Le texte de cette conférence utilise principalement l’article « La dissociation et ses histoires » (Psychanalyse et psychose 8 : 15-39, 2008), avec des éléments empruntés à trois autres articles : « Généalogie de la désorganisation » (Information Psychiatrique 76 (4) : 407-415, 2000), « Nosographies psychiatriques des psychoses et psychanalyse. Convergences et malentendus » (in : J. Bouhsira et L. Danon-Boileau (dir.), Nosographie psychanalytique, pp. 167-184. Monographies et débats de psychanalyse, PUF, 2011), et « L’artisan et le chercheur. Psychiatrie et psychanalyse face aux psychoses » (Psychanalyse et psychose 14 : 21-40, 2014).
La tradition psychiatrie française continue de différencier, parmi les psychoses, d’une part les schizophrénies, d’autre part les psychoses chroniques non schizophréniques, dont par exemple la paranoïa, mais aussi d’autres entités cliniques comme ce que l’on appelle les « psychoses passionnelles » (érotomanie, jalousie, revendication), ou encore certaines psychoses imaginatives comme la paraphrénie.
Cette distinction n’est pas appliquée dans la psychiatrie de langue anglaise, où les termes « schizophrénie » et « psychose » sont synonymes. Ceci ne signifie pas que les collègues des autres pays ne voient pas les différences que nous voyons entre, par exemple, une schizophrénie de forme catatonique ou hébéphrénique de l’adolescence et une psychose paranoïaque ou une érotomanie de la quarantaine. Mais il se trouve que la psychiatrie de langue anglaise considère que le terme de schizophrénie ou psychose correspond à un vaste ensemble, qui comporte au moins trois dimensions : la désorganisation, les idées délirantes, et le déficit ; tous les malades ne présentent pas à tout moment les trois dimensions, ce qui n’empêche pas de les considérer tous comme des « schizophrènes » ou « psychotiques » ; Ainsi, quelqu’un considéré comme « paranoïaque » en France est considéré dans la psychiatrie de langue anglaise comme un « schizophrène paranoïde » sans symptomatologie de désorganisation.
En France au contraire nous considérons que la désorganisation est un aspect suffisamment important et même central de la clinique pour qualifier de façon spécifique de « schizophrénie » une partie des psychoses ; nous appelons donc « schizophrénie » uniquement cette partie de patients psychotiques où la clinique présente diverses formes de désorganisation, à côté des autres dimensions comme les idées délirantes ou le déficit.
Que pense de cette différenciation la psychopathologie psychanalytique ? Sachant que la psychopathologie psychanalytique de tendance kleinienne, dominante en matière de psychoses dans la littérature de langue anglaise, ne l’utilise pas (et reste donc conforme à la psychiatrie de langue anglaise) ? Est-ce que la désorganisation en tant que concept clinique a quelque signification pour la pensée psychanalytique ?
Pour répondre à cette question, nous allons suivre l’histoire du tout premier concept pour désigner la désorganisation : il s’agit de la « dissociation », qui est le terme historique pour désigner la désorganisation schizophrénique (on dit d’ailleurs toujours en France : « psychoses dissociatives » comme synonyme de « schizophrénies »). Il se trouve que ce terme a fait des aller-retours incessants entre psychologie, psychiatrie et psychanalyse, et entre trois langues (français, anglais et allemand) depuis plus d’un siècle. Le suivre à la trace nos permettra donc, mieux que toute autre approche, de saisir la place de la notion de désorganisation dans la clinique psychanalytique.
On peut distinguer trois étapes : a) la dissociation chez Pierre Janet, l’inventeur du concept, à la fin du 19ème siècle ; b) la dissociation chez Freud, qui a repris le terme à Janet, pour lui donner un sens nouveau qui, comme on le verra, ne manque pas d’ambiguïtés ; c) la dissociation dans la terminologie psychiatrique, depuis que, en 1911, Bleuler a inventé le terme de schizophrénie et a repris le terme de dissociation à Freud pour désigner le syndrome central de cette maladie.
La dissociation chez Pierre Janet
Pierre Janet, de trois années plus jeune que Freud, mais déjà très connu en Europe au moment où Freud publie ses premiers travaux, ses études à l’École Normale Supérieure et, après une agrégation de philosophie, soutient une thèse consacrée aux phénomènes automatiques de la vie psychique ; elle sera publiée en 1889 sous le titre « L’automatisme psychologique » et elle reprend de nombreuses observations effectuées à l’hôpital psychiatrique du Havre, où Janet travaillait comme enseignant. Par la suite Janet enseignera la psychologie expérimentale à la Sorbonne, puis au Collège de France, tout en suivant des études de médecine, qui se termineront avec une deuxième thèse consacrée à la symptomatologie psychologique de l’hystérie, grâce à ses observations au laboratoire de psychologie fondé par Charcot à la Salpêtrière (Contribution à l’étude des accidents mentaux chez les hystériques, 1893).
