Une question transversale
L’exposé que je vais sous présenter ce soir s’enracine dans le travail d’un séminaire intitulé De la honte et de la culpabilité primaires aux mouvements d’Éros, qui se poursuit depuis quatre ans. Je remercie donc tous les participants de ce séminaire de la SPP sans qui ces réflexions n’auraient pas vu le jour.
À partir de situations cliniques où le sentiment du droit d’exister, du droit de vivre pour soi ou du droit de se montrer, sont problématiques, on y explore les formes d’empiètement psychique, voire de « meurtre d’âme » dans lesquelles souvent la parole de l’autre fait loi – car les différenciations entre soi et l’autre sont restées entravées ou douloureuses –, ainsi que la pulsionnalisation des défenses qui s’ensuit souvent. Le passage de la peur de l’autre – voire de la terreur de l’autre – aux mouvements d’Éros et aux capacités d’alliance est au centre de cette réflexion clinique, technique et théorique, appuyée sur des textes freudiens et post-freudiens.
C’est une recherche transversale : cette problématique peut concerner aussi bien des patients qui ont une sévère névrose de contrainte, que des patients dépressifs, parfois proches d’une position mélancolique, ou encore masochistes (sexuellement ou moralement), sans compter les problématiques narcissiques centrées sur un défaut d’estime de soi, ou encore les maladies d’idéalité. Et la liste n’est pas limitative…
Repérer la façon dont y fonctionne la culpabilité, souvent inconsciente, est un enjeu clinique important pour que la cure ne redouble pas le traumatisme. C’est aussi un enjeu théorique : que devient la cure analytique lorsque la problématique du patient n’est pas d’abord dans le jeu des représentations et des relations sexuées, mais qu’elle se confronte aussi à des problématiques de survie et de (re)constitution du psychisme lui-même. Nous sommes délibérément en deuxième topique freudienne, où la massivité des motions pulsionnelles est au premier plan.
Des problématiques psychiques de survie que je me contente d’énumérer
- Pas le droit d’exister, de vivre pour soi ; « s’excuser d’exister » : c’est ce que j’appelle la culpabilité primaire ou culpabilité d’exister (pas seulement un surmoi tyrannique ou précoce).
- Pas de place pour le plaisir ou pas de droit au plaisir.
- Culpabilité à se montrer ou souci de se faire oublier, d’être transparent.
- Logiques de survie, en deçà du principe de plaisir
- La honte primaire ou honte d’exister (sens différent de celui de Claude Janin, qui désigne ainsi le déni de la honte qui suscite une honte insupportable chez les témoins).
- L’inhibition ou l’excitation sont au centre du tableau même si des fantasmes et des rêves peuvent se former. Un des enjeux du travail psychique sera la construction d’une intériorité supportable (cf. Le for interne selon Michel Neyraut) et l’élaboration d’une ambivalence vivable dans les relations avec autrui.
- Il est souvent un contresens significatif sur l’exigence morale prise comme substitut du moi (exister pour les autres, mériter d’exister, justifier son existence) que nous regarderons de plus près.
- Fréquente est aussi la solution religieuse et ses ambiguïtés : c’est un espoir pour le droit de vivre (cf Anna Potamianou, L’espoir, un bouclier pour les cas-limites), mais l’idéalisation et l’animisme entretiennent la haine et l’angoisse. L’animisme est alors à voir comme une défense antitraumatique.
- L’importance du masochisme érogène primaire (Rosenberg) est à souligner, notamment quand les auto-érotismes sont carencés. Ces patients ont souvent une grande capacité d’endurer (cf Daniel Rosé, L’endurance primaire). Mais comment passe-t-on de la survie au plaisir de vivre ? Ainsi une patiente se reprochait sa vulnérabilité à l’angoisse (notamment l’angoisse d’être prise de diarrhée si elle sortait de chez elle) : or elle avait une mère rejetante, une sœur psychotique envahissante, un mari malade…
La notion de culpabilité primaire : ai-je le droit d’exister ? de vivre pour moi ?
Une patiente enceinte lors d’un RV d’haptonomie se sent mal reçue, brusquée par des insistances et une attitude directive : « il faut être bien à l’heure », etc.
« Moi qui attendais de la douceur, elle a été culpabilisante et agressive. J’ai ressenti ce qui m’arrive dans ces cas-là, une paralysie de ma pensée, un mal-être sans savoir quoi, sans même lui en vouloir. L’impression de ne plus avoir le droit d’exister. C’est régulier en fonction des attaques des gens de l’extérieur : ils m’atteignent en profondeur. Je n’arrive plus à avoir une attitude pensante et active. Je subis, et je suis très mal. Je suis comme un enfant passif, écrasé, coupable. Je n’ai plus les rênes de ma vie.
Après, il me faut très longtemps pour me réveiller, me retrouver. Même Guy [son copain, qu’elle va épouser] ne comprend pas cela. Mais je me retrouve comme avec ma mère, quand je faisais tout et qu’elle était toujours mécontente, jamais satisfaite. »
Ces formulations emblématiques me renvoient à une bonne vingtaine de patients, au moins. Parfois très différents par la structure.
On retrouve régulièrement un empiètement psychique par les besoins narcissiques de l’un des parents, ou des ruptures et séparations précoces, parfois une véritable maltraitance.
J’ai bien conscience de retrouver dans mon questionnement des préoccupations qui furent celles de Ferenczi dans son écart à Freud. Mais sans y répondre tout à fait comme Balint en termes de « défaut fondamental », car ce qui m’importe, c’est de sortir d’une lecture déficitaire de ces souffrances psychiques qui touchent l’être même, et des aménagements défensifs, parfois très créatifs et ingénieux, qui ont permis de faire face. Non réparer, mais prendre la mesure de la blessure, et remettre en mouvement les potentialités, sans référence obligée à ce que serait un « bon » fonctionnement psychique.
Par exemple : la capacité de prendre le soin de l’autre pour une relation chaleureuse sans trop de risque de surprise, et qui permet d’être sûr d’être en position active – puisque la passivité réveille le trauma. Ou bien, la façon dont l’interdit de désirer est contourné par des idéalisations et des comparaisons qui sont une expression d’envie, mais moins comme une envie destructrice que comme la seule façon qui reste possible de figurer le désir.
Mais l’inhibition peut être massive ; ainsi une patiente, évoquée dans un congrès international, qui à 26 ans ne peut aller s’acheter à manger quand ses parents tardent à rentrer, elle n’y pense même pas, alors que dans son travail elle est tout à fait capable d’initiatives. Elle confiera à un moment de sa cure la plante de sa grand-mère à son analyste…
J’évoque encore une vignette clinique.
[omission d’une partie de la vignette, pour des raisons de confidentialité]
« […] Mais comment faire pour ne pas se croire toujours coupable, responsable de tout ? Maintenant, je m’en rends beaucoup plus compte, c’est un pas. Avant, je ne le voyais même pas, ça me semblait normal.
C’est E., ma meilleure amie, celle qui m’a donné votre adresse, que ça énervait. Elle me disait souvent « mais pourquoi tu es toujours en train de t’attaquer ? Moi qui t’aime, je ne te vois pas comme ça. Tu pourrais au moins me croire ! »
Mais je pensais qu’elle disait ça pour être gentille, je ne croyais pas que c’était vrai. Je dévalorisais sa parole pour continuer à me dénigrer moi-même. C’est ici que j’ai compris ça, qu’en m’accusant je m’empêchais aussi de donner de la valeur aux paroles des autres qui pouvaient me soutenir. Et en même temps, c’est contradictoire, je ne sais pas qui je suis, j’ai toujours besoin que les autres me rassurent sur ce que je suis. »
Le sentiment inconscient de culpabilité selon Le Moi et le Ça de Freud (1923)
Tout au long de l’œuvre freudienne, avec une première discussion en 1915 de la notion de sentiment de culpabilité inconscient, la question de la culpabilité est posée par Freud. En 1923, dans le Moi et le Ça, elle est reprise de façon systématique. La notion de sensation inconsciente, puis celle de sentiment inconscient de culpabilité apparaissent une première fois au chapitre 2, consacré à la différenciation entre le Moi et le Ça. Et c’est au cinquième chapitre de cette œuvre de 1923, consacré aux « relations de dépendance du moi » que Freud développe la notion de culpabilité inconsciente.
