Conférence donnée en visioconférence le lundi 14 février 2022
Je vous propose ce soir de nous intéresser aux effets des nouvelles configurations parentales sur la construction des liens précoces autour de la naissance. Autrement dit, d’apporter des appuis à la réflexion sur les processus qui conduisent à devenir parent, les liens parents-enfants et la construction psychique de l’enfant. Face aux nombreuses et nouvelles façons de « fabriquer » les enfants et de « se construire » parents, il nous paraît utile de tenter de se représenter les processus psychiques des acteurs en présence.
Autrefois, les naissances appartenaient au destin, événements incontrôlables, conduisant tout un chacun à s’arranger avec ce que lui imposait les limites de la nature, de son corps, les aléas de ses rencontres amoureuses et sexuelles, dans un environnement culturel et une organisation sociale déjà là. Devenir parent était une traversée joyeuse ou résignée, comblée ou inquiète. Depuis une trentaine d’années, les découvertes médicales dans le champ de la procréation entremêlées à un mouvement de désinstitutionalisation de la famille, conduisent à une diversification des modèles de parenté. Ces derniers ne s’imposent plus comme une norme, chacun semblant conduit à inventer sa façon d’être parent. La planification des naissances est entrée dans les mœurs, contribuant largement au progrès de l’accueil et du statut de l’enfant. Mais, l’indéniable progrès que constitue la contraception, entretient l’illusion d’une possible maîtrise de la conception, la conquête obtenue est avant tout la possibilité de refuser une grossesse, non de la faire advenir (Golse, Bydlowski, 2020). Depuis le don d’ovocytes, les femmes peuvent porter des enfants bien après leur période naturelle de fécondité. La poursuite coûte que coûte du désir d’enfant, la difficulté d’y fixer un terme, entrave-t-elle le deuil de la fécondité ? Eternelle fécondité ? Nouvelle forme d’immortalité ? Mais, cette illusion de maîtrise concerne également une prévisibilité de ce que serait son « résultat ». Cet enfant désormais tant attendu, voire revendiqué, porte en germe tant d’espoirs que son absence prend parfois des allures de catastrophe.
Certaines nouvelles filiations bouleversent l’ordre générationnel, d’autres remettent en cause des interdits, considérés jusque-là comme structurels pour nos sociétés et les liens qui s’y déploient entre les sujets. Embryons conçus au même moment et implantés à des temps différents, vrais/faux jumeaux ? Quels liens de parenté entre enfants issus des gamètes d’un même sujet et élevés dans des familles sans lien avec ce dernier et dans l’ignorance de leurs liens fraternels biologiques ? A l’âge adulte, certains se trouvent hantés par l’idée d’une rencontre incestueuse avec l’un de ces « frère » ou « sœur ». Qu’en est-il des enfants portés par des femmes d’une même famille et par un même organe dans le contexte d’une greffe d’utérus ? Comment penser les liens entre nature et culture ? Entre parenté dite biologique et celle qui est instituée par la société ? Quel imaginaire, quelles représentations, quels fantasmes traversent les liens de filiation ainsi impactés par une réalité qui s’invite alors plus vivement pour chacun et dans les liens entre parents et enfant ?
Comme on le voit, les avancées scientifiques dans le domaine de la procréation projettent vers des perspectives vertigineuses. L’inédit de la situation actuelle réside en ce que, dans un laps de temps réduit, de nombreux repères ont été bouleversés en même temps. Les différences des sexes et des générations semblent plus floues, l’énigme des origines n’en apparaît que plus grande, au risque d’une difficulté de construction des identifications parentales, fragilisant les assises narcissiques de l’enfant (Bydlowski, 2017). Il s’agit là d’un point essentiel pour les liens précoces et la construction de la vie psychique du tout petit. Pour l’immense majorité des parents et futurs parents confrontés à ces situations d’assistance médicale à la procréation (AMP) et à ces nouvelles configurations familiales, les générations précédentes ne sont pas passées par là, d’où une difficulté d’identification aux leurs, aux anciens, au socius. L’environnement, au sens de Winnicott, ne fonctionne plus comme tiers, laissant chacun dans la solitude de sa « folie privée » (Green, 1990). Dans cette perte de points de repère, la médecine se trouve investie de responsabilités nouvelles et essentielles dans les décisions les plus intimes.
La vivacité des débats témoignent d’une actualité brûlante. Il est toujours difficile d’analyser un nouvel état des choses, sans y voir une perte, voire une décadence. Ce biais qui altère le regard d’une génération sur la suivante est à prendre en compte dans notre appréciation. Qu’y a-t-il de profondément nouveau dans le cadre proposé par la famille contemporaine au développement de l’enfant ? Qu’en est-il des processus d’organisation psychique des uns et des autres ?
Notre clinique quotidienne la plus ordinaire auprès des enfants et de leurs parents nous confronte à des attaques du lien de transmission et des capacités élaboratives de la filiation. Les aléas du désir d’enfant comme la naissance peuvent être sources de crises inaugurales remettant en question l’inscription identitaire et la place de chacun au niveau conjugal, familial et générationnel. Les enjeux qui ont présidé aux origines des parents et des enfants sont alors en quête d’une nouvelle distribution.
Le mouvement vers l’intégration psychique de l’enfant relève d’un processus dynamique et psychosomatique fondé dans le lien à l’autre. Ni soudaine, ni contemporaine de la naissance, elle se déroule de manière progressive, au gré d’étapes, points d’aboutissement d’une multitude d’expériences, vécues dans le corps, organisées par les relations avec les adultes, intégrées par le travail psychique du bébé, à partir desquelles s’inscrit le sentiment de continuité de soi (Winnicott, 1970). Au travers d’un détour par le psychisme de l’adulte, qui rend pensable au bébé ce qui lui est d’abord impensable par ses propres moyens, grâce à sa capacité de rêverie et à sa qualité d’objet malléable, l’appareil psychique trouve ses fondations premières (Bion, 1962).
