Conférence de Saint-Anne CSA04 — Marika BOURDALOUE : « Pouvoir jouer » le psychodrame psychanalytique du 13/02/2023
« Dis maman on joue ?
On joue mais on joue à quoi, on joue à n’importe quoi
Moi je serais la maman et toi tu serais l’enfant
Tu obéirais toujours, toujours, toujours, toujours.
(…) Allez on joue plus à ça, donne-moi du chocolat,
Et puis je jouerai tout seul, tout seul, tout seul, tout seul.
Dis maman, on joue ? »
Anne Sylvestre Chanson pour jouer
INTRODUCTION
Si d'aucuns semblent voir l’origine de la psychanalyse et du psychodrame dans Les nuées et les guêpes d’Aristophane, il semblerait que, pour le psychodrame, tout commence véritablement à Vienne avec J.L Moreno lorsqu’en 1920 il crée le Théâtre Impromptu, véritable journal vivant dans lequel les participants interprètent des rôles correspondant aux faits de l’actualité. Si, au départ, son créateur ne lui confère aucune visée thérapeutique, l’histoire d’une jeune femme, Barbara, lui insuffle l’idée de ce qui deviendra le psychodrame thérapeutique. Jeune mariée, elle interprète avec talent et plaisir les rôles d’ingénue. Cependant, son époux, Georges, confie à J.L Moreno ses problèmes de couple. La douce Barbara serait violente et vulgaire dans l’intimité. Moreno a l’idée de faire jouer la haine et la violence à la jeune femme. A la maison, Georges constate que sa femme se calme, le couple va mieux, le psychodrame est né.
Freud et Moreno se croisent une fois au moins, en 1912, et l’arrogance du second, au sortir d’une conférence donnée par le maître viennois, lui aurait fait dire :
« Je commence là où vous vous arrêtez, vous rencontrez les autres dans le cadre artificiel de votre cabinet ; je les rencontre chez eux dans leur milieu habituel. Vous analysez leurs rêves, j'essaye de leur insuffler le courage de rêver encore. »
En France de nombreux analystes, d’enfants et d’adolescents en particulier, s’intéressent à cette approche thérapeutique, alternative à la cure de parole, pour les structures psychiques et les âges auxquels le cadre classique ne semble pas offrir les conditions d’un travail thérapeutique adapté. Didier Anzieu, Serges Lebovici, Evelyne Kestemberg ou encore René Diatkine en sont les premiers expérimentateurs et théoriciens. A leur suite, Gérard Bayle, Isaac Salem, Nadine Amar, Fabienne de Lanlay, pour ne citer qu’eux, approfondissent et caractérisent les différentes formes de cadres psychodramatiques. (Par manque de temps et pour faire la place à la clinique je ne développerai pas les différents cadres psychodramatiques ce soir mais seulement, succinctement, l’individuel, qui est le plus courant et celui du cas clinique au cœur duquel je vais vous inviter). Individuel, individuel en groupe, groupal, et même exploratoire avec Aleth Prudent, ces approches se précisent et s’adaptent comme autant d’expérimentations, et de théorisations, toujours au service de la recherche d’une offre analytique adaptée aux besoins de traitement de patients pour lesquels il y a nécessité à penser le cadre autrement. Des sujets chez lesquels le fonctionnement psychique ne s’organise pas de façon privilégiée autour de l’attracteur œdipien et du refoulement mais dont la problématique narcissique, les défenses de caractères, les défauts de mentalisation, le recours à l’agir (pour ne citer que quelques exemples) caractérisent le fonctionnement psychique. Pour le dire différemment, le psychodrame s’adresserait à des patients pour lesquels le rapport singulier à l’affect empêche le déploiement d’une névrose de transfert car ils ne peuvent pas se raconter leur histoire et transfèrent des fragments d’affects, d’émois, de décharges émotionnelles déliées, dans un « en-deça » de la constitution d’un domaine intermédiaire interne.
