Préambule
Au Centre Alfred Binet, à Paris1, depuis plus de vingt cinq ans, nous proposons une consultation spécialisée pour accueillir les parents avec leur bébé. La première équipe de la « consultation parents-bébé » était constituée de Françoise Moggio, Christine Anzieu-Premmereur et de moi-même, rapidement rejoints par Michèle Pollak-Cornillot, Bernard Touati et Marie-Christine Laznik, tous psychanalystes. Des pédopsychiatres, des psychologues, une psychomotricienne formée à l’approche sensori-motrice d’André Bullinger, ainsi qu’une orthophoniste et une assistante sociale, nous ont rejoint. L’arrivée à la tête de l’équipe de Sarah Bydlowski, spécialiste des dépressions du post-partum, des PMA et des effets du diagnostic anténatal, a développé nos liens avec les maternités et avec des consultations spécialisées en génétique, neuropédiatrie et neuropsychologie. Il nous faut suivre la complexité des problématiques - problèmes psycho-sociaux, nouvelles familles, prématurité et pathologies périnatales - sans perdre le fil psychanalytique qui lie le travail pluridisciplinaire.
Green avait rappelé que l’objet central de la psychanalyse est le rêve et ajoute que nous ne devons pas confondre l’infantile avec l’enfant, ni glisser « du référent de la représentation au référent du comportement » 2 : il n’en demeure pas moins que la clinique du bébé nous confronte aux limites du travail des représentations (comme le fait également celle des états-limite et des psychoses), et aux limites du travail du rêve. La rencontre avec les nourrissons est fortement imprégnée du poids de l’actuel, les agis et le sensoriel, mais aussi de celui d’une régression profonde vers le non représenté. Nous avons à nous confronter à des affects intenses et à l’actuel des éprouvés partagés. Cette rencontre est propice à des identifications mutuelles qui peuvent ouvrir à de nouvelles métaphorisations. Ces interactions favorisent des nouvelles possibilités fantasmatiques productrices de représentations et de liens (Cramer, Kreisler) ; là, naissent des effets thérapeutiques spécifiques à ce type de travail de psychanalystes engagés auprès des bébés et de leurs familles. Le fonctionnement de l’analyste privilégie l’associativité et il repose sur des effets d’après-coup. Là où dominaient des mécanismes de déni, de projection et des clivages, un travail interprétatif indirect, à travers des interventions de liaison, favorise des refoulements plus souples et plus adaptés aux besoins du bébé. La dynamique transféro-contre-transférentielle soutient de nouvelles liaisons à travers le Préconscient et autorise des modifications économiques. Le travail des consultations parents/bébé est parfois le premier temps d’une modalité d’échanges dont la famille découvre l’existence et les possibilités qui conduiront parfois, ensuite, à l’indication d’un véritable traitement psychanalytique.
Quelques particularités théorico-techniques
Tout psychanalyste est capable de déployer une attention flottante, possède une capacité de rêverie et de jeu ludique des représentations et est capable d’accueillir, contenir, sans intervenir. Ici il doit aussi aimer jouer avec les bébés. Dans ce cadre, ne pas intervenir ne signifie certes pas rester silencieux. L’écoute analytique conduit à saisir au vol une inflexion vocale, une phrase ou un mot, mais ici aussi une mimique, un geste ; cette attention oriente les premières constructions, qui peuvent rester largement silencieuses, mais aussi les interventions, constituant alors le premier niveau de l’interprétation.