Sensations internes au moi (chap. 2)
La relation au moi de la perception externe est évidente. Mais il faut rendre compte de la relation au moi de la perception interne qui fournit des sensations de processus venant de toutes les strates de l’appareil psychique, même les plus originelles et les plus élémentaires. Elles sont mal connues, on ne sait quelle proportion d’entre elles est susceptible de devenir consciente. Le modèle en est donné par la série la plus accessible, celles de la série plaisir-déplaisir (étudiée par Freud dès 1895, notamment dans le modèle neurologique de l’Esquisse). Les sensations de déplaisir sont particulièrement importantes en ce qu’elles poussent à une modification, à une décharge (ou éconduction), ce qui amène Freud à penser le plaisir comme un abaissement de l’investissement d’énergie (il pousse au maintien de la situation, et donc abaisse la tension psychique), tandis que le déplaisir veut une transformation de la situation et donc augmente la tension psychique, son investissement énergétique. Or la tension se fait sentir au niveau du moi, à la manière d’une motion refoulée, comme une pression ou une contrainte. La résistance du moi contre cette contrainte, la suspension de la réaction de décharge rend cette impression consciente en tant que déplaisir. Mais il faut noter que la douleur, tout comme certaines tensions corporelles liées à des besoins non satisfaits, peut demeurer inconsciente. La douleur est spécifique en ce qu’elle se comporte comme une perception interne, même lorsqu’elle est issue des effets du monde extérieur ; elle est donc à certains égards une « chose intermédiaire entre perception externe et interne »1.
Sensations et sentiments ne deviennent donc eux aussi conscients qu’en atteignant le système préconscient ; si la transmission est bloquée, ils ne se produisent pas comme sensations même si l’excitation qui devrait susciter la sensation est bien active dans le fonctionnement psychique. Nous pouvons alors parler de sensations inconscientes, par analogie avec les représentations inconscientes, même si le rapprochement ne se justifie pas tout à fait, dans la mesure où les représentations ne deviennent conscientes qu’en passant par un grand nombre de représentations intermédiaires qui sont des maillons de liaison, tandis que les sensations et sentiments se transmettent directement : il n’y a pas ici d’intervention du préconscient, une sensation est soit inconsciente soit consciente. C’est aussi pourquoi ceux qui manifestent des pathologies non névrotiques, qui n’ont pas développé de représentations fantasmatiques ni de formations intermédiaires, ont affaire directement avec les motions pulsionnelles et leur charge énergétique et sont mus, troublés, bouleversés par des affects (sensations et sentiments) d’une très grande intensité, sans pouvoir les relier et les canaliser par les représentations correspondantes. Même lié à des représentations de mot, le devenir-conscient de l’affect est direct, sans intermédiaire. C’est ce qui donne le sentiment bien connu que le langage ne suffit jamais à dire toute la force de la sensation ou du sentiment ; non parce que le mot est inadéquat, mais parce qu’il est simplement un mot… En même temps, comme pour la représentation visuelle, c’est le langage et lui seul qui fait de la sensation ou du sentiment une véritable pensée, susceptible d’entrer dans des relations, (logiques, associatives ou autres) avec d’autres contenus psychiques et de connaître une élaboration.
Le rôle des représentations de mot devient clair : par leur intermédiaire, les processus de pensée internes sont transformés en perceptions. Ils sont en quelque sorte ramenés au cas général de la perception externe permettant de comprendre l’idée que tout savoir, toute pensée consciente se donne comme une perception externe. Le surinvestissement nécessaire à la pensée permet de percevoir les pensées comme des réalités extérieures, et donc de les tenir pour vraies, réelles, au même titre que les objets que l’on perçoit.
Sentiment inconscient de culpabilité et surmoi (chap. 2, 4, 5)
Dans les rapports entre le moi et la conscience, une autre expérience est plus déconcertante. Les cures psychanalytiques manifestent que chez certaines personnes, l’autocritique et la conscience morale, activités psychiques particulièrement élevées, sont inconscientes et ont des effets massifs tout en restant inconscientes. Ce n’est pas seulement effet de résistance ; il nous faut ici parler de sentiment de culpabilité inconscient malgré les énigmes nouvelles que soulève cette notion paradoxale. Car un tel sentiment de culpabilité inconscient joue un rôle économique décisif dans un grand nombre de névroses et oppose les obstacles les plus forts à la possibilité d’une guérison.
Dans ce moi corporel qui est projection d’une surface psychique, non seulement le plus élémentaire et le plus profond, mais le plus élevé et le plus moral peut être inconscient. Toutes les expériences psychiques y prennent corps, et le moi les organise tout en s’y soumettant.
Dans Le Moi et le Ça, le quatrième chapitre reprend la deuxième théorie des pulsions, qui oppose Éros à la pulsion de mort, souligne l’importance décisive des intrications et désintrications pulsionnelles, développe l’hypothèse d’une énergie indifférenciée déplaçable qui relève de l’Éros désexualisé, montre les paradoxes qui en deuxième topique commandent certaines déliaisons (liées notamment à la sublimation) et affectent le principe de plaisir. Au début du cinquième chapitre, Freud rappelle que le moi se forme pour une bonne part à partir d’identifications qui prennent le relais d’investissements du ça laissés vacants ; que les premières de ces identifications se conduisent comme une instance particulière dans le moi et se posent en face de lui en tant que surmoi. Plus tard, le moi renforcé peut opposer plus de résistances à de telles influences identificatoires.
Le surmoi doit sa position particulière à la fois en tant que première identification dans un moi encore faible et comme héritier du complexe d’Œdipe. Il introduit ainsi dans le moi les objets les plus grandioses. Dans une certaine mesure, il se comporte vis à vis des modifications ultérieures du moi comme la phase sexuelle primaire de l’enfance vis à vis de la vie sexuelle ultérieure après la puberté. Accessible aux influences ultérieures, il garde néanmoins toute la vie le caractère qui s’origine dans le complexe paternel, celui de s’opposer au moi, de se poser face à lui pour le maîtriser. « Il est le mémorial de la faiblesse et de la dépendance qui étaient jadis celles du moi et il continue à dominer même sur le moi mûr. De même que l’enfant se trouvait sous la contrainte d’obéir à ses parents, de même le moi se soumet à l’impératif catégorique de son surmoi »2
Mais à côté de ces relations avec le moi, descendre des premiers investissements d’objet du ça, donc du complexe d’Œdipe, signifie encore plus pour le surmoi. Il est ainsi mis en relation avec les acquis phylogénétiques du ça et de ce fait représente la réincarnation de formations du moi antérieures à sa propre existence, qui ont laissé derrière elles leur précipité dans le ça. Le surmoi se tient ainsi en permanence proche du ça et peut en assurer la représentance vis-à-vis du moi. « Il plonge profondément dans le ça, il est pour cette raison plus éloigné de la conscience que le moi »3. La réaction thérapeutique négative montre les effets cliniques d’un surmoi devenu persécuteur. Elle montre comment la manifestation clinique du sentiment de culpabilité inconscient est avant tout le besoin de punition (criminels par sentiment de culpabilité, la CB oubliée sur le lieu du hold-up, l’échec devant le succès, l’attachement à la maladie, etc.).
