Actualité et modernité de la technique psychanalytique
Conférence donnée par Nelly Gaillard-Janin
dans le cadre des Conférences de Sainte-Anne le 4 novembre 2024
1- INTRODUCTION
« Chaque génération se moque des vieilles modes, mais suit religieusement les nouvelles. »
Henry David Thoreau (philosophe, naturaliste, et poète américain, XIXe s)
A l’automne 2021, un article du Monde consacré à Corine Sombrun annonçait la création d'un nouveau Diplôme Universitaire, consacré aux états de « transe » et aux « états de conscience modifiés ». Je recevais à l'époque depuis quelques semaines, une nouvelle patiente ayant vécu une « expérience de mort imminente », expérience qui avait radicalement changé son rapport au monde. J'étais donc réceptive au concept « d'état de conscience modifié ». L'article expliquait que ce DU , réservé aux soignants, se consacrait à l'étude de ces états et aux expériences et modalités de soin incluant l'induction d' un état de conscience modifié dans un but mutatif et thérapeutique. (Pour être plus concrète, l'exemple le plus parlant est la technique de l'hypnose : paradigme de l' état de conscience modifié comme outil de soin)
Tout en lisant cet article, je me faisais la réflexion qu'il résonnait avec mon expérience du travail analytique, et que la psychanalyse aussi, utilise la valeur mutative d'une certaine modification subtile de l'état de conscience :
-Du côté du patient : la libre association, le dispositif du divan, la règle fondamentale elle-même : « dites tout ce qui vous passe par la tête » : autant de principes qui invitent à un relâchement des processus secondaires et de la pensée rationnelle raisonnante.
-Du côté de l'analyste, également, l'écoute flottante nous invite à ce relâchement des processus secondaires, et nous savons depuis longtemps, notamment depuis les écrits de Michel De M'Uzan, que les séances génèrent parfois, dans la zone de partage transféro-contre-transférentielle, des phénomènes étranges, sensoriels, corporels, des pensées inattendues, des images : éléments que nous sommes invités à prendre en compte pour mieux décoder ce que le patient projette et/ou expulse en nous, et le lui restituer sous une forme intelligible et libératrice. En somme, ce sont des moments où le corps semble en avance sur le cerveau intellectuel. Où les perceptions sensorielles sont premières, ébranlent et dans le même élan mettent en branle l’intuition, la créativité, la pensée. Et en s’appuyant sur le travail du contre-transfert, le clinicien dispose alors d'un matériel riche de sens et de potentialités mutatives s’il est utilisé à bon escient
Je me suis donc intéressée à ce sujet et me suis inscrite à ce DU atypique que j'ai suivi pendant 1 an. Il a finalement apporté un éclairage original sur cette dimension méconnue du travail analytique que je vais développer ce soir : la psychanalyse comme technique mutative qui met l'analysant et l'analyste dans un état de transe légère et favorise l'émergence d'état de conscience modifié. Ces états de conscience modifiés servant d'outils de dévoilement de pans refoulés ou clivés du sujet, pans qui seraient inaccessibles autrement.
Et cette sorte de passerelle, que je propose de tisser entre le champ des état de conscience modifié et la psychanalyse, me paraît importante.
Car comme le dit Thoreau, cité plus haut, une mode en chasse une autre, et la psychanalyse a tendance depuis déjà un moment, à être chassée vers les oubliettes. Elle est jugée comme une technique démodée, « has been », voire dangereuse. De nouvelles modes naissent: méditation de pleine conscience ; hypnose ; transes chamaniques ; respiration holotropique ; thérapies sous psychédéliques. Autant de techniques qui utilisent les états de conscience modifiés et ont « le vent en poupe ». Mon propos n'est pas de les rejetter en répétant ces clivages stériles : chaque technique a sa place et la complémentarité est précieuse sur Terre. J'essaye néanmoins de rappeler, au fond, toute la modernité et l'actualité de la Psychanalyse, et de mettre un « coup de projecteur » sur ses aspects méconnus, qui me paraissent centraux et féconds.
II-DÉFINITIONS
-État de conscience modifié : Un état de conscience modifié se définit comme une disruption vis à vis de l’état de conscience de base.
Arnold Ludwig les définit ainsi, en 1966: « Tout(s) état(s) mental(aux), induit(s) par diverses manœuvres ou agents physiologiques, psychologiques ou pharmacologiques, qui peut(vent) être reconnu(s) subjectivement par l’individu lui-même (ou par un observateur objectif de l’individu) comme représentant une déviation suffisante de l’expérience subjective du fonctionnement psychologique par rapport à certaines normes générales pour cet individu pendant une conscience éveillée et alerte. » (cité par Antoine Bioy dans son ouvrage collectif « Le Grand Livre des Transes » : Bioy, 2023)
-Transe : Les transes sont ainsi définies par Antoine Bioy : « Nous définissons la transe comme : un état de conscience qui se trouve provisoirement modifié par un élément de contexte qui s’impose à une personne, et qui vient modifier soudainement la perception que cette personne a de la réalité. Cette modification est perçue par le sujet comme inhabituelle en nature et/ou intensité ; elle peut être le fait : d’un événement particulier inattendu (comme la survenue d’un incident) ou être le fait d’un événement anticipé et ritualisé (comme une rencontre thérapeutique impliquant une pratique telle que l’hypnose). » (Bioy, 2021).
Comme vous le voyez, les définitions sont très proches, et la transe est un état de conscience modifié. Le terme vient du latin « transire » : franchir ; passer de l'autre côté ; traverser. Phénoménologiquement, être dans un état de transe décrit le fait d'être dans un état de conscience « entre deux » : entre éveil vigile et autre chose. Le terme est cependant assez connoté « anthropologie » ou « spiritualité », donc je l'utiliserai peu sauf pour évoquer cet « entre deux » qui caractérise l'écoute flottante et l'association libre.
