Depuis une vingtaine d’années, les névroses et les psychoses qui existaient au temps de Freud ont été remplacées par de nouvelles maladies mentales, comme le Trouble d’Hyperactivité avec Déficit de l’Attention, (T.H.A.D.A. (traduction d’ADHD, acronyme d’ Attention Deficit Hyperactivity Disorder), le Trouble du Déficit de l’Attention (T.D.A., traduction d’A.D.D. acronyme d’Attention Deficit Disorder), le Trouble d’Opposition Provocation (T.O.P.), le Trouble des Conduites, les Troubles Obsessionnels-compulsifs (TOCs), le « Multiplex », la Phobie Sociale, le Désordre Panique, les Troubles Étendus du Développement, ou encore les « Désordres Dépressifs Majeurs ».
Une nouvelle psychiatrie est née. Elle ne se contente pas simplement, comme l’ancienne psychiatrie l’a fait si souvent, de changer le nom des maladies, faute de pouvoir les guérir. Elle déplace et regroupe les anciennes entités suivant une logique dictée par la science, ce qui implique à chaque fois un remède spécifique. Elle s’intègre ainsi à une « médecine fondée sur la preuve »1 dans laquelle l’action des praticiens découle d’une recherche soumise à sept critères2 :
1) Faire appel à plusieurs théories de référence
2) Détailler le contenu de l’intervention du ou des soignants dans un manuel
3) Faire ce qui est écrit
4) Vérifier qu’on l’a fait
5) Publier des articles scientifiques et des rapports de recherche détaillés
6) Constituer un groupe témoin
7) Avoir un faible taux d’abandon.
Dans cette liste, la charge d’administrer la preuve repose principalement sur le sixième point, « Constituer un groupe témoin ». Il implique que la preuve repose sur des données statistiques recueillies à propos d’un premier groupe de patients, ou de faits cliniques, étudiés, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que David Sackett, l’inventeur de la médecine fondée sur la preuve, était un épidémiologiste.
Mais peut-on vraiment dire qu’une statistique prouve quoi que ce soit ? J’ai plus de chance de mourir d’un cancer bronchique si je fume que si je ne fume pas, mais il n’est pas prouvé que je n’aurai pas un cancer bronchique si je n’ai jamais fumé de ma vie. Imagine-t-on une justice qui se contenterait de statistiques en matière de preuves, et qui condamnerait un inculpé pour vol parce qu’il est pauvre, sous prétexte que les vols sont plus souvent commis par les pauvres ? Comme les juges, les cliniciens, médecins, et surtout chirurgiens, sont habitués à être bien plus exigeants. Ils interrogent avec soin leurs malades, les examinent en suivant des procédures systématiques, et à partir d’un faisceau d’éléments disparates construisent une ou plusieurs hypothèses cliniques. Ils demandent alors des examens complémentaires, comme des radiographies, des dosages dans le sang ou des examens bactériologiques qui leur apportent la preuve que leur hypothèse est vérifiée ou infirmée. La recherche médicale ne procède pas autrement que les cliniciens, mais son rythme de progression est bien plus lent. Pendant une première étape, son approche est en effet purement statistique : pendant des siècles, les médecins ont broyé des écorces de saule et les ont administrées à des malades fiévreux. Le plus souvent, leur température diminuait. Puis au XIXe siècle, on a isolé le principe actif de ce remède, l’acide acetyl-salicylique, et on l’a commercialisé sous le nom d’ « aspirine ». Mais on n’a pu démontrer le mode d’action biochimique de l’aspirine qu’au milieu du XXe siècle. Les statistiques peuvent indiquer une direction de recherche, mais on ne peut leur demander d’administrer des preuves.
L’ancienne psychiatrie était le parent pauvre de la médecine à cet égard. Toutes ses découvertes étaient d’ordre statistique. Souvent des patients schizophrènes s’amélioraient après un accès de malaria ou une crise d’épilepsie. On inoculait donc le plasmodium malariae à des patients chroniques, ou on provoquait chez eux des crises d’épilepsie artificielle par des chocs électriques ou des médicaments. Au moment de la débâcle de 1940, des patients internés depuis de longues années avaient été perdus au cours de leur évacuation, et beaucoup d’entre eux s’étaient très bien adaptés en dehors de l’Asile. On pouvait donc traiter dans la communauté un grand nombre de patients chroniques, ce qui fut le point de départ de la psychiatrie de secteur. Dans ces deux exemples, il restait à expliquer pourquoi les électrochocs avaient un effet sur la schizophrénie, et comment le fait de vivre à peu près normalement changeait la nature des psychoses chroniques.
