Fred Deux, qui a d’abord été publié sous le pseudonyme de Jean Douassot, est un écrivain et dessinateur, dont on fête le centième anniversaire de la naissance cette année. Ses dessins sont exposés dans la galerie Alain Margaron dans le Marais et au musée de l’Hospice Saint Roch à Issoudun. Denis Lavant a fait récemment (samedi 3 fevrier 2023) une lecture d’extraits de son roman princeps La Gana, à la maison de la poésie1.
Maurice Nadeau, écrivain et directeur de la collection Les lettres Nouvelles chez Julliard, reçoit en 1957 un manuscrit d’un millier de pages, dans un carton à margarine soigneusement scotché et ficelé, d’un auteur totalement inconnu : Fred Deux. Lorsqu’il se décide à le lire, il dit dans ses mémoires en avoir été « ahuri, bouleversé, conquis », avec le sentiment de tenir un chef d’œuvre. Il n’a de cesse de lire jusqu’au bout, cette « épopée du sordide » cette « poésie intense ». C’est immanquablement ce que produit la lecture de la Gana. L’ouvrage obtient le prix de Mai en 1959.
LA GANA
C’est à l’âge de 30 ans, lorsqu’il doit s’aliter pour une récidive de tuberculose, que Fred Deux écrit La Gana, dans la langue de l’enfance, de l’argot parlé par ses parents. Il est un enfant de 8 à 13 ans, vivant dans la cave d’un immeuble dont les parents sont gardiens, en bord de Seine, qui se battent avec les rats lorsque la Seine est en crue. Ce titre est emprunté au philosophe Hermann Keyserling, dans « Méditations sud-américaines », où la Gana est la force aveugle, les forces obscures de la vie.
Si l’ouvrage comporte des scènes d’horreur cauchemardesques, ce n’est pas un roman réaliste, le récit dérape insensiblement vers une dimension hallucinatoire où nous ne savons plus dans quelle réalité nous nous mouvons, dans une « surréalité » fantastique et monstrueuse, au fil de la terreur vécue par l’enfant, vécu qu’il qualifiera d’horreur et jouissance. Cette cave, est décrite sans recul avec les yeux de l’enfant, c’est un ventre qui est aussi refuge chargé de sensorialité et d’excitation. L’horreur est simplement la réalité quotidienne, elle n’est pas repérée comme telle, il n’y a pas de pathos dans le récit, au contraire de la tendresse dans le regard qu’il porte sur son entourage, de la curiosité en observant cette humanité en état de survie.
Fred Deux, se décrit comme ayant été longtemps emmuré, pour avoir intégré le déni maternel qui avait par-dessus tout le souci de protéger « le gosse, le môme » de cette vie qui « n’est pas ça pour lui ». C’est la découverte de la littérature, lorsqu’il est employé dans une librairie, qui lui donne les mots pour accéder à tout ce qu’il avait été et avait vécu. La vision du rat courant sur les quais à Marseille, a été « l’excitateur » de la remémoration : « peut-être que ma famille c’était le rat. Je voyais des images déchirées de ma famille. Je me disais, c’est tout ça que je vais devoir écrire à un moment donné2 » .
L’ONCLE ET LE DOUBLE
Parmi les quatre personnes qui entourent l’enfant, la mère, le père et la grand-mère, il y a l’oncle, le frère du père qui « faisait partie de l’apport de mon père à son mariage, comme le meuble de famille dont on ne se sépare jamais3 » Ce personnage fantasque de l’oncle est un appui homosexuel protecteur pour l’enfant, il a les mots pour lui expliquer les énigmes de la vie, du sexe et de la mort dans lequel l’enfant est plongé avec peu d’autre issue qu’une masturbation compulsive, et la terreur.
L’oncle lui offre un espace de jeu, de rire et de rêve : « Car l’oncle, rêveur, rêvait haut, fort et grand. Devant nous, il donnait libre cours à son imagination qui, pour moi, était la source de mes joies, de mes étonnements et, surtout, de mon admiration. [..] Nous nous élevions lentement ensemble, et je poussais pendant qu’il commençait à crever. Il fallait qu’il me passe tous ses secrets, comme un sorcier, afin que je perce les mystères qui restaient grands, très grands ». (ibid).
Mais l’oncle, probablement maniaco-dépressif se suicide à l’âge de 27 ans. Sa mort est une déflagration, dont les répercussions en après-coup, vont perdurer toute la vie de Fred Deux. Pendant longtemps il ne pourra envisager de vivre au-delà de cette date. Trente ans plus tard au moment de l’écriture de cette mort, il retrouve une rage meurtrière qui le fait fantasmer l’extermination de toute sa famille.
Il existe une œuvre orale À Vif (llesbandesmagiques.fr) qui rassemble deux années de monologue enregistré face à un magnétophone. L’écoute de cet enregistrement nous fait découvrir un conteur, causeur inlassable, à la fois identifié à l’oncle bavard et continuant à s’adresser à lui par-delà cet interlocuteur imaginaire auquel il s’adresse.
Fred Deux ne cesse de se dédoubler, déjà par son patronyme et son prénom qui est aussi celui de son père, lui et son pseudonyme auteur de la Gana, celui qui dessine et celui qui écrit, il fait de ce double un compagnon. Ainsi, iI publie en 1983 « Lettres à mon double » (ed Nyctalope, Amiens)
« LE DESSIN ATTEND »
C’est par le dessin que Fred Deux a commencé avec le choc de la découverte de Paul Klee, Ernst, Bellmer. Il recherche la couleur, et commence par jeter des taches.
