Avant de présenter les conceptions de Winnicott il nous parait important de revenir au dernier Freud, qui, après avoir privilégié la pulsion comme matrice de la psyché, n’a laissé à l’objet qu’un rôle contingent (1). La clinique lui a montré que le Principe de plaisir est souvent mis en échec, la répétition et l’agir se substituant à la mémoire, la « motion pulsionnelle » du ça s’installant au cœur de la psyché vient déloger la représentation qui occupait la place centrale dans l’appareil psychique. Dès lors il était moins question de refoulement que de déni-clivage comme processus de défense comme dans la perversion et la psychose, le désaveu venant s’opposer à la perception de la réalité, au Principe de réalité, cette grande institution du Moi. Freud annonçait les travaux ultérieurs sur les états non-névrotiques, cas-limites, états schizoïdes, autisme et psychose. A la même époque Freud (1838) révise la théorie du rêve réalisation de désir pour en faire une brève psychose.
Sous l’impulsion en France de Green, Anzieu, Marty, Fain et Roussillon, est remis en question, dans les années 70-80, le sacro-saint silence de l’analyste, son extrême effacement, l’analyste attendant que « ça » vienne. Nous savons combien cette méthode qui ne prend pas en compte le rôle de l’objet dans la construction du sujet est inadéquate, surtout avec les patients qui ont un noyau psychotique. En effet, on ne peut parler de frustration libidinale quand le silence de l’analyste ne correspond pas aux besoins d’un patient, ni de frustration libidinale, mais de « déprivation » (Winnicott) à l’origine des agonies primitives et du recours aux les défenses les plus primitives. Il en résulte souvent une organisation défensive par la dissociation pour éviter la désintégration, comme la dissociation vrai-self/faux-self intellect/psyché ou psyché/soma, par exemple.
Quand on sait combien Green et Donnet dans leur travail sur la psychose, ( L’enfant de ça, 1973) confère un rôle central au travail psychique dans le processus de représentation, considérant que la fonction réflexive, qui achoppe dans la psychose et parfois chez les cas-limite, tire son importance du processus représentatif, on peut mesurer l’écart entre un fonctionnement névrotique et un fonctionnement psychotique, et comprendre la nécessité de construire un cadre adapté aux failles majeurs du fonctionnement mental pour rétablir ce fonctionnement représentatif.
Les analystes qui ne craignent pas la « conversation psychanalytique » articulent et concilient, la souplesse, l’importance de l’engagement de l’analyste et le maintien nécessaire d’une position de neutralité, de surplomb. Ils tirent après-coup les conséquences de « la révolution tranquille » suscitée par Winnicott introduisant un nouveau paradigme : « vivre une expérience ensemble ». (2) (« to live an expérience together ») qu’il énonce simplement sans mesurer toutes les conséquences de son affirmation. Ce nouveau paradigme annonce un processus de transformation de la psychanalyse : analyste et patient, vivent une expérience d’être, ensemble, favorable à l’instauration du sentiment de continuité d’être ( « being on being »), préalable nécessaire à l’émergence d’un espace transitionnel, de jeu et de symbolisation, sans lequel ne peut s’organiser une névrose de véritable transfert avec un objet externe, l’analyste. Pour que la projection soit saisissable par le sujet encore faut-il qu'elle rencontre l'écran externe qui la rendra perceptible.
CAS LIMITES ET PSYCHOSE
Winnicott considère que c’est dans l’analyse des cas limites que l’on observe des phénomènes qui ouvrent à la compréhension des états schizophréniques . Il y a continuité entre états schizoïdes et états schizophréniques ou les mécanismes de dissociations sont déterminants.
Chez le cas limite le noyau du trouble est psychotique, le patient a tendance à présenter une perturbation d’ordre psychonévrotique ou psychosomatique quand l’angoisse psychotique centrale menace d’éclater, affirme Winnicott, alors que dans la psychose l’effondrement des défenses domine le tableau même si le sujet se réorganise sur la base de défenses encore plus primitives.
Winnicott a suivi une dizaine de psychotiques durant les années 40-50 avant d’orienter sa recherche sur les cas limites qui ont un noyau psychotique masqué par une superstructure d’apparence névrotique avec des traits « schizoïdes » souvent marqués. Ces patients n’établissent pas facilement de relations avec des objets qui leur sont extérieurs car ils ressentent des difficultés à se sentir distincts . Ils se caractérisent par une faible délimitation de la frontière entre la réalité intérieure et la réalité extérieure, des sentiments d’irréalité et par la tendance à fusionner avec les personnes et les choses. Le lien psyché soma est faible, la psyché n’étant pas clairement liée au fonctionnement du corps. Winnicott décrit ici une organisation défensive par dissociations, forme d’organisation prématurée de la personnalité, selon nous, pour échapper aux angoisses confusionnelles, angoisses qui résultent d’un empiètement (inpigment) du noyau central du Self et qui sont à l’origine de la psychose. Je pense à un jeune schizophrène, dont la mère rentrait régulièrement dans sa chambre sans frapper, comme une furie, en criant et ouvrant les volets avec fracas. Il me disait que son esprit quittait immédiatement son corps pour se loger dans un angle du plafond de sa chambre. Il me décrivait une dissociation complète du psyché soma. Éprouvant une angoisse extrême il lui fallait une journée entière lui pour reconnecter son esprit et son corps.
UN DÉFAUT ESSENTIEL DE RELATION AUTHENTIQUE À LA RÉALITÉ
Faute de pouvoir disposé d’un espace transitionnel qui rend la réalité tolérable le problème essentiel du psychotique est un défaut essentiel de relation authentique à la réalité . Sa conception de la relation de l’enfant au sein aide à saisir comment l’acceptation de la réalité peut se réaliser. « On a un enfant qui a des pulsions instinctuelles et des idées prédatrices et on a une mère qui a du lait et l’idée qu’elle aimerait ( Winnicott dit cela non sans humour ) être attaquée par un bébé affamé »[1]. Ces deux phénomènes ne viennent en relation l’un avec l’autre qu’au moment où mère et enfant ont « un vécu commun ». Autrement dit « la mère produit une situation qui, avec de la chance, aboutira au premier lien qu’établit l’enfant avec un objet extérieur », un objet qui est extérieur au self du point de vue de l’enfant, affirme Winnicott. Si nous parvenons à réaliser quelque chose d’analogue avec nos patients peut « s’édifier la capacité de faire apparaître ce qui est disponible ». C’est l’expérience du créé-trouvé qui rend la réalité tolérable, thèse centrale de « Jeu et Réalité ».
