Vassilis Kapsambelis
Psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP,
directeur de la Revue française de Psychanalyse
Janvier 2024
À l’objection évidente, et compréhensible, selon laquelle on ne pourrait évidemment pas prescrire en tant que psychanalyste, on peut tout simplement répondre en inversant la proposition : un psychanalyste qui par ailleurs est psychiatre et qui, à ce titre, prescrit des psychotropes, peut-il réellement le faire sans rester psychanalyste ? Non pas qu’être psychanalyste constituerait une sorte de « seconde nature », inséparable du sujet, qui l’obligerait à mettre du psychanalyste à toutes ses activités, mais parce que les fondements même de la théorie psychanalytique (unité de la personne somato-psychique, intrication entre l’évolution de la personne et la situation de ses rapports avec ses objets, continuum entre le normal et le pathologique, rapports entre les mouvements énergétiques et leur qualification selon la variable plaisir/déplaisir...) nous poussent naturellement à penser la prescription et ses effets en termes métapsychologiques, sauf si on réussit un clivage assez étanche, pas toujours possible et pas forcément bénéfique pour le patient, entre la pensée et l’activité de psychiatre et celles de psychanalyste.
Voici un exemple : une femme d’une petite soixantaine d’années a présenté, ces cinq dernières années, trois épisodes dépressifs d’allure mélancolique, ainsi qu’une période hypomaniaque. Par profession, mais aussi par conviction, elle est hostile aux traitements médicamenteux ; elle est par ailleurs en analyse depuis de nombreuses années. C’est dans ce contexte qu’est instauré, suite à une troisième hospitalisation, un suivi psychiatrique destiné à assurer la prescription médicamenteuse.
Ouvrons ici une parenthèse pour dire que l’on rencontre depuis une ou deux décennies un nombre croissant de patients qui se déclarent d’emblée hostiles à toute prise de psychotropes, alors même que certains pourraient en tirer un bénéfice incontestable. Cette réaction négative est encore plus ample dans des pays comme les États-Unis, où les enquêtes d’opinion montrent une réticence extrêmement répandue à l’égard de ces médicaments ; probablement nous ne faisons que commencer à nous confronter, à notre tour, à ce mouvement. Or, ce mouvement constitue le contrecoup évident d’une certaine façon de présenter les psychotropes qui a été dominante à partir des années 1980 : très profitable (au sens financier du terme) à ses promoteurs, du moins à court terme, elle a aussi introduit certaines modifications majeures dans les rapports de l’homme occidental aux produits psychotropes : propagation d’une idéologie de toute-puissance scientifique (voire scientiste), valorisation d’une efficacité rapide et de plus en plus « opérationnelle » (voire « opératoire » au sens psychosomatique du terme), basculement d’une attente de type « guérison de maladie » à une attente de type « acquisition de bien-être » (Kapsambelis, 1998).