Les phénomènes « automatiques » qu’étudie Janet s’inscrivent dans un intérêt plus vaste qui caractérise les études du comportement à la fin du 19e siècle ; c’est à la même époque que se situent les travaux de Pavlov sur les réflexes, c’est-à-dire des comportement (donc, à ce titre, impliquant l’esprit), qui pourtant échappent à la conscience et sont « automatiques ». Les phénomènes automatiques sont pour Janet cette activité de l’esprit qui diffère de l’activité créatrice par son caractère répétitif et contraignant, comme indépendant de la volonté du sujet. Ce sont des phénomènes, dit Janet, que nous avons toujours considéré comme ne relevant pas de l’esprit, mais du fonctionnement du corps, de la physiologie ; « pour beaucoup d’auteurs, écrit-il, un phénomène inconscient est uniquement un phénomène physiologique ». Puis il poursuit : « Notre but est de démontrer non seulement qu’il y a une activité humaine méritant le nom d’automatique, mais encore qu’il est légitime de l’appeler un automatisme psychologique », et non pas « physiologique » donc (la citation, comme toutes celles qui suivent, proviennent de L’automatisme psychologique).
Pour Janet, les automatismes psychologiques représentent des activités mentales initialement non automatiques, mais devenues « subconscientes », au fur et à mesure que le psychisme s’accroit et s’enrichit de nouveaux éléments. Parfois, le nombre d’éléments tombés dans le subconscient et susceptibles de se manifester indépendamment de la volonté consciente du sujet vont jusqu’à former « une seconde existence psychologique, quelques fois une seconde personnalité, qui se manifeste en même temps que la personnalité normale ». C’est ce qui apparaît, selon lui, de façon pathologique dans les états seconds ou crépusculaires hystériques, ou encore dans les obsessions et idées fixes.
Mais il existe aussi chez Janet une « psychopathologie de la vie quotidienne » de ces phénomènes, comme plus tard chez Freud : nous sommes tous sujets à des phénomènes élémentaires de l’esprit : des oublis momentanés, inexpliqués, ou encore de brusques retours du souvenir, des phénomènes de mémoire alternante, ou l’oubli au réveil après un moment de somnambulisme… Ainsi, pour Janet, les manifestations d’ « automatisme psychologique » concernent tout psychisme, et montrent que nous avons « plusieurs formes d’existence psychologique ». Ainsi, dans l’idéal,
« un individu parfaitement sain au point de vue psychologique n’aurait jamais qu’une seule mémoire de ce genre, et, comme tous les phénomènes de la pensée seraient rattachés à des images toujours les mêmes, et toujours présentes, il pourrait les évoquer tous facilement et à tout instant. Mais aucun homme n’est aussi parfait : mille circonstances, l’état de passion, l’état de sommeil, l’ivresse ou la maladie diminuent ou détruisent certaines images, en ravivent d’autres, et changent toutes “l’orientation des pensées”. Il se forme alors, en vertu des mêmes lois que précédemment, des groupes secondaires autour de certaines images qui sont anormales dans cet esprit : ces images nouvelles peuvent ne jamais réapparaître ; mais si elles se reproduisent périodiquement ou sont ramenées artificiellement, elles ramènent avec elles tous les souvenirs qui leur sont liés et les mémoires différentes deviennent des mémoires alternantes ».
Ces « groupes secondaires » de contenus mentaux (pensées, images, impressions) se détachent donc progressivement du corpus central du psychisme et de sa mémoire, restent à l’écart, mènent leur vie propre, et peuvent se manifester, soit à l’occasion, dans des circonstances normales mais quelque peu exceptionnelles, soit dans des conditions pathologiques. C’est cette opération de détachement d’une partie du psychisme au point que des « groupes secondaires » soient formés que Janet appelle « dissociation » dans un article paru en 1887.
Par la suite, il va forger un certain nombre de concepts pour expliquer la formation anormalement élevée de ces groupes secondaires chez certaines personnes, au point de générer des pathologies mentales : l’hypotonie mentale, l’insuffisance de la tension psychologique, le défaut de synthèse (ou rétrécissement du champ de la conscience), l’asthénie mentale (ou insuffisance de la force psychologique), etc.