Le sentiment de culpabilité
Le sentiment de culpabilité conscient, lié à la conscience morale et aux fautes que l’on se reproche n’offre aucune difficulté à l’interprétation. Il est l’expression d’un jugement de condamnation du moi par son instance critique. Tout au plus peut-on noter que les individus ressentent pour un même type de transgression des degrés de culpabilité très hétérogènes – parfois manifestement excessifs (scrupules, effondrements, auto-accusation…) – tandis que bien des criminels semblent ne pas ressentir de culpabilité consciente, comme si cette instance critique leur faisait défaut.
Les sentiments d’infériorité bien connus des névrosés sont proches de cette culpabilité consciente excessive. Dans deux affections fréquentes, la névrose de contrainte (ou névrose obsessionnelle) et la mélancolie, le sentiment de culpabilité est conscient de manière excessivement forte ; « l’idéal du moi fait montre alors d’une particulière sévérité et fait rage contre le moi, souvent de manière cruelle »4.
En même temps le sentiment de culpabilité diverge dans ces deux affections. Dans la névrose de contrainte, le sentiment de culpabilité est intense, bruyant même, mais ne peut se justifier devant le moi. Le moi du patient se rebelle contre ce sentiment d’être coupable et réclame au médecin de faire valoir son innocence ; mais s’il cédait, cela resterait inefficace. L’analyse montre en effet que le surmoi est ici influencé par des processus inconscients restés inconnus du moi. Des impulsions refoulées fondent ce sentiment de culpabilité (d’autant que par régression ou par une différenciation insuffisante, les pensées sont assimilées à des actes). Le surmoi en sait davantage sur les motions provenant du ça inconscient que n’en sait le moi.
Dans la mélancolie, au contraire, le moi ne proteste pas, il se reconnaît coupable, et même coupable de tout, et se soumet aux punitions. En effet, dans la névrose de contrainte, il s’agissait de mouvements psychiques choquants, restés en-dehors du moi, dans lesquels il ne se reconnaît pas. Mais dans la mélancolie, l’objet qui était un objet d’amour et contre lequel se déchaîne maintenant la colère du surmoi a été accueilli dans le moi par identification.
Morale et cruauté de l’idéal
Même si l’intensité de ces éprouvés fait question, la discussion peut en être différée tandis qu’il nous faut d’abord comprendre le problème posé par le sentiment de culpabilité resté inconscient. Il se rencontre bien sûr essentiellement dans l’hystérie et les états de type hystérique. Le moi hystérique se défend contre la perception pénible qui le menace en provenance de la critique de son surmoi, de même qu’il se défend d’habitude contre les investissements d’objet insupportables : par un acte de refoulement. C’est donc un acte du moi qui a pour effet de rendre ou de laisser inconscient le sentiment de culpabilité. Il utilise cette fois contre le surmoi ce qu’il effectue habituellement sous l’influence de celui-ci.
Mais dans la névrose de contrainte prédominent les phénomènes de formation réactionnelle : le moi ne réussit qu’à écarter de la conscience le matériel auquel se rapporte le sentiment de culpabilité, sa source, sans pouvoir refouler le sentiment lui-même.
En fait, il faut se risquer à aller plus loin. Une grande partie du sentiment de culpabilité doit normalement rester inconscient, parce que l’apparition de la conscience morale est intimement rattachée au complexe d’Œdipe et à son refoulement, c’est-à-dire relève de la névrose infantile dont le destin est d’être refoulé lors de la phase de latence. La psychanalyse pourrait souscrire à la proposition paradoxale selon laquelle « l’être humain normal n’est pas seulement beaucoup plus immoral qu’il ne le croit, mais encore beaucoup plus moral qu’il ne le sait ».5
Freud a découvert avec surprise qu’un accroissement de ce sentiment de culpabilité peut faire d’un être humain un criminel. Chez beaucoup de délinquants, notamment des jeunes, on peut découvrir un puissant sentiment de culpabilité, qui existait avant l’acte criminel, et qui n’est donc pas la conséquence mais le mobile de celui-ci. Tout ce passe comme s’il y avait un soulagement à pouvoir rattacher ce sentiment de culpabilité à quelque chose de réel et d’actuel.
Dans toutes ces situations, le surmoi démontre son indépendance à l’égard du moi conscient, et manifeste en revanche ses relations intimes avec le ça inconscient. Même les mouvements défensifs et critiques s’en trouvent pulsionnalisés et par suite, considérablement renforcés. Mais en quoi consiste ce surmoi ? Est-il fait de restes de mots préconscients dans le moi, bien qu’il soit lui-même inconscient ?
Sans doute ne peut-on dénier au surmoi que son contenu et ses proviennent de ce qui a été entendu – ce qui est logique puisqu’il est une partie du moi ultérieurement différenciée ; il reste accessible à la conscience à partir de ces représentations de mot (concepts, abstractions, valeurs). Freud reviendra avec plus de précision en 1933 sur ces questions dans sa Nouvelle suite des conférences d’introduction à la psychanalyse, dans le texte intitulé « La décomposition de la personnalité psychique », où il commente la topique tripartite (ça, moi, surmoi) établie en 1923, mais en soulignant davantage à quel point le surmoi de l’enfant s’établit non pas tant sur le moi des parents, encore moins sur leurs procédés éducatifs et leur attitude affective consciente, mais à partir du surmoi des parents…
Si le contenu des critères du surmoi relève de l’entendu, ou en tout cas de ce qui s’est transmis de génération en génération, l’énergie d’investissement apportée à ces contenus du surmoi provient des sources qui sont dans le ça.
Reprenons notre question : comment se fait-il que le surmoi se manifeste essentiellement comme sentiment de culpabilité – ou mieux comme critique, car le sentiment de culpabilité est la façon dont le moi perçoit ce qui correspond à cette critique –, avec une dureté et une sévérité si extraordinaire ?
Sublimation et déliaison
Dans la mélancolie un surmoi quasiment tout puissant tire à lui le moi avec une violence sans ménagement ; il fait rage contre le moi avec tout le sadisme disponible dans l’individu. La composante destructrice s’est déposée dans le surmoi et tournée contre le moi. Ce qui règne désormais dans le surmoi est « pour ainsi dire une culture pure de la pulsion de mort » 6, qui réussit effectivement bien souvent à pousser le moi dans la mort, si le moi ne se défend pas suffisamment contre son tyran, notamment par le revirement de la manie.
Les reproches de conscience de la névrose obsessionnelle (ou de contrainte) sont tout aussi pénibles et source d’innombrables tourments, sans qu’il y ait pourtant ici danger de suicide, grâce à la conservation ici de la relation à l’objet. Dans cette névrose, c’est la régression à l’organisation prégénitale qui a rendu possible que les impulsions d’amour se transposent en impulsions d’agression contre l’objet. De nouveau la pulsion d’agression est devenue libre, déliée de son intrication avec Éros, et veut anéantir l’objet, ou du moins tendre à cela. Le moi n’a pas accueilli ces tendances, qui restent dans le ça, mais il se rebelle contre elles avec des formations réactionnelles et des mesures de précaution. Mais le surmoi se comporte comme si le moi en était responsable et prend la haine au sérieux, et non comme une apparence suscitée par la régression. Des deux côtés, le moi est en détresse : il se défend vainement contre les mouvements agressifs du ça meurtrier en même temps que contre les reproches de la conscience morale qui punit. Il ne réussit qu’à inhiber les actions les plus massives du ça comme du surmoi et le résultat est un auto-tourment sans fin, et ultérieurement une attaque sans fin de l’objet.
