La solution transgenre à l’adolescence
Par définition à l’adolescence un sujet ne sait pas très bien qui il est – ce qui peut le précipiter vers la solution médicale d’un processus de transformation corporelle, par emprunt à l’extérieur d’un signe ayant valeur identitaire. A d’autres époques on a pu observer chez les adolescent(e)s des engouements pour d’autres solutions identificatoires.
Notons que c’est la Technique qui mène le jeu. Ce qui est possible techniquement devient très vite un état de fait irréversible. Par exemple il y a 20 ans l’analyse à distance par visio ou téléphone n’était pas imaginable, aujourd’hui elle est de plus en plus admise, avec des arguments qui viennent après-coup justifier cette nouvelle pratique de façon pas toujours convaincante. Il en va de même avec ce que la technologie médicale rend possible : cela a lieu, et, ensuite seulement, on cherche à le légitimer. Mais il faudrait tout un congrès pour parler de la Technique !
Centrons-nous sur ces adolescents, actuellement en France surtout des jeunes filles de 13-14 ans, qui refusent leur devenir de femmes adultes, d’avoir des seins, un vagin, prennent, parfois en cachette de leurs parents, après une seule consultation avec un médecin, des bloqueurs de puberté. S’agit-il d’un trouble profond, ou d’un moment passager de névrose pubertaire ? Franchement, c’est difficile à savoir, nous devons être modestes, là où les groupes militants trans sacralisent le sentiment subjectif conscient actuel de ces jeunes adolescentes, qui, dix ans plus tard, auront peut-être changé d’avis, et feront des procès aux médecins, aux psychiatres et aux psychologues qui auront favorisé des changements physiques que maintenant elles regrettent. On observe en effet en Europe du nord de plus en plus de “détransitions“, parfois des procès ont lieu. Des services spécialisés dans les traitements médicaux transgenre sont fermés en Angleterre et en Scandinavie.
Je peux recevoir des adolescents et des familles concernés par une demande de transition transgenre, mais dans mon cadre habituel de psychanalyste. Il me semble qu’il est difficile de faire un travail psychanalytique dans une consultation trop spécialisée favorable à ces transitions où le respect de la demande des patients est souvent détourné en interdiction de la pensée.
Nous devons accompagner sans chercher ni à encourager ni à décourager, en favorisant la capacité à resituer les choses dans l’histoire personnelle et familiale. Les sentiments d’identité recouvrent et cachent des difficultés plus profondes concernant des identifications primaires fragiles, ce que j’ai appelé « œdipe déformé »[2].
Une écoute fluide et ouverte du polymorphisme infantile sexuel, actif toute la vie, est nécessaire. Le changement corporel peut aussi bien correspondre à un accomplissement du polymorphisme découvert par Freud, qu’à un acting qui évite de le symboliser psychiquement. Ainsi toutes ces très jeunes adolescentes demandeuses de changement de sexe ne sont-elles pas les victimes de tout un environnement qui présente la sexualité masculine comme forcément agressive et violeuse ? Une partie d’entre elles souffre d’une hystérie pubertaire d’un nouveau type, mais il y a toujours eu à cet âge de la vie des « garçonnes » homosexuellement orientées – une autre partie, moins nombreuse, est en proie à un trouble existentiel plus profond de la subjectivation qui peut légitimer la transition. Dans les deux cas une approche psychanalytique est possible, mais, trop souvent, une réponse médicale trop rapide la rend impossible.
La société contemporaine est malade d’une crise de la sexualité dans son rapport au polymorphisme.
Il est contradictoire de déclarer d’un côté que l’on peut varier librement d’un genre à l’autre – féminin, masculin, neutre, gay, lesbien, d’autres sentiments identitaires encore – et par ailleurs de revendiquer un strict changement identitaire corporel. C’est en même temps vouloir abolir toutes les identités et réclamer une identité et une seule, alors que nous, psychanalystes, travaillons avec le narcissisme de sujets qui, chacun, chacune, souhaite être irremplaçable, unique en son genre. En fait, il y a autant de sexualités et de genres que de personnes singulières.
Les patient(e)s trans ressentent, je crois, ma sympathie profonde pour le polymorphisme sexuel. Je cherche avec tact dirait Ferenczi, à ce qu’ils intègrent le sens de l’altérité, la leur, celles des autres aussi.