Dans sa thèse de médecine de 1893 il parle des différents épisodes hystériques comme des « dissociations des phénomènes psychologiques » (Contribution à l’étude des accidents mentaux chez les hystériques, et citations suivantes). Il y cite également la communication préliminaire de Breuer et Freud qui vient de paraître, et en traduisant en français un passage de leur texte, il parle à la fois de « division de la conscience » et de « dissociation », même si par la suite, pour les phénomènes pathologiques, il utilisera surtout un terme synonyme à ses yeux, la « désagrégation », qui rend mieux sa pensée. La conscience ne parvient pas à « agréger » les différents phénomènes qui lui sont soumis du fait de son rétrécissement ; dans l’esprit de Janet, il ne s’agit pas exactement d’une « dissociation » (d’un groupe d’éléments psychiques qui, appartenant à la personnalité ordinaire, ferait sécession à un moment donné), mais d’un phénomène plus dynamique, impliquant une impossibilité à « tenir ensemble » :
« Le caractère essentiel de la désagrégation psychologique [est] la formation dans l’esprit de deux groupes de phénomènes : l’un constitue la personnalité ordinaire, l’autre, susceptible d’ailleurs de se subdiviser, forme une personnalité anormale, différente de la première et complètement ignorée d’elle […] On peut dire que la désagrégation psychologique revêt plusieurs formes selon les relations qui existent entre ces deux personnalités et selon le degré de leur indépendance réciproque ».
Indépendamment du parcours du terme de dissociation sous la plume de Freud – que nous examinerons par la suite – la dissociation de Janet a traversé l’Atlantique et a pris racine dans la psychiatrie américaine (Janet lui-même a souvent été invité à faire des conférences dans diverses universités américaines tout au long de la première partie du 20e siècle). Après la disparition du terme d’hystérie des classifications internationales (DSM et CIM), un groupe de « Troubles dissociatifs » a été créé, qui correspond à peu près aux troubles mentaux (pas de conversion somatique) de l’ancienne hystérie et à des manifestations relatives aux pathologies traumatiques (désormais « post-traumatiques »). L’inspiration de leur description est directement issue des travaux de Janet (on parle de dissociation, de failure of integration, etc.) et, de façon plus générale, Pierre Janet est depuis plusieurs années bien davantage lu et honoré que Freud dans les milieux psychiatriques américains.
La dissociation chez Freud
Comme on peut se rendre compte en lisant ses premiers travaux, Freud connaît bien les travaux de Pierre Janet et les utilise constamment. Bien plus : au moment de la rédaction de la Communication préliminaire (1893), puis des Études sur l’hystérie (1895) avec Joseph Breuer, la théorie – exposée essentiellement par Breuer – pour expliquer les manifestations hystériques est directement issue des travaux de Janet : un événement initial prend force de traumatisme parce qu’il survient dans une condition psychique particulière (engourdissement semi-hypnotique, rêverie, auto-hypnose…) qui empêche son intégration dans le psychisme ordinaire, de l’évènement (l’hypothèse de l’ « état hypnoïde ») :
« Les groupes de représentations présents dans les états hypnoïdes de l’hystérie et qui demeurent isolés des autres représentations tout en pouvant s’associer entre eux, représentent le rudiment, plus ou moins organisé, d’un second conscient, d’une condition seconde ».
Et plus loin :
« les traumatismes psychiques qu’une réaction [émotionnelle] n’a pas liquidés » ne peuvent être liquidés non plus par élaboration associative : « cette élaboration échoue parce qu’il n’existe aucun lien associatif utile entre l’état conscient normal et l’état pathologique où ces représentations sont nées ».
Apparaît ici un élément très important. Par l’expression « lien associatif », qui apparaît sous la plume de Breuer et Freud, on voit que les termes d’association – dissociation renvoient à la notion plus spécifique d’association d’idées. Il n’est pas certain que le terme d’association chez Janet se relie spécifiquement chez lui à l’association des idées ; il l’utilise de façon plus générale, et la dissociation a un sens plus global, plutôt descriptif, et en tout cas synonyme de désagrégation. Sans doute, s’agit-il ici des nuances sémantiques des mots association et dissociation en allemand et en français. Sans doute surtout, le lecteur allemand de la dissociation à la fin du 19ème siècle pense tout naturellement à tout le courant de la psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt, et à ses rapports avec l’associationnisme. Quoi qu’il en soit, le terme de Janet ouvre manifestement chez Freud une voie vers une conception de l’associativité, et de l’élaboration mentale, qui reste absente, ou peu explorée, chez son inventeur. On verra qu’il sera aussi, quinze ans plus tard, le point de départ de la troisième version de la dissociation, celle de Bleuler et de la schizophrénie.
Toujours est-il que la Communication préliminaire de Breuer et Freud établit explicitement, dans sa conclusion, le lien avec les travaux de Janet :
« En étudiant de plus près ces phénomènes, nous nous sommes toujours davantage convaincus du fait que la dissociation du conscient, appelée « double conscience » dans les observations cliniques, existe rudimentairement dans toutes les hystéries. La tendance à cette dissociation, et par là à l’apparition des états de conscience anormaux que nous rassemblons sous le nom d’états « hypnoïdes » serait, dans cette névrose, un phénomène fondamental. Nous partageons avec Binet et avec les deux Janet cette opinion ».