Les pulsions de mort, si dangereuses, sont traitées diversement par l’individu : elles sont rendues, pour une part, inoffensives par leur intrication avec des composantes érotiques, elles sont déviées vers l’extérieur pour une autre part, sous forme d’agression, tandis qu’une grande part d’entre elles continuent leur travail interne de déliaison et d’abaissement des tensions. Mais pourquoi dans la mélancolie le surmoi devient-il une sorte de lieu de rassemblement et par suite de renforcement de l’ensemble des pulsions de mort ?
Selon la restriction pulsionnelle exigée par la moralité, on peut dire que le ça est totalement amoral, que le moi s’efforce d’être moral, et que le surmoi peut devenir hyper-moral d’une façon qui le rend alors aussi cruel que peut l’être le ça. Plus l’être humain restreint son agression vers l’extérieur, plus il devient sévère, donc agressif dans son idéal du moi. L’impression commune est inverse : ce serait l’exigence de l’idéal du moi qui serait le mobile et la source de la répression de l’agression. Mais en fait, c’est dans la mesure où un être humain limite son agression que s’accroît le penchant à l’agression de son idéal contre on moi. C’est comme un déplacement de la destructivité, un retournement sur le moi propre. Déjà la morale communément admise, normale, retreint considérablement les mouvements pulsionnels, interdit cruellement. La conception d’un être supérieur qui punit impitoyablement en est issue.
Le surmoi est apparu par une identification avec le modèle paternel, donc comme toute identification, par une désexualisation, voire une sublimation. Mais cette transposition suscite aussi une démixtion des pulsions opposées ; la composante érotique ne peut plus lier toue la destruction qui y est adjointe ; celle-ci redevient libre et se déploie comme penchant à l’agression et à la destruction. C’est de cette désintrication que l’idéal tirerait ce trait dur et cruel que comporte le « tu dois » impérieux. Dans la névrose de contrainte, cependant, la démixtion qui libère l’agressivité s’est produite par une régression dans le ça et non par une opération du moi ; ce processus régressif empiète sur le surmoi, qui aiguise alors sa sévérité contre le moi. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, le moi qui a maîtrisé la libido par identification, subit en contrepartie la punition de la part du surmoi du fait de l’agression rendue libre justement par cette maîtrise libidinale qui empêche Eros de lier la destructivité et de la neutraliser.
Rigueur morale et sublimation ne sont pas des processus de tout repos ; le mouvement d’élévation morale ou de création culturelle laisse derrière lui des forces de destruction qui ne sont plus liées par l’ambivalence liée à l’intrication des pulsions. C’est une façon de montrer le fondement du vieil adage : qui veut faire l’ange fait la bête (sauvage)… Et peut-être d’expliquer pourquoi tant de gens si attachés aux comportements moraux sont si durs et parfois cruels tant envers eux-mêmes qu’envers ceux qui se comportent de façon plus libre ou moins contrôlée qu’eux (que ce soit par choix ou par incapacité à faire autrement). On comprend aussi combien la critique freudienne de la morale fait écho à celle de Nietzsche que Freud évitait de lire de crainte d’y rencontrer son double !
La question du sentiment de culpabilité inconscient
Après avoir suivi pas à pas le texte freudien, revenons sur ses enjeux. Le début de l’œuvre a mis en rapport l’émergence d’un sentiment de culpabilité avec la naissance d’un sujet. Si le sujet n’est pas hors des processus qui le constituent, le moment de l’émergence de la culpabilité est aussi celui où l’objet externe se met à compter, où ce qu’on lui fait est désormais pris en compte. On peut lire Le Moi et le ça comme un trajet menant des constituants inconscients du psychisme à la question du sujet, puis à l’inachèvement, aux achoppements et aux limites des processus de subjectivation.
Freud discute longuement ce qui nous permet de parler d’un sentiment inconscient. Les fonctions psychiques les plus élevées selon une évaluation éthique ne sont pas forcément les plus proches de la conscience. Il montre comment la clinique manifeste aussi bien d’une part des sentiments de culpabilité conscients mais excessifs et apparemment arbitraires (névrose obsessionnelle) ou assumés, mais quasiment de façon délirante par identification à l’objet aimé devenu haï et persécuteur (mélancolie), d’autre part des sentiments de culpabilité qui sont inconscients mais déduits d’un besoin de punition ou d’une réaction thérapeutique négative (résistance à la guérison). Le rôle économique du sentiment de culpabilité est décisif dans un grand nombre de névroses et dans les obstacles à la guérison.
Mais pourquoi le sentiment de culpabilité serait-il le plus « profond », mais aussi le plus « élevé » ? Sans doute parce qu’il témoigne d’une conscience morale. Néanmoins, dans les manifestations intenses du sentiment de culpabilité, on a l’impression qu’il ne s’agit pas véritablement d’une conscience morale rationnelle, ni même simplement d’une soumission à un surmoi culturellement transmis. La conscience morale issue de la crise œdipienne garde une certaine mesure. Il faut postuler une régression (narcissique pour les pathologies de l’idéal, anale pour la névrose obsessionnelle, orale pour la mélancolie) pour que la sévérité du surmoi devienne un tourment déchirant.
Mais cela signifie qu’il est des pathologies antérieures au sens moral proprement dit. On sait que dans le tabou la conscience de culpabilité tient plus à la transgression comme telle qu’à une faute morale et que le modèle est plutôt celui de la souillure. Il faut postuler une culpabilité précoce, ce que fait Mélanie Klein sous une forme spécifique : elle postule que le moi existe dès le début, et que c’est la culpabilité qui fera passer le psychique d’une position schizo-paranoïde aux attaques destructrices à la sollicitude pour l’objet qui accompagne l’entrée dans la position dépressive.
On ne remarque pas assez que chez Freud comme chez Mélanie Klein la culpabilité est le mode d’entrée dans l’objectalité ! Le Moi et le Ça décrit les constituants élémentaires du psychisme, pulsion, principe de plaisir conscience, inconscient, devenir conscient jusqu’au moment où la culpabilité entre en scène et noue tout cela dans une relation à l’autre. Quelque chose de l’autre compte pour le moi. Ce qu’il éprouve, je me le représente, et s’il en souffre à cause de moi, je me le reproche. Qui n’est pas capable de cela est terrifiant, car il reste enfermé dans son narcissisme. C’est le début de la subjectivation, et de ses avatars…
Le caractère inconscient de certaines culpabilités les rendent difficilement élaborables. On ne peut que chercher à en évacuer la tension, et le recours à l’agir, même inadéquat (comme le crime commis par sentiment de culpabilité) empêche un traitement plus élaboratif de la culpabilité. La réaction thérapeutique négative est l’un des exemples d’une culpabilité plus originaire que la conscience de ses fautes ou la responsabilité devant autrui. La sévérité du surmoi ne suffit pas à rendre compte de la perte du souci d’autoconservation par le moi qui travaille contre lui-même. Il faut poser l’hypothèse d’une culpabilité primaire.
La culpabilité primaire
« La tension entre les exigences de la conscience et les performances du moi est ressentie comme conscience de culpabilité », cela c’est la culpabilité devant l’idéal. l’autre n’intervient qu’indirectement. L’instance critique existe et le moi se sent coupable devant lui-même, devant ce qu’il voudrait être et n’est pas. Ceci s’oppose à ce que les auteurs post-freudiens ont reconnu comme moi idéal (Freud ne fait pas la distinction), lorsque la culpabilité et l’instance de critique de soi-même n’existent pas et que se maintient l’illusion d’être le centre du monde et de coexister avec son idéal.