La nouvelle psychiatrie cherche donc à satisfaire aux exigences de la médecine fondée sur la preuve : les chefs de service et les professeurs d’université s’efforcent d’être éclectiques et d’avoir dans leurs équipes aussi bien des cognitivistes que des biochimistes et parfois des psychanalystes. Leurs recherches sont publiées en Anglais par les revues médicales les plus réputées, comme The Lancet, le New England Journal of Medicine, et les grandes revues psychiatriques, comme le Journal of the American Journal of Psychiatry ou les Archivs of Psychiatry, les seules qui comptent pour le recrutement et le classement des universitaires. Chaque année, nos collègues psychiatres reviennent de congrès où avec des milliers d’entre eux, venus du monde entier, ils ont entendu des universitaires et des chercheurs de renom leur apprendre les dernières découvertes. Des associations de patients, une pour chaque nouvelle maladie, soutiennent leurs médecins et les progrès de la nouvelle science.
Des séries importantes et homogènes de malades sont traitées en double aveugle, ce qui permet de vérifier ou de réfuter l’efficacité du médicament étudié, et donc la vérité de la théorie qui sous-tendait son utilisation. Par exemple, l’action de la Fluoxétine (Prozac) sur les Désordres Dépressifs Sévères a été testée sur 1700 patients et comparée à celle de placebos avant sa commercialisation3.
Les progrès de cette nouvelle psychiatrie sont rapides, comme en témoignent les éditions successives du Manuel Diagnostique et Statistique de l’Association Américaine de Psychiatrie (« DSM IV »)4, qui s’est substitué pour la psychiatrie nouvelle aux manuels et aux traités de la psychiatrie classique. Par exemple, dans le DSM IV, les « Désordres Dépressifs Majeurs » regroupent ce qui était autrefois la mélancolie comme maladie, et la dépression comme symptôme5. De même, le THADA se substitue à l’Hyperactivité isolée qui figurait dans les éditions précédentes, jusqu’à la troisième, révisée, nommée « DSM III R »6. La Phobie Sociale, qui figurait dans le DSM III après avoir été d’abord décrite au Japon, est devenue le « Désordre d’Anxiété Sociale » dans le DSM IV7.
En s’adossant à des recherches conduites selon ces principes, la nouvelle psychiatrie apporte un remède spécifique à chacune de ces nouvelles maladies. Ainsi l’angoisse psychotique des adolescents doit-elle être attaquée par des doses massives des neuroleptiques de la nouvelle génération comme la risperidone (Risperdal), le T.H.A.D.A. est-il traité électivement par le méthylphénidate (Ritaline), les syndromes dépressifs majeurs par l’amitryptiline (Laroxyl, Elavil), les états dépressifs modérés par la fluoxétine (Prozac) et d’autres antidépresseurs de la même famille, le Désordre d’Anxiété Sociale par la paroxetine (Paxil)8, ou encore les TOCs par la clomipramine (Anafranil)9.
Pour examiner de plus près les fondements de la nouvelle psychiatrie, je me limiterai à deux exemples seulement, parce que leur documentation est facile d’accès et qu’il s’agit d’affection très répandues, le Trouble des Conduites, et les Syndromes Dépressifs Modérés.
I. Le Trouble des Conduites
Malgré la bénignité de cette expression, le « Trouble des Conduites » désigne aujourd’hui à peu près ce qu’on a appelé autrefois « perversions instinctives »10, puis « personnalités psychopathiques »11. Il est très difficile de traiter le Trouble de la Conduite, mais celui-ci a un précurseur, le Trouble d’Hyperactivité Avec Déficit de l’Attention (THADA) sur lequel on peut maintenant agir. Le Rapport de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale sur Le Trouble des Conduites12 fait la synthèse d’un très grand nombre de recherches, en majorité Nord-Américaines. Conformément aux principes de la médecine fondée sur les preuves, le Rapport de l’I.N.S.E.R.M. explore de très nombreuses pistes, à commencer par la seule qui était envisagée au début du siècle dernier, une anomalie constitutionnelle.