La situation originaire, ontologiquement asymétrique, confronte l’infans au monde des adultes qui s’inscrivent déjà dans le langage, le symbole et la sexualité (Laplanche, 1987). Mère, père et bébé se présentent chacun avec son lot d’identifications dans un intense mouvement dialectique : identifications projectives du bébé ; identifications régressives de l’adulte. Les parents fourniront un « environnement facilitant » (Winnicott, 1957) à leur bébé d’autant plus aisément qu’ils en auront eux-mêmes bénéficié, leurs relations étant d’emblée sous le sceau de la dynamique familiale inconsciente inter- et trans-générationnelle, de l’histoire infantile et psychosexuelle des parents et des nombreux effets d’après-coup s’y attachant.
Pour accueillir, écouter et recevoir ces histoires familiales singulières, leurs conséquences sur le devenir parent, les liens parents-enfants et la construction psychique de l’enfant, pour comprendre leur désarroi, appréhender ce qui les anime, il nous faut accepter de renoncer à nos certitudes théoriques, en toucher les limites, interroger et réaménager nos pratiques et oser prendre le risque de nous perdre dans l’inconnu où nous entraînent ces situations.
Celles-ci confrontent le clinicien à ses convictions et idéologies, et à leurs effets dans le contre-transfert en situation thérapeutique. Dans notre expérience, ces éléments se trouvent constamment sollicités face aux parents, et infiltrent nos identifications à l’enfant à venir ou déjà présent. Moyen thérapeutique, enfant de remplacement, prothèse, greffe, expérimentation de la modernité, ces représentations émergent et un travail d’élaboration est sollicité afin qu’elles n’envahissent pas tout le champ et ne nous entravent pas dans nos capacités d’écoute. Tout l’enjeu est de tenter de travailler avec les parents et de les accueillir tels qu’ils sont, là où ils en sont, avec leur enfant.
Effets des techniques procréatives sur les processus psychiques en jeu dans le chemin pour devenir parent
La fertilité humaine, étroitement dépendante des influences culturelles, résulte d’une étroite intrication entre fonctions biologiques et psychiques de l’individu. Le désir d’enfant trouve son ancrage dans l’inconscient de chacun. Les situations d’AMP se présentent de façon très diverse. L’AMP peut être réparatrice dans certaines situations, quand elle ne consiste qu’en une aide « orthopédique » à des couples en demande de soutien pour franchir le cap d’une grossesse qui peine à venir. Cependant, les évolutions de la médecine procréative conduisent de nombreux professionnels à engager dans une certaine urgence des couples et certaines femmes seules dans des protocoles « thérapeutiques », là où deux ans étaient jusque-là requis avant toute action médicale. Ceci n’est pas sans effet, l’infertilité en soi et ses soubassements psychopathologiques aux nombreux effets d’après-coup, est à risque pour la grossesse et l’accueil du bébé, notamment quand l’infertilité a valeur de défense psychique active au service de l’économie inconsciente du sujet, face à l’éventualité catastrophique que représenterait la grossesse (Bydlowski, 2008). Certaines situations d’infertilité restent inexpliquées et des projets d’enfant résistent au projet affiché de certains couples. Par ailleurs, la demande, voire la revendication d’un enfant, de certaines femmes seules à l’égard du corps médical, vient masquer ou contourner l’absence d’une rencontre avec un compagnon. La rapidité des propositions techniques et médicales risquent de court-circuiter ces défenses psychiques inconscientes, ces souffrances silencieuses, l’AMP d’apparaître comme une transgression coupable et l’enfant d’être alors porté et rencontré comme un malentendu, attracteur de fantasmes et de projections.
La démarche thérapeutique en médecine de la reproduction ne devrait pas se résumer à répondre à la demande manifeste des sujets, mais tendre à comprendre le contexte du désir d’enfant, à écouter son expression ainsi que la souffrance issue des échecs à sa réalisation. Dans les bons cas, elle permet de faire émerger d’autres problématiques, dont la stérilité, l’absence de rencontre d’un autre, ne sont que les symptômes émergents.
La réflexion interdisciplinaire en clinique est ici essentielle et, comme la prise de décision qui s’ensuit, elle implique une attention particulière à ses possibles dérives : griserie des possibilités techniques, excès d’implication morale ou libéralisme extrême. Toutes ces filiations médicalement assistées impliquent un accompagnement d’une dimension plus large qu’une simple réponse technique. L’AMP, à l’instar de l’adoption, devrait être proposée quand un certain travail de deuil et de renoncement a pu être opéré. Ce cheminement n’est pas chose aisée, et s’opère dans une difficile évaluation, une urgence du temps, une efficacité technique qui tend à effacer toute temporalité (Bydlowski, 2014).
Les risques de contournement de l’« infertilité » n’en seront que plus grands pour la parentalisation et la construction de l’enfant en cas d’enlisement des parcours médicaux. Ce d’autant qu’une part non négligeable de ces pratiques sont encore interdites en France, malgré l’élargissement récent de la loi, et font l’objet de longues attentes, poussant les praticiens et les patients vers l’étranger, redoublant alors les difficultés à surmonter.