Ce qui caractérise ce champ clinique du travail avec les bébés, c’est qu’aux références de la métapsychologie freudienne et des théories post-freudiennes (Klein, Bion, Winnicott, Meltzer) viennent s’adjoindre, se combiner, des points de vue issus d’autres élaborations théoriques : la théorie de l’attachement, issue des travaux de Bowlby, le point de vue de la narration, les théories trans-générationnelles, la notion d’empathie, celle de l’enactment qui conduit à la notion d’empathie métaphorisante, mise en évidence par Lebovici3, mais aussi des emprunts aux travaux sur la naissance de l’intersubjectivité et de la subjectivation. Sans compter la dimension sensori-motrice à laquelle nous a initié André Bullinger, dans la suite des travaux d’Ajuriaguerra et Wallon sur le « dialogue tonico-émotionnel ». Nécessité de la polyvalence des références et risque bien sûr d’une simple juxtaposition, d’un patchwork, d’un éclectisme menaçant la rigueur de la méthode. « Intégration » ou « complémentarisme » de ces diverses références ?
Les psychanalystes s’occupant des bébés ne croient plus, comme le pensait Françoise Dolto, que les bébés comprennent les mots qui leurs sont adressés, ou qui sont échangés devant eux, dès leur plus jeune âge, voire dans le ventre de leur mère. Pourtant le psychanalyste prétend s’adresser au bébé, aux parents, et à leurs liens, aux interactions, ici et maintenant, mais aussi à leur histoire et à leur propre infantile. À l’actuel et à ce qui s’actualise, en particulier des aspects traumatiques, à ce qui se dit ou à ce qui s’éprouve, se met en acte, lors de la rencontre, avec des variations importantes, d’un traitement à l’autre ou d’un moment à l’autre dans le même traitement, des « angles » d’approche.
Que cherche le psychanalyste : la résolution rapide d’un symptôme, d’un malaise, d’une tension, comme paraissent le souhaiter ardemment les familles qui nous consultent, ou la mise en œuvre des moyens nécessaires à un travail prolongé et approfondi, comme le requièrent sans doute les cas graves ? La mobilisation des projections parentales conduit non à des dévoilements, mais à des mouvements intersubjectifs impliquant le bébé et visant à tenter de mobiliser des équilibres trop rigides organisés autour du symptôme. La qualité d’attention et les capacités associatives du psychanalyste soutiennent le narcissisme parental et leur fonctionnement mental. Exercice délicat pour soutenir et animer à la fois, mobiliser sans accroître les angoisses, sans entériner des positions figées ni sidérer les psychismes blessés par un tourbillon associatif. Ne pas éluder la souffrance, accueillir l’angoisse et tenter d’ouvrir à un regard différent.
Avant de donner quelques brefs aperçus cliniques, je voudrais rappeler qu’on ne peut rendre justice au polymorphisme de cette clinique par une présentation réduite ici nécessairement aux seuls mots ; problème méthodologique général dans l’exposé de toute clinique, mais particulièrement réducteur en matière de pathologie précoce – en plus des contraintes habituelles de la confidentialité, bien sûr.
Anna
Voyons un premier exemple clinique : Anna, 11 mois, nous est conduite par sa mère pour une anorexie. La petite fille paraît plutôt bien se développer, malgré la grande restriction de son alimentation ; spontanément, la mère nous apprend qu’elle a été elle-même anorexique. Les consultations vont mettre en évidence des relations difficiles de la mère avec la sienne. Progressivement le père se joint à nous. Le travail de liaison, lié à l’associativité de l’analyste, stimule l’émergence de représentations, favorisée par la dimension psychodramatique de la consultation où la famille est reçue par un couple de thérapeutes.
La mère vient partager avec nous quelque chose de son lien primaire à sa propre mère et ce déplacement que nous accueillons – nos éprouvés et leurs après-coup en témoignent – en permet une élaboration et donc un certain dégagement. Au fil des rencontres, avec notre soutien, la position paternelle du père va s’affirmer et contribuer à desserrer les liens mère / fille au profit d’une meilleure circulation à trois, dont témoigne l’évolution des jeux en séance. Le poids du maternel est également très présent dans ce que le père peut nous transmettre de sa propre histoire. Au fil des consultations thérapeutiques, le comportement anorexique d’Anna s’amende notablement et la famille retrouve une meilleure capacité à élaborer des projets de vie.