Tempérament et caractère
Certaines recherches distinguent le « tempérament », qui « aurait une base constitutionnelle voire génétique »13, du « caractère », qui serait au contraire acquis au cours du « développement »14. La « personnalité » englobe le tempérament et le caractère. Le « tempérament difficile », c’est-à-dire la « qualité négative de l’humeur, la faible persévérance, la faible adaptativité, la forte destructivité, des réactions émotionnelles intenses, l’hyperactivité et le retrait social » est corrélé au Trouble d’Hyperactivité Avec Désordre de l’Attention, ce qui justifierait un dépistage et une chimiothérapie précoces. Malheureusement, d’autres recherches montrent que le tempérament difficile est aussi corrélé avec les « troubles internalisés » des enfants anxieux et difficiles, ce qui empêche toute conclusion hâtive15.
Génétique
Ce renouveau d’intérêt pour le « tempérament » est lié aux découvertes nouvelles que permet l’étude du génome humain. Le THADA « présente une susceptibilité génétique forte ». Il est de 4 à 10 fois plus fréquent dans les familles de sujets atteints du THADA . Les études de jumeaux élevés dans des familles différentes semblent en apporter la preuve cruciale. Toutefois une recherche relève que la plupart des jumeaux étudiés ont été élevés dans des environnements comparables : séparations précoces après des traumatismes familiaux, familles d’accueil recrutées dans la même région et les mêmes conditions socio-économiques et suivies par les mêmes équipes16.
En réalité, on ne peut établir de lien direct de causalité entre ce que l’on sait actuellement sur les gênes et sur le THADA17. Seule une infirme partie du génome a été étudiée, comme les gènes du récepteur dopaminergique D5, du transporteur de la sérotonine 5-HTT, et du Calcyon, les gènes codant pour les récepteurs de la dopamine comme le DRD4 18, ou le DRD5 19 Les résultats ne sont pas concordants.20 Il semble que les régions choisies l’aient été non parce qu’elles ont un quelconque rapport avec la question de l’attention, mais parce qu’elles ont déjà été étudiées antérieurement en raison de leur rôle dans l’action des médicaments psychotropes.21 Les recherches actuelles en génétique font apercevoir un univers de découvertes fascinantes, mais dont les zones éclairées sont infimes par rapport à l’étendue de celles qui n’ont pas été encore explorées22.
Les traumatismes
Il est tout à fait possible qu’un facteur génétique à découvrir soit responsable de l’intensité particulière de l’hyperactivité habituelle du jeune enfant. Pour les psychanalystes, le rôle de l’environnement est toujours déterminant. Deux facteurs doivent être distingués. D’une part les carences affectives précoces, sous la forme de séparations du milieu familial dans les premières années de la vie pour des raisons sociales ou médicales. D’autre part l’investissement particulier de l’hyperactivité par les parents, qui l’interprètent comme un signe de la ressemblance de l’enfant avec un personnage agressif qui a joué un rôle important dans leur vie. Les deux mécanismes se combinent souvent, par exemple quand une jeune mère abandonnée par un conjoint brutal interprète l’agitation de l’enfant comme le signe qu’il est tout le portrait de son père.
Le rôle des carences affectives précoces n’est pas méconnu par les rédacteurs du Rapport. Certaines études citées lient chaque type de trouble des conduites (TOP, comportement agressif et THADA) à des attitudes parentales spécifiques23. D’autres montrent au contraire qu’il n’y a pas de relation entre le THADA et les conduites parentales24. Le Rapport cite aussi des études qui montrent que l’État de Stress Post-Traumatique (ESPT), qui, dans la nouvelle classification, a supplanté l’ancien Syndrome de Désordre Post-Traumatique (PTSD), est souvent associé au THADA25.