Il est donc une forme de culpabilité qui n’est pas encore objectale et qui peut déchaîner plus encore que les fautes effectives la cruauté du surmoi. La culpabilité mélancolique qui va jusqu’à inverser une position de moi idéal en position d’indignité absolue en témoigne.
Nous voudrions cependant donner à la notion de culpabilité primaire un sens plus précis. Il s’agit de ces situations, nombreuses, où la culpabilité n’est pas liée d’abord ou seulement à des reproches (conscients ou inconscients) que l’on se fait mais au fait même d’exister. La culpabilité d’exister, qui reflète le plus souvent que quelque chose de l’existence du bébé ou du petit enfant n’a pas été accueilli, qu’il n’a pu vivre que pour autrui et non en fonction de ce qu’il ressentait, est très caractéristique.
Que devient la cure analytique lorsque la problématique du patient n’est pas d’abord dans le jeu des représentations et des relations sexuées, mais qu’elle se confronte aussi à des problématiques de survie et de (re)constitution du psychisme lui-même ? Nous sommes clairement en deuxième topique et la question devient celle du droit d’exister.
En effet, si le regard sur soi-même est négatif, si l’on ne peut partir de ce que l’on ressent pour penser ni pour désirer, il n’y a que l’amour et la protection d’autrui qui peuvent rassurer… Mais en même temps l’attitude de l’autre se trouve investie d’un tel pouvoir que toute rencontre d’autrui est terrifiante. L’hyper-moralité ou la suradptation qui visent à éviter l’effondrement produisent le contraire, une peur des autres qui fait les craindre et non les aimer. En même temps, le dévouement remplace souvent l’assurance et l’amour qu’on ne peut rencontrer : s’oublier pour servir autrui est une façon de ne pas trop ressentir la faute d’exister, et de donner à d’autres ce dont on aurait tant besoin, en pouvant par identification narcissique, en profiter quand même quelque peu !
De l’idéal du moi au surmoi
Le surmoi ou idéal du moi, est donc à concevoir comme une différenciation à l’intérieur du moi. Selon Freud, si l’instance psychique critique à l’égard de soi-même dépend du narcissisme et se constitue dès que le moi voir qu’il n’est pas toujours comme il voudrait être, la différenciation en une instance psychique spécifique, distincte du moi, ne s’effectue que lors du déclin ou de la résolution du complexe d’Œdipe. Dans le surmoi, coexisteront donc, en plus ou moins grande harmonie, des résidus psychiques liés à la critique par l’idéal et des identifications œdipiennes permettant l’introjection des exigences culturelles et morales.
Sur le plan proprement moral, ce qui précède le surmoi, c’est une angoisse sociale et affective, celle de la rétorsion ou de la punition. A un niveau plus profond, c’est par peur de perdre l’amour se ces parents ou de son entourage que l’enfant intériorise assez tôt les interdits (quitte à les oublier souvent s’il va bien et ne souffre pas de culpabilité primaire, car cette souffrance psychique produit souvent des enfants trop sages). Il existe donc une sorte de surmoi culturel (Gilbert Diatkine) et d’angoisse sociale préœdipienne. C’est peut-être ce qui constitue une régression favorisant la régression de la libido dans la névrose obsessionnelle.
D’autre part, Freud insiste à plusieurs reprises sur l’héritage phylogénétique qui serait incorporé dans le surmoi. On peut penser que c’est davantage à partir de la première identification constitutive de l’humanisation en lien avec les deux parents comme « père de la préhistoire personnelle ». Le phylogénétique dans la formation d’idéal et dans le contenu du surmoi qui émerge pour se constituer après l’Œdipe est en même temps (quoi qu’on pense des conceptions phylogénétiques chez Freud qui s’appuient sur une étrange transmission héréditaire des caractères acquis plus que sur une transmission culturelle plus vraisemblable).
Les débats actuels sur le surmoi, moins normatifs qu’ils ne furent il y a quelques décennies, revalorisent cette dimension d’un surmoi culturel, qui reste ambigu entre angoisse sociale intériorisée et conscience morale. Ils se sont aussi recentrés sur la cure en particulier grâce au travail de Jean-Luc Donnet sur la situation analysante et sur l’introjection d’un surmoi psychanalytique que le cadre de la cure et la règle fondamentale tendent à inculquer de fait aux patients.
Quant aux effets de l’absence d’interdit et de fonction paternelle, Nathalie Zaltzmann a naguère montré les effets d’un « totem sans tabou » en commentant le roman de William Golding, Sa majesté les Mouches, et l’évolution catastrophique vers la violence d’un groupe d’enfants livrés à eux-mêmes sur une île, malgré nombre d’efforts pour s’organiser.
Mais peut-être que lorsqu’il n’y a pas d’objectalité véritable, le paradoxe interne à la sublimation qui fait que plus l’on travaille à une élaboration et à une rationalisation de ses conduites, plus la déliaison pulsionnelle remet en déséquilibre l’ambivalence nécessaire à la bonne distance avec l’autre, libérant de la destructivité. L’œuvre freudienne manifeste sans cesse qu’il y a de la subjectivation et de l’humanisation possible mais aussi que ce n’est jamais sans reste, jamais achevé, jamais sans menace de régression. Cet inachèvement ne doit pas nous faire renoncer à penser, comme le font Raymond Cahn, François Richard, ou Steven Wainrib, la psychanalyse en termes en termes de subjectivation (notamment à partir d’une clinique de l’adolescence) mais peut nous aider à voir l’importance et la pertinence du dualisme pulsionnel freudien.
Partant des constituants les plus élémentaires du psychisme, montrant leur structuration en même temps que leur conflictualité, Le Moi et le Ça fait apparaître avec force les possibilités de subjectivation et d’alliance, mais aussi la conflictualité inhérente au fait même d’exister.
L’emprunt du sentiment de culpabilité (Cournut, D’un reste qui fait lien)
À partir du commentaire d’une note de Freud dans Le Moi et le Ça, Jean Cournut dégage la notion cliniquement fondamentale d’un sentiment inconscient de culpabilité emprunté, qui ouvre peut-être une issue à l’extrême difficulté d’élaboration du sentiment inconscient de culpabilité.
Or dans une note de bas de page, Freud introduit l’idée que le sentiment de culpabilité peut être emprunté. Il commence par souligner que le sentiment inconscient de culpabilité rend la tâche de l’analyste difficile : directement, on ne peut rien contre lui ; on ne peut l’analyser qu’indirectement, en dévoilant peu à peu ses fondements refoulés pour qu’il devienne un sentiment de culpabilité conscient. Mais « on a une chance particulière d’agir sur lui quand ce sentiment inconscient de culpabilité est un sentiment emprunté, c’est-à-dire quand il est le résultat d’une identification à une autre personne qui fut jadis l’objet d’un investissement érotique. Une telle prise en charge du sentiment de culpabilité est souvent le seul reste, difficile à reconnaître, de la relation amoureuse abandonnée. On ne peut pas méconnaître la ressemblance de ce processus avec celui de la mélancolie » (Freud, 1923, p. 264-265.). Autrement dit, le sentiment inconscient de culpabilité, roc sur lequel peut buter une analyse, puisqu’il suscite notamment la réaction thérapeutique négative devient compréhensible et susceptible d’élaboration quand on peut le ramener à une relation d’objet transformée en identification par la perte de l’objet. L’inconnu est ramené au connu : investissement d’objet, transformation de la relation en identification lorsque l’objet est perdu. L’ancien investissement d’objet peut servir de guide et de point d’appui pour la compréhension du fonctionnement psychique et pour le déplacement du symptôme sur l’analyste, et sa reprise dans les manifestations du transfert et l’analyse du transfert. Plus optimiste qu’on ne le dit souvent, Freud précise : « Si l’on peut découvrir cet ancien investissement d’objet derrière le sentiment inconscient de culpabilité, la tâche thérapeutique est alors souvent brillamment résolue » (Freud, 1923, pp. 264-265.).