Notre patiente reçoit donc, de mauvaise grâce, un traitement antidépresseur, d’autant plus inévitable qu’il s’agit de prendre le relais du traitement intrahospitalier. Mais le fait qu’elle reconnaisse ce traitement comme nécessaire et inévitable ne le rend pas plus acceptable à ses yeux. Les consultations s’épuisent donc dans des discussions de marchand de tapis sur les posologies (acceptera-t-elle un quatrième comprimé à 25 mg d’un tricyclique classique puisque, manifestement, elle n’est que très partiellement améliorée avec une posologie à 75 mg ?), sur des récriminations concernant les effets secondaires (qui sont absolument envahissants dès le premier comprimé) et, bien sûr, sur la recherche d’une autre molécule, tout aussi efficace, ou présumée telle, mais sans effets secondaires. Le psychiatre suit le mouvement et essaie de faire son travail en bon médecin, c’est-à-dire qu’il oscille entre l’effort pour convaincre sa patiente et l’effort pour réprimer son agacement. De son côté, le psychanalyste en lui, écoute ; il écoute, et surtout il attend. Il attend quoi ? Il attend à peu près ce que l’on attend en analyse : une conjonction, à savoir le moment où certaines lignes de conflit vont converger vers un point culminant, qui est leur point de rencontre avec ce que la personne vit dans le ici et maintenant de sa relation avec son thérapeute : c’est ce que nous appelons le transfert. En l’occurrence, ces lignes de conflit sont au nombre de trois : d’abord, une opposition entre le moi et un surmoi particulièrement cruel et exigeant, interdisant toute amélioration que la personne n’aurait réussie « par elle-même » (donc : « pas de médicaments »), voire toute amélioration tout court ; ensuite, une solide érotisation de l’analité et de sa problématique ambivalentielle autour du médicament (accepter-refuser, prendre-laisser, introjecter-expulser) ; enfin, une opposition inconciliable entre activité et passivité (le médicament est inacceptable du simple fait qu’il se présente comme un ordre, une « ordonnance » comme l’indique l’étymologie, plaçant le sujet dans une situation intolérable de passivité, dont les ramifications, chez cette personne, se prolongent jusqu’à la problématique de la féminité et de la dialectique entre « celui qui donne” et “celui qui reçoit »). Et l’on pourrait éventuellement y ajouter une quatrième ligne de conflit, que l’on peut déduire par les signes les plus manifestes d’un moi en souffrance structurelle (c’est-à-dire sous menace vitale), ce dont témoigne l’investissement hypocondriaque des effets secondaires (notons, à ce propos, que cette ligne de conflit, qui est particulièrement présente dans le travail de prescription avec les schizophrènes, est généralement la plus difficile à élaborer, même si, dans le cas de cette patiente, cette souffrance structurelle s’érotise et donc s’objectalise suffisamment : d’une part, comme auto-sabordage de l’amélioration attendue par le traitement, d’autre part comme plainte et contestation contre la mauvaise prescription).
Ce « point culminant » est atteint après quatre mois de traitement infructueux, et ce, à la façon suivante. La patiente déclare que son rapport bénéfices - inconvénients avec son traitement actuel est absolument exécrable (ce qui est la stricte vérité), et réclame un changement de molécule ; elle en a même trouvé une (qui fait partie des plus prescrites parmi des inhibiteurs de la récapture de la sérotonine) et demande sa prescription. Le psychiatre est évidemment tenté par une réaction d’agacement, voire de rejet (après tout, il n’est pas obligatoire d’aller voir un médecin, et il est inutile d’en voir un, si on ne suit pas ses prescriptions) ; toutefois le psychanalyste en lui, lui conseille d’accepter... Ainsi, on arrête l’antidépresseur tricyclique initial et l’on administre la nouvelle molécule. Pendant deux mois, prescripteur et patiente vivent donc sous des conditions d’inversion du rapport activité-passivité : c’est, en somme, la patiente qui a prescrit, c’est le médecin qui suit. Au bout de ces deux mois, aucun effet bénéfique n’est signalé, malgré une augmentation significative des posologies, il y a même une nette aggravation des troubles ; la patiente est alors désespérée, elle pleure abondamment, les idées de suicide reviennent en force.
Le moment est donc venu pour que le psychiatre propose à sa patiente un récapitulatif de leur brève histoire commune (c’est qu’en psychanalyse correspond, toutes proportions gardées, à une « construction »). Il lui dit que, manifestement, elle a beaucoup de mal à accepter que quelqu’un lui donne quelque chose qui lui fasse du bien. Peut-être parce que ce quelqu’un est un homme ; peut-être parce qu’elle pense qu’il est humiliant en général d’être bien, autrement que par soi-même ; peut-être enfin parce qu’elle pense qu’elle ne mérite pas, de toute façon, d’être bien. Mais comme par ailleurs elle a l’air malgré tout de tenir à la vie, il serait peut-être temps de consentir à une vie un peu plus agréable que celle de son intestin, qui passe son temps à alterner acceptation et rejet de ce qu’on lui donne. La patiente acquiesce avec un léger sourire – la discrète pointe d’humour ne lui a pas échappé – et ce petit quelque chose de mouvement affectif de sa part est considéré par le clinicien comme un indice du fait que sa parole a été réellement entendue. On arrête donc le deuxième antidépresseur. Mais quoi prescrire à la place ? Le psychiatre a envie de revenir au tricyclique initial, qu’il considère comme plus sûr dans ses effets antidépressifs (et prescrit lors de la première période de traitement à des posologies insuffisantes). Mais le psychanalyste en lui l’interroge quelque peu sur cette « envie », par ailleurs parfaitement fondée au plan clinique – il lui dit en quelque sorte que si un mélancolique lui donne des envies, c’est qu’elles doivent être sadiques. Il lui conseille donc de ne pas trop pousser son avantage. Ainsi, c’est une troisième classe d’antidépresseurs qui est finalement sollicitée, parmi les plus récentes (et, il faut bien le dire, pas parmi les plus foudroyantes en efficacité). Moyennant quoi, la patiente s’améliore de façon très nette, avec une posologie assez modérée, elle part en vacances, elle arrive même à reprendre son travail, et on a le sentiment que, d’une certaine façon, un cap a été franchi.