Pour revenir aux états de conscience modifiés, gardons en tête le fait qu'ils ne sont pas séparés de façon hermétique des états de conscience de base, que des allers et retours ont lieu régulièrement entre ces différents états de conscience. Par exemple, lorsque l'on conduit une voiture pour rentrer chez soi, il arrive que l'on se plonge dans une rêverie diurne et que l'on arrive chez soi sans avoir eu l'impression d'avoir été concentré sur la conduite et en se demandant comment on a bien pu arriver à bon port sans être pleinement conscient de conduire, faire attention au trafic, ou même chercher son chemin.
Il ne faut donc pas considérer que les états de conscience modifiés sont statiques : ainsi, A.Bioy précise que « le terme « état » est à entendre comme une entité mouvante, un espace dynamique dont les limites sont identifiables, mais dont les contenus s’entendent comme un mouvement. » (Bioy, 2023)
III- IDÉES RECUES ET MÉCONNAISSANCE DE LA PSYCHANALYSE
Les opinions courantes actuelles sur la psychanalyse, de par des phénomènes de méconnaissance radicale mais aussi de clivages entre courants thérapeutiques, concourent à une représentation caricaturale et faussée de cette pratique, en en faisant une approche intellectuelle très éloignée du corporel.
Dans un premier temps, j'exposerai un certain nombre d'idées reçues sur la psychanalyse.
Puis, j'ébaucherai un bref rappel de l'histoire de la psychanalyse, car ses origines sont proches voire communes avec le champ des états de conscience modifiés.
Enfin, en explicitant en quoi consiste en réalité la méthode psychanalytique, je tenterai de mettre en lumière la façon dont cette technique permet le surgissement d'états de conscience modifiés et la fonction de ces derniers.
III-1) Un rejet de la psychanalyse nourri par une profonde méconnaissance
La psychanalyse est plutôt connue comme une pratique « classiquement occidentale », avec une histoire qui remonte à un peu plus d'un siècle.
Elle est également connue pour ses innombrables écrits, plutôt très intellectuels, bien que parfois étayés par des vignettes cliniques et des récits de cures.
Elle se réfère à un ensemble de constructions théoriques, tant sur les soubassements psychopathologiques des troubles psychiques que sur la technique psychanalytique.
Autant un certain nombre de ses concepts sont entrés dans le vocabulaire commun tels des évidences partagées : “lapsus”, “acte manqué”, “inconscient”, complexe d’Œdipe”...etc. ; autant la technique elle-même est décriée, notamment depuis la fin du XXe siècle.
Deux livres, respectivement parus en 2005 et 2010 : “Freud, Crépuscule d’une idole”, de Michel Onfray (Onfray, 2011) et “Le livre Noir de la Psychanalyse” (Le livre Noir de la Psychanalyse, 2013), ont installé un âpre débat en France.
On y lit que les « soi-disant découvertes » freudiennes ne sont que des reformulations de concepts qui existaient déjà; que Freud a simplifié certains cas cliniques en escamotant des échecs thérapeutiques au profit de l'édification de ses théories. Il aurait ainsi construit une sorte de “psychologie littéraire” au détriment de tout ancrage scientifique. La méthode psychanalytique n’aurait donc aucune légitimité, voire pourrait constituer une perte de chance pour les patients en souffrance.
Frédérick Crews, dans « Le Livre Noir de la Psychanalyse » s'exprime ainsi (p. 352)
« Les analystes freudiens aimeraient nous faire croire que leurs patients vont mieux parce qu’ils ont fait remonter des souvenirs à la conscience et sont parvenus à régler avec succès d’anciens conflits enfouis. »
Ce « Livre Noir » est né d'un groupe de praticiens, révoltés par le retrait du site du ministère -par le ministre de la Santé (Philippe Douste-Blazy)- d'un Rapport de l’INSERM paru en 2004 (Inserm, 2004) sous le titre : “ Psychothérapies : 3 approches évaluées ”. Ce Rapport, commandé par la Direction Générale de la Santé et deux associations de patients (UNAFAM et FNAP-PSY) achève de jeter un discrédit sur la psychanalyse. Il y est en effet montré que mis à part dans la prise en charge des Troubles de la Personnalité, l’approche dite “psychodynamique” (psychanalyse, psychothérapies d’inspiration psychanalytique, et certaines formes de thérapies brèves) ne fait pas ses preuves de manière aussi évidente que les approches cognitivo-comportementales ou les approches systémiques (familiales et de couple). (Pour précision, il s’agissait d’une revue de la littérature, à l’aide de méta-analyse, avec les biais inhérents à la méthode)
On ne compte donc plus les pourfendeurs de la psychanalyse, jusque dans des ouvrages récents et en apparence ouverts, comme “Le chaman et le psy”, (Huguelit, Chambon, 2011) dans lequel Olivier Chambon dit (p. 47) :« la psychanalyse est une méthode inventée par un névrosé, qui est névrosante pour ceux qui la pratiquent et qui amplifie les névroses de ceux qui la subissent. (...) Ce que je critique surtout, c’est la psychanalyse en tant que méthode thérapeutique, parce qu’elle nous fournit quand même beaucoup de concepts fondamentaux et de théories utiles pour comprendre l’être humain. »
Alors voici quelques unes des idées reçues communément énoncées sur la psychanalyse :
- ce serait une technique intellectuelle, rationnelle, de narration et de remémoration, sans dimension mutative pour la psyché du sujet.
- elle déboucherait sur l’application plaquée des concepts freudiens sur les faits et gestes du patient, source de violentes et stériles « interprétations sauvages »: on en retrouve malheureusement l'illustration dans le chapitre intitulé « Les victimes de la psychanalyse » du « Livre Noir », qui décrit un soi-disant psychanalyste à l'œuvre, raccrochant tous les dires d'une patiente à des concepts psychanalytiques érigés en fétiches et assénés sans aucune dynamique thérapeutique. Il s’agissait dans ce cas des dérives malheureuses d’un praticien incompétent, mais l’article les extrapole à la technique psychanalytique en général.