Mais la note ne s’arrête pas là. Elle indique qu’en l’absence de la mise au jour d’une telle identification, le psychanalyste n’a que peu de moyens d’agir. D’abord parce que tout dépend de la force du sentiment de culpabilité, à laquelle « la thérapie ne peut souvent opposer aucune force contraire de même grandeur » : l’argument est économique et souligne combien l’intensité énergétique de l’accrochage à la culpabilité peut être considérable. Si, comme nous le pensons, l’identification à la culpabilité d’un parent est devenue seul fondement de l’identité d’un sujet, en place de reconnaissance comme de pare-excitation, on peut craindre que, même en ce cas, la force économique du symptôme oppose une puissante résistance à l’action de l’analyse. L’autre facteur favorisant une issue positive est que le patient mette la personne de l’analyste en place de son idéal du moi ; ainsi l’identification soutenue par l’idéal peut favoriser le dénouement de l’ancien lien identificatoire au profit de la relation à l’analyste. Mais cette voie est périlleuse, car elle induit la tentation pour le psychanalyste de jouer vis-à-vis de l’analysant « le rôle d’un prophète, d’un sauveur des âmes, d’un messie ».
Or les « règles de l’analyse » s’opposent résolument à une telle utilisation de la personne du médecin et au recours à la suggestion, ce qui est ici un obstacle et même une « barrière » à l’effet de l’analyse. Freud conclut par un parti-pris de résignation cette fois beaucoup plus pessimiste quant à la puissance thérapeutique de la psychanalyse : « La tâche de celle-ci n’est pas de rendre impossibles les réactions morbides, mais d’offrir au moi du malade la liberté de se décider pour ceci ou cela ». Outre que l’on ne voit pas bien d’où peut venir une telle capacité de liberté si le sentiment de culpabilité ne cède pas et même reste inconscient, il est clair qu’en 1923, pour Freud le sentiment inconscient de culpabilité met le plus souvent l’analyse en échec, sauf lorsque les circonstances économiques, donc l’intensité de ce sentiment, ne lui opposent qu’une résistance modérée et transitoire.
Dans un article de 1983, « D’un reste qui fait lien », Jean Cournut commente longuement cette note de Freud ; elle lui permet d’accepter la notion de sentiment inconscient de culpabilité qui lui paraît plus contradictoire que paradoxale. Elle lui permet surtout de rejoindre la pensée de Freud qui de façon optimiste, pense que si l’on décèle une identification inconsciente, la tâche thérapeutique cesse d’être quasiment vouée à l’échec. En effet, l’identification permet de retrouver un objet, donc d’élaborer une relation qui peut se déplacer et constituer un transfert.
D’ailleurs, la note freudienne est cohérente avec le reste de son texte : au début du cinquième chapitre, pour rendre compte de la genèse du surmoi, Freud rappelle que le moi se forme pour une bonne part à partir d’identifications qui prennent le relais d’investissements du ça laissés vacants.
Mais dans le cas du sentiment inconscient de culpabilité emprunté, qu’est-ce qui caractérise cet investissement ? Il s’agit d’un reste d’investissement d’objet abandonné. C’est parce qu’au lieu d’une relation, on a affaire à un objet perdu, qui vous a abandonné, et que l’on a dû abandonner, que le lien prend cette tonalité d’identification non à une personne, mais à sa culpabilité. La culpabilité de la génération précédente, culpabilité devant les échecs, ou culpabilité du survivant, culpabilité à tonalité d’impuissance plutôt que de crime est une culpabilité qui n’a pu intégrer l’angoisse de castration. Se sentir coupable ou responsable, c’est penser que l’on aurait pu changer les choses, c’est implicitement se sentir tout puissant.
Tout naturellement, Jean Cournut rapporte l’abandon de l’objet à la perte la plus radicale, au deuil qui n’a pu s’élaborer. Dans le « deuil raté », selon son expression, la culpabilité qui empêchait l’objet d’investir suffisamment son enfant se trouve mêlée à la culpabilité partagée de l’abandon mutuel lié à la mort. La perte est inacceptable et pourtant inévitable. Mais incorporer la culpabilité de l’objet permet de n’avoir pas tout perdu, et ce reste suffit à soutenir l’existence d’un sujet éternellement coupable.
Lors du congrès des psychanalystes de langue française de 2003, à Lyon, et dans le numéro de la Revue française de Psychanalyse qui en rend compte, Jean Cournut a évoqué son article de 1983, et il en élargit la portée. Il écrit en effet qu’il s’était trop centré sur l’emprunt identificatoire d’un sentiment de culpabilité lié à un travail de deuil mal élaboré à la génération précédente, voire à celle qui précède le parent du sujet. C’est l’exemple de patients qui prennent en charge et s’épuisent à réparer la tristesse et la culpabilité d’une mère orpheline ou d’un père abandonné.
Mais ce processus n’est pas exclusivement lié aux problématiques de deuil. Par moments, affleurent dans le discours du patient des culpabilités et des hontes inconscientes, rendues perceptibles par un discours factuel, enlisé, stérile, dans un climat affectif détérioré. La récurrence de mots anciens, insolites sert d’indice (qui disait cela ?). Et voilà que surgissent des affects et des représentations inattendus et inconnus (« on n’en parlait jamais », « on ne me l’a jamais dit »).
Ce qui se dévoile alors, c’est la faillite du grand-père, la pédophilie de l’oncle, la vie scandaleuse d’une grand-mère oubliée, etc., ou encore les parents collabos, les abandons, les incestes : les caves où sont enfouis les secrets de la vie de famille. Or patient et analyste ignorent tout de ces aventures : « on voit seulement des sujets qui passent leur vie amoureuse, sociale, professionnelle à expier, à se défoncer pour réparer honte et culpabilité ; ils sont gardiens d’un silence, chargés de mission, en service commandé pour obturer des secrets dont ils n’ont ni connaissance ni même pressentiment » (Cournut, 2003, p. 1581). C’est dans le transfert que ces secrets seront éventuellement déterrés, notamment à l’occasion des reproches faits à l’analyste et de la culpabilité d’avoir de si mauvaises pensées.
« La métapsychologie de ces sentiments empruntés – on pourrait même dire « hérités » – de leur refoulement, du retour de quelques refoulés de ces éventuels clivages, est centrée sur la constitution du surmoi et de l’idéal du moi dont – et c’est fondamental – la généalogie se tisse de l’inconscient des parents et de leur propre histoire. En revanche, si un événement est survenu alors que ces instances ne sont pas encore constituées et que les capacités d’élaboration de l’appareil psychique sont encore précaires […], on est confronté à la clinique des traumas précoces » (p. 1582).
Jean Cournut achève son article par une remarque sur le contre-transfert, en se demandant « quelles taches aveugles, quels dénis et peut-être aussi quelle culpabilité se transmettent d’un analyste à son patient, qui, éventuellement devenu analyste à son tour, risque d’en transmettre à ses propres patients » (p. 1583).
C’est la question de la « malédiction », de la transmission du négatif dont les Atrides ou les Labdacides, mais peut-être aussi la thématique du péché originel montrent la force aux fondements même de notre culture.
C’est en particulier dans les manifestations cliniques du sentiment de culpabilité emprunté que la configuration d’une vie dévouée qui ne vit que pour autrui se retrouve fréquemment.