On peut se demander si cette brève histoire clinique montre réellement ce qu’est « prescrire en psychanalyste ». Oui et non. Oui, si l’on tien compte de la terminologie utilisée pour en rendre compte : on a bien fait appel au surmoi, à l’analité, au sadisme, au couple activité-passivité, au contre-transfert... Mais la formalisation d’une expérience n’est pas l’expérience elle-même, et ce qui se passe entre deux psychismes qui entrent en relation n’a pas attendu l’invention de la psychanalyse pour avoir lieu. Un médecin pleinement imprégné de sa fonction, capable d’entendre et d’utiliser de façon thérapeutique ses propres attitudes émotionnelles face à ses patients – et par ailleurs sans rapport d’expérience ou de connaissance avec la psychanalyse, aurait sans doute mené ce traitement de façon assez proche. Nous connaissons tous des médecins qui ont cette « intelligence de l’humain » nécessaire à l’exercice de leur art, cette capacité à sentir l’autre qu’ils ont en face d’eux, à dialoguer par les paroles et par les gestes avec lui, à entrer en relation avec ses mouvements affectifs et corporels par-delà les mots échangés, et de ce fait, à ajuster leur investigations comme leurs interventions thérapeutiques au plus près de ce qui est l’objectif contractuel de leur rencontre, à savoir l’objectif de guérison.
Il est question de médecin, et pas de psychiatre. Non pas pour dénier la spécificité de la psychiatrie en tant que « pratique de l’esprit humain » (Gauchet et Swain, 1980), mais parce que prescrire renvoie certainement à ce que les psychiatres ont le plus en commun avec leurs collègues médecins, les uns et les autres se rencontrant précisément dans cette autorisation qui leur est donnée par leur fonction sociale à intervenir et à interagir avec le corps de celui qui s’adresse à eux. En effet, prescrire dans les conditions spécifiques de la psychiatrie ne doit pas nous faire oublier que le médicament est par essence une intervention médicale et que, par conséquent – et quel que soit l’appareil auquel celle-ci est finalement destinée, en l’occurrence, l’appareil psychique – il s’adresse en première instance au niveau du corps. Ce qui signifie que le psychiatre ne peut pas faire l’économie d’une conception psychiatrique du corps, s’il veut intégrer sa prescription dans cette « pratique de l’esprit humain » qui est son métier. Et même : s’il pense pouvoir se passer de cette intégration du corps dans sa conception psychiatrique, c’est cette dernière qui va finir intégrée dans une conception du corps étrangère à la spécificité de l’esprit humain. C’est sans doute ce qui est en train de se passer à partir d’une certaine conception des neurosciences, conception dans laquelle le mind est totalement confondu au brain.