Il va rencontrer André Breton et le mouvement surréaliste, en créant même le groupe surréaliste de Marseille, groupe dont il va s’éloigner par la suite. Depuis lors, il travaillera de manière solitaire dans une aventure formelle, placée sous le signe de l’introspection.
Fred Deux écrit, dessine et parle beaucoup (comme l’oncle) n’ayant de cesse de tenter de cerner avec des mots ce jaillissement créateur, ce feu qui l’habite. Il laisse un nombre impressionnant de textes, autant de reprises symbolisantes. En même temps qu’il dessine, il écrit sur des petits bouts de papier, comme si le seul dessin ou l’écriture ne suffisaient pas à contenir le débordement pulsionnel.
Ce feu qui l’habite se trouve maîtrisé dans ses dessins à la mine de plomb, certains de grande dimension, dont il a besoin au préalable de couvrir la feuille d’un quadrillage de cellules épithéliales. Il réalise un travail minutieux et serré, celui de l’ouvrier qu’il a été, où la motricité de la main et de tout le corps est engagée mais contenue. Il donne naissance à des êtres magiques et monstrueux, un vocabulaire organique, amas cellulaires de viscères, sexes, fœtus. Il travaille de manière particulière, dessinant à l’intérieur d’une fenêtre découpée posée sur la feuille, cadre qu’il déplace au fur et à mesure qu’il dessine et remplit l’espace. Il dessine dans un état de somnolence, où le corps est présent et en même temps absent.
LE STATUT DE LA SUBLIMATION
L’œuvre de Fred Deux semble répéter toujours un actuel traumatique « Je parle du temps qui ne s’écoule pas » dit-il. Est-il sorti du regard en arrière sur la cave et la bouche d’égout pour se pencher sur la feuille blanche du papier à dessin, une ouverture possible vers l’après, le nouveau ? Lui-même écrit dans le texte qui accompagne deux dessins, intitulés « Ce lieu de ma naissance » : « Je sais que j’ai remonté le temps de la vie qui n’a cessé de m’échapper (et jamais fait croire à la réalité). Ma pensée a suivi un sillon qui n’en finit pas et me mène toujours à une plaie.4» On sait qu’il a traversé des épisodes dépressifs sévères, a surmonté une récidive de la tuberculose de son enfance et pu finalement s’autoconserver pour vivre jusqu’à 91 ans. Il a noué avec l’artiste graveur Cécile Reims, son double féminin, également tuberculeuse, marquée par la déportation et l’extermination des siens, une longue relation de tendresse et de partage.
Sans doute existe-t-il en lui un effroi, sans cesse à conjurer, à circonscrire dans la quête d’une mise en forme par la recherche incessante d’une exactitude du mot et du trait. Et pourtant, il ne peut prendre forme définitive, le risque du vide est toujours là, il considère l’année de sa naissance, « une année fatale qui devait interrompre sa sortie ». 5Naissance et mort se confondent et s’intriquent, paradoxe au cœur de l’acte créateur de Fred Deux, où « la réalité s’efface en la traçant ». La force constante de la dimension meurtrière pousse à la sublimation. Il a été fasciné par la découverte de Dostoïevski, et particulièrement Crime et Châtiment.
Fred Deux disait parfois : « je transcende que dalle ». Certaines taches, qu’il intitule Spermes Colorés, ne seraient que pure décharge masturbatoire, si elles ne s’accompagnaient comme beaucoup d’autres dessins, d’un texte, du passage vers le temps plus long de l’écriture. Dans le texte sur les taches intitulé « meurtre rituel en trois étapes », il écrit :
« Je ne m’y prenais pas autrement lorsque, encore dans l’enfance, j’étranglais mon membre (je le salissais) avant de m’élancer dans la rue, attendant que vienne sur mon trottoir la forme qui m’était destinée. […] J’ai pleuré de me sentir mouillé et de m’écouler, attendant la joie. Le papier sait la donner.6»
Pierre Wat, historien de l’art, confirme la qualité sublimatoire de l’œuvre : « Si l’obsession est partout présente, si quelques images - un profil, un mur, un rat - sont comme l’alphabet avec lequel il compose ses phrases, il a réussi néanmoins à dépasser cette obsession en tant que symptôme, pour en faire l’outil d’une vision du monde. Une vision dans laquelle le rat de la cave devient archétype : ce rat qui est tapi dans la tête de chaque homme.7»
Dans sa période autobiographique d’écriture, Fred Deux a, selon ses termes, mis « quelque chose » dans une caisse, l’a clouée et s’en est détaché, c’est ensuite qu’il a pu se laisser aller vers les images inconnues du dessin qui attend.
Laissons le mot de la fin à Fred Deux :
« Par le dessin je suis sorti de moi.
« Je ne peux plus revenir.
« J’ai cassé la porte.
« De mes doigts je ne tiens
« Que crayon, bâton, plume.
« Je n’ai pas fait le mal.
« J’ai approché mon œil
« J’ai vu alors le trou béant de la vie,
« Comme une plaie.
« Mes lèvres j’ai posé. Taché je fus. »
1La programmation est consultable sur le site :freddeuxcecilereims.org
2Fred Deux. (2014), Le dessin à corps perdu, Catalogue musée de l’Hospice Saint Roch, p.74
3Jean Douassot (1970), La Gana, Terrain vague Losfeld
4Fred Deux (2004), l’alter ego, Paris, édition du Centre Pompidou, Cabinet d’Art Graphique, p.51
5Ibid
6Ibid, p.26
7Ibid. Pierre Watt, La vie elle n’est pas, p.17