Biochimie
On s’attendrait à ce que l’essentiel des travaux biochimiques rapportés soient consacrés à l’attention, puisque c’est en corrigeant le déficit de l’attention que l’on espère prévenir le Trouble des Conduites. Mais il n’en est rien. Toutes les recherches biochimiques rapportées envisagent l’action directe des amphétamines sur la motricité, et non sur l’attention. Le méthylphénidate (la ritaline) bloque le transporteur de la dopamine, ce qui augmente la dopamine présente dans la synapse. Certaines recherches montrent que les concentrations des métabolites de la dopamine dans le liquide céphalo-rachidien des sujets impulsifs et agressifs sont très basses. D’autres montrent qu’elles sont au contraire très élevées26. Quelques contradictoires que soient les résultats de ces recherches, elles reposent toutes sur l’hypothèse que l’action de la Ritaline sur l’hyperactivité serait liée d’une façon ou d’une autre au contrôle qu’exerce la dopamine sur l’activité motrice.
À côté de la dopamine, un autre médiateur intervient dans la transmission synaptique, la sérotonine. Elle est peut-être aussi en cause dans l’action de la Ritaline, toujours sur la motricité et non sur l’attention27. Une baisse de la sérotonine dans le cerveau exacerberait l’irritabilité et l’agressivité chez l’adulte et chez l’enfant28. Un autre médiateur synaptique, l’acide gamma-amino-butyrique (« GABA ») est la cible d’autres médicaments qui agissent eux aussi sur le comportement via la motricité, comme les neuroleptiques et les tranquillisants, qui administrés à dose convenables réduisent eux aussi l’hyperactivité29. Beaucoup d’autres neuro-médiateurs sont étudiés dans le rapport, comme le cholestérol30, et les stéroïdes31 sans que la question du trouble de l’attention ne soit jamais abordée.
La prévention du Trouble des Conduites
C’est pourtant bien sur la guérison précoce du trouble de l’attention que reposent les espoirs d’une prévention du Troubles des Conduites. Le précurseur du Trouble des Conduites, le Trouble d’Hyperactivité Avec Déficit de l’Attention, est en effet, comme son nom l’indique dû à un déficit de l’attention. C’est le maillon faible d’une chaîne causale qui conduit du banal « Trouble d’Opposition Provocation » (T.O.P.) de la petite enfance, au grave « Trouble des Conduites » de l’adolescence. Si le Trouble d’Hyperactivité avec Déficit de l’Attention s’associe à un Trouble de l’Opposition Provocation, il risque de devenir à l’adolescence un Trouble des Conduites, et donc d’aboutir à une violence et à une délinquance fixées. Le rapport de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale y insiste : le Trouble d’Hyperactivité Avec Déficit de l’Attention est « la première marche dans la progression vers le trouble des conduites »32. C’est un trouble neurocognitif qui « semblerait jouer un rôle clé dans la transition entre un TOP et le trouble de la conduite33. 28% des garçons hyperactifs chroniques sont « sur une trajectoire d’agression physique chronique », mais 72% des garçons sur une trajectoire d’agression physique chronique sont sur une trajectoire d’hyperactivité chronique 34.
Or on peut dépister et traiter le THADA dès les premières années de la vie. Certains centres spécialisés disposent même de tests psychologiques informatiques qui permettent à l’ordinateur de faire rapidement, sans intervention d’un psychologue, le diagnostic, entre le THADA et d’autres formes d’hyperactivités, comme celles que l’on observe dans les hypomanies, les état-limites (parfois nommés aujourd’hui « Multiplex »), et les psychoses infantiles (devenus des « Troubles Étendus du Développement »).
Les amphétamines augmentent l’attention et font donc cesser l‘hyperactivité. L’existence de molécules efficaces contre le THADA a fait naître l’espoir d’une prévention précoce de la délinquance. Cependant l’idée d’un dépistage de la future criminalité dès la crèche, ainsi que la perspective de l’administration massive d’amphétamines aux jeunes enfants a suscité de grandes inquiétudes, dont a témoigné la polémique qui a accompagnée la publication du rapport de l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale de 2006. D’ailleurs, ce Rapport précisait bien qu’on ne dispose pas encore des études longitudinales sérieuses qui auraient pu démontrer l’efficacité de cette prophylaxie éventuelle35. Le même rapport déplorait aussi le manque de programme « fondé sur la preuve » pour le trouble des conduites36.
En montrant avec minutie tout ce que la génétique, la biochimie et l’anatomie des comportements agressifs nous apportent aujourd’hui, le Rapport nous montre aussi l’étendue de nos ignorances. Dans chaque domaine, les chercheurs éclairent une portion minuscule d’un continent noir qui reste encore à explorer pour sa plus grande partie.