Breuer et Freud parlent ici des « « deux Janet », car Pierre Janet avait un oncle, Paul, philosophe, qui a également travaillé sur ces questions.
Cette référence se poursuit dans les Études sur l’hystérie. Le texte reprend les travaux de Binet et Janet pour souligner une fois de plus l’importance de leur découverte, à savoir l’existence de représentations mentales non conscientes (appelées indistinctement « subconscientes » ou « inconscientes ») dans la pathogénie de l’hystérie.
Mais le texte de Breuer et Freud prend ses distances avec les théories de Janet. Il existe bien des représentations restant inconscientes car elles manquent de vivacité, mais ce que nous constatons dans l’hystérie, c’est que certaines représentations s’avèrent incapables de devenir conscientes « en dépit de leur grande force », c’est donc un facteur autre que celui de la force et de la faiblesse psychologiques qui devrait être invoqué pour expliquer leur maintien dans le non-conscient.
De même, l’activité par laquelle le psychisme crée des représentations semble être en partie consciente, en partie inconsciente : « il ne convient donc pas de parler d’une scission dans le conscient, mais bien d’une dissociation du psychisme ». Et plus loin : « Janet soutient que le “dédoublement de la personnalité” repose sur une faiblesse originelle du pouvoir mental de synthèse (insuffisance psychologique) » ; mais ce faisant, il fait de l’hystérie une « maladie de faiblesse », assimilant les hystériques aux « faibles d’esprit ». Pourtant, poursuit Breuer, on constate les mêmes phénomènes dans la pratique de cabinet, loin des asiles où Janet a recueilli ses observations, avec une population d’un niveau culturel et intellectuel tout à fait différent. D’où l’hypothèse : « Les observations et les analyses pratiquées par Freud prouvent que la dissociation du psychisme peut aussi être provoquée par une “défense”, le conscient cherchant volontairement à éviter les représentations pénibles ».
Quels sont les termes utilisés par Breuer et Freud dans ce texte ? On va retrouver de expressions comme la « scission dans le conscient », le « morcellement du psychisme », le « fractionnement de l’activité psychique », la « partie scindée du psychisme », et bien sûr la dissociation. En fait, Freud utilise, le plus souvent, deux mots allemands pour rendre la dissociation : dissoziation et spaltung ; le premier est plus savant, il renvoie plutôt à la « séparation d’un groupe d’idées d’un autre » (une autre série associative) ; le second, plus courant et général, est utilisé pour indiquer toute division du psychisme. Mais que ce soit avec le premier ou le second de ces deux termes, Freud commence à affirmer une position qui sera le socle de la psychanalyse à venir : ce n’est pas dans des conditions pathologiques qu’il y a dissociation (spaltung) du psychisme, comme le croit Janet ; la division du psychisme est constitutive de l’esprit humain, et correspond à une topique commune, celle séparant conscient et inconscient, point de départ d’une nouvelle psychologie, d’un nouveau modèle pour le psychisme humain.
Une phrase que nous avons citée précédemment prend ici tout son sens. Freud avait dit, en critiquant la théorie de Janet : « Il ne convient donc pas de parler d’une scission (spaltung) dans le conscient, mais bien d’une dissociation (spaltung) du psychisme ». Pourquoi tient-il à cette précision ? Si l’on admet l’hypothèse d’une « scission dans le conscient », on n’a fait que mettre en évidence un phénomène pathologique qui, en plus, est invérifiable ; si, au contraire, il s’agit d’une « dissociation du psychisme » – pas d’une de ses parties, du « conscient », mais du psychisme tout entier – alors, on est peut-être devant une caractéristique plus générale de tout psychisme, une découverte majeure dans les sciences de la vie psychique.
Et c’est ici que l’histoire de la dissociation en psychanalyse prendra une tournure particulière qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Car le terme que Freud utilise le plus souvent pour traduire cette division fondamentale du psychisme en plusieurs instances (et notamment conscient et inconscient), à savoir le terme de spaltung, sera traduit en français par clivage et en anglais par splitting. Et ce ne sera pas une erreur de traduction ! Car il se trouve qu’effectivement Freud utilise le même terme, spaltung, et pour décrire la division du psychisme en inconscient – préconscient – conscience, à la fin des années 1890 (et plus tard, entre moi, surmoi, ça), et pour décrire certains mécanismes de défense du moi, c’est-à-dire le clivage, par exemple dans le fétichisme et par la suite plus généralement dans les psychoses, à partir des années 1920.
Quel est le sens de cette indistinction volontaire entre les termes (dissociation et clivage) dans les textes de Freud ?