« LA HAINE DANS LE CONTRE-TRANSFERT » (3)
Est caractéristique dans l’analyse des psychotiques « la coïncidence entre l’amour et la haine ». Cette coïncidence implique les traces d’une carence de l’environnement au moment des premières pulsions instinctuelles visant l’objet. La réponse aux difficultés contre transférentielles de l’analyste réside souvent dans une analyse plus poussée de l’analyste ou bien dans des rêves curatifs d’intégration. Winnicott croit peu à l’efficience de l’analyse du contre-transfert qui reste une activité consciente. La prédilection des analystes pour l’analyse de leur contre-transfert peut masquer un déni du « développement affectif primaire » ou la question centrale est celle de la prise en compte de l’environnement, la dépendance et des défaillances de l’analyste. Winnicott désigne comme « contre-transfert objectif » l’amour ou la haine de l’analyste en réaction à la personnalité ou au comportement du malade.
Renversant le point de vue centré sur la problématique du patient, Winnicott commence par interroger la problématique du thérapeute qui fournit un nouvel environnement. Sa thèse est que les sentiments envers un patient, la haine en particulier, doivent être reconnu si on veut travailler avec des psychotiques car le patient ne peut « intégrer » ce qui est dissocié chez l’analyste (ou la mère).Les soignants dans une institution ou le psychanalyste avec son patient ne peuvent éviter de haïr et de craindre les patients. Sinon ils réagissent par des formations réactionnelles génératrices de confusions mentales chez le patient.
Winnicott raconte « un rêve d’intégration » d’une angoisse psychotique ou le côté droit de son corps lui manque. Il relie ce rêve à une séance avec une patiente qui n’était qu’esprit et refusait toute relation avec son corps pour ne pas se sentir persécutée. Winnicott fit un rêve curatif qui élabore sa propre angoisse psychotique, figurée dans le rêve, angoisse suscitée par le refus de contact de la patiente.
L ‘AMOUR IMPITOYABLE
Winnicott postule une relation objectale de cruauté précoce, que l’enfant expérimente dans un jeu cruel avec sa mère. Sans expérience suffisante de cet amour impitoyable il y a défaut d’intégration, dissociation et perte de contact avec cette part pulsionnelle du ça qui devient étrangère à soi. Si cette dissociation n’est pas surmontée par les soins rencontrés aux hasards de la vie, cela favorise un retour à un état antérieur à l’acceptation de la réalité où l’objet de cet amour cruel agit alors sur un mode vengeur, comme dans la psychose, faute d’une élaboration de la position dépressive ou stade du souci de l’autre (« concern »).
La reprise de la maturation émotionnelle nécessite chez l’analyste une participation analogue à celle de la mère, qui s’adapte aux besoins et survit à l’ amour impitoyable et sans pitié. La mère offre à son nourrisson des occasions régulières de réparation, que du fait de son immaturité, il serait incapable de réaliser de sa propre initiative. « L’ambivalence, dans ces conditions, à plus à voir avec des changements du moi de l’enfant qu’au développement du ça ou de la pulsion ».(3)
Winnicott est plus proche de Freud que de Klein car pour lui, quand les choses se passent bien, il y a précession du développement du Moi sur celui du Ça : « Pas de Ça avant le Moi », dit-il. D’ailleurs dans « Pulsions et destins des pulsions » Freud n’écrit-il pas que l’ amour et haine sont réservés à la relation du moi total aux objets ? L’objet total émerge lors de la prise de conscience que « la mère environnement» est la même que « la mère objet des pulsions ». Alors le bébé devient soucieux.
LA THEORIE DU DEVELOPPEMENT AFFECTIF PRIMAIRE .
Les tendances innées du bébé à grandir peuvent s’accomplir si l’environnement est « facilitant ». Le soutien du moi par la mère facilite le processus alors même celle-ci, au début, fait partie du bébé. La théorie du développement affectif primaire, à laquelle Winnicott précède et prépare dans la psyché l’organisation des topiques freudiennes avec les conflits pulsionnels et l’Œdipe.
Les trois composantes du développement affectif primaire sont :
- l’intégration du self (qui précède l’intégration des pulsions),
- l’installation de la psyché dans le corps
- la relation d’objet. C’est la présentation de l’objet (« object présenting») qui introduit le bébé à la relation d’objet.
Ces trois étapes correspondent à trois aspects du holding : le maintien qui favorise l’intégration, le maniement, (handling) qui favorise l’installation (indwelling) de la psyché dans les limites du corps et la présentation de l’objet. Par sa présence discrète la mère fournit un cadre ou l’enfant peut vivre ses propres impulsions comme venant de lui-même, d’où l’importance de l’effacement paradoxal de l’analyste. A ce niveau prédomine la conception subjective de l’objet. Il s’agit pour la mère de ne pas imposer une satisfaction pulsionnelle et de savoir intuitivement se laisser être trouvée tout en assurant sa fonction du holding. Sans soutien du moi une satisfaction pulsionnelle constitue une séduction traumatique, selon Winnicott.
Si la mère s’adapte aux besoins de son bébé celui-ci aura le sentiment que tout est prévisible et ressentira la réalité comme une création personnelle et ne sera pas heurté par elle. C’est l’expérience d’illusion du « trouvé-créé », qui doit précéder la désillusion, qui met à l’abri des traumatismes par empiètement qui sont à l’origine d’angoisses impensables. L’enfant aura alors le sentiment de créer ses objets et le monde, sentiment d’omnipotence vécu comme un fait d’expérience, et non comme un fantasme. Il va ainsi constituer une base solide de confiance en soi pour entrer dans la vie et tolérer la réalité du monde non moi.