Les parents d’autrefois avaient des enfants qu’ils pouvaient « à leur gré » dévorer, supprimer, abandonner, ignorer ou élever et aimer. Aujourd’hui, ils veulent accueillir un enfant dans un projet de vie conforme aux normes sociales, dans un idéal à la fois individuel, conjugal et familial. L'enfant se trouve, en quelque sorte, chargé de présider à la naissance de ses parents et constitue désormais un idéal de réalisation de soi, avec son inévitable revers qui se traduit entre autre, du fait du développement de la médecine fœtale, par certaines demandes intempestives d’interruption médicale de grossesse et de réduction embryonnaire en cas de grossesse gémellaire. L’enfant n’est plus là pour prolonger ses parents ni pour leur annoncer leur finitude, mais peut se trouver en position de leur assurer un triomphe narcissique de novo. Décevant, non conforme aux idéaux, il peut faire l’objet d’une demande de destruction, parfois sans possibilité pour ceux qui l’attendent d’accès à leur ambivalence.
Plus les difficultés de tous ordres s’accumulent, plus l’enfant que l’on « doit avoir » devient indispensable, la demande d'accession à la parentalité risque alors de se transformer en revendication. François Richard (1999) y voit un déni de la dette envers ses ascendants immédiats et plus profondément de l’ascendance comme telle, une difficulté à se sentir au service d’une chaîne génératrice qui nous dépasse, à s’identifier et à se référer inconsciemment aux disparus.
C’est par la dette que les parents sont liés aux représentations inconscientes de leurs imagos. L’élaboration de celle-ci à l’égard des tiers en jeu dans la conception, surface de projection de leur monde interne comme de leur lien de filiation, est déterminante pour la construction psychique de l’enfant. Son pendant se trouve incarné dans un vécu de transgression parfois omniprésent chez ces parents, vivant leur parentalité comme un défi lancé aux limites imposées par la nature, à l’égard du destin, et d’une dette dont le prix sera un jour à payer.
Si l’infertilité ou le manque de partenaire pour faire un enfant, et la présence d’un tiers biologique, évoquent la castration et la peur de la perte d’objets réels, le déni émerge pour soutenir le moi parental, au risque de la construction du lien parent-enfant et du développement de l’enfant.
L’ambivalence nécessairement en jeu dans toute relation à son enfant, devient ici difficile à éprouver, réactivant la blessure narcissique de la stérilité, de la solitude de l’adulte. Seule l’idéalisation de l’enfant constitue un aménagement permettant d’atténuer l’inquiétante étrangeté. L’enfant idéal se doit d’être une source d’émerveillement continuel. Les fantasmes risquent de justifier toutes les attitudes parentales : surprotectrices, méfiantes ou masochistes. Cette atmosphère d’artifice, à laquelle la réalité à tout moment risque d’objecter ses déceptions, peut conduire à des difficultés avec l’enfant. La relation de la réalité à l’imaginaire est transformée : ce qui est habituellement vécu ou reconnu comme productions imaginaires, se trouve ici excité, intensifié et doué d’un caractère réel. La réalité de la situation procréative, utilisée comme une défense, empêche le parent d’avoir accès à l’élaboration de ses difficultés dans le présent, surtout lorsqu’il ne peut se reconnaître dans cet enfant trop différent de lui qui ne représente plus le prolongement de son narcissisme, mais une menace pour ce dernier. Ces rationalisations masquent des blessures inhérentes à l’histoire familiale empêchant tout retour vers le passé.
C’est parfois dès l’avènement de la grossesse que les difficultés psychiques se font jour, du fait de la vulnérabilité propre à cette période, marquée par l’ambivalence, les nombreux remaniements identitaires et la reviviscence intense des conflits infantiles archaïques et œdipiens.
L’inquiétante étrangeté (Freud, 1919) du bébé, l’ambiguïté et la fragilité du statut de l’embryon et du fœtus, font courir le risque de désinvestissement, et des mécanismes de répression en urgence (Freud, 1900) peuvent alors être activés pour protéger le moi parental, remaniant les processus psychiques de la grossesse et du processus parental (Bydlowski, 2020). Ils constituent des facteurs de fragilisation, expliquant certaines situations extrêmes et heureusement rares, de demandes inopinées d’interruption de grossesse et de décompensations psychiques périnatales.
Plus ordinairement, ces ressentis paralysent les capacités d’attendrissement, d’émerveillement, de rêverie et d’identification à l‘enfant, entravent le déploiement d’une préoccupation maternelle primaire, d’une anticipation paternelle. Les représentations parentales associées à l’enfant vont faire écho à leur propre histoire infantile, l’organisation de leurs conflits intrapsychiques, leurs exigences surmoïques. Les liens parents-enfant portent les marques de la fracture traumatique quand elle fait écho à d’autres ruptures enfouies dans les limbes de l’histoire familiale.
Les processus psychiques mis en œuvre face au risque traumatique, tout à la fois effracteurs et protecteurs, portent en eux-mêmes leur propre contradiction selon Claude Le Guen (1996). Claude Janin (1996) souligne que si une répression en urgence des affects, des clivages fonctionnels (Bayle, 1998) sont transitoirement nécessaires, ils pourront par leur massivité ou leur durée, faire courir le risque, pour les relations précoces, de clivages structurels désorganisateurs, l’adulte étant comme absent à lui-même.
L’infantile parental, les réaménagements de l’histoire familiale intériorisée joueront un rôle essentiel dans le devenir de ces organisations défensives. Rejoignant l’idée de trace amnésique de Claude Janin (1996), de perte de la trace de la perte d’André Green (1983), on peut parler de véritable faille dans les investissements narcissiques infantiles, d’évènements à jamais perdus. Conceptualisations utiles pour comprendre certains parents à la fragilité psychique ancienne et méconnue, témoignant du manque de continuité d’investissement narcissique dont ils ont eux-mêmes été l’objet autrefois.