- au fond, la psychanalyse serait une subversion de la langue et du langage où la recherche des concepts psychanalytiques dans les faits et gestes des patients et leur énonciation plaquée, prendraient la place d’une écoute libre et libératrice du sujet qui se confie.
-la psychanalyse souffrirait d'une sorte de cortège théorique encombrant qui fausserait l’écoute et produirait des dégâts: procrastination, refuge défensif dans l’intellectualisation pour éviter d’agir, inhibitions, culpabilité…etc.
- par ailleurs, le psychanalyste est décrit comme un personnage froid et silencieux (la fameuse “neutralité”, terme qui génère des contre-sens phénoménaux et qui demande probablement à être modifié par quelque chose de plus précis), préférant ses constructions intellectuelles à un véritable engagement authentique au service du mieux-être du patient.
- la psychanalyse rendrait le sujet dépendant et vulnérable vis à vis de son analyste « supposé savoir », conséquences directes de ce que l'opinion générale pense être le transfert. Olivier Chambon en parle ainsi : « le transfert rétrécit la conscience dans le sens où le patient se met des œillères et ne voit plus que cela. Il ne voit plus que sa relation de transfert avec le thérapeute et oublie le reste. » (Huguelit, Chambon, 2011. p. 82). Ce qui relève d’une méconnaissance radicale du concept, comme nous le verrons plus loin.
- Enfin, la durée d'une psychanalyse est elle-même vouée aux gémonies, bien qu'elle soit très variable d'un sujet à l'autre : brandie comme ultime preuve s'il en fallait, d'une pratique décentrée de l'intérêt premier du patient, alors qu'existeraient des pratiques plus rapides et plus efficaces désormais.
III-2) Bref appel sur l’histoire de la psychanalyse et ses racines communes avec le champ des états de conscience modifiés.
Il est important de rappeler que la pratique de l'hypnose a précédé l'invention de la technique analytique. Freud s'est en effet formé auprès des maîtres de l'hypnose : Charcot à Paris, et surtout Bernheim, à Nancy, car ce dernier en étudiait le potentiel thérapeutique (Bourdin, 2000). Freud a été sensible à l'émergence de pensées et souvenirs refoulés grâce à l'état de conscience modifié induit par l'hypnose : « j’en ramenai les impressions les plus prégnantes de la possibilité de processus psychiques puissants, qui ne s’en dérobent pas moins à la conscience de l’homme. » (Cambon, 2003).
De même qu'il a été très sensible à l'émergence d'associations libres, de pensées, et de souvenirs induits par cet autre état de conscience modifié qu'est le rêve.
Dans ces deux cas, il a observé une levée des barrières défensives et l'effet libérateur consécutif.
Freud prend pourtant ses distances vis à vis de l'hypnose : « Or, je n’aimais pas l’hypnose ; c’est un procédé incertain et qui a quelque chose de mystique. » (Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse). Mais il convient de préciser que l'abandon de l'hypnose par Freud n'est pas l'abandon catégorique et clivant que la légende rapporte. Pascal Henri Keller (Keller, 2007), rappelle que même à la fin de sa carrière, Freud a continué à faire des recherches sur l'hypnose, faisant même venir un hypnotiseur américain célèbre : Frantz J Polgar, qui témoignera de cet intérêt de Freud pour l'hypnose dans un livre autobiographique intitulé « The story of a hypnotist ».
Freud s'éloigne néanmoins de l'hypnose dans sa pratique personnelle, et cherche d'abord à « extraire » les pensées refoulées chez ses patients en appuyant sa main sur leur front après les avoir allongés et en insistant pour qu'ils parlent. Un peu comme si l'on pouvait « essorer » le cerveau pour en extraire une « substantifique moëlle » d'inconscient... Jusqu'au jour où une de ses patientes, Emmy von N, irritée par cette pression aussi bien physique que psychique, lui intime de se taire et de la laisser parler librement, inventant du même coup la « cure de parole » et le dispositif actuel. (Bourdin, 2000).
La psychanalyse était née, avec les principes fondateurs que je vais maintenant rappeler.
III-3) Rappels sur les principes fondamentaux de la technique psychanalytique : « revisités » pour montrer la façon dont ils favorisent une sorte de lâcher-prise chez l'analysant comme chez l'analyste, et du même coup, l'émergence d'états de conscience modifiés.
- Le divan et le rythme des séances et LA RÉGRESSION :
Concrètement, le modèle de base du travail psychanalytique est celui de la cure-type: il consiste à proposer au patient d’être allongé sur le divan, sans contact visuel avec l’analyste, durant des séances d’environ 45 minutes, au rythme de 3 fois/ semaine, chaque séance ayant un horaire et un jour fixes. Ainsi libérés de leurs regards mutuels, à la faveur de la sécurité d’un cadre clair aux assises déontologiques solides, d’un rythme très régulier de séances, et d’une absence d’injonction à “faire vite et efficace”. advient petit à petit ce qui est appelé un phénomène de “régression”. Sur le plan phénoménologique, cela s'apparente à une forme de « lâcher prise ». Sur le plan de la théorie psychopathologique psychanalytique, ce phénomène de régression, qui sera une passerelle vers les états de conscience modifiés, se déploie dans 3 dimensions :
-La dimension de régression temporelle :
Au sein de la psyché humaine, le présent et le passé cohabitent, et des allers-retours sont possibles en permanence à la faveur d'un catalyseur. La « madeleine de Proust » en est un célèbre exemple : « je portais à mes lèvres une cuillère du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée de miettes toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi (…) Et tout d'un coup, le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (…) , ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (…) Et dès que j'eusse reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (…) , aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décors de théâtre (…) et avec la maison, la ville, la Place où on m'envoyait faire des courses... » etc (Proust,1919). Comme Proust dégustant sa madeleine, l'analysant est régulièrement replongé dans son histoire au cours d'une séance, à la faveur d'un éprouvé, d'un mot, d'une intonation, d’une pensée incidente, d’un rêve, d’une association d’idées imprévue…etc.