En quoi tout cela concerne-t-il la question « prescripteur et psychanalyste » ? Contrairement à une idée assez répandue, et souvent répétée dans l’enseignement psychiatrique, la psychanalyse n’est, ni une théorie de la psychogénèse, ni un modèle de l’influence du milieu sur le psychisme humain. La psychanalyse, telle que Freud l’a conçue, est un ensemble de conceptions qui ont l’ambition de décrire la spécificité de l’appareil psychique humain à partir de ce que notre qualité d’organisme vivant et de mammifère représente comme exigence de travail pour cet appareil psychique (Angelergues 1980, 1989). Ceci l’a conduit, non seulement à construire un grand nombre de concepts psychologiques originaux, susceptibles de décrire cet appareil psychique spécifiquement humain, mais aussi à formuler un certain nombre d’hypothèses concernant le type de limitations et d’exigences que représente notre corps de mammifères pour notre psychisme humain : autrement dit, à construire un certain nombre d’hypothèses concernant notre corps, notre biologie, tels qu’ils sont perçus, « vécus », représentés, formulés, du point de vue de notre psychisme : donc, notre corps et notre biologie « imaginaires », bien que, comme nous le savons, particulièrement agissants dans les événements somato-psychiques qui nous affectent. Et c’est en cela que la psychanalyse peut nous être utile, spécialement lorsqu’il s’agit de prescription médicamenteuse en psychiatrie.
Quelle idée notre psychisme se fait-il de notre corps, et quels concepts sont-ils les plus à même de la décrire ? Freud a construit de nombreux concepts de ce type, plus ou moins contenus dans ce que nous appelons ses hypothèses pulsionnelle et économique, et ces concepts s’intriquent avec d’autres, comment le couple déplacement-condensation, la projection, le plaisir d’organe et l’auto-érotisme, etc. Les limites de cet exposé ne permettent pas de les passer exhaustivement en revue et de les interroger dans le sens d’une exploration des effets des médicaments psychotropes. Nous allons donc nous contenter du premier d’entre eux, celui qui apparaît comme le plus fondamental. Et ce premier élément de notre vie psychique en provenance de notre biologie est bien sûr l’élément qui nous pousse, qui « nous fait courir » – à savoir nos besoins et nos désirs –, et qui pourvoie aux fonds nécessaires à notre fonctionnement. Pour cet élément premier, Freud a utilisé occasionnellement le terme d’ « instinct », mais qui correspondrait davantage à la notion de « besoin ». Et effectivement, l’instinct provient du latin instinctus, issu du grec, et signifie « incitation, impulsion, inspiration », du verbe « inciter, pousser » : ce qui « nous fait courir » donc. Toutefois, il lui a largement préféré le terme de « pulsion », qui correspond mieux à notre notion de « désir », étant entendu que dans son esprit il y a, dans notre expérience immédiate de nous-mêmes, une différence plus ou moins grande, mais pas un fossé infranchissable, entre « besoins » et « désirs » (ce que la psychopathologie nous démontre régulièrement).
Ces besoins ou désirs (on peut, à ce niveau de la discussion, les considérer comme interchangeables) se manifestent donc à nous, c’est-à-dire à notre psychisme, comme quelque chose qui nous pousse, assorti d’un apport énergétique dont nous ignorons la provenance, mais qui est pourtant là, et nous permet de nous lever le matin, de nous activer, de travailler, d’aimer, de s’amuser – bref, de vivre.