Winnicott nous avertit que si les mères ont conscience de ce qu’elles font elles le font moins bien. Cela ne s’apprend pas. Il appelle « capacité maternelle primaire cette « brève maladie psychiatrique » ou « folie maternelle primaire », période pendant laquelle, l’individu naissant très exposé va prendre le risque de commencer à rassembler son self en une unité.
LA FAILLITE DE L’ENVIRONNMENT
S’il y a faillite de l’environnement au stade de dépendance absolue les défenses primitives rentrent en action. Alors la réalité non moi apparaît prématurément et devient envahissante. Le nourrisson cesse de se voir dans le regard de sa mère, il voit sa mère qui n’assure plus sa fonction miroir et l’espace transitionnel se désorganise. Si un bébé, un enfant, ou un patient adulte n’est pas capable de jouer il s’agira de fournir le cadre d’une expérience d’être à partir de laquelle émergeront les premières impulsions dans le jeu. Il s’ensuit que « Lorsque les débuts dans la vie d’un enfant n’ont pas été suffisamment bons, tout se passe comme si l’héritage culturel n’avait jamais existé » (5) Winnicott est persuadé qu’ « il y a faillite totale des soins maternels » dans la schizophrénie, et il ajoute : « sauf dans la mesure ou des éléments innés sont à l’œuvre » (5). Si les carences sont imprévisibles le nourrisson ne peut les vivre comme des projections personnelles. La conséquence est l’anéantissement de la continuité d’existence de l’individu.[2]
Il y a des cas où il faut impérativement soustraire l’enfant à un parent psychotique tellement la maladie mentale du parent affecte la vie du nourrisson ; mais Winnicott insiste sur l’idée que, malgré tout, la maladie de l’enfant appartient à l’enfant. La mère la plus pénible pour l’enfant est « la mère chaotique » dont l’état est une défense organisée qui masque une menace de désintégration sous-jacente résultant d’ une série infinie d’interruptions du « sentiment de continuité d’être » dans la vie de l’enfant. Ces mères qui embrouillent tout font de grands ravages.
Les dissociations psyché soma, intellect et psyché, corps et tête, vrai self et faux self sont à l’origine des distorsions du moi et de sa prématurité. Ce sont des modes de défenses contre les angoisses impensables d’intensité psychotique, mécanismes de défenses qui tendent vers l’invulnérabilité. Les enfants les plus intelligents sont avantagés mais cela peut conduire à l’exploitation « si l’intelligence a été prostituée et utilisée » (dixit). Il en résulte une dissociation intellect /psyché
Préalablement au travail d’interprétation le holding à base de fiabilité et de constance, adapté et précis, permet à l’individu de reprendre son intégration unitaire, de renoncer à ces dissociations, jadis interrompue par les dissociations en réactions aux agonies primitives.
LE FAUX-SELF COMME DÉFENSE CONTRE LA PSYCHOSE
Le recours à la dissociation par le faux self est une défense par soumission au désir de l’autre, pour soustraire le vrai-self aux empiètements et aux angoisses de désintégration. Lorsque le nourrisson subit une interruption réactionnelle d’existence un faux-self de garde dissocié du vrai-self occupe le devant de la scène. Le vrai-self restera enclavé, à l’abri de tout empiètement au prix d’un isolement et d’une absence de nouvelles expériences qui peut conduire jusqu’à une forme d’autisme pathologique. Le sujet coupé de son vrai self éprouve un sentiment de futilité, de non-existence. Lorsqu’un patient renonce à son faux-self et s’en remet à l’analyste, dans la régression à la dépendance dans le transfert, celui-ci a l’impression de se trouver devant un petit enfant exposé, vulnérable et inexpérimenté.
Cette interruption de la « continuité d’existence » peut survenir dans la phase narcissique primaire ou la mère fait encore partie du nourrisson et le nourrisson de la mère. Ainsi « Les agonies primitives » sont écartées part le faux self, qui prend le relais de l’environnement défaillant. L’enfant paraît normal, c’est un enfant sage ou bien un enfant qui répand autour de lui la bonne humeur, par exemple. Nombre de patients, croyons-nous, ont fait une analyse en conservant leur faux-self, défense efficace contre la psychose.
Toutes les maladies mentales ont un rapport avec l’édification de la personnalité dans la toute petite enfance, selon Winnicott. Ce qui importe dans les états morbides ce sont moins les défenses organisées de l’individu que l’incapacité à atteindre une intégration unitaire ou une force suffisante du moi qui, seules permettent aux défenses de s’établir. La folie psychotique est l’inverse d’un processus d’intégration de la personnalité. « L’effondrement schizophrénique est l’annulation des processus de maturation de la petite enfance associée à des facteurs pathologiques innés» (10). « Si l’environnement facilitant fait défaut, il en résulte des distorsions du développement dans l’évolution de la personnalité de l’individu et dans l’établissement du « self » individuel et le résultat s’appelle schizophrénie. » (11)
N’oublions pas que « le diagnostic » au cours du travail analytique se modifie régulièrement et on peut voir un trouble se transformer depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte.
Winnicott (12) distingue les patients chaotiques qui n’ont pu organiser leurs défenses et ceux qui ont été capable d’organiser une maladie. Ces derniers seront accessibles à la psychanalyse car ils sont cliniquement régressés et ne fuient pas dans la santé. Il faut beaucoup de courage pour faire une crise. Parfois on peut la contenir dans la séance d’analyse, parfois c’est le milieu du malade qui l’absorbe, parfois c’est l’institution. Le thérapeute peut recourir aux interprétations de transfert pour se protéger de la relation symbiotique ou de la régression dans la dépendance alors qu’il faut attendre que le patient renonce à son faux-self, qu’il soit capable de jouer afin de pouvoir utiliser les interprétations, voire les détruire si elles ne lui conviennent pas.
Dès qu’il y a psychose le problème le plus difficile à résoudre pour l’analyste est la fin de la séance. C’est avec les patients qui ont un moi observateur suffisamment développé que l’on peut facilement terminer la séance car le moi observateur peut s’identifier à l’analyste.