Mais cela ne se joue pas uniquement en termes de résurgences de souvenirs ou d’éprouvés liés à des réminiscences.
Cela se joue aussi dans la relation à l’analyste : l’analysant est par moments replongé dans ses relations à ses proches (parents en particulier ; fratrie également) à la faveur de l’actuel de sa relation à l’analyste. C’est ce que l’on appelle le « transfert ».
Un exemple : un patient téléphone pour prendre un premier rendez-vous. Il est suivi en Psychiatrie pour des troubles de l’humeur, et on lui a conseillé d’entreprendre une psychothérapie. Je lui donne un rendez-vous trois semaines plus tard. Lors du premier entretien, il expose son histoire personnelle, et la façon dont il a souffert d’une mère qui, privilégiant ostentatoirement son petit frère, l’a beaucoup négligé et régulièrement maltraité. Il sait qu’il doit à son enfance malheureuse une bonne partie de sa vulnérabilité thymique et ressent le besoin d’y travailler. En fin d’entretien, il hésite un instant puis me fait part de son anxiété quant à la perspective de s’engager dans une psychothérapie avec moi : « Votre délai de rendez-vous m’amène à penser que vous devez avoir beaucoup de patients ; je ne sais pas si vous serez suffisamment disponible pour vous occuper de moi...». Cette rencontre thérapeutique lui a fait revivre un ressenti d’abandon : dans le transfert, je suis déjà sa « mauvaise mère » négligente et maltraitante, qui vais préférer m'occuper de mes autres patients. C’est un exemple de régression temporelle transférentielle. Je lui ai proposé l'interprétation suivante : il redoutait sans doute que je sois une mauvaise « mère-thérapeute » négligente, qui l’abandonnerais au profit de ses « frères et sœurs », mes autres patients. L’émotion l’a assailli et il a alors pris conscience du fait qu’il ne faisait jamais appel à ses soignants référents quand il commençait à se sentir moins bien, puisqu’il était « programmé » à penser que personne ne viendra jamais lui porter secours. Le travail s’est ainsi mis en place dès la première séance.
La dimension de régression formelle :
Passage des processus secondaires aux processus primaires. Les processus secondaires caractérisent « la pensée vigile, l'attention, la concentration, le raisonnement, le jugement, l'action contrôlée (Laplanche, Pontalis, 2002). L'énergie psychique y est liée. Ces processus se situent du côté du système préconscient-conscient. Alors que les processus primaires caractérisent « un mode de pensée associatif, typique de la vie mentale inconsciente » (De Gélas, 2017), sans recherche de sens, à l'image du rêve, qui en est le modèle d'étude initial chez Freud. Il est cependant désormais établi que ces deux modes de fonctionnement de la psyché ne sont pas opposés au sens d'une séparation étanche. Ils fonctionnent comme un couple d'opposés constamment en mouvement d'interpénétration, notre pensée vigile étant nourrie de ces mouvements intérieurs associatifs et les nourrissant du même coup. Néanmoins il est important de souligner que le dispositif de la cure-type sur le divan favorise l'émergence des processus primaires, que la « Règle Fondamentale » appelle directement d'ailleurs puisqu'elle invite à dire « tout ce qui passe par la tête », « en vrac ». Elle vise à relancer la dynamique de ce couple processus primaires-processus secondaires, à relancer une fluidité psychique qui s'est « grippée » sous la pression d'un conflit, d'un traumatisme, d'une souffrance trop vive. La souffrance déclenche en effet des « portes coupe-feu », à l'instar des modes de protection qui existent dans les bâtiments en cas d'incendie, pour arrêter le feu et protéger les autres ailes de sa propagation.
Ex :
Un exemple : un patient, fait un jour un début de crise d'angoisse sur le divan. Se sentant oppressé, il verbalise l'inquiétude de faire une crise d'asthme et le souhait de se surélever un peu. Il saisit alors des coussins sur le divan et surélève sa tête. L'analyste, happé par la réalité, se sent un peu anxieux, se dit qu'il lui manque un flacon de Ventoline en cas de besoin, que son divan n'est pas assez confortable, qu'il manque des coussins, qu'il n'est pas un bon analyste...etc : il revient psychiquement en surface, dans l'échange entre deux personnes « civilisées », touché (contaminé et se sentant responsable) par l'angoisse du patient. Mais il se souvient alors qu'il est en position de psychanalyste, et que ce matériel est un matériel clinique « comme un autre », et replonge dans le voyage vers les profondeurs. Il s'aperçoit alors que ce moment d'oppression est arrivé à tel moment du discours du patient d'une part, et que d'autre part, le patient vient de générer un mouvement émotionnel particulier en lui, en lui donnant la sensation d'être coupable d'être une mauvaise « mère-analyste », en mobilisant sa propre anxiété et ses réflexes de « mère-secouriste ». Il passe au filtre introspectif rapidement ces éléments cliniques, transférentiels et contre-transférentiels afin de distinguer ce qui pourrait lui appartenir en propre de ce qui appartient au patient. Il peut alors intervenir à ce niveau profond de l'aire de partage winnicottienne : « vous avez semblé vous sentir oppressé après avoir évoqué telle chose, est-ce que cela pourrait être lié? » L'association libre fait le reste, et la sensation d'oppression s'apaise.
-Il existe également une 3e dimension de régression, la dimension topique, qui se réfère au système topique freudien (différenciation des instances psychiques). La régression topique définit le passage du système perception-conscience au système inconscient. (Bourdin, 2000), mais cette dimension est plus théorique et ne sera pas développée ici car plus éloignée de notre propos.