Dès l’introduction des psychotropes modernes, les psychanalystes ont perçu la possibilité de formuler leurs effets sur le psychisme en termes d’action « pulsionnelle » ou « énergétique », et certains psychiatres et psychanalystes américains (Ostow, 1961) avaient même proposé un modèle assez simple, mais non dépourvu d’intérêt pratique et didactique, classant les psychotropes selon un axe « réduction-augmentation énergétique » : les neuroleptiques seraient le prototype d’agents réduisant la quantité énergétique (d’où leur effet curatif sur les états maniaques qui, selon ce modèle, sont des états traduisant une « pléthore » énergétique), les antidépresseurs seraient des energizing drugs, efficaces, par conséquent, sur les états dépressifs, états de « déplétion libidinale ». Quant aux effets des uns et des autres sur les états psychotiques, ils seraient déductibles de ce modèle : dans la mesure où on peut observer, dans certains états psychotiques (bouffées délirantes, poussées évolutives de schizophrénie) une situation d’accroissement et de dépense énergétiques, les neuroleptiques leur sont utiles, tout comme les antidépresseurs pourraient être utiles dans des états psychotiques caractérisés, au contraire, par l’appauvrissement idéique, l’émoussement affectif et le désinvestissement. Mais comme, par ailleurs, les états psychotiques ne se caractérisent pas uniquement, ou principalement, par leurs variations énergétiques, ni les neuroleptiques, ni les antidépresseurs ne s’avèrent pleinement curatifs dans ces pathologies, contrairement à leurs effets nettement plus satisfaisants dans les pathologies de l’humeur. Racamier, plus prudent, et surtout plus dynamique dans sa compréhension, disait à peu près à la même époque que, dans les états psychotiques, c’est avant tout l’ampleur de l’angoisse qui représente une considérable déperdition énergétique, tant et si bien que les neuroleptiques pourraient être assimilés à des agents permettant une sorte d’ « épargne énergétique psychobiologique » (Racamier et Baudrand, 1954).
Toujours est-il que ce modèle « énergétique » n’est pas sans pertinence dans ce qui fait notre pratique quotidienne. On a bien l’impression que, traiter un maniaque, c’est avant tout lui permettre de souffler, et on craint pour lui de le voir s’écrouler un jour, totalement exsangue après une telle orgie. De même, on regarde souvent avec appréhension l’extraordinaire énergie que nos psychotiques dépensent à délirer, et plus généralement à rendre compliquées les choses de la vie courante qui sont simples pour la plupart d’entre nous ; on a bien l’impression que les neuroleptiques les aident à modérer quelque peu cette sorte de dépense inconsidérée et, d’ailleurs, lorsque notre envie de les soulager, ou notre inquiétude, ou notre peur, nous conduisent à dépasser les limites de la posologie appropriée, nous avons bien l’impression que notre prescription les a un peu trop « éteints ». A. Jeanneau dit que, prescrire, c’est répondre à une pulsion par une pulsion (Jeanneau, 1993), ce qui explique sans doute pourquoi, parfois, la prescription peut frapper tout aussi fort... Et enfin, face à une dépression, nous avons bien l’impression d’une sorte de « panne énergétique » et il est impressionnant de constater le nombre de métaphores de ce type qu’utilisent les patients déprimés (« la batterie à plat »), d’autant plus que, lorsque la prescription réussit, c’est également en termes de reprise énergétique et d’activité retrouvée qu’ils expriment leur amélioration.
Seulement voilà : le modèle, bien que simpliste, est bon, mais surtout « lorsque la prescription réussit » – et c’est bien là le problème. Car, si on fait l’hypothèse que les psychotropes agissent à un niveau tellement fondamental et « en amont » en quelque sorte de la vie psychique, au niveau de la source énergétique, au niveau de la « pulsion » (ce concept-limite entre le psychique et somatique, comme disait Freud) – à un niveau donc où, à priori, les différences individuelles tendent à s’estomper – comment comprendre qu’ils puissent réussir dans certains cas, échouer dans d’autres ? Comment comprendre que de « energizing drugs », comme disaient les psychiatres américains, et comme semble le dire la plupart de nos patients, soient si inexplicablement inégaux d’un individu à l’autre ?
Ouvrons ici une parenthèse pour répondre par avance aux objections que peut soulever cette interrogation. Bien sûr que nous sommes loin de tout savoir sur les sites d’impact synaptique des différentes substances psychotropes que nous utilisons, et surtout sur la façon dont ces sites se combinent dans le produit antidépressif final ; il est certain que nous sommes loin de pouvoir formuler les états dépressifs en de termes neurobiologiques. Donc, en toute rigueur, nous ne savons pas pourquoi ils sont efficaces chez telle personne et inefficaces chez telle autre, cliniquement semblable à la précédente. De l’autre côté, l’hypothèse « pulsionnelle » n’est pas, elle non plus, suffisante du point de vue psychanalytique pour rendre compte des effets des psychotropes, et il est certain qu’il faudrait mobiliser de nouveaux concepts pour la complexifier et la rendre plus proche de l’observation clinique. La réflexion proposée ici est donc à prendre pour ce qu’elle est, à savoir un exposé de clinique psychanalytique (sur les phénomènes observés lors de la prescription des psychotropes) à partir d’une seule hypothèse, dont le seul mérite est de se rencontrer assez largement dans cette biologie imaginaire que nos psychismes, et ceux de nos patients, construisent pour rendre compte de leur rapport à leur corps.