La compulsion au dévouement
Il est des personnes qui ne vivent que pour autrui, c’est-à-dire aussi qu’elles ne vivent que par autrui, pour ainsi dire par procuration. Il est des femmes qui s’épuisent dans un souci exclusif de leurs enfants, n’ont guère d’intérêt pour des activités personnelles, et se trouvent désemparées le jour où ceux-ci ont quitté la maison. Il est des animateurs et des enseignants qui n’ont pas de vie personnelle en dehors de leur travail et qui prennent à cœur davantage ce qui concerne les enfants ou les jeunes dont ils s’occupent que leur propre famille ou leur propre santé. Telle militante politique ou telle animatrice pastorale dans une paroisse ne trouve pas le temps de partir en week-end, d’aller faire des massages ou de la natation et encore moins de faire une cure pourtant bien nécessaire pour soigner ses rhumatismes et entretenir sa mobilité, parce qu’elle ne supporte pas de déserter pour trois semaines les responsabilités qu’elle a acceptées. Il est des soignants qui se plaignent d’être envahis par leur travail, mais qui ne savent que faire de leurs jours de repos et ne prennent leurs vacances que par obligation. Et l’on pourrait évoquer bien d’autres exemples.
Les métiers de la relation et du soin sont particulièrement exposés à ce surinvestissement du souci d’autrui aux dépens même de ses propres besoins. On pourrait y voir un avatar de la suractivité, défense de type maniaque contre le risque dépressif, mais ce ne serait pas toujours exact. Il ne s’agit pas tant de la peur du vide que de l’absence d’investissement libidinal et même auto-conservatif de soi-même. Certaines des personnes que nous évoquions savent fort bien se poser avec d’autres, prendre le temps de lire ou de rédiger ce qui servira à leur prochaine réunion, écouter et réfléchir posément à ce qu’on vient de leur dire. Mais l’autre personne est investie, voire surinvestie comme objet de soin. Le dévouement apparaît comme une alternative à l’effondrement, permettant de donner à l’autre (auquel le sujet est inconsciemment identifié) ce qu’il aurait eu besoin de recevoir lui-même.
Le dévouement idéalisé – et son envers haineux
On sait combien Nietzsche dénonce comme une pathologie de notre civilisation tant les mouvements de pitié que l’amour du prochain comme faux amour de soi-même. Non seulement la cruauté du rejet et du mépris peut percer sous la carapace de la bienveillance dès qu’un autre se dérobe à l’emprise ou ne partage pas cet idéal, mais le bénéfice premier de cet apparent engagement objectal est un surinvestissement idéalisant de soi-même : lorsque la défense réussit de manière stable, elle permet une relative coïncidence entre l’idéal du moi et le moi idéal (nous retenons la distinction de Lagache), sous l’égide duquel les fantasmes de toute-puissance peuvent se maintenir. Derrière le souci de l’autre sont à l’œuvre un déni de la castration ainsi qu’un déni de l’altérité.
[vignette clinique, omise pour des raisons de confidentialité]
Je pourrai multiplier les exemples, celui d’une puéricultrice hantée par ses responsabilités ; celui d’un psychiatre qui voudrait tellement que les autres se donnent autant que lui et que les soins donnés à l’hôpital s’améliorent, qu’il se sent rejeté par les équipes qu’il bouscule ; celui d’une autre infirmière, dans un service de diabétologie, qui ne décolère pas contre les jeunes infirmières beaucoup moins organisées et scrupuleuses qu’elle. Ce qui est frappant, c’est toujours la force de l’idéal du soin et l’extrême souci de moralité, dont on peut chaque fois supposer qu’il est venu étayer voire remplacer un moi colonisé ou assujetti par les besoins narcissiques d’un autre, généralement un parent. Ne jamais déplaire, être toujours en règle, ne rien demander, s’oublier, vivre pour les autres, ou parfois (en méprisant ceux qui en font moins que soi), vivre pour son idéal, telle est la règle de vie. Elle s’avère destructrice.
Trois enjeux spécifiques méritent d’être soulignés : le dévouement est alors obstacle à l’investissement de soi ; la morale est pervertie parce qu’elle est mise en place de l’investissement subjectal, en un mouvement substitutif qui la radicalise et la dénature ; la quête de perfection devient le mode d’investissement de soi et d’accrochage à la toute-puissance.
Force de la négation de soi, indice de culpabilité primaire
Le dévouement comme obstacle à l’investissement de soi est paradoxalement une des variantes de la perte de soi dans la relation à l’autre. De même que certaines amoureuses perdent en quelques mois leur autonomie sociale, leurs ami(e)s et leurs centres d’intérêt propres pour devenir l’ombre de l’aimé, au risque de cesser d’exister en face de lui car il n’y a plus deux personnes en relation d’amour mais un désir entièrement capté par le désir de l’autre et/ou la peur de le perdre, de même l’investissement du don de soi aux autres se fait aux dépens de la distinction entre soi et l’autre et du maintien de la conscience de ses propres besoins. Celui qui fait tout pour les autres, n’a plus de temps pour lui, ne voit comme amis que ceux qu’il soutient, ne part pas en vacances, néglige sa santé, finit par ne plus exister en face de l’autre. Il vit par procuration, et attend inévitablement d’être investi en retour tout en faisant en sorte d’avoir à se plaindre de l’indifférence de ceux qui, grâce à lui, peuvent enfin mieux investir leur propre vie.
Si l’on définit la culpabilité primaire comme une culpabilité d’exister, parfois accompagnée d’une perte du sentiment de soi et d’une absence de ressenti, ce tableau la décrit parfaitement. La culpabilité est de s’investir soi-même, alors qu’on est par essence voué au narcissisme des parents, ou qu’on ne peut se pardonner d’avoir eu besoin d’autrui. A la culpabilité morale (telle ou telle faute que l’on se reproche) s’ajoute une culpabilité fondamentale, qui empêche d’être une personne parmi les autres, avec les mêmes besoins et les mêmes droits, avec sa singularité et ses désirs. C’est la mise au service des besoins d’autrui, et de la position soignante qui justifie et valorise une existence qui de ce fait reprend sens, qui remplace le droit d’exister pour soi, ainsi que l’égocentrisme normal que la morale est chargée de tempérer.
La morale comme substitut à la construction du moi
Dans les cas que j’évoque, cette perte de l’investissement subjectal est compensée par un investissement idéal de soi-même qui est un surinvestissement, soutenu par la morale mise en place non de régulation du rapport à autrui mais d’équivalent idéal d’investissement de soi. La morale se trouve ainsi pervertie : alors que sa place est seconde, régulation de la vie en commun entre des êtres spontanément centrés sur eux-mêmes et leurs désirs, elle vient ici en premier ; en place de l’investissement narcissique, vient le souci de l’autre et l’idée qu’il faudrait toujours faire passer l’autre avant soi. Cette déformation est généralement la trace d’une colonisation narcissique précoce, d’un empiétement narcissique de l’un ou l’autre des parents, ou le résultat de leur carence. L’enfant n’a jamais été investi comme un enfant qui peut se croire un temps au centre de tout (narcissisme primaire), il a « toujours » su qu’il était là pour satisfaire les besoins de quelqu’un d’autre. C’est le syndrome de Cendrillon. Quitter la dépendance parentale pour investir d’autres personnes par choix est une première forme de libération, mais le mode d’investissement s’y déplace tout en restant identique : la négation de soi est à l’œuvre, il s’agit de se faire accepter ou de ne pas déplaire, ou encore de justifier moralement son existence en faisant du bien à d’autres. On comprend qu’il reste peu de place pour s’investir soi-même et encore moins pour chercher à séduire et à plaire. Pas seulement peu de place : de tels mouvements de vie sont vécus comme coupables, ce sont des transgressions qui suscitent un fort sentiment d’imposture ou d’illégitimité.