Dans nos contre-transferts, le maternel est fortement sollicité, en identification à cette petite fille qu’est Anna, mais aussi à la petite fille que la mère nous montre en elle, comme dans nos identifications à la mère de l’une et de l’autre. Grâce à un dispositif souple – que le père accepte –Mme peut utiliser les rencontres où elle est seule avec nous pour exprimer de façon directe des pensées qui l’angoissent. Le maternel auquel nous avons affaire, n’est pas seulement celui de la protection et du pare-angoisse. Il apparaît dans toutes ses faiblesses et tous ses excès : grâce aux liens qui se construisent autour du partage des angoisses et de certains éprouvés, le maternel peut être mis en travail. Nous avoir fait partager tour à tour son sentiment dramatique d’impuissance devant sa fille et sa crainte de la blesser en la confrontant au déchaînement de ses conduites boulimiques, a contribué à figurer ces angoisses, à en contenir l’intensité et à les réaménager. Racamier rappelle que l’amour maternel est fondamentalement ambivalent et qu’il se constitue sur un « courant agressif naturel » qui fait de l’enfant un intrus sur lequel la mère a un pouvoir de mort. Pour la mère d’Anna, la menace ne vient pas seulement du monde extérieur, ni même de son mari, mais d’abord d’elle-même. La « culpabilité primaire », mise en évidence par Jacques Press4, est aussi un repère important dans cette clinique précoce.
Lisa
Lisa, 7 mois, dort mal, elle est difficile à endormir, elle se réveille la nuit, pleure ou crie…
C’est une petite fille avenante, vite en interaction avec moi par le regard, ses mimiques, sa gestuelle et des vocalisations. Les parents expriment d’emblée leur satisfaction devant le développement de leur petite fille dont ils disent qu’à « 7 mois, à peine, elle marche et elle parle ». Je suis frappé par l’évocation rapide d’éléments dramatiques et par la mauvaise entente entre les parents. Lisa dort mal, alors que « les choses iraient mieux » : d’une part, ça irait mieux entre le père et la mère parce que les choses n’allaient pas du tout, et ça irait mieux parce que Mme est maintenant en bonne santé. Elle raconte une chirurgie qui a commencé par une intervention pour une torsion de trompe pendant la grossesse. Le diagnostic avait été difficile, dit la mère, et elle a craint pour la suite de la grossesse.
Mme a une histoire personnelle chargée, puisqu’elle a été abandonnée quasiment à la naissance par sa mère, confiée alors à la grand-mère paternelle jusqu’à la mort de cette grand-mère, quand elle était adolescente et est revenue vivre chez son père.
Lisa est souvent gardée par M., qui n’a pas de travail, et qui la confie volontiers à sa propre mère. Mme ne s’entend pas bien avec sa belle-mère, mais elle lui fait confiance. Mme fait spontanément un rapprochement entre la situation actuelle et son enfance, quand elle avait été confiée à sa grand-mère. Mme a eu peur pour sa santé car elle a été réopérée à deux reprises. En conflit important avec son mari, elle a craint qu’à l’occasion de ses hospitalisations, M. emmène pour de bon Lisa dans sa famille. Elle en serait morte…
Assez intéressée par mes jouets, Lisa présente un développement général harmonieux, plutôt en avance. Les parents, très admiratifs, détaillent les performances de Lisa qui tiendrait déjà « debout » et qui dirait « Papapapa » « Maman » « Babi ». Lisa semble en effet utiliser des « tours de paroles » avec ses interlocuteurs, on devine quelques ébauches de mot et fait des efforts de dénomination en montrant du doigt – le « pointing » – qui donne à penser qu’on est en présence d’une petite fille très active, probablement trop stimulée, ce qui tempère une appréciation trop positive. Je propose une nouvelle rencontre.