- Un espace de verbalisation et d'écoute fondamentalement libre :
Que ce soit au sein de ce que l’on appelle une “cure-type” ou d’une psychothérapie d’inspiration psychanalytique, la visée première de l’approche psychanalytique est de tenter d’instaurer un espace d’écoute libre et inconditionnelle du sujet. Il n’y a pas d’attendu, d’ordre chronologique à respecter, de sujet tabou. La règle fondamentale, énoncée à chaque début d’analyse, est : “Essayez de dire tout ce qui vous passe par la tête, comme ça vient”.
-Du côté de l’analyste, il y a l’idée d’une écoute dite “flottante” à laquelle a souvent été attribuée l’adjectif “neutre”, qui génère bien des contre-sens. On lui doit l’idée que l’analyste serait froid, peu impliqué dans l’intérêt du patient. En réalité, la “neutralité” a plutôt été employée pour décrire l’absence d’attente a priori dans l’écoute du sujet ; la capacité à accueillir ce qui vient dans n’importe quel ordre que ce soit ; le choix d’accueillir tout ce qui vient sans jugement ni conseil, y compris la douleur, la plainte (pas d’injonction à “penser positif”). Et surtout, le terme « neutralité » rend compte de l'importance du travail de discernement de la part de l'analyste, qui se doit de ne pas faire de projections ou de confusions entre son histoire personnelle, qui sera immanquablement réveillée par les dires du patient, et celle de ce dernier. Ce qui ne signifie pas qu'il n'intervient jamais : rappelons que la déontologie dans tout domaine thérapeutique est :« d'abord ne pas nuire ». Il y a souvent eu des confusions entre une forme « d'idéal psychanalytique » désincarné, et la réalité d'un suivi où l'analyste engage sa responsabilité, se référant à une éthique du soin où prime l'intérêt du patient.
- Du côté du patient, le primat est donné à “l’association libre”, l’idée sous-jacente étant que nos associations d’idées, si étranges et inattendues soient-elles, nous éclairent sur les enjeux sous-jacents aux problèmes que nous énonçons.
Cela nécessite un certain dosage de silence de la part de l’analyste: non pas au sens où l’analyste laisserait le sujet se débattre seul à tout prix avec ses difficultés, ou que laisser le sujet parler seul “en autonomie” serait thérapeutique en soi. Mais un juste dosage de silence chez l’analyste permet de laisser l’association libre se dérouler sans « parasitage ». C’est tout un art de savoir quand poser une question sans couper le fil associatif, ou quand souligner un mot inattendu et très probablement hautement signifiant, sans générer un recul, une marche arrière, une inhibition défensive de ce qui commençait à se dévoiler. Michel De M 'Uzan parle de la fonction du silence de façon très claire dans son article intitulé « La bouche de l'Inconscient » (De M'Uzan, 1994) : « Le silence de l’analyste, c’est la bouche de son Inconscient ».
III-4) Alors peut-on parler d'état de conscience modifié au sein du travail analytique ?
La question serait donc de savoir si une séance de psychanalyse pourrait constituer un « événement anticipé et ritualisé (comme une rencontre thérapeutique impliquant une pratique telle que l'hypnose) » (Bioy, 2021) générant des Etats de Conscience Modifiés ?
-D'une part, l'aspect ritualisé pourrait être constitué par le cadre psychanalytique.
Comme évoqué ci-dessus, le cadre est très formalisé : 3 séances par semaine, toujours aux mêmes horaires et jours ; l'analysant s'allonge sur le divan ; l'analyste est assis hors champ visuel de l'analysant ; la règle fondamentale est de « dire tout ce qui passe par la tête comme cela vient », laissant libre cours au vagabondage psychique, sensoriel, émotionnel, aux allers-retours dans le passé, à l'émergence de souvenirs et d'affects. L'analyste étant attentif à ne pas interrompre le libre cours de l'exploration de l'analysant et exerçant d'autant moins un effet de censure qu'il n'est pas dans l'interaction visuelle avec l'analysant.
-D'autre part, les États de Conscience Modifiés pourraient se traduire par diverses disruptions inattendues, au fil de ce vagabondage psychique sans entrave : images, souvenirs, reviviscence d'affects et de scènes vécues dans le passé, rêverie diurne, mais aussi phénomènes plus étranges, proches de l'hallucinatoire générant des états transitoires de dépersonnalisation.
IV- TRANSE ET ETAT DE CONSCIENCE MODIFIÉ EN PSYCHANALYSE
IV-1) L'écoute flottante et la libre-association : des formes de légers états de transe ?
-du côté du patient : Voici ce qu'en dit Edouard Collot : « La libre association peut être considérée, selon Jacques Palaci, comme une forme d’auto-induction de transe en ce qu’elle est un discours qui s’adresse à soi-même. Le dispositif analytique est d’évidence contingent de la libre association : l’analysant investit son espace intérieur dans un état second, manifestement pour qui en a la connaissance, de nature hypnotique (dissocié), intensément lié aux affects. », (Collot, 2022).
En effet, le dispositif analytique induit un état intermédiaire, situé entre pensée rationnelle et rêverie, qui s'apparente à un léger état de transe.
-du côté de l'analyste, l'écoute flottante, en miroir, est à la fois un état dans lequel nous nous installons, et un repère auquel nous nous raccrochons régulièrement tout au long d'une séance.
Nous opérons alors, grâce à elle, une sorte de voyage vers un niveau plus profond. On distinguerait : un niveau en surface, constitué par le dialogue entre deux personnes « civilisées » ; et un niveau plus profond, constitué par cette zone de partage entre psychés, entre « contenus bruts », au sein duquel chaque mot peut entraîner un petit voyage, ce voyage ayant une valeur reconnue car source de découvertes inattendues par là-même espérées.