Le risque des effets traumatogènes des aléas de parcours chaotiques et insuffisamment élaborés d’AMP, renvoie à ce recours principal à la répression, témoignant d’un défaut d’investissement de l’espace au sein duquel les éprouvés peuvent se lier aux représentations, à une paralysie des capacités associatives, au court-circuit des jeux de la pensée, de l’imagination, du langage. L’enfant élevé dans une telle économie psychosomatique pourrait n’avoir que peu accès à ses manifestations affectives (Anzieu-Premmereur, 2001), la mère étant peu à même de fournir à son enfant un miroir des émotions ressenties, un soutien à ses expériences narcissiques et objectales.
Dans ce contexte, comment aborder la construction psychique de l’enfant ?
Nous entrons là dans le champ du passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique qui, tout en restant profondément énigmatique, ne cesse de nourrir nos réflexions. La psychanalyse d’enfant montre l’importance des conséquences à très long terme de traumatismes précoces longtemps passés inaperçus ou de situations de vie dont le potentiel pathogène ne s’est révélé qu’après bien des années. La causalité psychique, fondamentale dans l’organisation des difficultés psychologiques et de la pathologie, n’est pas univoque, mais toujours probabiliste. Ce que l’on peut avancer est que lorsque les difficultés de l’enfance sont trop nombreuses ou trop lourdes, elles ont le pouvoir d’obérer le développement ultérieur ou de l’infléchir dans des directions atypiques, douloureuses et parfois pathologiques.
Aux origines était l’amour fou
Néoténie du petit d’homme, amour désordonné qu’il porte à sa mère, selon la belle expression de Winnicott (1947), alors que celle-ci traverse cet intense mouvement de retour nostalgique propre à l’immédiat après naissance, jeu de l’antinarcissisme décrit par Francis Pasche (1965), capacité maternelle à désinvestir son propre narcissisme pour favoriser le déploiement de celui de son enfant. Dans cette rencontre avec la réalité de son bébé, la mère comme dénudée au plus intime d’elle-même, puise les sources qui lui permettent de se mettre au diapason de son enfant. Du fait des potentialités maternelles à surseoir, à anticiper et à jouer transitionnellement, le bébé d’étranger à demeure (Aubert-Godard et al., 1998) devient rapidement un familier interne pour sa mère.
Mais, le nouveau-né est un piètre interlocuteur, comme le souligne Joëlle Rochette (2009). Dans le prolongement de l’élation narcissique de la grossesse, l’absence de régulation émanant du bébé laisse une place vacante dans l’économie narcissique et pulsionnelle maternelle. Vacance qui met à l’épreuve la souplesse de sa psyché, la qualité de son préconscient et de symbolisation primaire, ses capacités de rêverie et de mentalisation (Bydlowski et al., 2014).
Dès la naissance, Paul-Claude Racamier (1992) décrit une intense relation de « séduction » entre mère et bébé. Séduction, passion amoureuse, visent à établir et préserver « un accord parfait, sans faille et sans tension », à neutraliser les excitations du dedans et du dehors qui pourraient troubler cette « sérénité narcissique idéale ». Dans cette « nébuleuse symbiotique », règne une « immense admiration mutuelle ». Illusion nécessaire avant de pouvoir se défaire.
Car d’emblée, une tension s’exerce sur cet unisson initial. Le processus de deuil originaire s’engage tout aussi tôt, processus qui n’a plus de fin et met un terme à l’enchantement d’un narcissisme idéal. Ce processus de deuil à l’œuvre chez l’enfant trouve sa correspondance et sa symétrie chez la mère, aux prises avec l’ambivalence de sa sexualité adulte, poussée vers d’autres investissements. L’enfant tourne le dos à cette mère indistincte, à cette « atmosphère », pour rencontrer une mère, objet de désirs. L’« objet n’est trouvé que parce qu’il est perdu » précise Racamier. Cette capacité de désillusion conditionne la pleine capacité de découverte de l’objet, tout comme la possibilité d’intériorité, de subjectivation. Ainsi, sont d’emblée activement et intimement mêlées cette aspiration narcissique et unissante et une aspiration objectale différenciante. Ce deuil originaire constitue la « trace vivante et durable de ce que l’on accepte de perdre comme prix de toute découverte. » Trace qui confère au moi une forme d’immunité aux deuils à venir de l’existence, mise en jeu dans toute poussée développementale.
Marion Milner (1977) souligne la malléabilité de la mère qui s’adapte aux besoins spécifiques du bébé qui la préoccupe. Au travers des régularités, des rythmes et du renouvellement des réponses qu’il reçoit, le bébé va progressivement trouver des appuis profondément organisateurs. Et Winnicott (1971) insiste sur le rôle de l’objet s’ajustant à l’évolution de l’enfant, garant de la constitution de son self. C’est aussi par ses moments intérieurs d’absence, par son mouvement de réinvestissement d’autres objets, que la mère permet au bébé d’investir son corps propre, au travers de ses auto-érotismes. Censure de l’amante (Brauschweig, Fain, 1975), jeu entre investissement et désinvestissement, mouvement narcissico-objectal, permettent au bébé la découverte et l’intériorisation du monde extérieur, de nourrir et d’apprivoiser son monde interne, de faire face aux alternances présence/absence, le conduisant à pouvoir attendre, à halluciner les sources de satisfaction, construire les assises de son monde représentationnel.