II) Les syndromes dépressifs modérés
Les circonstances qui ont conduit à découvrir des Syndromes Dépressifs « Modérés » à côté des Syndromes Dépressifs Majeurs, jusque-là seuls retenus par la nouvelle psychiatrie, ont bien été décrites par David Healy, longtemps Secrétaire de l’Association Britannique de Psychopharmacologie37. En 1950, on avait découvert par hasard un nouveau médicament qui avait une action puissante contre les états dépressifs, l’imipramine ou Tofranil. Plusieurs médicaments de la même famille ont alors été commercialisés. Malheureusement, ces antidépresseurs poussaient certains patients au suicide, ce qui a obligeait à limiter l’emploi de ces médicaments à des patients sous surveillance étroite en milieu hospitalier. Comme son action antidépressive, l’effet suicidaire de l’imipramine restait de l’ordre statistique : la plupart des patients déprimés qui en prenaient allaient mieux, et une faible partie d’entre eux faisaient des tentatives de suicide. Ces médicaments avaient un mystérieux pouvoir « activateur », qui dans certains cas allait trop loin, mais on ne disposait pas d’hypothèses sur la nature de ce pouvoir38.
Le mode d’action des médicaments antidépresseurs
À partir de 1961, les chercheurs sont sortis de l’univers de la statistique pour entrer dans le domaine de la recherche proprement dite, c’est-à-dire des hypothèses et des vérifications expérimentales. On a découvert on que les anti-dépresseurs agissent sur la transmission de l’influx nerveux au niveau de la synapse entre deux neurones. Normalement la transmission de l’influx nerveux depuis le neurone pré-synaptique est assurée par deux médiateurs chimiques, la sérotonine et la noradrénaline. Ces neurotransmetteurs sont transportés, « capturés », dans le neurone pré-synaptique par des protéines. Ils sont libérés de cette protéine pour déclencher la transmission de l’influx dans la synapse, puis sont « recapturés » par cette protéine. Les antidépresseurs inhibent cette « recapture » et élèvent donc le taux des neuromédiateurs dans le liquide céphalo-rachidien39. L’exploration de l’univers complexe du neurone présynaptique n’a pas encore permis d’expliquer comment cette élévation du taux des neuromédiateurs dans le liquide céphalo-rachidien corrige la dépression. Par exemple, on n’a jamais démontré qu’il existe une diminution de la sérotonine dans le cerveau des déprimés40.
On ne sait pas non plus quel est le neuromédiateur en cause dans l’effet du médicament. Les pharmacologues européens pensaient plutôt que la dépression était causée par une baisse du taux cérébral de sérotonine. Les Américains pensaient au contraire que c’était plutôt la baisse de la noradrénaline qui était déterminante.
Les chercheurs ont proposé une hypothèse sur ce qui rendait si dangereux certains médicaments anti-dépresseurs. Peut-être que l’un des deux neuromédiateurs en cause, la noradrénaline, était seul responsable du risque suicidaire. On a alors eu l’idée d’avoir recours à des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (« SSRI » pour Selective Serotonin Recapture Inhibitors), dont on espérait qu’ils lèveraient la dépression sans pousser les patients au suicide41. De tels médicaments existaient depuis longtemps, mais ils n’étaient pas très efficaces, et leur commercialisation avait été abandonnée. On ne pouvait donc pas les employer dans les Syndromes Dépressifs Sévères. En revanche, ils pouvaient être prescrits, même par des médecins généralistes, au vaste public qui souffre de « Syndromes Dépressifs Modérés », et même à des sujets qui allaient bien, mais qui auraient souhaité aller encore mieux. La fluoxétine (Prozac), un inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine, fut lancé massivement avec le slogan que ses consommateurs allaient se sentir « mieux que bien ». C’est ici que la méthode statistique trouve sa limite en matière d’administration de preuves : les essais cliniques sur des centaines de cas avaient bien montré que les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine comme la fluoxétine causaient moins de suicides. Mais quand les médecins se mettent à la prescrire à des centaines de milliers de personnes, on commença à enregistrer des cas de suicide. L’étude épidémiologique de Jick et coll.42 sur le suicide chez des patients hospitalisés traités par d’autres antidépresseurs pour dépression graves, donne 600 suicides pour 100 000 années de patients traités (en épidémiologie, on calcule par 100 000 années de patient traité) et 30 suicides pour 100 000 années de patients traités, chez des patients prenant d’autres antidépresseurs pour des dépressions légères. Avec le Prozac, on a 272/100 000 suicides, donc dix fois plus 43. Mais le taux de suicide tombe à 0% chez des patients légèrement déprimés non traités. Conclusion épidémiologique paradoxale : une légère dépression protège donc contre le suicide !44. Depuis, de nombreuses autres études épidémiologiques ont donné des résultats convergents de 189 suicides pour 100000 années de patients traités par le Prozac. Comme 40 millions de personnes ont pris du Prozac depuis son lancement, on peut évaluer à 40 000 le nombre de suicides sous Prozac depuis qu’on l’emploie45. L’épidémiologie n’apporte pas de preuve quant au rôle de la noradrénaline sur ce qui pousse au suicide les patients sous antidépresseurs, mais elle incite quand même à penser que l’élimination de la recapture de la noradrénaline n’avait pas supprimé le risque de suicide causé par les antidépresseurs.