Ainsi, ce voyage « actif » vers les couches profondes de l'aire de partage, que constitue l'écoute flottante, me paraît appartenir, comme la libre association du côté du patient, au registre d'un léger état de transe, « d'entre-deux ».
Et ce léger état de transe permet l'accès, par moments, à des phénomènes inhabituels, souvent perceptifs au départ. Le corps y tient une place importante, bien que méconnue du grand public, dans le champ de la psychanalyse. En effet, les perceptions sont avant tout liées au corps, en particulier à la sensorialité.
IV-2) La place du corps dans le contre-transfert : l'analyste est « un corps en train d'écouter »
La manière dont on écoute le patient est liée à la manière qu'on a soi-même d'être « traversé » par son patient, et cela passe aussi par le corps et la perception. Quand on est dans le fauteuil de l'analyste, on est un corps en train d'écouter.
On ne peut pas séparer l'écoute analytique du perceptif corporel. Le cerveau est avant tout une partie du corps, et tout est mobilisé, aussi bien du côté du patient que du côté de l'analyste, pendant une séance : les sens, les éprouvés émotionnels ou affects. Le corps peut aussi se manifester au travers d'éprouvés de douleur, d'oppression, de paralysie motrice, de paralysie de la pensée. Ses manifestations ne relèvent pas d'une volonté consciente, et nous « prennent par surprise ».
Tout cela fait partie du contre-transfert : au sein du travail analytique, le contre-transfert désigne tous ces phénomènes perceptifs, tous ces ressentis, images, idées incidentes, qui traversent l'analyste. L'enjeu étant, une fois passés au « filtre introspectif » évoqué plus haut (qui permet de faire la part des choses entre ce qui appartient à l'analyste et à son histoire, et ce qui appartient au patient), d'être capable d'en décrypter les éclairages pour les restituer au patient.
Alors, on a dit que l'analyste et l'analysant sont dans un état de légère transe, dans un « entre-deux » entre pensée rationnelle et rêverie ; on a dit l'importance des éprouvés corporels et émotionnels dans la séance ; intéressons-nous maintenant à ce qui se passe dans l'espace de co-pensée, dans cette aire de partage, que constitue une séance d'analyse ; et au rôle que peuvent y jouer les moments d'état de conscience modifié à proprement parler : un rôle de « véhicule inter-psyché ».
IV-3) Les états de conscience modifiés comme véhicules de communication inter-psychés.
Michel De M'Uzan (De M'Uzan, 1994) a conceptualisé l'espace de copensée constitué par la séance d'analyse ; je le cite dans son ouvrage « La bouche de l'Inconscient »: «L’analysé et son analyste forment aussi une sorte d’organisme nouveau, un monstre en quelque sorte, une chimère psychologique qui a ses propres modalités de fonctionnement. » La chimère, en mythologie, rappelons-le, est un animal fantastique composé d'un corps de lion, d'une tête de chèvre, et d'une queue de serpent.
En d'autres termes : 1 et 1 font 3 : analyste, analysant, et chimère formée par leur espace de co-pensée.
Michel De M'Uzan poursuit : « L’activité de l’analyste se développe (...) selon plusieurs modalités. Parmi celles-ci, il en est une qui diffère entièrement des autres. Pratiquement opposée au régime qui gouverne la vie vigile, elle ressemble, sans lui être identique, au rêve auquel elle emprunte ses principaux mécanismes. L’analyste néanmoins, ne peut accéder à ce mode de fonctionnement que lorsqu’il est à même de supporter un certain flottement de son identité (…) Cette « disponibilité » permet à l’analysé par l’intermédiaire de sa représentation, d’envahir l’espace psychique de l’analyste pour y déclencher ces processus mentaux originaux que j’ai précédemment appelés pensées paradoxales. (De M'Uzan, 1977 ; p.164) Ces pensées qui appartiennent à l’analysé, ou plutôt qui sont potentielles en lui, se façonnent pourtant chez l’analyste. (…) elles relèvent de l’activité d’un véritable système, celui qui est propre à la chimère et qui peut être placé sur les frontières de l’inconscient et du préconscient. L’activité du système se manifeste d’abord par un cortège d’images banales ou étranges qui occupent apparemment entièrement et pendant un temps limité le champ mental de l’analyste. Ces images (…) passent les une dans les autres ou se transforment (…) cependant que des représentations verbales , tout aussi insolites, se mêlent à ces figures en mouvement. (...) Procédant les unes des autres, se fondant les unes dans les autres, je les vois constituer une sorte de magma fertile, une potée psychologique comparable à un humus fermentescible (…) l’analyste , dans ces moments, (...) se trouve en deçà ou à côté de lui-même. (...) Le système paradoxal s’ouvre sur (…) un accès original par en bas, au refoulé proprement dit qui se trouve donc rejoint à partir des éléments les plus archaïques de l’inconscient. »
Un exemple clinique illustrera ces phénomènes qui nous semblent relever des états de conscience modifiés comme véhicules de messages inter-psychés, se déplaçant au sein de la zone intermédiaire de partage winnicottienne que constitue une séance d'analyse.
Il s'agit d'un patient, avec lequel le travail analytique semblait rester en surface, jusqu'au jour où s'est révélée l'existence d'une « crypte » (Abraham et Torok, 1987) grâce à un moment perceptif très particulier.
- A est un patient d'une quarantaine d'années, qui consulte car il a l'impression de ne pas « avancer » dans sa vie. Il est hanté par des « messages » qui gênent sa vie quotidienne : « tu n'as pas le droit de vivre ». Il a des projets, mais ne parvient pas à les faire aboutir.