Certes, il existe des arguments linguistiques, la série association/dissociation (dissoziation en allemand) étant d’origine latine, la série spaltung/splitting d’origine anglo-saxonne. Certes, il existe aussi des problèmes de traduction (par exemple, Janet utilise aussi bien dissociation que désagrégation ou même fragmentation, ces derniers termes étant d’ailleurs plus utilisés que le premier dans ses écrits, tout en étant tous traduits le plus souvent par dissociation en anglais).
Toutefois, plus fondamentalement, qu’il parle de dissoziation (dissociation) ou, bien plus souvent, de spaltung (clivage), Freud considérera toujours, implicitement, qu’il énonce une forme de division du psychisme, sans présager de son caractère éventuellement « normal » ou « pathologique ». De son point de vue, le psychisme humain a naturellement tendance à se subdiviser, que ce soit à des fins défensives, ou par évolution ontogénétique spontanée. Ce qui aboutit donc à ce résultat probablement déconcertant pour les amateurs de clarté terminologique : le mot spaltung sera utilisé par Freud pour toute forme de division du psychisme, aussi bien lorsqu’il met en évidence un mécanisme de défense du moi, à savoir le clivage du moi (Fétichisme, 1927, Abrégé, 1938) que lorsqu’il décrit la partition entre moi, ça et surmoi dans le cadre de la deuxième topique (Nouvelles conférences, 1933).
Malgré cette indistinction maintenue par Freud autour de la notion de spaltung, cette notion, traduite généralement par « clivage » en français et par « splitting » en anglais, gardera une connotation franchement pathologique, et plus personne ne songe à utiliser aujourd’hui les termes de « clivage », « cliver », « être clivé »…, pour décrire, comme Freud, la formation des différentes parties du psychisme selon les hypothèses topiques. Depuis notamment Melanie Klein, il existe un consensus d’usage pour que le terme de clivage (et de splitting) qualifie essentiellement des mécanismes psychotiques, ou du moins préœdipiens. Il existe néanmoins des exceptions, et je renverrai ici en particulier au travail de Beno Rosenberg de 1980 sur le clivage du moi (« Quelques réflexions sur la notion de clivage du moi dans l’œuvre de Freud, repris in : « Le moi et son angoisse : entre pulsion de vie et pulsion de mort », PUF, 1997), travail dans lequel il montre que le clivage du moi ne peut être considéré, à strictement parler, comme un mécanisme de défense ; le mécanisme de défense correspondant est bien le déni, alors que le clivage, sa conséquence, devrait plutôt être considéré comme « une réalité topique de la structure du moi », formulation qui le rapproche de l’esprit de l’utilisation du terme par Freud.
Sur ce point, on peut remarquer que la psychanalyse contemporaine de la spaltung comporte deux grandes tendances (en laissant de côté celle de Bion, sur laquelle je reviendrai à la fin) :
- soit, le clivage est un mécanisme caractéristique des états psychotiques, s’étendant aussi bien au moi qu’à l’objet, ce qui constitue l’approche kleinienne, et qui implique un parti pris important : la notion de réalité, au sens de l’activité perceptive, qui se trouve au cœur de la problématique freudienne du déni et du clivage, ne joue dans ce modèle qu’un rôle mineur (y compris de la réalité de l’objet), puisque la réalité dans ce modèle n’est que le « réceptacle » des projections du moi, et ne représente pas un facteur d’excitation (ou d’apaisement) ;
- soit, le clivage du moi n’est pas en relation spécifique avec les états psychotiques, ce qui est suggéré dans le texte sur le fétichisme (Freud, 1927), et plus encore, en un sens, dans l’Abrégé (Freud, 1938). Cette ligne de pensée, qui sera surtout suivie par la psychopathologie psychanalytique de langue française, considérera que le mécanisme psychotique par excellence est le déni (équivalent du refoulement), et que le clivage pourrait être l’une des conséquences de ce déni ; non pas cette conséquence qui conduit à la construction des psychoses délirantes, mais plutôt un autre chemin, qui s’articule autour des enseignements de l’article sur le fétichisme, et qui délimite un grand champ de fonctionnements psychotiques, à côté des psychoses délirantes, incluant la plupart des états-limite, les psychoses froides de Kestemberg, et plus généralement des pathologies qui, tout en faisant l’économie de la construction délirante, semblent s’organiser autour de la sauvegarde de l’unité narcissique du sujet.
La dissociation chez Bleuler
C’est en 1911 que commence officiellement la troisième étape du parcours de la dissociation, avec la parution du volume d’Eugen Bleuler, Dementia praecox ou le groupe des schizophrénies (Bleuler, 1911). Il existe néanmoins une préhistoire, qu’il convient de rappeler brièvement.