Ce jeu subtil et délicat est d’une grande complexité. Les échanges pulsionnels ludiques entre mère et enfant offre cet équilibre entre action et passivation, la possibilité de se faire l’objet de la mère, qui ouvre ensuite à l’auto-érotisme et à l’espace transitionnel. Les bébés, objets de projections massives, insuffisamment nourris de rêveries et de signifiants symboliques, risquent de souffrir dans leurs appétences représentationnelles et pulsionnelles, sources de leur sentiment d’exister, de la structuration de leur pensée. Rosine Debray (1991) montre combien la recherche d’activités sublimatoires compensatrices favorise le développement cognitif, ce qui n’est possible qu’avec des relations à une mère suffisamment souples permettant la régression à la position passive, une contenance face aux conflits. Si la mère est en proie à une lutte quasi permanente contre des angoisses diffuses, sans autre possibilité de protection que la répression des affects, pensées et représentations, elle ne peut faire face à la tension suscitée par la présence de l’enfant débordé par les conflits. Le clivage qui évacue les ressentis d’angoisse ou de dépression empêche tout travail psychique chez l’un, l’organisation des défenses psychiques chez l’autre. L’économie affective est entravée, le bébé peine à développer sa subjectivation, sa capacité à être seul, ses possibilités d’autonomisation (Fain, 1991).
On voit ici poindre les risques d’une organisation en faux self et de fuite dans la santé selon l’expression de Winnicott (1954). L’hypermaturité du moi se déploie de façon privilégiée dans le domaine cognitif, laissant de côté des affects émoussés et des angoisses corporelles qui laissent des traces durables dans la construction psychique. Ces enfants sont à risque de décharge motrice, sans que leur jeu ne prenne sens, ne leur permette une appropriation subjective. La mère n’ayant pas la possibilité de s’offrir en miroir de ses affects, pousse son enfant vers une pseudo-autonomie. L’enfant risque de s’agripper faute d’être tenu.
Ainsi, trouver une issue à l’amour passionné initial constitue une butée qui s’impose à la mère comme à l’enfant. Elle est nécessaire à l’investissement d’autres objets pour la mère comme pour le bébé. Tiers, ouverture vers une triangulation précoce, passent aussi par la possibilité pour la mère de percevoir les premiers signaux de son enfant, sourires, protoconversations, eux-mêmes sources d’un lien d’émerveillement, d’un engagement intense, gage d’une régulation mutuelle aboutie. Cette conversation amoureuse entre mère et bébé est un processus psychique fondateur où le bébé fait l’expérience de se sentir senti, de se sentir perçu comme sujet par l’autre, processus de la différenciation précoce soi/autrui. Eprouvant très précocement sa capacité à modifier les états mentaux de l’autre, le bébé fait l’expérience d’être à l’origine d’un comportement réfléchissant de l’adulte. « Processus transformationnel » selon Christopher Bollas (1996), compréhension mutuelle asymétrique et transmodale, dont dépendent les processus de subjectivation.
Je vous présente quelques éléments de réflexion à partir d’une histoire clinique.
Léonard est un petit garçon qui a deux ans quand nous le rencontrons avec sa mère. Celle-ci annonce à notre secrétaire qu’elle vient sur les conseils de son pédiatre. Léonard n’a jamais fait une nuit entière, résiste pour dormir et dort avec elle. Sinon, il est gai et raconte des histoires. Elle ajoute, toujours au téléphone, qu’elle a eu Léonard par insémination artificielle. Celle-ci a eu lieu dans un pays qui autorise ce mode de procréation pour les femmes seules.
Léonard est très affairé avec les jouets de la salle d’attente, il lui faut plusieurs minutes pour qu’il consente à venir avec sa maman dans le bureau, sans que cela semble étonner ou préoccuper sa mère. Très entreprenant, une fois entré dans la consultation, il ne montre pas d’inquiétude devant cette nouvelle situation. Léonard occupe tout l’espace, met un moment pour trouver une position plus calme, laisser sa mère parler et lui expliquer qu’ils sont venus pour parler de son sommeil.
Très vite, elle annonce qu’elle a eu son enfant seule. Elle décrit longuement son hésitation, ses atermoiements avant de se décider, compare leur situation à celles de ces femmes abandonnées avec leur bébé par un homme de passage. Elle est originaire d’un pays lointain, arrivée en France petite fille lorsque sa famille a émigré du fait d’un régime politique devenu dangereux pour son père qui exerçait une profession exposée. Elle est la toute petite dernière de sa fratrie. Un frère de deux ans son aîné, est décédé d’une maladie tout juste neuf mois avant sa naissance. Son fils porte un prénom qui lui a été inspiré par un rêve au cours de sa grossesse : rêve encore vivace d’un petit garçon, associé à une figure héroïque de l’histoire de son pays.
La mère de Léonard est une femme volubile qui n’est plus très jeune. Dès cette première rencontre, prolixe, elle semble décidée à justifier sa démarche. Sentant les années passer, de déceptions en rencontres sans lendemain, ne pouvant concevoir une vie sans enfant, elle s’est alors décidée : elle a voulu cet enfant pour elle. Avec fierté, elle ajoute que l’insémination a marché dès la première tentative, « avec Léonard, nous avons fait exploser leurs statistiques » plaisante-t-elle. Sa grossesse s’est très bien passée, ce fût une période heureuse. De l’accouchement et de la période postnatale, elle ne dit que peu de choses, si ce n’est qu’elle a allaité Léonard jusqu’à huit mois et qu’il n’a jamais bien dormi. Il a ensuite été à la crèche. Tout s’est tellement bien passé qu’il n’y a rien à en dire.