Lisa a presque 9 mois et son développement se poursuit. Elle va nous montrer dans la consultation ses capacités à se mouvoir : elle se déplace très bien, en conservant l’appui, ce qui n’est pas plus mal. Elle est habile et s’intéresse aux jouets, elle commente ses actes pour nous avec une ébauche de langage qui a un peu progressé. En notre présence il y a peu d’interactions verbales avec ses parents, Mme est trop occupée à nous parler pour qu’on puisse se faire une idée plus précise de sa relation avec sa fille. Mr est affectueux avec sa fille et joue de façon assez élaborée avec elle, mais ne lui parle pas ; en tout cas, pas en notre présence.
L’attitude de M. est plus positive à l’égard de Mme, pourtant les propos de Mme restent accusateurs à son égard et elle insiste sur le fait que leurs relations sont mauvaises. Elle se plaint que monsieur ne l’aide pas, de toute façon, elle préfère le voir sortir. Je pense que M. risque de ne pas supporter longtemps de se voir mettre ainsi en accusation devant nous, et que ça pourrait remettre en cause sa présence aux consultations.
Le sommeil de Lisa, qui s’était spectaculairement amélioré après la première consultation, s’est à nouveau dégradé et les troubles du sommeil aggravent les relations entre M. et Mme. Mme prend sa fille dans son lit, M. n’est pas d’accord, mais il n’est pas là le soir et il se met un film quand il rentre. Il n’empêche donc pas Lisa de dormir dans le lit de sa mère, même s’il est contre cela. Mme s’occupe de sa fille en « laissant dormir M. » pour le lui reprocher ensuite, le lendemain matin.
Mme a repris son travail et en est assez contente, même si au début « ça a été difficile de me séparer de ma fille » ; le contexte conflictuel ne permet pas d’aborder les difficultés de cette séparation redoutée. En fin de consultation, Mme demande à nous payer (le centre est gratuit), ce qui est peut-être une façon de solder ses comptes avec nous ; elle ne souhaite pas qu’on lui propose un nouveau rendez-vous tout de suite.
La première consultation a contribué à installer une meilleure régulation des échanges parents/bébé et favorisé une évolution plus harmonieuse de Lisa (sommeil et développement plus tranquille), mais le dispositif de la consultation crée les conditions d’affrontements peu canalisables et peu symbolisables entre les parents. Les parents de Lisa reconnaissent certains effets positifs de nos rencontres, mais ce qui a été cristallisé ici par la naissance de la petite fille dépasse les ressources du cadre d’une consultation parents/bébé, telle que nous la proposons.
Pour conclure ?
La psychanalyse freudienne s’est construite sur la prééminence du paternel, en lien avec la victoire de la pensée sur le sensoriel. La clinique a néanmoins conduit les psychanalystes à prendre la mesure de l’importance de l’objet primaire, cette « matrice psychique », selon l’expression de Green, de la dimension du maternel et du rôle de l’objet externe. Ce sont les défaillances de cette première structuration qui ont conduit ces analystes à se préoccuper de la pathologie précoce qui implique à la fois le maternel et le paternel « indissociables, tous deux aussi facilement violents et destructeurs que structurants et sources d’énergie créatrice »5. « Des moments actuels, petits et grands, se produisent sans doute très souvent et font en sorte que l’on ne saurait être en analyse toute la séance durant. Comment se font alors la reprise et la perlaboration ? » écrit Dominique Scarfone6, qui évoque alors Freud et Winnicott. Il ne s’agit pas de sollicitude maternelle, ni d’un simple partage d’affect : l’analyste doit être capable de supporter la régression, le défaut de représentation, la violence, sans se précipiter sur une interprétation ou une intervention « réparatrice ». Il doit être « transformable » pour que des représentations naissent à partir du contre-transfert, dans un travail de métaphorisation. J’insisterai sur la valeur dynamique toute particulière de la bisexualité de l’analyste dans ce travail de consultations avec les parents et les bébés. Les entreprises thérapeutiques menées par des psychanalystes dans le champ de la pathologie précoce ne sont à l’évidence pas un traitement comportemental, pas plus qu’un simple partage empathique.
Conférence de Sainte Anne, 23 mai 2016