Dans la sixième édition de son Traité (1899), le grand psychiatre de langue allemande Emil Kraepelin introduit une nouvelle catégorie nosographique. Il regroupe, sous l’appellation commune de dementia praecox, la démence paranoïde (terme qui avait absorbé les troubles délirants persécutifs que les auteurs allemands appelaient « paranoïa »), l’hébéphrénie et la catatonie. Il s’agit de la première apparition de la schizophrénie avec ses formes cliniques actuelles, et cette apparition se fait sous le signe du déficit : l’incohérence idéique, la désorganisation mentale qui caractérisent des états cliniques aussi différents que l’hébéphrénie, la catatonie et la démence paranoïde ont un aboutissement final commun, un affaiblissement mental de type démentiel, d’où la justification de les regrouper sous une même catégorie nosographique mettant l’accent sur la notion de « démence ».
Toutefois, ce regroupement va susciter de vives polémiques. Les auteurs français contestent la pertinence d’un ensemble aussi hétéroclite ; ils soulignent l’importance de l’autonomie de la paranoïa (la « folie raisonnante »), qu’ils craignent voir s’absorber dans l’étendue du nouvel ensemble (ce qui, effectivement, a fini par arriver, dans la nosographie d’aujourd’hui).
Le débat va se poursuivre pendant une bonne dizaine d’années, jusqu’au moment où Eugen Bleuler, professeur de psychiatre à Zurich, directeur de la clinique universitaire de Burghölzli, va proposer une nouvelle approche. Il ne conteste pas le rapprochement proposé par Kraepelin, mais seulement l’hypothèse d’une évolution démentielle finale. Il va rechercher un autre élément psychopathologique commun aux entités qui composent la démence précoce (autre que celui de l’évolution démentielle terminale). Et cet élément, il va le trouver chez Freud, et ce sera la spaltung, c’est-à-dire la dissociation ou clivage. Ainsi, l’ensemble des pathologies regroupées auparavant sous le nom de « démence précoce » reçoivent une nouvelle appellation, en rapport avec la spaltung, un néologisme fabriqué par Bleuler pour exprimer sa théorie : la schizophrénie. « J’appelle la démence précoce schizophrénie, écrit Bleuler dans l’introduction de l’ouvrage de 1911, parce que, comme j’espère le montrer, la scission des fonctions psychiques les plus diverses est l’un de ses caractères les plus importants ».
Freud tient aux liens avec Bleuler : c’est le premier représentant de la psychiatrie officielle qui montre de l’intérêt pour la psychanalyse. De plus, Bleuler a comme jeune assistant un certain Carl Gustav Jung, que Freud imaginerait bien comme son successeur. Ainsi, il se donne beaucoup de mal pour atténuer son désaccord profond avec cette conception, et pour ne pas dénoncer l’évident malentendu. Et il y a de quoi.
Par le terme de dissociation, Freud décrit essentiellement, contre la position de Janet, une organisation : la façon dont le psychisme, en évoluant et en se diversifiant, se spécialise en son intérieur en procédant à une sorte de répartition des tâches entre instances séparées. On pourrait dire que pour Freud la spaltung, du moins dans son sens initial, est avant tout la manifestation des pulsions de vie, dans leur tendance à complexifier le vivant par divisions successives, dont chacune crée des lieux psychiques qui effectuent des opérations différentes et qui se trouvent en relations conflictuelles entre eux. En ce sens, il serait possible de considérer que même la spaltung du fétichisme sert des buts de maintien en lien, car même si les parties clivées du moi ne se trouvent pas entre elles en relation de conflit au sens classique du terme, l’aménagement produit par le clivage ne protège pas moins le moi contre une angoisse, et une désorganisation, autrement plus mortifères.
Pour Bleuler, au contraire, la spaltung est la désorganisation, la désagrégation par excellence. Il écrit :
« Ce groupe [le groupe des schizophrénies] est caractérisé par une altération de la pensée, du sentiment et des relations avec le monde extérieur d’un type spécifique et qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. Il existe dans tous les cas une scission plus ou moins nette des fonctions psychiques : si la maladie est franche, la personnalité perd son unité ; c’est tantôt l’un tantôt l’autre des complexes qui représente la personne : l’influence réciproque des divers complexes et aspirations est insuffisante ou tout à fait absente ; les complexes psychiques ne confluent plus, comme chez le sujet sain, en un conglomérat d’aspirations ayant une résultante homogène, mais un complexe domine temporairement la personnalité, tandis que d’autres groupes de représentations ou d’aspirations sont écartés par clivage [spaltung] et totalement ou partiellement inopérants. Les idées aussi ne sont souvent pensées qu’en partie, et des fragments d’idées sont assemblés de façon impropre en une nouvelle idée. Même les concepts perdent leur intégrité, sont privés d’une ou plusieurs composantes, souvent essentielles ; dans certains cas ils ne sont même constitués que de quelques représentations partielles ».