Si l’on admet ces limitations dans notre propos, et si on décide néanmoins d’avancer, que nous dit-elle, cette clinique psychanalytique ainsi utilisée ? Elle nous dit la chose suivante : tout comme les neuroleptiques, et comme la totalité des produits psychotropes, les antidépresseurs, malgré les apparences, « marchent » toujours ! Car, dans son expérience la plus courante, tout prescripteur admettra qu’il n’a pratiquement jamais vu de patient qui, après l’administration d’un traitement à de posologies plus ou moins usuelles, soit resté sans réaction : il se passe toujours quelque chose ! La plupart du temps, il se passe ce que nous espérons, à savoir un effet antidépressif ; nous sommes contents, le patient aussi, la cure se poursuit, puis se termine, et nous n’en demandons pas plus. Mais, souvenons-nous de notre patiente du début de cet exposé : elle restait déprimée, certes, avec le tricyclique initial ; mais tout son corps vibrait : tremblements, constipation, secousses musculaires, irritabilité, sub-excitation désagréable – la quasi totalité de son appareil neuro-végétatif et musculaire était de la partie, le tout accompagné d’une sorte d’effervescence mentale qui, à défaut d’euphorie, se traduisait par un inconfort psychique qui oscillait entre l’anxiété et l’agressivité. Manifestations qui sont loin d’être rares sous antidépresseurs, que l’on observe assez souvent, bien qu’en général de façon fugace, lors d’une phase précise du traitement (celle que nous appelons communément la phase de la levée de l’inhibition avant l’inversion de l’humeur), et qui parfois s’amplifient et deviennent prédominantes, notamment lorsque l’inversion de l’humeur ne se produit pas.
Il existe une riche bibliographie sur ce que nous appelons, en psychanalyse, une « réaction thérapeutique négative », concept qui pourrait éclairer ce qui s’est produit avec le premier antidépresseur chez cette patiente ; cette notion pourrait même, de façon plus générale, permettre de jeter un regard nouveau sur la question des dépressions dites résistantes, car à la notion quelque peu statique et étroite de « non-réponse au traitement », il substitue la question bien plus intéressante d’une réponse qui se produit bel et bien, mais sous forme « négative », c’est-à-dire sous forme d’aggravation, d’intolérance, voire même sous forme de fuite, d’interruption du traitement, etc. On ne peut ici que renvoyer à cette question d’ordre thérapeutique et technique qui concerne, sans aucun doute, aussi bien les psychothérapies que les chimiothérapies. Et reprendre le fil de notre réflexion à partir de l’hypothèse « énergétique » qui nous intéresse, pour proposer l’idée suivante : et si on supposait que les antidépresseurs avaient effectivement « marché », dès la première cure de tricycliques, chez notre patiente ? Et si on supposait que ce que les antidépresseurs avaient à faire comme travail – disons, puisque nous connaissons mal leur action sur la biochimie cérébrale : une certaine modification au niveau de ce qui est perçu, in fine, comme apport énergétique – l’ont effectivement réalisé. Mais à ceci près, qui fait toute la différence entre réaction thérapeutique et réaction thérapeutique négative, que cette « énergie » ainsi recouvrée avait servi, avait été « versée » vers des manifestations autres que celles auxquelles on s’attendait d’un point de vue thérapeutique ?
