remémorer/répéter (en acte) se retrouve déplacée dans l’opposition entre représentation et identification. Le passage, souvent problématique, de la mise en acte identificatoire à la mise en représentation intrapsychique est assuré par la perlaboration pré et post-interprétative. Le travail psychanalytique repose sur la dynamique du transfert et le jeu alterné des deux scènes inter et intra-subjectives. Freud se trouve contraint d’évoquer l’incidence de la répétition agie sur l’ensemble de la vie du patient ; incidence qui fera surgir la tentation d’une interprétation directe du comportement, des conduites.
Cependant, l’enjeu le plus spécifique de l’agieren est lié à sa manifestation dans le cours de la séance, et avant tout, sa forme parlée – centrage qui sera celui de Lacan dans son « retour à Freud ». Cette forme parlée n’est saisissable qu’à travers la contrainte/liberté de parole de la règle fondamentale. Les caractéristiques virtuelles de la parole couchée sont indissociables du mode d’écoute – et de réponse – que la règle impartit à l’analyste, et, plus largement du contexte méthodologique de la situation analytique.
La spécificité de cette conjoncture donne son sens à la notion d’un « transfert sur la parole » (André Green), distinct du transfert sur l’objet dont il sous-tend l’interprétabilité. Le transfert sur la parole œuvre à la fois dans l’intra-psychique et dans l’inter-subjectif. Ses manifestations sont liées aux fluctuations incessantes des relations que le patient entretien avec son dire. L’évolution de son statut de sujet de l’énonciation est sous-tendue par l’appropriation – jamais acquise – du jeu analytique et de ses règles. Dans la perspective lacanienne - « Au commencement est le verbe » -, la notion d’un transfert sur la parole est inutile puisque tout se joue « toujours déjà » dans le langage pour le parl’être ; que le sujet se définit par son rapport au signifiant et que le transfert est inhérent à l’adresse de la parole qui fait demande.
Bien des exemples d’agieren illustrent cette idée d’une « mise en acte de l’Ics par la parole », où le sujet est représenté « par un signifiant pour un autre signifiant ». La perspective métapsychologique freudienne est plus ambiguë avec le « Au commencement était l’acte » qui conclut Totem et Tabou. La parole y est saisie dans son rapport au hors-langage ; elle est envisagée tour à tour comme ce qui s’oppose à l’acte, en est un équivalent, ou comme ce qui le prépare : perspective qui privilégie une visée radicalement contextuelle, dynamique, transformationnelle. L’enjeu du transfert sur la parole est aisément saisissable dans l’énoncé freudien de la règle fondamentale : « Dites ce qui vous vient à l’esprit, même si… ». L’écart est posé entre le dire et l’événementialité hétérogène de ce qui vient : parole, pensées, images, affects, état du corps propre etc. Cet écart disparaît dans l’énoncé envisagé par Lacan : « Dites n’importe quoi, sans hésiter à dire des bêtises », ce qui se justifie par la primauté du signifiant. Or cet écart fait l’objet, pour l’analysant, d’une expérience subjectivement cruciale car, s’il est vrai que dans la séance, le mouvement spontané de la parole associative semble effacer l’écart, celui-ci resurgit et avec lui un en deçà – ou un au-delà – du discours, dès qu’un effet analytique de l’énonciation ou de l’interprétation se produit.
J-C. Rolland, dans « Le discours intérieur », résume bien le sens de cet écart lorsqu’il écrit : « le discours, en se substituant à l’événementialité psychique crée une événementalité seconde qui vient rétroactivement modifier la première ». J’ajouterai que cette transformation n’est pas inhérente à la mise en parole, qu’elle implique que le transfert sur la parole confère au registre du discours une autonomie à travers laquelle il puisse faire événement pour le sujet qui s’entend parler. Dans bien des cas, la manifestation parlée de l’agieren se présente comme opératoire, dépourvue de toute événementialité propre, comme le simple indice d’un événement psychique évacuateur, déjà accompli. L’expérience montre que leur destin analytique est imprévisible. Mais de tels agirs de parole mettent à l’épreuve à la fois le contre-transfert sollicité par le contre-agir, et le postulat processuel, tant ils actualisent la dimension la plus aléatoire de l’après-coup interprétatif. Celui-ci dépend de l’équation complexe qui lie transfert sur la parole et transfert sur l’objet. Il est sous-tendu par la qualité de la situation analysante, la dynamique propre de sa trajectoire. L’agieren apparaît aussi bien comme menace d’une perte du sens même de la situation que comme acmé de l’action analytique.