Et pour couronner le tout : on n’est pas encore en 1920 ! On est entre 1907 et 1915, Freud n’a pas encore développé sa conception de la pulsion de mort, il ne veut rien entendre d’un hypothétique mécanisme produisant de la fragmentation dans le psychisme. Et il le dit : dans le Président Schreber, en 1911, il concède d’abord qu’il considère justifiée la démarche de Kraepelin de fusionner les différentes formes de psychoses en une nouvelle unité clinique, mais pense que le terme de dementia praecox « a été choisi d’une façon particulièrement maladroite ». Quant au terme de schizophrénie qui le remplace chez Bleuler, c’est encore pire, il « ne semble bon à utiliser qu’aussi longtemps que l’on ne se souvient pas de sa signification littérale » (c’est-à-dire le « schiz »). En 1909, à l’occasion d’une nouvelle édition de L’interprétation du rêve, il ne peut s’empêcher de remarquer qu’il faut des processus cérébraux destructeurs (tumeurs, accidents vasculaires…) et encore, pour que les associations d’idées se fassent de façon anarchique et incohérente, et que, dans tous les autres cas de figure, l’incohérence apparente est liée à la censure, Jung en ayant apporté la « brillante confirmation » dans des cas de schizophrénie.
En fait, on comprend bien la colère de Freud de l’époque. Il pense qu’il s’est donné bien de mal pour faire comprendre aux psychiatres que les propos incohérents de leurs malades ne sont incohérents qu’en apparence, qu’ils comportent une symbolique et un sens caché tout comme le rêve, qu’il faut travailler dur avec eux pour les décrypter…, et voilà maintenant que l’incohérence, la fragmentation, le « non-sens », devient théorie centrale d’un groupe de pathologies aussi important que les psychoses !
Quelques années plus tard, tout est terminé en quelque sorte. Freud a fait le deuil d’un Bleuler psychanalyste, sans que les deux hommes rompent la communication, alors que Jung, pour sa part, a rompu définitivement avec Freud. Mais de l’autre côté, Bleuler a rompu aussi avec la schizophrénie comme pathologie de la dissociation, considérant sa construction psychopathologique de 1911 comme trop éloignée de la clinique, et trop spéculative ; il préférera se rallier à une psychopathologie plus schématique, faisant de la schizophrénie le terme générique de toutes les psychoses, dont la désorganisation n’en est plus qu’une dimension, qui peut être présente ou pas selon le patient.
La désorganisation aujourd’hui
On a vu que les différentes étapes d’évolution de la notion de dissociation ne permettent pas vraiment de dégager une psychopathologie psychanalytique de la notion de désorganisation aujourd’hui.
La dissociation « première formule » a été totalement intégrée dans les états névrotiques et traumatiques étudiés par la psychiatrie ; en l’occurrence, Janet a pris le dessus sur Freud.
La dissociation « deuxième formule » a été sabordée, en quelque sorte, par Freud lui-même, du fait qu’il a utilisé cette idée de scission, de spaltung, de clivage du psychisme, non pas pour décrire une pathologie, mais l’état naturel d’évolution de tout psychisme. Néanmoins, la clinique kleinienne de la schizophrénie laisse incontestablement place à une part de désorganisation, au sens d’une alternance de mouvements d’identification projective et d’introjection, rendant indéterminées les limites même du moi qui fonctionne sous ce régime ; certains développements d’un auteur comme Thomas Ogden à propos des psychoses vont dans ce sens. Néanmoins, la faible place qu’occupe la notion de narcissisme dans l’approche kleinienne ne nous permet pas d’approcher la désorganisation sous le jour qui lui est le plus caractéristique, à savoir celui du morcellement et de la dislocation du moi.
C’est plutôt la dissociation « troisième formule », celle que Bleuler a adoptée pour décrire la désorganisation schizophrénique, qui va retenir davantage notre attention. Elle constitue en effet une véritable curiosité pour qui s’intéresse à l’histoire des idées, un monument de malentendu conduisant néanmoins à des avancées considérables.
Pourquoi un malentendu ? Parce que, comme on l’a vu, Bleuler, pensant suivre les idées de Freud sur la division du psychisme, utilise la spaltung à contre-sens pour décrire une désorganisation, voire un morcellement, là où Freud voudrait voir le sens d’une organisation cachée. Et ce faisant, il invente à la fois le travail de déliaison et le travail du négatif, à ceci près que ces termes n’existent pas encore à l’époque, et Freud est loin d’imaginer l’avancée de la théorie que représentera la pulsion de mort qu’il proposera quelques années plus tard. Bleuler invente donc, sans la nommer, et bien avant l’heure, la pulsion de mort à l’œuvre dans une pathologie particulière, la schizophrénie, sous le regard réprobateur d’un Freud qui ne croit pas du tout – pas encore – à la possibilité d’un processus destructeur des liens et des sens.