Dans un de ses premiers textes, Freud (1895b) avait ouvert un champ d’investigation qui prolongeait certaines réflexions déjà présentes dans l’Esquisse de la même année. Comme il était essentiellement préoccupé à l’époque par l’établissement de l’autonomie de la névrose d’angoisse et son rattachement à l’ « étiologie sexuelle », il a peu repris ces réflexions, qui ouvraient pourtant sur la question de la sensation corporelle en tant qu’événement somatique, et de ses rapports avec la variable plaisir/déplaisir. Freud remarquait donc, dans ce texte, que les modifications physiologiques qui accompagnent une crise d’angoisse sont très proches, en tant que telles, de celles qui sont constatées lors du coït : « La conception développée ici [l’étiologie sexuelle de la névrose d’angoisse] présente les symptômes de la névrose d’angoisse dans une certaine mesure comme des succédanés de l’action spécifique faisant suite à l’excitation sexuelle, et qui a été omise. Je rappelle, en outre, à l’appui de cette conception, que dans le coït normal aussi l’excitation se dépense conjointement comme accélération de la respiration, battements de coeur, bouffée de sueur, congestion, etc. Dans les accès d’angoisse correspondant à notre névrose, on rencontre la dyspnée, les battements de cœur, etc., du coït, isolés et accrus ». Ce que nous pouvons traduire à la façon suivante : au plan somatique, un certain nombre de manifestations peuvent se produire (se produisent continuellement, en fait), et deviennent perceptibles à partir d’un seuil, c’est-à-dire lorsqu’elles atteignent une certaine intensité, autrement dit à partir d’une certaine quantité. Mais au moment où cette excitation corporelle atteint le seuil de la perception et devient, de ce fait, consciente, c’est-à-dire sensation, il se produit invariablement une deuxième opération, que s’apparente à une opération de qualification : pour entrer dans l’espace psychique, la sensation doit impérativement entrer dans un certain nombre de catégories (agréable-désagréable, inquiétant-apaisant, triste-gai, etc.), ce qui, en dernière analyse, signifie qu’elle sera située sur l’axe de la variable plaisir - déplaisir (rares sont les êtres humains qui, à l’instar de certains autistes, semblent parvenir à faire pénétrer une excitation corporelle dans l’espace de leur conscience, sans qu’aucune qualification ne lui soit conférée). C’est cet ensemble d’opérations que, dans l’Esquisse, Freud appelle la « transformation des quantités en qualités » (Freud, 1895a), et c’est pour rendre compte, entre autres, de cette transformation qu’il a introduit le principe de plaisir comme principe général du fonctionnement mental, ce principe présidant les opérations de qualification.
Les particularités de l’esprit humain : ses rapports à la parole, instrument par excellence de qualification ; son rapport à son histoire passée et notamment à ses expériences somato-psychiques infantiles, au cours desquelles il acquiert ses premières qualifications ; le fait même que ces premières qualifications proviennent, le plus souvent, d’autrui, à savoir des humains de l’entourage immédiat ; mais aussi d’autres particularités, comme par exemple sa double identification masculine et féminine, ou encore son aptitude à produire des significations agissantes, etc. — ces particularités donc font que les quantités qui circulent à l’intérieur de son organisme peuvent exister dans une relative indétermination eu égard à leur éventuelle qualification. Ce qui signifie que la qualification peut, « à quantité égale » si l’on peut dire, varier non seulement selon l’individu, mais aussi chez le même individu selon le moment, selon le contexte, etc. Affirmation dont nous avons tous l’expérience la plus communément partagée, puisque nous savons que lors de la prise de notre psychotrope préféré, à savoir du vin, nos réactions, nos états émotionnels, nos sensations de plaisir ou de déplaisir peuvent extrêmement varier selon notre prédisposition psychique, notre compagnie, l’état d’esprit dans lequel nous buvons, etc.