III. Autres maladies mentales nouvelles
Healy, qui est par ailleurs un adversaire de la psychanalyse, et un partisan résolu de l’usage exclusif des médicaments en psychiatrie, soutient que beaucoup des maladies crées par la nouvelle psychiatrie l’ont été, comme les Syndromes Dépressifs Mineurs, pour promouvoir des médicaments découverts avant qu’on sache à quoi ils pourraient bien servir46. C’est ainsi que les premiers neuroleptiques, la réserpine et la chlorpromazine, ont d’abord été présentés comme des tranquillisants. Les patients qui prenaient de la réserpine se sentaient souvent « mieux que bien », mais les laboratoires voyaient dans cet effet antidépresseur plutôt un inconvénient qu’un avantage47. De même, la fluoxétine (Prozac) a été utilisée comme un anorexigène avant qu’on redécouvre ses et médiocres propriétés antidépressives.
La « Phobie sociale » a d’abord été décrite au Japon, puis a été introduite en Occident pour être la cible élective d’un autre anti-dépresseur de la classe du Prozac, le Paxil (paroxetine). La timidité est ainsi devenue une nouvelle maladie mentale. Mais dans ce cas, le risque lié à la prise du médicament est supérieur à celui lié à cette « maladie ». En outre, les « malades » deviennent dépendants du Paxil, alors que ces médicaments ne sont pas censés créer de dépendance48.
De même, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC.s) ont été redéfinis par le marketing des sociétés de pharmacie comme la cible élective d’un antidépresseur voisin de l’imipramine, la clomipramine (Anafranil). La campagne publicitaire transformait la névrose obsessionnelle, plutôt rare, surtout chez l’enfant, en entité fréquente. La clomipramine a cessé d’être prescrite dans le traitement des obsessions après le massacre de Colombine, dont l’auteur en prenait pour ses TOCs49.
IV. La psychanalyse et la nouvelle psychiatrie
Face à la nouvelle psychiatrie, la psychanalyse s’avère incapable de satisfaire aux exigences de la médecine fondée sur la preuve. Si elle multiplie bien les théories de référence, ses manuels ne fournissent aucune instruction sur les interprétations que les analystes doivent donner. Pire, toutes les Sociétés de Psychanalyse rejetteraient sûrement un analyste qui se conformerait aux instructions d’un manuel pour formuler une interprétation. Ses publications scientifiques, de moins en moins nombreuses, paraissent dans des revues qui ne comptent pas pour le classement des spécialistes. Certes, il existe de nombreuses études comparant l’efficacité des psychothérapies « psychodynamiques » (fondées sur l’interprétation des résistances et du transfert, donc d’inspiration psychanalytique) aux autres psychothérapies. Dans une vaste « métarecherche », Leichsering et Rabung ont rassemblé les résultats de 23 de ces études comparatives qui leur semblaient offrir toutes les garanties d’une recherche sérieuse, rassemblant au total 1053 patients50.
Ce rassemblement de recherches concluait à la supériorité de la psychanalyse à une séance par semaine pendant un an sur les autres formes de psychothérapies. Mais ces enquêtes butent sur la difficulté de définir avec précision ce sur quoi portent des calculs statistiques, par ailleurs très précis.