Mais, l’endormissement de Léonard peut prendre plusieurs heures, se poursuit tard le soir, elle n’en peut plus. Il ne veut ou ne peut aller dormir que si elle-même se couche, il sort de son lit pour voir ce qu’elle fait, accueille les invités de passage, s’intéresse à tout, l’empêche de travailler, tout le concerne. Elle s’adresse à lui en cherchant à le raisonner, lui fournit des explications, poursuit l’idée qu’il faut beaucoup parler aux enfants, mais leurs rythmes se trouvent confondus, sans différence. Quelque chose dans sa manière de l’endormir semble trop excitant pour son petit garçon, leurs interactions ne permettent pas à Léonard de s’absenter, de se laisser aller à un mouvement narcissique, régressif, de désinvestir ses objets vigiles. Les difficultés qu’elle rencontre avec son fils sont celles d’une mère trop seule avec son enfant : il ne supporte pas les limites, lui oppose une posture de défi, elle ne parvient pas à trouver une voie de dégagement dans leur colloque trop singulier.
Léonard a un vocabulaire plutôt varié pour son âge, joue bien, même si son jeu ne semble pas encore l’occasion d’une large expression fantasmatique. Il est très enrhumé et sa mère souligne qu’il est d’ordinaire beaucoup plus actif et bien plus loquace, peut-être serait-il encore plus admirable alors. Il est vrai que l’admiration gagne rapidement devant cet enfant, vif et décidé. La tentation est grande de partager son émerveillement devant cet enfant délicat, sorte de bel étranger qui lui ressemble si peu.
On comprend que du fait de leur situation, elle sollicite beaucoup sa famille, notamment ses parents âgés désormais. Famille idéalisée décrite comme une tribu, ayant traversé le monde, l’exil, les difficultés joyeusement sans une plainte. Une seule fausse note dans ce tableau où pointe sa déception : l’accueil somme toute banal que ses parents ont fait à Léonard à sa naissance.
La rencontre avec cette mère et son fils suscite un subtil mélange de fascination et de contrariété. Une toute puissance assumée, en somme : ce que le destin ne me donne pas, je me l’octroie moi-même. Un petit garçon trop installé dans sa position d’objet d’une séduction maternelle plus narcissique qu’objectale.
Léonard se souvient parfaitement du bureau dès la rencontre suivante, y entre gaiement, presque comme chez lui, ce qui ne déplaît pas à sa mère. Exubérant, Léonard est tout en démesure : il parle très bien, dans ses deux langues, le français et la langue maternelle de sa mère. Elle semble comblée de toutes ses conquêtes, fière de son insatiable curiosité, de ses questionnements permanents sur tout ce qui constitue leur petit quotidien. L’humeur très gaie de cet enfant n’est pas dénuée d’une certaine exaltation, il se positionne au centre de la pièce, et dans une certaine mesure au centre du monde.
Pourtant, les relations entre mère et fils sont des plus difficiles. Léonard se rebelle devant tout interdit, sollicite un corps à corps de plus en plus compliqué ; le coucher est une lutte quotidienne, il occupe tout l’espace intime de sa mère qui rend les armes, se résigne. Lors de nos rencontres, Léonard, toujours très actif, s’installe selon un petit rituel : demande les jouets qu’il connaît et très vite se met à jouer, tout en restant très attentif à ce que sa mère peut dire de lui. Ces rencontres évoquent le moment où l’on raconte au père les méfaits de l’enfant, le soir quand il rentre. Sa mère se plaint, raconte par le menu les bêtises de son fils, qui à son grand étonnement fait désormais référence à nos échanges. Ils semblent tous deux attendre nos rencontres, s’être bien saisis de la possibilité thérapeutique qui leur est offerte. Je semble investie dans une position de tiers, sur un mode surmoïque désigné, position inhabituelle pour un analyste d’enfant, et l’on peut penser que Léonard aspirait à ce que quelqu’un prenne cette position. Les consultations avec de très jeunes patients font ainsi souvent courir le risque de nous donner un rôle par trop réel dans leur configuration familiale. Léonard cherche désormais à ce que je m’occupe de lui, initie un jeu avec des petites voitures ou des animaux, jubile, un jeu dont la mère supporte mieux d’être exclue. Je me trouve investie par Léonard plus que prévu par sa mère qui admet cependant cette situation, malgré son ambivalence.
À d’autres moments, lorsque sa mère me fait part de leurs difficultés, il veut parler, affirme que c’est son tour, se fâche. Quand je le fais attendre, prête une oreille plus attentive à sa mère, celle-ci supporte difficilement que je contourne le mécontentement de Léonard en lui laissant sa place d’enfant, vit difficilement cette scène à trois et tente de lui porter secours et réconfort.
Elle convient que Léonard est souvent très en éveil, posant de nombreuses questions sur de multiples sujets, presque survolté, cherchant à être au centre de tout. Nous relions ses difficultés d’endormissement à cet état d’excitation psychique dont il ne peut se départir seul. Une excitation dont, elle non plus, ne peut sans doute pas se déprendre par elle-même. Elle raconte alors que le livre qu’ils lisent le soir et que Léonard apprécie tant est un album qui décrit par le menu et en détail tous les modes possibles de procréation.
Lorsque l’on s’interroge avec prudence sur son renoncement à toute vie d’adulte, dans l’intention de susciter une réflexion sur la place d’un tiers auprès d’elle et de tenter de desserrer la position omnipotente de Léonard, elle vacille un instant. Elle a longtemps espéré rencontrer un homme qui les accepterait, elle et son fils. Deuil et déception ont fait suite à cette attente. Désormais, Léonard s’est installé dans cette place inoccupée, douloureuse, endeuillée.
Cet enfant vit assurément dans une constellation familiale particulière, mais se présente comme un enfant plutôt bien organisé, dans un environnement non dénué de qualités. Pourtant son lien à l’objet pourrait devenir tyrannique. C’est la raison pour laquelle, devant l’absence de mobilisation suffisante de la dynamique relationnelle mère-enfant comme de l’évolution du fonctionnement psychique de Léonard, dans les consultations, s’est imposée la nécessité d’une thérapie individuelle.