LA RÉGRESSION DANS LA DÉPENDANCE MATRICE DES RÉGRESSIONS
Parmi les contributions de Winnicott, il y a « la dépendance », dit A. Green, pour qui la complicité avec le patient au refus de la régression entraîne une collusion des faux selfs ; l’analyse interminable ou la rupture psychotique en sont les conséquences. Rançon d’une indépendance et d’une invulnérabilité chèrement acquises, le faux self est une distorsion de la personnalité contre le retour d’une expérience psychotique. Il nous semble que cela n’a pas été suffisamment affirmé. Pourquoi ? Probablement du fait que nombre de personnalités en faux-self connaissent souvent un succès social et professionnel important qui fait écran à une vie intérieure limitée.
L’analyse interminable résulterait-elle d’une non prise en compte suffisante de la relation dépendance à l’objet dans le transfert ? N’est-ce pas ce qu’il s’est produit dans l’analyse de l’Homme aux Loups avec Freud ? Est-ce la dépendance qui a encouragé Freud à fixer un terme à l’analyse de l’Homme aux Loups ? Wulff, un médecin qui l’avait bien connu pendant son épisode psychotique, en fin clinicien anticipait Winnicott lorsqu’il écrivait à Ruth Mack Brunswick (RFP, 1971), à qui Freud avait demandé de prendre ce patient en deuxième analyse : “ Il ne joue plus un rôle, celui de sa mère, il est la mère, jusque dans les moindres détails. “
La régression dans la dépendance concerne des sujets qui ne peuvent ni jouer, ni symboliser, ni opérer la régression habituelle au processus psychanalytique. Si l’analyste parvient, dans le transfert, à manier la régression dans la dépendance un cadre est alors fourni aux modalités régressives diverses. Dans ces conjonctures cliniques où la peur de la folie prévaut, on retrouve des formations défensives sophistiquées avec dissociations multiples afin de lutter contre le retour des agonies primitives. Ne pas laisser s’installer la régression dans la dépendance dans le transfert quand ces dissociations sont présentes (je pense à la dissociation psyché/intellect ou vrai-self faux-self par exemple) favorise une un travail analytique superficielle.
Durant le temps de régression dans la dépendance, brefs ou longs, la qualité de la présence de l’analyste, son comportement, son engagement, le maintien de son objectivité, son respect du cadre sont déterminants. Alors la confiance se renforce et le patient peut renoncer à sa dissociation par le faux self et accepter la dépendance dans le transfert. Le repli clinique se transforme en régression dans la dépendance quand un milieu ambiant répondant aux besoins du patient est offert. Dans ce cadre les défaillances de l’analyste sont inévitables et prendront parfois la forme de la défaillance originelle de l’environnement. Tout cela est possible si l’analyste n’échoue pas prématurément. Il s’agit d’être constant et prévisible afin les interprétations puissent être créées-trouvées dans l’espace transitionnel, lieu ou relation d’objet et présentation de l’objet ne se distinguent pas, lieu où l’analyste est et n’est pas l’analyste.
Dans cette forme de régression narcissique on rencontre le transfert délirant en réponse à la moindre défaillance de l’analyste. Au stade de l’identification primaire ou l’individu fait partie de l’environnement et l’environnement de l’individu, « le divan, c’est l’analyste ; les coussins sont les seins, l’analyste est la mère à une certaine période du passé. A l’extrême limite il n’est pas vrai de dire que le divan représente l’analyste. » ( le psychisme du patient fonctionne en deça de la représentation). La régression peut être brève, durer quelques instants ou s’installer dans la durée. Il n’est pas question de désirs ou de souhaits mais de besoins. Si un malade a besoin de quiétude, on ne peut rien faire à part la lui donner. Il y a de longues périodes dans l’analyse avec les psychotiques et les cas-limite ou la chose la plus importante réside dans la capacité de l’analyste à fournir un environnement ordinaire même si des interprétations doivent être données. Par exemple, à ce niveau de régression, la chaleur dans la pièce est la chaleur vivante du corps de l’analyste.
Précisons que pour Winnicott les carences massives de l’environnement souvent à l’origine de la psychose se sont produites à un stade ou la distinction soi/environnement n’était pas encore établie, c’est à dire à un stade proche de celui de la dépendance absolue. Il y a des stades ou tout dépend de la ponctualité de l’analyste, selon Winnicott. Ces patients ont besoin qu’on ne les fasse pas attendre et qu’on soit à l’heure. Si nous sommes en retard, il ne se passera rien. Ces situations sont souvent simples à traiter pour l’analyste, mais si l’on ne comprend pas cela et qu’il y a un contre–transfert inconscient négatif et la tension devient considérable chez l’analyste. Il faut apprendre à tolérer les passages à l’acte du patient dans la séance, ils ont une grande importance, mais un commentaire verbal de ce qui vient de se passer doit suivre. Je pense à une patiente, cas limite, qui, en fin de séance, devant la porte, me prend la main et refuse de la lâcher m’invitant à avoir un rapport sexuel avec elle sur le champ pour résoudre l’ensemble de ses problèmes. Je lui dis que ce qui est en train de se produire doit avoir une grande importance et je lui dis : « Si on jouait cette scène, quel rôle choisiriez-vous ? Le rôle de mon père, dit-elle spontanément. En me lâchant la main elle accepte la séparation. Elle avait trouvé elle-même la bonne interprétation ! L’analyse évolua favorablement. C’est par sa compréhension que l’analyste exprime son amour pour le patient.
C’est dans les moments de régression dans la dépendance que le sujet pourra rentrer en contact avec son self authentique, comme c’est le cas parfois chez les patients psychotiques qui font une maladie physique infectieuse grave nécessitant des soins intensifs prolongés, et qui se réorganisent après quelques mois de régression dans un entourage soignant. J’ai connu un cas de cicatrisation d’une psychose de longue date grâce à une régression analogue de quelques mois dans un milieu soignant suite à une maladie infectieuse assez grave. Les psychotiques comme les cas limite, viennent à l’analyse non pour se comprendre mais pour se sentir vivant et réel, affirme Winnicott.
LE TRANSFERT DÉLIRANT
Avant de parvenir au transfert délirant, chez les cas limites, les patients font souvent de leur mieux pour inciter l’analyste à les haïr. Ils exploitent par exemple ses erreurs pour être persécuté sans avoir le sentiment d’être fou. L’Homme aux loups est un expert dans ce registre.