Herbert Marcuse[3], penseur précurseur favorable à plus de liberté de genre et des sexualités pluriels ajoutait que le polymorphisme érotique s’accomplit d’autant mieux qu’il s’appuie sur une génitalité accomplie, hétérosexuelle ou homosexuelle. Quelle génitalité ces patient(e)s pourront-ils, elles, obtenir après la transition de genre ? On peut supposer que les sexualités partielles polymorphes resteront fonctionnelles mais certaines études tendent à montrer une déception, une insatisfaction rémanente, chez des sujets ayant effectué leur transition.
Identité, identifications, moi idéal
Le mot « identité » s’est imposé comme un leitmotiv dans le vocabulaire des psychanalystes ainsi que dans les polémiques sur l’évolution des sexualités et des parentalités, ou dans les grands débats politiques entre pro et anti-identitaires, lesquels promeuvent à la place des anciennes, de nouvelles identités. Dès qu’on l’énonce, il résonne comme un mot magique qui réunit la question et la réponse, il enivre les esprits qui croient avoir trouvé un nouveau paradigme alors qu’il traduit un affect. Mieux vaut, je crois, penser en termes d’identifications plurielles, où les processus de subjectivation peuvent se déployer dans l’écart entre des sentiments superficiels et subjectifs d’identité, et les logiques profondes des identifications. Les pathologies de la subjectivation ont, dans l’histoire de la psychanalyse, souvent été mises au compte de l’identité. Cette notion tend aujourd’hui à réunir moi idéal, idéal du moi et surmoi en une entité unique et idéologique.
« Tout se passait comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion – et ne pourraient plus jamais en retrouver une. Il y avait chez eux une perturbation centrale de ce que j’ai commencé à appeler l’identité de soi (ego identity) [4] » écrivait en 1945 Erik Erikson à propos des jeunes soldats rentrant des combats du Pacifique. Le problème humain se serait déplacé, ajoutait-il : « La recherche sur l’identité, dès lors, devient aussi stratégique que l’était celle sur la sexualité à l’époque de Freud… la formation d’une identité commence là où l’identification cesse d’être utile ». Paradoxe : le problème est de développer une et une seule identité. Or celle-ci est plurielle, plastique : psychique. L’identité serait le plus intime de soi, et en même temps ce que nous sommes pour les autres. Ou encore, l’identité résulte d’un parcours totalement personnel, et tout autant de l’histoire, de la généalogie, et de la culture. On y passe vice versa, du psychosexuel au social en une circularité qui réclame tour à tour de dissoudre les identités, de les revendiquer, et d’en créer de nouvelles.
Evelyne Kestemberg analysait bien cette ambiguïté en 1984.
« “Allo, bonjour, c’est moi
- Qui moi ?
- Moi, et bien moi, Astrid“
Elle ne doutait pas un seul instant que je la puisse reconnaître, et en effet, au bout d’un
certain temps, j’avais appris à le faire[5] ». Une rencontre a lieu dès lors qu’est répondu « Qui moi ? » au vœu de la patiente d’être pour son analyste « l’ “unique” » : condition d’existence plus que d’ « identité ». D’Astrid, adolescente amoureuse d’une camarade de classe, on dirait qu’elle est homosexuelle, Kestemberg trouve critiquable de « donner d’emblée une dimension “narcissique“ à ces amours homo ». Elle parle d’identification et d’homosexualité primaires entre filles et mères, mais pas au sens identitaire-narcissique, il s’agit d’amour pour un(e) semblable qui n’est pas identique. Dans son affirmation d’un amour entre femmes non réductible à un narcissisme spéculaire, Kestemberg retrouve la pensée freudienne de l’identification primaire à une altérité subjective en apparence identique – une fille s’identifie trait pour trait à sa mère et auto-organise finalement une singularité. La « subtile dialectique entre être comme l’objet aimé et aimer l’objet pour ce qu’il est » correspond exactement à l’oxymoron freudien de l’identification (à l’identique) à l’altérité du père comme sujet (singulier puisque sujet, donc forcément autre que soi). Cette redécouverte du propos freudien est issue d’une clinique de l’adolescence : « Le sentiment que l’on a de bien savoir de quoi l’on parle lorsqu’on dit : “c’est un adolescent ou une adolescente“ est en fait un leurre » car « eux-mêmes ne savent pas ce qu’ils sont »[6]. Or on a surtout retenu de ce texte la dialectique entre identification et identité : « celui qui s’identifie et celui auquel on s’identifie sont mal différenciés, l’un n’étant que la projection des besoins de l’autre qui est vécu à son tour comme une projection en retour ». Lorsqu’un adolescent ne peut s’identifier à aucune imago parentale, il peut croire se retrouver dans telle ou telle identité : le clinicien risque de prendre pour argent comptant cette notion qui surgit d’un vécu dépressif confusionnant et d’une accumulation de microtraumatismes dans un environnement trop excitant, qui ont rendu impossible la constitution d’une phase de latence et d’idéaux attractifs pour le moi.