Pour Introduire LE PSYCHODRAME INDIVIDUEL
1- Le meneur de jeu ou analyste principal qui est avant tout le garant du cadre. Il débute et clos la séance. Veillant au respect des règles, il délimite les temps de l’avant et de l’après, ainsi que ceux de l’espace du dedans et du dehors. C’est lui qui, après avoir consulté ses collèges, décidera de la fréquence, des horaires et de l’aménagement des séances, généralement en individuel, la séance est hebdomadaire et dure 30 minutes.
Durant le jeu, il veille à sa qualité, et peut agir sur le scénario initial en envoyant d’autres personnages. C’est lui qui arrête le jeu lorsqu’il lui semble source d’une trop grande excitation ou à l’opposé lorsque qu’il devient répétitif et stérile, renforçant un système défensif. Il peut, en outre, répondre aux signes et regards du patient lorsque ce dernier sort du jeu, sollicitant son soutien. Il décide, donc, du début, de la fin et éventuellement de la reprise d’une scène. La plupart du temps, le meneur de jeu choisit d’interrompre une scène à un moment qui fait sens. Il s’agit d’une partie de sa fonction interprétative. C’est l’utilisation de la scansion dans le jeu.
A l’issue d’une scène, il échange avec le patient sur ses éprouvés et fait émerger les liens associatifs amenant vers un autre jeu. En dehors du jeu, il est donc l’unique interlocuteur du patient et le seul à proposer des interprétations directes et de transfert.
Tout ce qui vient à l’esprit du patient peut se jouer mais il n’est pas rare que l’analyste lui-même propose une scène et verbalise ce qui, dans ce qui vient d’être dit le conduit à cette offre. L’analyste principal assume alors la double fonction d’interprétation et d’étayage, que l’on peut qualifier de holding au sens winnicottien du terme. Il est aussi le soutien narcissique du patient et le vecteur du transfert.
2- Les acteurs cothérapeutes De façon un peu provocatrice ou du moins ludique, j’ai choisi de ne citer ni Freud, ni quelque illustre philosophe grec en épigraphe de cette présentation, mais l’extrait d’une comptine d’Anne Sylvestre pour vous introduire à penser ensemble la singulière disposition psychique de l’analyste psychodramatiste lorsqu’il est acteur cothérapeute. Il doit se laisser habiter par la psychée du patient de façon à aller chercher en lui des personnages atemporels de sa scène psychique (au sens de Joyce Mc Dougall) afin de les laisser dialoguer avec ceux du patient et représenter quelque chose de cette problématique au travers d’un rôle. Car l’acteur n’a aucun contact direct avec le patient et n’interagit avec lui qu’à l’intérieur du jeu au travers des rôles qui lui sont attribués. La qualité de l’analyse de l’analyste, sa capacité à laisser émerger et jouer tranquillement avec les aspects les plus intimes et dérangeants de son organisation pulsionnelle sont, en psychodrame, plus que dans tout autre forme d’approche thérapeutique, ici convoquées.
La pratique du psychodrame, pour l’analyste, nécessite donc un certain nombre de compétences et de capacités spécifiques. En effet, il aura à assumer d’entrée, une rencontre avec le patient qui ne se fait pas seulement dans un échange verbal mais aussi à travers un ensemble d’expressions corporelles et affectives mettant en jeu le corps en mouvement.
Leur première fonction est l’accompagnement narcissique du patient dont ils soutiennent le Moi. Pour cela, l’analyste devra mettre à l’épreuve ses capacités identificatoires au patient et à ses imagos devenant un Moi-auxiliaire dans le jeu afin que le patient puisse y retrouver quelque chose de son propre fonctionnement. En effet, comme dans toute démarche analytique, le psychodrame a pour objectif de favoriser, chez le patient, la mise en lumière des processus internes qui l’animent aidé par le double rôle d’acteur et d’interprète des cothérapeutes. Il s’agit en quelque sorte d’engendrer des représentations c’est-à-dire une incarnation symbolique et symboligène des contenus qui en étaient privés. Dans cette perspective, les gestes comme les actions plus complexes seront seulement figurés, aucun objet réel ne sera utilisé. Cette amorce gestuelle a pour fonction de stimuler l’activité psychique du patient qui la complètera mentalement en lui donnant sens.