Or, de toutes les particularités de l’esprit humain rapidement énumérées plus haut, il en est une qui est d’une grande importance pour la question qui nous intéresse ici : il s’agit de ce fait, selon lequel l’autre humain, celui qui accompagne nos premiers pas dans notre appropriation de nos expériences corporelles et plus généralement physiques, nous abreuve à chacun instant, nous distille jour après jour, ses propres qualifications de nos expériences physiques à nous ; ce qui signifie, non seulement qu’il nous entraîne de ce fait dans cette identification « forcée » qui fait de l’humain un humain, mais que, en outre, il forme notre psychisme à partir de ce qu’il a déjà imaginé, désiré, souhaité, fantasmé, etc. à notre sujet. Tant et si bien que l’on pourrait dire : dans la mesure où les qualifications, historiquement, sont établies chez l’être humain à travers la parole « qualifiante » d’un autre humain (de ceux et de elles, avec lesquels il a fait l’apprentissage de ses premières expériences de qualification de ses événements corporels), c’est probablement dans le dialogue interne et externe avec un autre humain que l’être humain continue, tout au long de sa vie, à qualifier les expériences corporelles que diverses situations, dont la prise de psychotropes, produisent en son intérieur et demandent leur « prise en charge », leur représentation au niveau de sa vie psychique.
En conclusion : les psychotropes nous permettent de manipuler des quantités. Probablement, certainement même, la finesse de leur action, bien qu’inférieure à nos attentes et parfois à nos illusions de médecins, est malgré tout supérieure à celle d’une simple modification de ces quantités en hausse ou en baisse, selon le modèle énergétique que nous avons utilisé aujourd’hui comme fil conducteur. Sans doute, les psychotropes permettent-ils un certain nombre d’actions plus évoluées, toujours au niveau des quantités : ils interfèrent avec la fluidité de ces quantités, et donc avec la mobilité des investissements et, indirectement, avec les mécanismes de liaison, de déplacement et de condensation (Dubor, 1975, Kapsambelis, 2002) ; ils facilitent notre faculté à la projectivité (Jeanneau (1980) a étudié cette question en rapport avec leurs effets sur les affects) ; ils s’intriquent avec l’ensemble des processus somato-psychiques que recouvre la notion d’auto-érotisme (Guyotat (1970, 1972), puis Kapsambelis (1994, 1999, 2002) ont développé les rapports entre effets neuroleptiques et reconstitution des investissements narcissiques et, à un autre niveau, cette intrication de leurs effets avec les mécanismes auto-érotiques apparaît à nouveau dans leurs dérives addictives).
De ces quantités, nous ne savons presque rien : pas plus les psychanalystes, qui les utilisent comme des concepts-limites, nécessaires au développement de la théorie, que les neuroscientifiques, ce qui est compréhensible pour une discipline, la psychopharmacologie, qui s’est développée à partir de découvertes fortuites (il suffit de rappeler que lorsque les neuroleptiques sont inventés, on ignore même que la dopamine est un neuromédiateur central). Mais pour ce qui concerne le psychiatre, et la pratique thérapeutique qui lui est propre, la question la plus importante n’est pas exactement celle de la connaissance de ces quantités. Sa question à lui est comment, à partir de quel moment, sous quelles conditions, selon quelles articulations, ces quantités, quelles qu’elles soient, se transforment-elles en qualités – ce qui, en définitive, est le seul événement qui compte pour notre psychisme, dans la mesure où seules les qualités des expériences vécues, que celles-ci soient d’origine interne ou externe, sont déterminantes pour que notre jugement les classe selon l’axe agréable-désagréable, c’est-à-dire selon la variable plaisir/déplaisir. Certes, notre travail de médecins exige de nous un certain formalisme de la pensée, un certain guide de la pratique, qui nécessite de séparer, par exemple, effets thérapeutiques et effets secondaires, effets psychiques bénéfiques et effets psychiques dangereux, etc. Toutefois, pouvoir rester sensible aux effets des psychotropes (aux expériences corporelles qu’ils produisent, aux sensations qu’ils induisent) en tant qu’un tout indissociable, pouvoir imaginer ce « tout » basculant d’un côté ou de l’autre de l’axe plaisir/déplaisir à partir d’opérations de qualification qui, elles, sont relativement indépendantes des psychotropes, et surtout, pouvoir s’insérer dans le travail interne de qualification que fournit le sujet et en devenir un de ses principaux coproducteurs – voilà ce qui pourrait être considéré, en fin de compte, être prescripteur et psychanalyste.
Références bibliographiques
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