Ruth Mack Brunswick, deuxième analyste l’Homme aux Loups le trouvait inaccessible mais leurs rapports étaient excellents avant que ne s’installe l’épisode délirant. “Il se refusait à discuter ce qui touchait son nez ou ses rapports avec les dermatologues. Il écartait toute mention de Freud par l’analyste avec un petit rire étrange et indulgent. Il discourait longuement des merveilles de l’analyse en tant que science...” Tout cela jusqu’à l’apparition du transfert délirant qui était qu’il savait bien qu’elle discutait avec Freud de tous les détails de son analyse avant d’agir sur les conseils de Freud ! Il pouvait par conséquent à la fois accuser Freud de la perte de sa fortune et affirmer qu’il était son “fils favori” sans y voir la moindre contradiction. L’analyse progressa rapidement, dit Ruth Mack Brunswick, jusqu’au point ou « le père a châtré le fils, c’est pourquoi le fils doit le tuer”, mais il fallut « un bien plus grand effort », dit-elle, pour que le patient arrivât à comprendre le mécanisme ultérieur par lequel sa propre hostilité était projetée sur le père et alors perçue par le fils en tant que persécution . Le patient cessa de “parler comme un fou” à partir du moment où il raconta un rêve de transfert maternel dans lequel l’analyste apparaissait sous les traits de sa mère brisant les icônes pieuses. Il renonça à son identification au Christ, jadis à l’origine de sa névrose obsessionnelle. Voilà l’esprit de Winnicott avant la lettre, avec la prise en compte de la pathologie maternelle, la dépendance, la haine de l’analyste-mère et le transfert délirant. L’homme aux Loups était bien un cas limite avec un secteur psychotique.
Lorsque le traumatisme flagrant vient heurter l’omnipotence du patient alors que les besoins de dépendance sont assurés par la fonction maternelle de l’analyste, se produit un effondrement dans l’aire de la confiance à l’égard d’un environnement généralement prévisible et l’organisation du moi, en tout ou en partie, ne peut s’établir. Si la colère appropriée ne survient pas, apparait l’idée délirante de persécution de la part des bons objets.
En fait chaque traumatisme en séance, même le plus bénin peut faire surgir l’idée délirante d’être haï car la haine, suscitée par la défaillance de l’analyste, est d’abord projetée de manière délirante car le Moi du patient n’est pas assez fort pour éprouver de la haine envers l’objet qui a changé brutalement en étant défaillant. Il faut que l’analyste puisse supporter cette place souvent très pénible sans l’interpréter trop tôt. Par conséquent , au cours de la régression dans la dépendance, il faut pouvoir atteindre l’état délirant ou l’analyste est vécu comme étant hostile, là où il occupe la place du père ou de la mère. C’est seulement à partir de ce moment-là que le transfert délirant peut-être interprété.
Récapitulons les étapes qui se succèdent souvent ainsi dans un transfert délirant :
(1) adaptation maximum de l’analyste au besoin omnipotent ;
(2) “ un léger mouvement” et l’analyste est hors du contrôle omnipotent ; il s’agit souvent d’un trauma bénin
(3) la haine reste inconsciente ;
(4) l’analyste est un persécuteur ;
(5) prise de conscience qu’il s’agit d’une idée délirante ;
(6) la haine commence à pouvoir être éprouvée.
( 7) l’ambivalence peut survenir.
Avec des patients, enfants ou adultes, ayant subi des traumatismes flagrants dans leur enfance, c’est un traumatisme bénin en séance par défaillance de l’analyste, qui permet, souvent dans un deuxième temps, de retrouver un traumatisme important de l’enfance qui était clivé de la conscience. Je pense à un incident en séance : Un coup de sonnette, j’avertis la patiente que je vais m’absenter quelques instants. A mon retour : « c’est pour me faire souffrir que vous avez organisez cela ! » ..... Silence.... « j’ai eu une image, celle du jeune homme qui me gardait enfant quand mes parents sortaient et qui se masturbait en regardant la télévision. » C’est bien l’incident de séance, (traumatisme bénin) par défaillance de l’analyste répétant la défaillance parentale qui a provoqué le transfert délirant puis la levée du trauma. J’étais le père qui s’absente et le jeune homme qui vient. Avant « l’incident » la confiance transférentielle ne pouvait s’installer et je pensais à la réaction thérapeutique négative, mais j’étais potentiellement, sans le savoir, le jeune homme pervers alors que la situation se figeait. Un long travail d’élaboration pouvait enfin commencer maintenant.
L’AUTISME INFANTILE
Tustin affirme que certaines intuitions cliniques de Winnicott sont au départ de ses recherches sur l’autisme surtout en ce qui concerne les expériences catastrophiques de séparation qui se sont produites avant le stade de l’individuation. Malher et Winnicott en font le point de départ de l’autisme infantile. Ainsi le patient qui a perdu le sein et auquel Winnicott dit : « vous n’avez plus de bouche. » Cette perte est ressentie comme une perte d’une partie du corps. Tustin rappelle que Winnicott parle alors de « dépression psychotique ». Je la cite (13) : « ce type de dépression est associé à un sentiment d’effondrement que Winnicott appelle flop ». Si dans la phase de guérison ou moi et non-moi sont différenciés il peut se produire que le non-moi soit « anéanti dans le noir » selon l’expression de Tustin. Elle pense que l’effondrement, exclu de la conscience, auquel se réfère Winnicott dans la « Crainte de l’effondrement »[3] correspond à ce qu’elle appelle « la mise en capsule » dans l’autisme infantile. Elle considère que ce sont les phénomènes transitionnels qui peuvent contrecarrer cette angoisse du trou noir de la dépression psychotique.
« HEALING » ET ANTIPSYCHIATRIE, « LA PSYCHOSE EST CHOSE COURANTE DANS L’ENFANCE » (14).