Il se décrit comme étant issue d'une famille qu'il qualifie de « dysfonctionnelle ». Il évoque une mère froide et rejetante, et a l'impression d'avoir été abandonné dès sa naissance. Juste après sa naissance, ses parents ont attendu un deuxième enfant : ce bébé, un petit garçon né prématurément, est malheureusement décédé deux jours après sa naissance. Sa mère lui a toujours dit que sa vie aurait été différente si son frère avait survécu. - A se dit hanté par l'image du cercueil de son petit frère et par une phrase menaçante : « Il est plus tard que tu ne crois ». Les séances sont dépourvues d'affects. Il existe une tristesse de fond, les souvenirs d'enfance sont dénués de joie, et la mort rôde toujours dans les productions artistiques ou oniriques du patient.
C'est à l'occasion d'une séance très particulière que le conflit psychique sous-jacent m'apparaît soudain dans son actualité glaçante : M. A traverse une période difficile à la suite d'événements pénibles.
L'émotion est là et, pour une fois, déborde. Il pleure.
Tout à coup, une voix sépulcrale s'élève, très lointaine, et je ne la reconnais pas du tout. J'entends les mots suivants : « mais de toute façon je suis éphémère, je suis évanescent, je n'ai pas le droit de vivre... ». Je traverse un instant de déréalisation ; je ne sais pas qui a parlé, où je suis, qui je suis ; ma pensée est entravée. Je regarde autour de moi, et réalise que je suis dans mon cabinet, avec mon patient allongé sur le divan, et que cette voix fantomatique, altérée, méconnaissable, doit avoir été la sienne, bien-sûr.
Une image me traverse alors l'esprit, presque comme si elle passait sous mes yeux : je vois sortir du « divan-cercueil », un « spectre » qui se dédouble du patient et sort du divan, comme les fantômes translucides dans les dessins-animés pour enfants.
Complètement troublée par ce moment irrationnel au sein duquel mes repères ont disparu, je tente de reprendre mes esprits et de comprendre ce qui vient de m'arriver. Je pense au petit frère décédé de M. A, à son petit cercueil dont il parle souvent, et j'ai alors l'impression d'assister à ce que le patient vit au plus profond de lui-même : il est dépositaire du « fantôme » de son frère ; celui-ci est « collé » à lui ; l'existence de M. A est empiétée par le maintien actuel, en lui, du petit frère « décédé-maintenu en vie en lui » (phénomène de crypte, conceptualisé et décrit par Abraham et Torok dans leur livre « L'écorce et le noyau »).
Je pense à Michel De M'Uzan, et me dis que ce que je viens de percevoir est une chimère. Les longs mois d'analyse, déjà bien engagée, me permettent de penser que ce vécu perceptif très étrange peut avoir un sens, que je formule donc au patient sous la forme de l'hypothèse suivante : c'est son petit frère qui a, malheureusement, été éphémère, pas lui ; mais ce petit frère tragiquement décédé a été identifié à lui, ou bien comme déposé en lui par des parents débordés de douleur. La mort, ce n'est en fait, pas « son problème », mais celui de son petit frère et de ses parents...
A mon intervention succède une abréaction intense. M. A pleure longtemps ; cette hypothèse lui parle ; il se sent soulagé.
« Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. » (Rimbaud, 1958).
Il me semble qu'en effet, le « dérèglement des sens », lorsqu'il surgit comme ici, au sein du travail analytique, génère un état de conscience modifié porteur de sens.
IV-4) J'aborde maintenant le concept d'ébranlement économique et la façon dont les états de conscience modifié »s constituent et génèrent un ébranlement économique
Ce « dérèglement des sens » intriqué à l'état de conscience modifié, n'est pas sans rappeler ce que M. De M'Uzan nomme l'ébranlement économique :
Dans l'Avant-Propos de son livre « La bouche de l'Inconscient » (De M'Uzan, 1994, p. 8), De M'Uzan décrit les conditions nécessaires à l'efficacité d'une intervention de l'analyste : « à certains moments, le préalable aux interprétations dites « mutatives » procède d’un bouleversement tant économique que topique du fonctionnement psychique de l’analyste , aussi bien que celui de l’analysant». Il décrit plus précisément ce phénomène de « bouleversement économique » dans l'article, issu du même ouvrage, intitulé « Interpréter : Pour qui, pourquoi ? » : « la dispersion phobique de l’attention, le morcellement plus ou moins anarchique du flux associatif, la crispation paradoxale sur une représentation insignifiante...etc Toutes modifications fonctionnelles qui révèlent une fragilisation de l’équilibre économique (...) ou en d’autres termes une relative mise en circulation des énergies gelées » (p. 73).
Au cours des séances d'analyse, ces moments d'ébranlement économique sont perceptibles. Ils surviennent lorsque le patient se laisse surprendre. Cela peut survenir à l’occasion d’un mot souligné par l'analyste, d’une question, d’une intonation, de la remontée brutale d'un souvenir, d'une sensation, ou encore à l’occasion d’une association libre inattendue qui fait suite à l'évocation d'un rêve. Un flottement est alors perceptible : le corps, l'Inconscient, ont envoyé un message déstabilisant, surprenant, inattendu, et il y a un moment suspendu de perplexité. Cet instant de perplexité précède dans le meilleur des cas l'élaboration d'une pensée qui viendra dans un second temps lier les éléments entre eux et leur donner un sens, avec l'effet apaisant subséquent.