Et Bleuler n’en est pas à un malentendu près dans sa lecture de Freud. Car, dans ce même texte d’introduction de la schizophrénie de 1911, il introduit également le terme d’autisme, à partir de la contraction – contestée par Freud lui-même – du terme d’auto-érotisme. Ce faisant, il est à nouveau à contre-sens car, alors que l’auto-érotisme de Freud est le moment où le moi s’affranchit de l’objet externe pour forger ses propres représentations mentales, de soi-même et du monde, Bleuler en fait, à travers l’autisme, une coupure avec le monde extérieur ; et c’est ainsi qu’il invente aussi la désobjectalisation, élément central des pathologies schizophréniques.
Et enfin, en comprenant toujours aussi mal la psychanalyse, il ajoute un troisième malentendu : il décrit sous le nom d’ambivalence la déliaison des sentiments d’amour et de haine (c’est-à-dire tout le contraire de ce que signifie l’ambivalence chez Freud) ; et, ce faisant, il invente aussi la désintrication (désunion) pulsionnelle.
Etonnant aboutissement donc d’un processus de vaste malentendu. On peut tout à fait soutenir que Bleuler a très mal compris la psychanalyse. Et on peut tout aussi bien soutenir que, malgré cette compréhension défaillante – ou peut-être grâce à elle ? –, il développe des idées que la psychanalyse ignorait presque totalement à l’époque, et qu’elle ne rencontrera que plus tard, au cœur de sa conception des psychoses : la déliaison, la désintrication pulsionnelle, la désobjectalisation, la pulsion de mort – bref, tout le travail de désorganisation du psychisme humain caractéristique de certaines pathologies psychotiques, et très précisément de celles que nous appelons schizophrénies.
Quelle est la place de cette problématique aujourd’hui ? Ces dernières décennies, les psychanalystes qui consacrent leur réflexion spécifiquement sur la schizophrénie en tant que pathologie de la désorganisation du psychisme humain sont devenus rares, et la problématique complexe et entrelacée, initiée par Janet, Freud et Bleuler il y a un siècle, reste partiellement inexploitée. On peut toutefois indiquer au moins deux pistes d’avancement.
La première réside dans la conception post-kleinienne de la spaltung, c’est-à-dire du splitting, c’est-à-dire du clivage : dans l’attaque des liens chez Bion. Dès son premier article traitant de cette question, en 1959, Bion parle des « attaques destructrices que le patient dirige contre tout ce qui a pour fonction, selon lui, de lier un objet à un autre objet ». Sa pensée est très claire :
« J’emploie le mot “lien” parce que je souhaite examiner la relation du patient avec une fonction plutôt qu’avec l’objet qui remplit une fonction ; je ne m’intéresse pas seulement au sein, au pénis ou à la pensée verbale, mais à leur fonction, qui est de faire le lien entre deux objets ».
On est ici manifestement au cœur d’une conception non seulement psychanalytique de la dissociation, mais aussi pourrait-on dire « littérale », la dissociation décrivant l’opposé de l’acte d’associer. Et on voit également que le terme plus contemporain de désobjectalisation a un sens, non seulement de rupture du lien entre moi et objet (ce qu’une notion comme le « retrait narcissique » nous indiquait déjà), mais aussi, et peut-être surtout, de déliaison entre deux objets ou, pour ce qui nous concerne ici, de rupture entre deux représentations traitées, investies par le psychisme, comme objets.
La deuxième piste est la paradoxalité élaborée par Racamier (Les schizophrènes, Payot, 1980), qui a la singularité de décrire un mécanisme de désorganisation circulaire, de désorganisation en mouvement. En effet, telle que conçue par Racamier, la paradoxalité instaure un mouvement très particulier car il n’est, à proprement parler, ni progrédient ni régrédient, et donc il n’est pas dans la temporalité non plus, mais se développe, comme Racamier l’a bien décrit, de façon répétitive, circulaire, sans issue possible, entre deux contraires qui s’ignorent en tant que tels.
Tant et si bien que l’on pourrait considérer que la schizophrénie en tant que trouble spécifique de la désorganisation de la vie psychique, si bien inventée et si mal défendue par Bleuler, revient, grâce à des auteurs comme Bion ou Racamier, à sa source première telle que comprise par Bleuler : à savoir, une désorganisation des associations, une « dissociation » donc au sens propre du terme, ou encore, dans une autre formulation : un trouble central, spécifique, et à nul autre pareil, de la pensée.
Conférences de Sainte-Anne
9 avril 2018