Il ne s’agit donc en aucun cas d’une performance d’acteur ou de mime. Au contraire, il y aura toujours un décalage entre le scénario imaginé par le patient et la représentation qu’en donne le psychodramatiste : écart nécessaire afin de protéger le patient d’une assimilation du jeu à réalité.
Dans le psychodrame, les deux conditions de l’interprétation freudienne sont remplies différemment. En effet, l’interprétation « doit être donnée PAR le jeu et non DANS le jeu. C’est-à-dire qu’il [l’analyste psychodramatiste] lui faut jouer le contenu de l’interprétation en gommant sa verbalisation habituelle. »[1] En d’autres termes, le jeu prend valeur d’interprétation, en mettant en scène, par exemple, le désir inconscient du patient et les résistances qui s’y opposent. Il est alors confronté à un monde à la fois connu et étranger qui rappelle ce que S. Freud a qualifié d’Inquiétante étrangeté.[2] Ce moment de flottement signe le passage du refoulé à la conscience. Précisons que l’acteur-cothérapeute est libre des interprétations qu’il propose par son jeu et il n’y a pas une seule bonne interprétation. En effet, il a le choix de suivre ou de différer voir de contredire les directives du patient. Ceci lui permet d’être ainsi confronté à une mise en lumière de ses systèmes défensifs. La déstabilisation que cela provoque chez le patient est aussi propice à l’émergence d’un insight.
En somme, l’analyste psychodramatiste accomplit dans le jeu la double tâche qui consiste à s’accorder une liberté d’expression propre tout en suivant au plus près, les mouvements psychiques du patient afin de les favoriser. Cette technique convoque donc la liberté d’association de l’analyste et sa créativité singulière.
3- Le premier protagoniste du psychodrame est avant tout le patient lui-même. Si nous recourons à la métaphore théâtrale, le patient est à la fois scénariste, metteur en scène, casting et acteur. Mais la métaphore s’arrête là et le patient, qui est le seul à pouvoir se représenter lui-même dans une scène, ne jouera jamais seul. Il peut prendre son propre rôle, celui d’une partie de sa personnalité, demander à l’un des cothérapeutes de jouer son rôle, ou encore assumer un autre rôle que le sien. Enfin, il peut représenter un élément de décors si l’inhibition à jouer est trop grande. Il est aussi le seul qui pourra être doublé, c’est-à-dire qu’un analyste jouera une voix off, pour verbaliser des pensées supposées du patient.
Pour le patient, prendre un rôle, est une attitude à la fois physique et psychique correspondant à la position du sujet dans sa vie et en lui-même. Le rôle est totalement lié à la posture. Le jeu psychodramatique permettrait au rôle d’exister et donc au Moi de ne plus être agi par le rôle mais de le jouer. Prendre un rôle c’est donc commencer à l’assumer qu’il soit celui d’une imago ou d’une partie de soi…
Enfin au psychodrame on peut « tout jouer », corolaire du tout dire de la cure type mais on fait « comme si » et on ne se touche pas.
Freud, S. (1910) A propos de la psychanalyse dite « sauvage » in La technique psychanalytique. Paris : PUF, 1994, p. 40, 41.
« 1° Grâce à un travail préparatoire, les matériaux refoulés doivent se trouver très rapprochés des pensées du patient ; 2° l’attachement du patient au médecin(transfert) doit être assez fort pour que ce lien sentimental lui interdise une nouvelle fuite. »
[1]Bourdaloue, M., Danon-Boileau, H., Ochonisky, J. (2000) Contre-transfert et psychodrame analytique in Psychodrame analytique, conférences 2000. Paris : ETAP.
[2]Freud, S. (1919) L’inquiétante étrangeté in Essais de psychanalyse appliquée. Paris : Gallimard.
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