Ex :
En voici un exemple clinique: une patiente me frappe par son réflexe systématique de “gérer toute seule” tout moment de débordement émotionnel douloureux, sans jamais faire appel à ses proches, sans même d’ailleurs nommer ce qui la traverse ou en prendre réellement conscience. Elle semble avoir développé des réflexes adaptatifs “de survie” qui, bien entendu, sont coûteux, car ils court-circuitent son rapport à elle-même et à ses conflits internes, tout comme ils court-circuitent ses relations aux autres, aggravant une “solitude émotionnelle” dont elle se plaint et souffre beaucoup. Lors d'une séance, elle m'explique qu'à la suite d'un conflit avec son conjoint, elle s'est effondrée et a quitté le domicile. Elle a conduit et pleuré toute la nuit, et s'est « réfugiée » au bord de la mer dans un vécu de solitude et de détresse absolues (un vécu de « désaide », dirait Freud : « Hilflosigkeit »). Frappée par sa façon de décrire son sentiment de solitude absolue, je lui demande si elle se souvient de la 1e fois qu'elle l'a éprouvé. A sa grande surprise, surgit alors l’image d'une de ses tantes, à laquelle elle ne pense habituellement jamais. Un instant déstabilisée et confuse, elle partage sa surprise avec moi puis s’abandonne à ce qui émerge spontanément par association. Elle évoque alors le fait que cette tante, sœur aînée de sa mère, jouait un rôle maternel envers celle-ci : de 10 ans son aînée, elle avait pris le relais de leur propre mère, décédée très jeune d'une maladie. Elle se souvient que cette tante est décédée un mois avant la naissance de son petit frère. Elle revoit sa mère, accaparée par la douleur du deuil et par le bébé nouveau-né. Elle associe sur la place que ce petit frère a prise auprès de leur mère et qui persiste : ils forment tous les deux une sorte de dyade fusionnelle dont elle est assez exclue. Elle pense que sans doute son petit frère est venu combler chez sa mère le vide laissé par la mort de sa propre sœur. Il m'est alors possible de proposer l'interprétation suivante : « Du coup vous préférez vous débrouiller toute seule car vous pensez que personne ne sera disponible pour vous apporter de l'aide... »
Au fond, les états de conscience modifiés, c'est un peu comme si le corps « secouait le cerveau », pour qu'ensemble, corps et psyché s'acheminent vers leur vérité commune. Une vérité qui nous échappe régulièrement, contre laquelle nous luttons parfois car elle peut nous mettre en tension dans notre rapport à nous-mêmes, aux autres, et au monde. Mais qui, si l’on s’en éloigne trop, nous rattrape en protestant sous forme de symptômes - « lanceurs d’alerte », charge à nous de savoir les écouter et en tenir compte. Les états de conscience modifiés pourraient, au sein du travail psychanalytique ou plus simplement introspectif, être les fruits de ces allers-retours entre corps et psyché, entre corps et Inconscient, et constitueraient une source précieuse de compréhension.
Y être réceptif serait donc une façon de mieux « faire équipe avec soi-même », « corps et âme », pour reprendre le titre d'un livre de Franck Conroy.
5-CONCLUSION
Il ne va pas de soi pour les êtres humains de s’ouvrir à de nouvelles façons d’être au monde, aux autres, et, plus profondément, à soi-même.
De nombreuses méthodes psychothérapique utilisent donc des techniques susceptibles de générer des états de conscience modifiés pour tenter de faciliter ces changements.
La psychanalyse ne fait pas exception, en favorisant l’émergence d’états de conscience modifiés, aussi bien dans l’écoute et le perceptif du côté de l’analyste, que dans l’écoute, l'auto-écoute et le perceptif du côté de l’analysant.
Cette réceptivité aux éprouvés sensori-corporels, ainsi qu’au surgissement de mots, phrases, images, souvenirs, émotions aussi inattendus que déstabilisants, féconde les processus de pensée, et contribue à maintenir un précieux niveau de curiosité vis-à-vis de ce que notre monde interne a à nous apprendre.
Le concept d’état de conscience modifié peut contribuer à rendre leurs lettres de noblesse à plusieurs dimensions du travail analytique :
-il nous rappelle l’importance du corps. Le cerveau en fait partie. L’analyste qui écoute le patient, écoute avec son corps.
-il nous rappelle l’importance de l’étonnement dans la relation à soi, aux autres, et au monde : l'ébranlement économique est avant tout un étonnement fertile.
-il nous rappelle que lorsque deux individus communiquent authentiquement, un espace de partage surgit, où coexistent leurs psychés et leurs éprouvés respectifs. De l’alchimie de cette cohabitation peut surgir un inattendu porteur de sens, ainsi que des informations infra-intellectuelles riches, qui relancent la pensée
-il nous rappelle que la pensée naît d’un ébranlement, et que tout est mouvement et dynamique: de soi à soi, de soi à autrui, de soi au monde.
Une attention au surgissement d’états de conscience modifiés peut donc enrichir l’écoute analytique et contribuer à l’ancrer dans le corps, au plus près du primitif et des processus primaires. A être plus intuitif, moins intellectuel, au sein de la séance, et donc au plus près de l'écoute de l'Inconscient et de son fonctionnement.
Comme disait Colette : « Moi, c'est mon corps qui pense. Il est plus intelligent que mon cerveau. Il ressent plus finement, plus complètement que mon cerveau. » (Colette, 1972)
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- Œuvres, Texte établi par Paul Hartmann, Mercure de France, 1958 (p. 305-306).
- Widlöcher; Journal de la psychanalyse de l'enfant; 2013/2 (Vol. 3)
- W. Winnicott, Jeu et réalité ; Folio Essais ; 1971
NB : De tout temps et dans toutes les civilisations, les êtres humains ont eu recours aux états de transe et aux ECM pour se connecter différemment au monde, à l'univers, à l'invisible :
« La transe comme moyen d'expression religieuse ou de rapport au monde invisible, est le phénomène le plus partagé au monde et peut être envisagé comme la preuve de ce que l'expérience religieuse est en train de se produire pour un sujet donné. La personne du médium, récepteur/réceptacle des Dieux, des forces spirituelles, ou de toute autre entité surnaturelle, est présente dans toutes les sociétés quelle que soit l'époque. Des sociétés chrétiennes à nos sociétés modernes plus tournées vers les nouveaux courants type New Age, la transe de possession est un moyen privilégié pour communiquer avec les forces de l'au-delà. »
La transe dans tous ses états, Emmanuelle Kadya Tall, Gradhiva, Revue d'Histoire et d'Archives de l'Anthropologie ; 23 ; 1998.