Si le holding maternel est suffisamment bon le nourrisson connait une alternance d’états de non intégration et d’intégration ; états où il se laisse aller en morceaux dans un environnement soutenant et fiable, environnement qu’il ne distingue pas encore de lui-même, et états où il tend à se rassembler en une unité. La tendance innée à l’intégration va lui permettre d’intégrer ces deux états, renforçant « la continuité d’existence » de l’individu, son sentiment d’être vivant. Si survient une interruption réactionnelle du sentiment d’exister, consécutive à un empiètement de l’environnement, l’individu s’organise sur une nouvelle ligne de défense ( contre « les agonies primitives ») par la formation d’un faux-self ou bien par une maladie psychotique. Ces graves distorsions de la personnalité peuvent avoir lieu au stade de l’unité « individu-environnement » et produire une crise psychotique brève qui peut passer inaperçue dans l’entourage.
Winnicott n’est-il pas le père de l’antipsychiatrie lui qui a écrit des textes polémiques publiés dans la presse et adressés aux autorités politiques contre la psychiatrie comportementaliste et behaviouriste, contre la lobotomie et la leucotomie ? Dans un article, « Psychosis is closely related to health » (1954) il écrit que d’innombrables situations d’échec, vécues dans la petite enfance, sont dégelées par les différents phénomènes cicatrisants de la vie ordinaire, les expériences de la vie, les amitiés, les soins au cours des maladies, la poésie, etc., et que la guérison d’une psychose résulte le plus souvent d’une cicatrisation dans un environnement tolérant et fiable. Le « Healing » est un traitement par les expériences de la vie. « Healing » est proche de « Cure », de soin, mais s’en distingue par l’idée d’une guérison naturelle et spontanée.
L’idée de soin naturel influença le mouvement antipsychiatrique, impulsé par Laing et Cooper en Angleterre (Laing avait commencé sa formation de psychanalyste avec Winnicott en tant que superviseur). Ils souhaitaient la destruction de la psychiatrie de leur époque. Mary Barnes dans son livre (Voyage au centre de la folie, 1976) illustre cette forme de Healing, expérience qui s’appuie sur l’effet curatif de la régression profonde et sur La crainte de l’Effondrement, symptôme isolé par Winnicott. Il montre au patient que l’effondrement qu’il redoute, comme la crainte de devenir fou, de mourir ou de rencontrer le trauma initial, correspond à un événement qui a déjà eu lieu jadis mais que le bébé n’était pas là pour le vivre du fait de son immaturité. Aussi il s’agira de proposer les conditions favorables de l’environnement qui permettent de vivre cet effondrement pour la première fois, évènement qui s’est produit jadis quand le sujet n’était pas encore présent et qui l’avait contraint à avoir recours aux défenses primitives pour échapper aux angoisses impensables de désintégration. « La régression représente l’espoir de l’individu psychotique que certains aspects de l’environnement (qui à l’origine furent un échec) puissent être revécus... » (16)
HOLDING, AGONIES PRIMITIVES OU ANGOISSES PSYCHOTIQUES
Les angoisses psychotiques dans leur essence appartiennent cliniquement à la schizophrénie ou bien à un élément schizoïde dissimulé dans une personnalité non psychotique. Il arrive que les éléments schizoïdes dans une personnalité par ailleurs saine puissent être intégrés et se socialiser dans un certain environnement culturel favorable.
C’est le holding de la mère, sa fiabilité et sa constance qui permet l’intégration. L’intégration est plus compliquée pour un enfant qui n’a pas une personne unique présente « pour relier les morceaux » les uns aux autres. Le contraire de l’intégration c’est la désintégration. La désintégration est une défense sophistiquée, une production active de chaos pour se protéger d’un état de non intégration sans soutien du moi. Ce sont des moments de régression dans la dépendance qui s’apparente à la relaxation, à un état de détente proche du sommeil, état de non intégration ou le sujet ne craint pas la désintégration du fait d’un holding suffisamment bon.
Par sa capacité d’identification maternelle primaire, la mère (et l’analyste) écarte les agonies primitives et les angoisses impensables. Les angoisses psychotiques n’ont rien à voir avec les pulsions car elles résultent d’une défaillance massive de l’environnement aux stades précoces. Quand les choses se passent bien il y a précession du self sur la vie pulsionnelle.
Les variantes à ces angoisses inimaginables ou agonies primitives sont :
- le morcellement, parfois jusqu’à la désintégration, le contraire de se morceler correspond à l’intégration.
- Ne pas cesser de tomber, la chute sans fin.
- La dépersonnalisation. Dissociation psyché et soma. Ne plus avoir de relation avec son corps. Le contraire la personnalisation ou intégration psycho somatique.
- Ne pas avoir d’orientation,
- être privé de tout contact. L’isolement complet. Le contraire est la relation d’objet qui s’effectue par présentation de l’objet (object presenting) dans le cadre du holding.
Il n’y a pas nécessairement intégration entre un enfant éveillé et un enfant endormi tant que l’enfant n’a pas fait régulièrement l’expérience de communiquer son rêve. Au tout début de l’existence il y a dissociation normale entre l’enfant éveillé et l’enfant endormi. Le pont entre ces deux états est rendu possible par la présence de la mère qui confirme à l’enfant qu’il a rêvé pendant son sommeil assurant ainsi sa continuité psychique qu’elle réfléchit par sa présence attentionnée. Les aspects fonctionnels du rêve sont invoqués ici comme facteur d’intégration. On remarquera la proximité avec Bion pour qui nous devons rêver nos expériences pour les élaborer psychiquement.