Pourrait-on envisager un dialogue de la psychanalyse avec la nouvelle psychiatrie, sans pour autant cautionner les conclusions les plus absurdes auxquelles arrive cette dernière, comme de mettre les jeunes enfants aux amphétamines, ou donner des antidépresseurs dangereux à des sujets en bonne santé ? Il arrive qu’une discussion clinique non polémique se produise entre nouveaux psychiatres et psychanalystes, et que les uns et les autres en tirent parti :
Les troubles de l’attention
En octobre 2006, Jacques Decourt avait organisé à Montpellier une table ronde sur les troubles de l’attention avec hyperactivité. Jacques Decourt et moi-même étions les seuls psychanalystes, face à de nombreux praticiens de la nouvelle psychiatrie. Olivier Revol, de Lyon avait montré comment les nouvelles machines permettaient de distinguer facilement les « vrais THADA » des autres formes d’activité. Mme Getin, Présidente de l’Association des « parents HyperSupers » avait montré comment la Ritaline avait profondément amélioré la vie de son fils, jusqu’alors constamment renvoyé de l’école à cause de son instabilité. Mais dans le courant de la discussion, elle avait précisé que son fils maintenant devenu calme, se plaignait d’une tension intérieure très pénible. Et elle avait ajouté : « Heureusement qu’il a une psychothérapie, parce que sinon, je ne sais pas ce qu’il deviendrait ! »51.
Je m’étais dit en l’écoutant que sans doute les amphétamines calment paradoxalement les enfants agités en les obligeant à prêter attention à des choses qu’ils n’ont pas envie de voir. La psychanalyse dispose d’une théorie de l’attention qui lie étroitement l’action et l’attention. Il est possible d’ailleurs que cette théorie soit un emprunt fait par Freud à Pierre Janet, qui contrairement aux psychiatres allemands, faisait de l’abaissement de l’attention (la « psychasthénie »), un concept central de sa théorie des psychoses52. Peut-être influencé par sa connaissance de la psychiatrie Française, Freud assigne une place importante à l’attention dans le processus du devenir conscient. Il décrit le refoulement comme un détournement de l’attention vers d’autres voies de l’investissement53. La représentation concernée cesse alors d’être consciente, par exemple parce que la « critique » s’y oppose. La pensée peut alors continuer son chemin de façon inconsciente, après un « rejet initial par le jugement »54. Mais l’attention se détourne aussi de la représentation si l’appareil psychique est parvenu à son but qui est l’action. Dans sa première conception de l’appareil psychique55, Freud montre que normalement, l’excitation se décharge par une action appropriée conformément au principe de plaisir. Lorsqu’une représentation déplaisante apparaît, l’appareil psychique trouve de nouvelles sources de satisfaction dans le monde extérieur, et supprime la cause du déplaisir. Une fois l’action effectuée, la représentation pénible disparaît donc du champ de la conscience. L’investissement d’attention dont elle était l’objet est reporté sur le monde extérieur. Agir nécessite de faire attention à ce que l’on fait, mais permet en même temps de ne plus prêter attention à ce qui était une représentation déplaisante. Inversement, la privation de la décharge motrice au cours du sommeil favorise les représentations dans le rêve. De même, la position allongée sur le divan dans la situation analytique favorise l’attention que le patient doit prêter à ce qui lui vient à l’esprit. L’hyperactivité pourrait donc être comprise comme un moyen très efficace d’écarter des représentations pénibles de la conscience. En élevant le niveau de vigilance des enfants, les amphétamines les obligent à faire attention à ce qu’ils voudraient chasser de leur esprit.