Le polymorphisme sexuel et la modernité
Le polymorphisme sexuel infantile – et plus extensivement humain – est une des plus grandes découvertes de Freud. C’était en 1905 dans les Trois essais sur la théorie sexuelle. Le premier de ces essais – toujours si moderne aujourd’hui – fait l’apologie de l’amour érotique sous toutes ses formes, jusqu’aux surprises de la sublimation tandis que le troisième invite de façon plus classique à intégrer ces formes multiples à la sexualité adulte caractérisée par la prévalence de la zone érogène génitale, de sensations spécifiques, ainsi que par l’engagement dans la relation à l’autre.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Il semble que l’idée du polymorphisme l’emporte désormais sur la sexualité génitale dans les représentations et les discours psychosociaux de la sexualité. A moins qu’il soit plus exact de dire que la recherche de formes érotiques nouvelles remplacent, ou englobent, ce que l’on appelait jadis « génitalité ». Mais dans la vie concrète de chacun(e), cette admission du polymorphisme sexuel d’origine infantile – avec son quantum d’indétermination et sa potentialité perverse résultant d’un moindre contrôle des pulsions – n’est pas chose facile. La libération sexuelle moderne a généré un monde moins hostile à la sexualité, mais en pratique l’angoisse, la phobie, la frustration et la culpabilité sont toujours là. Il faudrait s’interroger sérieusement sur les raisons de ce décalage entre les discours et les faits : c’est ce que font les psychanalystes confrontés à des économies libidinales narcissiques, polyérotiques, et addictives.
La méthode psychanalytique trouve les éléments premiers des symptômes par décomposition des formes globales, mais elle n’est pas un système de déconstruction intellectuelle. Elle réduit les formes manifestes pour en recomposer d’autres, tandis que la « déconstruction » en philosophie (Derrida, Deleuze, Foucault etc.) est surtout une rhétorique – jusqu’à des néologismes oxymoriques – à laquelle échappent les choses réelles.
La bisexualité et le polymorphisme précèdent, dans la pensée de Freud, la théorie du complexe d’Œdipe et sa recherche sur la masculinité et la féminité, qui l’amènera à conclure à la grande difficulté, peut-être l’impossibilité, d’en saisir l’essence – ce qui est proche de certains travaux actuels sur le genre. Un espace psychique où le sexe est plus dans la tête que dans la conformation génitale est reconnu. La masculinité et la féminité présentent des significations différentes selon qu’on les prend dans une approche biologique, psychologique ou socio-culturelle, et s’entremêlent dans l’expérience vécue, de sorte qu’il y a plusieurs définitions du masculin et du féminin, et pas un couple d’opposés symétriques. L’ambiguïté réside autant dans le questionnement que dans la chose même : c’est ce qui va à l’encontre du sexe anatomique du sujet qui subit le refoulement, mais ce sont les désirs aussi bien masculins que féminins qui sont réprimés chez une même personne, c’est le féminin qui est foncièrement l’objet du refus tant chez la femme que chez l’homme – ce que tend à prouver aujourd’hui le fait que les demandes de changements corporels transgenre soient très majoritairement le fait de jeunes adolescentes qui ne veulent plus être des filles. A l’adolescence il est normal de ne pas très bien savoir qui on est, le polymorphisme hésite, expérimente, cherche. Une dysphorie entre le sexe de naissance et le sentiment intime d’être d’un genre autre peut se faire jour. La transition corporelle vers un autre sexe accomplit-elle un polymorphisme bien compris ? Faut-il au contraire se désoler ici d’un défaut de polymorphisme psychique ? Les transitions médicales transgenres chez l’enfant et chez l’adolescent sont controversées, parce qu’un questionnement collectif s’est fait jour sur la légitimité éthique d’engager des transformations corporelles irréversibles chez des sujets juridiquement mineurs. Des études montrent qu’elles ne soulagent que faiblement la souffrance psychique et le sentiment de préjudice en cause, tandis que de nombreux sujets réclament une détransition. Les autorités britanniques ont annoncé en conséquence la fermeture du centre dédié à ces transitions à la Tavistock Clinic.