L’ENVIE
Winnicott s’est opposé à la conception de Mélanie Klein sur l’envie. Elle considère l’envie comme une manifestation des pulsions destructrices dès le début de la vie du nourrisson. L’envie surviendrait lorsque le sein prive ce dernier de lait et d’amour qu’il garde pour lui. Winnicott voit dans cette conception la tendance de Mélanie Klein à sous-estimer l’importance de l’objet externe et à surestimer le niveau d’intégration du Moi du nourrisson. L’envie implique, selon lui, un niveau complexe d’organisation du Moi qui ne peut être présent au début de la vie. Winnicott accepte l’hypothèse de l’envie seulement s’il y a défaillance de l’objet qui devient subitement mauvais. Les attaques envieuses du sein résultent d’un défaut de sollicitude maternelle primaire, lorsque la mère se dévoile trop tôt en tant qu’objet externe ou soumet le nourrisson au supplice de Tantale. Herbert A. Rosenfeld, analyste de psychotiques de formation kleinienne, rejoint Winnicott lorsqu’il remet en question, après une longue pratique, l’usage excessif de l’interprétation qui, selon lui, suscite l’envie. Dans son ouvrage « Impasse et Interprétation ». il affirme que l’interprétation de l’envie ne permet pas de sortir de l’impasse de la relation thérapeutique négative et que le principal problème, dit-il, qui surgit dans l’analyse est que « parfois le patient se sent humilié parce qu’il constate que l’analyste le comprend mieux que lui-même. »
TROUBLES PSYCHOSOMATIQUES ET PSYCHOSE
Winnicott (17) pense que les troubles psychosomatiques dissimulent la persistance d’un clivage dans l’organisation du moi du patient, ou bien de multiples dissociations, qui constituent, selon lui, la véritable maladie. La maladie psychosomatique est « le positif de quelque chose de négatif » car elle ramène le sujet dans son corps quand les liens entre psyché et soma sont trop distendus et que la dépersonnalisation menace. Aussi, « l’un des buts de la maladie psychosomatique est de retirer le psychisme de l’esprit et de le faire revenir à son association intime et primitive avec le soma » (18). Dès 1931, Winnicott avait reconnu, en tant que pédiatre, l’importance des relations entre psyché et soma : « Un enfant qui arrive à peine à sentir que son corps et lui ne font qu’un s’intéresse énormément à tout ce qui accroît son sentiment corporel et tire parfois profit d’une gale ou d’une irritation cutanée ». Il peut se produire qu’un nourrisson soit amené à se prendre en charge prématurément lui-même avec son intellect dissocié, formation pathologique détaché des affects qui sont gelés, afin d’écarter une angoisse impensable. « Un exemple de cette angoisse impensable correspond à un état où il n’y aurait pas de cadre au tableau pour contenir les forces qui tissent la réalité psychique intérieure. En termes pratiques, on peut dire qu’il n’y a personne pour soutenir le bébé » (19) (traduction personnelle).
POUR CONCLURE : CRITIQUES ET HOMMAGES
La clef des psychoses se trouve dans le développement affectif primaire ou l’individu n’a pu donner un sens au complexe d’ Œdipe .(20)
Winnicott considère la psychose comme le lot de tout un chacun : « La psychose est bien plus proche de nous et en rapport avec les éléments constitutifs de la personnalité et de l’existence humaine que ne l’est la névrose : nous sommes vraiment pauvres si nous ne sommes uniquement sains » (21)
On a souvent entendu : « Winnicott se prend pour une bonne mère ! », manière de lui reprocher de quitter le terrain de l’analyse pour procéder à des expériences correctives ou réparatrices ! Nous ne partageons pas ce point de vue après avoir lu et relu son œuvre. Winnicott répond à ses détracteurs : « Aucun analyste ne se dispose à fournir une expérience corrective dans le transfert, car il s’agit d’une contradiction dans les termes » (22) L’analyste travaille surtout avec ses défaillances, dès qu’il est question de problématique psychotique, défaillances que le patient utilise dans son analyse et qu’il lui arrive même de susciter. « C’est ainsi que finalement nous réussissons en échouant » (23)
On entend aussi : « Il n’y a pas de père chez Winnicott ». Je renvois le lecteur à mon travail « La construction du Père chez Winnicott » (24). Avec le patient de « Fragment d’une analyse » par exemple, dont le père n’a pas tenu son rôle dans le triangle œdipien, Winnicott lui dit qu’il ne lui semblait pas impossible de franchir une étape, même si celle-ci n’avait jamais existé auparavant et que cela dépendait de lui-même et de son analyste. Dans les « Consultations thérapeutiques » Winnicott découvre régulièrement le fantasme oedipien et l’interprète sans hésitations. Avec Robert, neuf ans, qui rapporte le cauchemar d’un homme faisant effraction avec un pistolet pour voler des bijoux, Winnicott commence par dire que le dessin d’une maison en flammes correspond une excitation sexuelle associée à une érection et que s’il veut en savoir plus, il faut qu’il aille vers son père et qu’il lui pose des questions ! Dans « L’acte de voler » Winnicott écrit : « C’est seulement lorsque la figure paternelle stricte et ferme est présente que l’enfant peut retrouver ses pulsions d’amour primitives, son sens de la culpabilité et son désir de réparation. » et il ajoute que l’analyste assure un rôle paternel d’autorité lorsqu’il joue le rôle de gardien du cadre indestructible. Winnicott est l’analyste du cadre, disait Green.
P.C. Racamier rend hommage à Winnicott pour sa contribution originale au traitement des psychoses. Dans « Un Espace pour Délirer » (25) ce grand psychanalyste des psychoses, chercheur et théoricien des états schizophréniques, décrit un quatrième espace, « l’espace à délirer » qu’il définit comme « un dérivé de l’espace transitionnel qui repose sur le déni ». Racamier fait de l’espace transitionnel un espace à gagner sur celui du délire. « Alors que la troisième réalité, celle de l’espace transitionnel, se fonde sur une double affirmation, l’espace du délire n’est fondé que sur le déni d’origine ». Racamier affirme toute l’importance de facteur de l’environnement : « Un patient est plus enclin à nous entendre pour peu qu’il nous sente au courant du monde où il vit et que parvenir à irriguer un espace partagé transitionnel c’est du terrain gagné sur le délire »... « La réalité qu’on invoque si souvent comme panacée n’est pas un remède au délire. Le meilleur remède serait plutôt le jeu au sens ou l’entend Winnicott ». Cela est présent dans le titre du livre « Jeu et Réalité ». H. Searles, qui a écrit un article célèbre : « Comment rendre l’autre fou », montre l’importance du Jeu en affirmant qu’un patient ne peut renoncer renoncer à ses idées délirantes que s’il a affaire à un thérapeute capable « de jouer de manière délicieusement folle ». Alors, le patient s’apercevra qu’il n’est pas un être foncièrement mauvais parce qu’il a voulu jouer. « Il faut que la thérapeute s’habitue à l’idée que le patient joue de la lyre pendant que Rome brule ».