Quelques éléments de discussion
La grossesse a fait l’objet d’une assistance médicale à la procréation, sans qu’une stérilité justifie cette action médicale. Les aléas de la destinée n’ayant pas permis à cette femme de rencontrer un homme désireux de lui faire un enfant, elle est passée en force et a décidé de se passer de père. Ce n’est pas seulement d’un point de vue fantasmatique que les médecins à l’origine de la conception ont été investis, ils le sont réellement et restent bien présents quand elle évoque triomphalement leurs statistiques.
Mais, cette tonalité triomphale apparaît très défensive. Il n’est pas nécessaire qu’elle raconte les débuts de la vie de Léonard, ils n’ont été que bonheur. Elle est en admiration devant ce petit garçon, objet de la jouissance maternelle. Ce n’est que très ponctuellement qu’elle peut mentionner qu’il est difficile d’élever un enfant seule, pleine de l’illusion que son amour maternel seul y suffirait. Et de fait, il a suffi pour faire de Léonard un petit garçon bien développé, si on le considère dans toutes ses acquisitions cognitives. Cependant, pointe progressivement une inquiétude quant à l’agressivité naissante dans leurs relations au moment où Léonard dans son développement n’accepte plus de limite à sa toute-puissance. Comment l’interdit de l’inceste peut-il s’installer dès lors qu’il ne semble pas pouvoir faire l’expérience d’un tiers interdicteur au cœur de la vie psychique maternelle ?
La mère se montre dubitative à l’évocation du fait qu’elle renonce à vivre une vie de femme adulte. Le sexuel féminin n’est pas très vivant. Que peut-on imaginer de la construction psychique de cette mère ? Elle a toujours vécu et vit encore avec Léonard entourée de ses parents, a perdu un frère plus âgé d’une maladie infantile. Doit-on penser qu’elle a eu à vivre, encore bébé, un épisode de deuil de sa propre mère ? Son exaltation fait penser à une position d’enfant luttant contre la dépression maternelle, son insistance à présenter Léonard comme très joyeux et entreprenant va également dans ce sens. Mais cela peut aussi être une manière de le voir indemne et donc d’alléger une possible culpabilité issue d’un vécu transgressif. En difficulté pour lui imposer une limite qui le frustre, est-elle confrontée à des sentiments d’abandon remontant à son enfance ? S’est-elle donnée pour mission de devoir combler tous ses désirs, comme ceux de ses parents endeuillés ? Elle racontera plus tard une conviction de son enfance. Ses parents possédaient une provision d’enfants dans laquelle il leur suffisait de puiser. Echo troublant à la conception de Léonard, à la transgression œdipienne, comme la réalisation trop directe d’une théorie sexuelle infantile, sans l’épaisseur de l’écart générationnel, sans l’écart de la rencontre avec un compagnon intérieur.
André Carel (2008) écrit que dans les bons cas, le parent mobilise ses capacités libidinales pour surmonter une réalité traumatique, grâce à un « après-coup organisateur », en étayage sur les imagos parentales bienveillantes et sur une enveloppe psychique familiale suffisamment bonne. L’essence du travail de deuil est de remettre au passé ce qui s’imposait répétitivement comme actuel, de reconnaître que le passé n’est pas dénié, mais conservé en soi autrement, sous des formes atténuées de présence affective et représentationnelle, disponibles pour la remémoration et la symbolisation, permettant son appropriation subjective par l’enfant (Bion, 1962). Inversement, dans certaines situations traumatiques, l’après-coup bouleverse le travail de nativité et de deuil originaire, « dans un mouvement de condensation identificatoire, ressemblance et différence sont mêlées, réunissant dans une même imago, le bébé et tel objet trop tôt perdu, trop peu endeuillé. L’enfant, dans le fantasme d’identification construit pour échapper à la catastrophe de la désaffiliation, devient identique à telle imago ancestrale, en filiation narcissique » (Carel, 2008).
Léonard, quant à lui, est un petit garçon vif, intelligent, joyeux, affairé, décidé, séducteur, au développement cognitif étonnant qui vient pourtant masquer ses fragilités narcissiques. Il a réponse à tout, trompe son interlocuteur avec des défenses intellectuelles, des mots d’esprit. Il cherche à s’imposer et à commander. Il va toujours très vite, passe d’une chose à une autre, activité à tonalité maniaque, empreinte de fantasmes mégalomaniaques, d’une lutte contre l’émergence d’affects dépressif et d’une crainte de rétorsion. Ce petit garçon se sent-il contraint de devoir prouver, à tout moment et sans relâche, à sa mère son bonheur de vivre ? Tentative désespérée de maîtrise omnipotente de l’objet afin de colmater son vécu d’impuissance infantile.
Il peine à s’endormir comme à se séparer, ne peut s’absenter, se laisser aller à un mouvement régressif, et se trouve mis en position par sa mère d’en décider. Les quelques séquences cliniques rapportées font apparaître la signification d’appel à une instance interdictrice s’interposant dans le couple mère-enfant, là où la sexualité maternelle ne permet pas la censure de l’amante, gardienne du sommeil, au sens de Michel Fain et Denise Braunschweig (1975). L’origine du pare-excitation est à chercher pour ces auteurs dans le fait que la mère abandonne ses désirs incestueux à l’égard du bébé pour se tourner vers le père ou tout du moins un homme qui la désire. Dans ce mouvement, se trouve désignée la place du père, et l’inscription du bébé dans la filiation d’un père réel. Bébé du jour, distinct du bébé de la nuit qui, lui, naît du fantasme incestueux de la mère avec son propre père.