La partie de l’homme qui se sent femme connaît par ses éprouvés anatomiques ce qu’est un corps d’homme – il en va de même pour la partie de la femme qui se sent homme, informée par son expérience sensorielle. Il n’y a pas de mots dans la langue pour dire la féminité spécifique de l’homme distincte de celle de la femme et de même pour la masculinité de la femme distincte de celle de l’homme, et, plus généralement, pour la complexité psychosexuelle. Il faut insister sur ce point : beaucoup de personnes qui s’engagent dans des transformations corporelles pour changer de genre souffrent peut-être avant tout de ne pas accéder à cette vérité psychique intérieure.
Freud considère que l’hétérosexualité ne va pas plus de soi que l’homosexualité dans la mesure où le croisement des identifications masculines et féminines avec les choix d’objets masculins et féminins génère un espace plus vaste que ne le pense Judith Butler lorsqu’elle écrit : « Le problème que me posent les vues de Freud sur la bisexualité, c’est qu’il s’agit en fait d’hétérosexualité. La part féminine veut un objet masculin et la part masculine veut un objet féminin[7] ». C’est irréfutable, Freud dit cela, mais tout autant que les essences du masculin et du féminin se dérobent à toute définition rigoureuse, tandis que le polymorphisme sexuel lui semble plus aisé à penser.
L’anatomie est, et n’est pas, le destin. On ne va pas substituer à un discours psychanalytique réducteur sur l’homosexualité agie ramenée à une bisexualité mal psychisée, un discours inverse – pas plus juste – sur l’hétérosexualité, avec la bisexualité psychique qu’elle comporte, ramenée à de l’homosexualité refusée.
La sexualité d’objets partiels ne connaît pas la différence des sexes, la jouissance orale ou anale serait identique chez l’homme et chez la femme ? Ne doit-on pas plutôt supposer que les sexualités d’objets partiels sont vécues dans la nuance très subtile où c’est l’identique en apparence qui justement révèle que ce n’est pas pareil – il y a en fait utilisation partielle de l’objet – ne serait-ce que dans la subjectivité des partenaires, on appelle cela l’érotisme.
Les états limites apparaissent dans le monde d’aujourd’hui comme le fonctionnement adaptatif prévalent, une façon de survivre et de vivre qui recourt à des modalités variées et complexes de subjectivation. La névrose n’a pas disparu, mais on voit désormais qu’elle est faite, pour une large part, de cette panique libidinale contenue que l’état limite révèle, et même exhibe. De nombreux sujets s’installent dans la limite, ni dans la transgression ni dans la normalité. Ils flottent dans un lien fragile à la réalité – ce que le questionnement des personnes transgenre illustre bien.
[1] François Richard est Membre titulaire formateur de la Société psychanalytique de Paris et Professeur émérite à l’Université Paris Cité.
[2] F. Richard, Le Surmoi perverti. Bisexualité psychique et états limites, Paris, Campagne première, 2021.
[3] Herbert Marcuse (1955), Eros et Civilisation. Contribution à Freud. Paris, Éditions de Minuit, 1964.
[4] Erik Erikson, Enfance et société (1950), Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1959, p. 40.
[5] Evelyne Kestemberg, « “Astrid“ ou homosexualité, identité, adolescence » (1984), L’adolescence à vif, Paris, PUF, 1999, p. 239.
[6] Evelyne Kestemberg, « L’identité et l’identification chez les adolescents » (1962), op. cit., p. 9.
[7] J. Butler, Humain inhumain, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 26.