Le mois suivant, en novembre 2006, le hasard m’avait amené à poursuivre cette hypothèse. Au cours d’un colloque organisé en Israël par l’association pour les Conférences de Psychiatrie de l’Enfant et de l’adolescent de Langue Française en Israël (C.O.P.E.L.F.I.), mon collègue Sam Tyano m’avait fait visiter le Centre Jabotinski de Tel Aviv, où les enfants sont traités à la fois par les amphétamines et par la psychothérapie. Comme Didier Revol à Montpellier, il m’avait montré le fonctionnement des ordinateurs qui peuvent faire un diagnostic de THADA sans intervention d’un psychologue. Il avait présenté le cas d’un enfant mis sous Ritaline pour un trouble de l’attention sans hyperactivité. Bien que surdoué, il travaillait mal en classe, et le médicament lui avait permis de se concentrer. En même temps qu’il prenait les amphétamines, il avait commencé une psychothérapie. Dès la première séance, il avait dessiné un dragon invisible. À nouveau, j’ai pensé que l’amphétamine l’avait aidé à faire attention à ce qu’il ne voulait pas voir, un dragon dont la signification symbolique a occupé une grande part de la psychothérapie56.
L’akathisie
Les cas de tentative de suicide sous fluoxétine sont heureusement rares, mais David Healy en a quand même observé quatre. Il a été extrêmement frappé par la présence dans les quatre cas, d’une akathisie qui a pris une forme bien particulière. L’akathisie, ou maladie des jambes sans repos, est un symptôme banal, qui s’observe souvent comme un accident des médicaments neuroleptiques. Chez les patients de Healy, l’akathisie, avait d’abord été un état d’effroi sans représentations, qui imposait au sujet une activité motrice compulsive (les « jambes sans repos »). Puis des représentations avaient donné une figure et un sens possible aux affects pénibles, qui étaient devenus de la honte et du remords. Et finalement, les représentations investies d’affects opposés avaient coagulé en un noyau mélancolique qu’il fallait expulser par le suicide. L’akathisie s’était transformée en un besoin irrésistible de marcher tout droit jusqu’à un lieu d’où ils pouvaient se suicider.
Je suis tenté de rapprocher ces symptômes impressionnants d’une autre forme d’activité motrice décrite par des psychanalystes, les « galériens volontaires »57. Fort heureusement, les « galériens volontaires » décrits par Gérard Szwec ne semblent pas particulièrement suicidaires, malgré les risques physiques que prennent certains d’entre eux. Mais dans les deux cas, la voie motrice se présente comme une façon radicale d’essayer de faire le vide dans l’esprit. Des formes mineures d’akathisie s’observent aussi dans la psychopathologie de la vie quotidienne, par exemple quand on ressent le besoin de « descendre dans la rue » pour protester contre un évènement inacceptable, comme un attentat terroriste.
L’explication que je propose pour l’akathisie est au fond la même que celle qui m’était venue à l’esprit à propos de l’hyperactivité des enfants : la décharge motrice permet de ne plus faire attention à des représentations pénibles. À Montpellier, comme à Tel Aviv, la discussion, peut-être parce que courtoise, n’avait pas menée bien loin. S’ils avaient voulu être désagréables, mes interlocuteurs auraient pu me renvoyer la question que je posais au début de cette conférence à la nouvelle psychiatrie : qu’est-ce qui prouve à un psychanalyste que ce qu’il dit est vrai ? Jusqu’à un certain point, la recherche de la vérité en psychanalyse ressemble à celle du clinicien en médecine : il rassemble dans son esprit un grand nombre d’éléments disparates, jusqu’à ce qu’une hypothèse se formule dans son esprit. Une première différence entre le psychanalyste et le médecin, c’est qu’il écoute le patient sans lui poser de questions : une construction se formule dans son esprit en écoutant l’enchainement aussi libre que possible des associations du patient. Une deuxième différence est que le médecin attend de l’examen radiologique ou bactériologique qu’il confirme ou infirme son diagnostic, tandis que le psychanalyste ne cherche pas une confirmation directe de la vérité de sa construction quand il formule une interprétation. Il sait que son interprétation est exacte si le patient y répond en lui disant quelque chose à quoi il ne s’attendait pas, mais qui élargit d’une manière nouvelle ce que tous deux pensaient jusque-là. Mais en médecine comme en psychanalyse, la vérité est produite par la convergence des éléments disparates, et par la cohérence produite par leur rapprochement.
Conférence à Sainte-Anne, 26 janvier 2009
Bibliographie
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Jick S., Dean A.D. et Jick H., Antidepressants and Suicide, British Medical Journal 310 (1995); 215-18.
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Schildkraut J.J. (1965) The Catecholamin Hypothesis of Affective Disorders. A Review of Supporting Evidence. Amer. J. Psychiatry, 122, (1965) 519-522)
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