La mère qui endort son bébé lui transmet dans le bercement un message qui incite celui-ci à dormir pour restaurer ses forces, poursuivre sa croissance harmonieusement, message qui va dans le sens de sa conservation, message de vie. Mais ce message est double, car il contient aussi le désir maternel de laisser son enfant pour répondre au désir de son amant. C’est la femme qui a besoin que son enfant dorme et qui l’emporte, alors, sur la mère. Sans ce désinvestissement, action spécifique et silencieux de la pulsion de mort, une mère ne peut endormir son enfant. Selon le degré d’intrication ou de désintrication des pulsions de vie et de mort, Michel Fain (1971) distingue l’endormissement du bébé repu et satisfait par une mère attentionnée et l’endormissement du bébé par une mère plus calmante que satisfaisante, par des procédés entretenant une excitation continue.
Le développement de l’activité fantasmatique est conditionné par la bonne mise en place de l’hallucination de la satisfaction de désir, dont dépend l’absence et suppose aussi qu’il ait existé des expériences de satisfaction suffisantes des besoins au contact de la mère pour donner matière à halluciner. À défaut, l’enfant est contraint de se défendre précocement contre une excitation chroniquement en excès, développant prématurément d’autres systèmes défensifs engageant des conduites comportementales. « L’impossibilité à être passif face à un objet actif contraint à l’activité, voire à une hyperactivité motrice. L’expérience clinique nous montre que le bébé insomniaque la nuit a souvent une hyperactivité le jour » (Szwec, 2010).
Comment quitter la position narcissique pour ce petit garçon, autour de l’avènement de l’objet et de la naissance de l’agressivité, comment se laisser aller à une position de satisfaction passive, cesser de lutter contre la régression, et investir l’Œdipe dans ces circonstances ? En séance, Léonard met en scène une représentation paternelle ressentie comme interdictrice et castratrice, qui suscite des fragilités, un surmoi non protecteur qui réactive des fantasmes régressifs de dévoration. Tout se passe comme si, chercher à rester au centre, cette position triomphale ne pouvait avoir de fin, qu’il ne pouvait la quitter au risque d’un désinvestissement de sa mère, de sa déception, de la perdre. Au risque pour lui de son développement pulsionnel et affectif.
Ces particularités se retrouvent souvent chez les enfants élevés par une mère seule, mais ici, ce qui frappe est l’absence de rencontre, même éphémère, avec une personne de la génération maternelle, dans sa tête, comme dans celle de son enfant, en dehors du corps médical. Tout se passe là encore comme si la mère était restée attachée, elle-même comme une petite fille, à son histoire, son passé, ne pouvait en sortir et faire une rencontre féconde pour sa descendance. Là aussi, on retrouve cette position triomphale d’avoir pu fantasmatiquement se passer d’une telle rencontre pour concevoir un enfant.
Ce triomphe a un prix : une difficulté d’accès à l’ambivalence et des vœux de mort infiltrent toutes les rencontres de la mère, reçue sans Léonard quand elle l’évoque. Enfants en danger, cousins décédés brutalement, enfants monstrueux, malades, mal soignés, malmenant leurs parents. Ceux-ci masquent difficilement un féminin douloureux, une femme qui ne se sent pas désirée, si ce n’est par cet enfant qui la fascine tout autant qu’il la tyrannise. L’amour fou, l’idéalisation vient faire obstacle à un vécu d’amputation du féminin, à l’ambivalence à l’égard de son fils. Sa volubilité n’est pas sans évoquer la mission qu’elle s’est donnée au sein de sa propre famille, mais aussi son rapport à la féminité comme empêché, chercher désespérément à incarner le garçon perdu par sa mère. Dans ses évocations, Léonard semble faire écho à tous ses deuils, comme s’il n’était pas tout à fait installé dans son existence, comme si elle pouvait faire machine arrière, comme une enfant qui pourrait effacer son dessin. Tout autant sources de l’amour humain le plus sincèrement désintéressé que germe de la haine paranoïde la plus intense, pour paraphraser Harold Searles (1979).
Bernard Brusset (2001), à propos de la théorie de Laplanche (2002) sur la situation anthropologique fondamentale, considère le mythe d’Œdipe comme un soutien à la traduction des signifiants énigmatiques, résultant des effets intrapsychiques de la séduction narcissique originaire. Les soins maternels produisent inévitablement des signifiants énigmatiques, éveillent la pulsionnalité du bébé et risquent d’induire une expérience de séduction traumatique, en cas de bombardement d’angoisses et de projections sexualisées. Lorsque la dimension de tendresse ne peut être élaborée, laissant place à une érotisation de l’investissement, l’enfant fait l’objet d’une confusion dans les investissements libidinaux, partenaire amoureux, sur fond d’annulation des différences de génération, et des tabous organisateurs.
On peut se demander si ce n’est pas à partir de cette confusion des langues (Ferenczi, 1933) qu’il peut vivre dans cette lecture excitante de sa mère avec lui, que Léonard a abordé la question du père, le jour où, en consultation, il a affirmé à sa mère interloquée que son père était un objet inanimé, bidimensionnel sans épaisseur, objet bizarre, représentation loin de toute conception raisonnablement imaginaire. Léonard semble avoir alors organisé une quête du père dans une formulation énigmatique, laissant sa mère sans voix. Processus imaginaire et réalité de la séduction par l’adulte font l’objet d’un affrontement dans le cours de la construction psychique de tout un chacun. Mais, si mère et enfant ne peuvent trouver une issue à leur passion amoureuse, l’enfant rencontrer une femme, objet de désirs, l’adulte devient par trop réel dans son action séductrice et risque de venir entraver le processus imaginaire de l’enfant.
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