De même, dans L’Analyste, la Symbolisation, l’Absence (26), A. Green affirme se sentir en accord avec la technique de Winnicott lorsqu’il écrit : « L’analyste ne vise peut-être qu’à la capacité du patient à être seul mais dans une solitude peuplée par le jeu » et plus loin il ajoute : « Un jeu entre processus primaires et processus secondaires. » que Green dénomme les processus tertiaires.
Il est frappant de constater les analogies qui existent entre les expériences de dissociations, de mort et d’anéantissement (agonies primitives), décrites par Winnicott, et les témoignages sur la torture. Catherine Perret (27), qui s’interroge sur l’institution d’une torture d’état et d’une torture banalisée dans la vie quotidienne, cite Jean Améry qui dit avoir éprouvé « le sentiment d’être devenu à ce point étranger au monde qu’aucune communication ultérieure ne pourra jamais le compenser. » Il éprouve un sentiment de supériorité d’avoir vécu l’indicible mais « avoir vu son prochain se retourner contre soi engendre un sentiment d’horreur à tout jamais incrusté dans l’homme torturé. » Ce sentiment d’horreur et de terreur continuera à le faire vivre en dehors de sa peau...... . Comment ne pas penser aux angoisses psychotiques et aux agonies primitives ? Cependant le travail d’écriture élaborée lui fait penser : « Les frontières de mon corps sont les frontières de mon Moi. La surface de ma peau m’abrite du monde étranger : au niveau de cette surface j’ai le droit, il est vrai que je dois faire confiance, de n’avoir à sentir que ce que je veux sentir. »
Faire dialoguer d’une manière imaginaire et réelle, les points de vue entre artistes, écrivains et auteurs de diverses disciplines, autour de thèmes analogues, comme la torture et le fonctionnement psychotique par exemple, ainsi que je l’esquisse, permet d’approfondir nos interrogations et de ne pas nous enfermer dans le piège d’un splendide isolement. Là également Winnicott a été un précurseur, lui qui avait tant besoin de mettre à l’épreuve ses idées avec des non psychanalystes, éducateurs, assistantes sociales , juristes etc....
Insistant souvent sur un aspect essentiel de son apport à la psychanalyse, le facteur de l’environnement, Winnicott a dit, non sans humour, que « les psychanalystes sont capables de tout connaître, excepté l’environnement. » Winnicott n’est-il pas un précurseur qui met chacun d’entre nous sur la voie de la nécessité vitale de prendre en compte notre environnement ?
Mots-clefs : Psychose – agonies primitives- Dissociation- Faux-self - régression-antipsychiatre- dépersonnalisation- effondrement- désintégration--autisme -torture- environnement-dépendance - Jeu.
Références bibliographiques
- Excepté dans « Deuil et Mélancolie » où le sujet se confond avec l’objet.
- Ogden, T, (2002) Lire Winnicott in Penser les limites, Ecrits en l’Honneur d’André Green, p.502, Delachaux et Niestlé
- Winnicott, DW, La nature Humaine, p.60, Galimard.
- Winnicott, DW, (1959-1964) Nosographie : y a-t-il une contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique ? in Processus de maturation chez l’enfant, p.93, Payot.
- Winnicott, D.W., (1961) L’effet des parents psychotiques sur le développement de leur enfant in De la Pédiatrie à la Psychanalyse, Payot
- Winnicott, DW, (1954) Le développement affectif primaire in De la Pédiatrie à la Psychanalyse, p.33-47, Payot
- Winnicott, DW, (1957) La haine dans le contre-transfert, in De ma Pédiatrie à la Psychanalyse, Payot
- Winnicott, DW, (1992) le bébé et sa mère, p.45, Payot
- Winnicott, DW, ( 1963) L’état de dépendance dans la cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique in Processus de maturation chez l’enfant. p.252 Petite Bibliothèque Payot
- Ibid, p.253
- Winnicott, DW, (1959-1964) Nosographie : y a-t-il une contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique ? in Processus de maturation chez l’enfant, p.93, Payot.
- Ibid p.108
- Dans « Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression », (p.140-1, 1954)
- Tustin, F, (1965) Le trou noir de la psyché, p.27
- http://colimasson.over-blog.com/article-un-voyage-a-travers-la-folie-1976-de-mary-barnes-et-joseph-berke-97924842.html
- Winnicott D. W. (1964), « Psychosomatic Illness in Its Positive and Negative Aspects », in Psycho-Analytic Explorations, Psychosomatic disorder, Cambridge, Harvard University Press, 1989, p. 103-114.
- W. Winnicott (1949), « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
- Winnicott, DW, (1959-1964) Nosographie : y a-t-il une contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique ? in Processus de maturation chez l’enfant, p.93, Payot.
- (19)Winnicott (2000) La Crainte de l’effondrement in La Crainte de l’Effondrement et autres situations cliniques, p.205, Gallimard.
- (20)Winnicott DW ( 1952 ), Psychose et soins maternels in De la Pédiatrie à la Psychanalyse, P.98
- http://colimasson.over-blog.com/article-un-voyage-a-travers-la-folie-1976-de-mary-barnes-et-joseph-berke-97924842.html
- Winnicott, DW, (1959-1964) Nosographie : y a-t-il une contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique ? in Processus de maturation chez l’enfant, p.98, Payot.
- Winnicott, DW, (1963) L’état de dépendance dans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique in Processus de maturation chez l’enfant, p.254
- Jaeger, P. (2015). La construction du père dans l’œuvre de Winnicott. Journal de la psychanalyse de l'enfant, vol. 5(2), 69-92.
- Winnicott, DW, (1945) Le développement affectif primaire in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot.
- Racamier, PC ( 2000) Un espace pour délirer, in Revue française de psychanalyse, p.823-829
- Green, A, (1974) L’analyste, la symbolisation, l’absence in La folie privée, p.100, Gallimard.
- Perret, C, (2013) L’Enseignement de la torture, P.132-133, Seuil.