Le surinvestissement de l’idéal du moi
Le souci de soi est vécu par ces patients comme égoïste, et ils vont parfois jusqu’à se mettre en danger par la négligence de leurs besoins élémentaires, parfois déniés comme s’ils étaient sans corps, au-dessus des besoins communs à l’espèce humaine (se nourrissant ainsi d’une toute puissance fantasmatique) ; parfois les besoins sont reconnus mais cependant négligés dans une cruauté ascétique qui relève de l’auto-sadisme. Il est difficile ici de ne pas reconnaître la marque d’un besoin de punition qui relève d’un sentiment inconscient de culpabilité. C’est parce qu’il y a une culpabilité primaire à exister comme un être différent, à s’investir soi-même au lieu d’être seulement l’instrument des besoins de l’autre, le thérapeute d’un parent par exemple, que l’évidence du droit d’exister pour soi n’a pu se construire.
L’exigence de perfection
Cependant on constate un retour massif du narcissisme dans le surinvestissement de l’idéal du moi. Les « maladies d’idéalité » (Janine Chasseguet-Smirgel) se nourrissent de ce besoin de perfection dans l’oubli de soi. L’idéal religieux suscite souvent une radicalisation de ces voies : il permet en effet un langage et un idéal partagé, dans l’identification au leader sacrificiel (christianisme) ou au destin du peuple (judaïsme), ou à la soumission naturelle de l’humain devant l’Absolu de Dieu (islam). Le langage religieux permet un ersatz groupal de subjectivation, mais apporte en même temps un véritable trésor d’images, de symbolisations et d’interprétations qui donnent consistance et valeur (voire survalorisation) à ce mode d’existence et d’investissement. La préséance de la morale sur le désir s’y trouve légitimée voire exaltée, et ce verrouillage secondaire entretient, renforce et gère la culpabilité primaire sous-jacente.
Mais l’on trouve aussi chez les soignants des formes spécifiques de ce besoin de servir qui ne sont pas moins exigeantes. En particulier le métier vécu comme vocation, la fierté d’être médecin, le besoin de pouvoir soulager viennent nourrir cette force de sacerdoce médical. Parfois le médecin se sent père au « carré », persuadé que les parents ne peuvent savoir vraiment ce qui convient à leur enfant. Ou bien c’est tel médecin qui disait à une candidate psychologue à une formation analytique, alors qu’elle ignorait encore tout du parcours complexe de cette femme : « vous n’êtes pas médecin, vous ne savez pas ce que c’est que la souffrance ». Cette certitude d’une légitimité médicale qui n’est pas seulement une compétence, d’une expérience qui transcende celle de tous les autres – et qui dispense d’avoir à les écouter et à apprendre d’eux –, est un trait important de cette position qui, adossée sur le savoir médical, exerce un pouvoir social inconscient de ses abus. Aujourd’hui, la nécessité d’informer les patients et de requérir leur consentement éclairé tempère cette position d’autorité mais tend à l’inverser en une peur des procès qui manifeste combien la peur de l’autre est sous-jacente à ces formes de supériorité et de pouvoir.
Lorsque l’on est tout dévoué à l’autre, on ne le rencontre pas comme un égal. C’est aussi la peur de l’autre qui commande ces façons de vivre pour autrui, c’est-à-dire en contrôlant la relation…
Freud analyse dans Au-delà du principe de plaisir, dans une discussion critique de la fin du chapitre 5, l’idée d’une apparente pulsion de perfectionnement qu’il ramène au déplacement vers l’avenir de la quête de retrouvailles avec l’objet primaire perdu. D’une part cette illusion témoigne par elle-même d’une idéalisation à l’œuvre, que Freud ne peut que désavouer, d’autre part le mouvement qui transforme l’aspiration à la régression, obstrué par les résistances, en progression dans la direction de développement qui reste libre, en quête de pleine satisfaction mais « sans la perspective de pouvoir achever le procès et atteindre le but »7 correspond précisément au mouvement d’idéalisation qui sous-tend l’effort et l’activité dans les organisations narcissiques que nous décrivons. Selon Freud, les conditions dynamiques en sont très généralement présentes, mais les rapports économiques ne favorisent que rarement le phénomène : autrement dit, il est rare que cette façon d’exister soit vivable voire heureuse. Mais lorsque le besoin de perfection, absolu, se relativise en besoin de se sentir progresser, quelque chose devient plus souple et l’analyse des fonctionnements psychiques peut s’amorcer. L’être humain, faillible, apparaît derrière l’idole de marbre qui voulait se prendre pour Dieu, pour éviter de s’effondrer sous le poids du regard réprobateur des imagos archaïques.
Être un individu parmi d’autres
L’analyse de patients engagés dans de telles configurations est douloureuse. Le lent travail de désidéalisation de soi, de renoncement à l’idéal de perfection est à la mesure des résistances à la reconnaissance de l’autre comme semblable et comme objet. Ils investissent les autres comme des miroirs et des détours pour s’investir idéalement eux-mêmes. L’analyste devient au contraire miroir de leur contre-investissement qui est échec de l’altérité, mais aussi un leurre. Leur échec à être parfaits manifeste en effet l’impossible de leur visée mais ils s’en consolent difficilement et se méprisent s’ils deviennent simplement « comme les autres ». Ils deviennent peu à peu conscients de leur méfiance envers le mouvement pulsionnel, danger de perte de contrôle, mais surtout de leur peur, voire de leur terreur de l’autre, alors qu’ils se croyaient profondément engagés dans l’amour du prochain. Or l’autre est objet de soin mais n’est pas un être à la fois différent d’eux et de dignité identique, il n’est pas même un alter ego ; comme les autres n’ont jamais été reconnus par eux comme des « autres semblables » (Green), il leur est particulièrement difficile de s’appliquer à eux-mêmes les mêmes critères qu’aux autres, de renoncer aux exigences idéales persécutrices envers eux-mêmes, d’être un individu parmi d’autres.
Les destins de la culpabilité selon Les frères Karamazov de Dostoïevski
Je propose ici de reprendre la question des destins de la culpabilité, qui recoupe celle des fondements du principe paternel, à partir de la mise à mort du père dans les frères Karamazov, pour poser la question de la construction de la référence paternelle lorsque l’histoire familiale est traumatique. Il semble essentiel de souligner dans le roman de Dostoïevski comme dans ces histoires cliniques le destin du père idéalisé à côté du destin du père excitant et violent. La destitution de l’un est aussi essentielle que la mise à mort du second…
Dans la perspective d’articuler le père de la horde avec le principe paternel, je voudrais, à la suite de Laurence Kahn 8, revenir à la narration par Dostoïevski d’une mise à mort du père, dans Les frères Karamazov, d’autant qu’on peut penser que ce roman, lu par Freud au moins depuis 1905, a fortement retenu son attention.
Je ne ferai que mentionner, à la suite de Nathalie Zaltzman9, la répartition entre les différents fils des effets du meurtre et des destins de la culpabilité : le fils bâtard né d’un viol qui commet l’acte meurtrier sans l’assumer psychiquement, est mis en opposition avec Dmitri, qui sans avoir tué le père alors qu’il en avait l’intention, en porte la culpabilité et le châtiment, en passant aussi par la défense maniaque ; Ivan, qui a incité le meurtre, dans une rivalité identificatoire directe avec son père Fiodor, entre en confrontation avec Aliocha qui évite le conflit en choisissant un père de substitution, le starets Zosime.
Il me paraît plus important encore de souligner qu’il faut non seulement tuer le père sensuel, violent et bouffon, mais aussi destituer le père idéalisé, le staretz, père substitutif pour Aliocha mais aussi référence morale, sociale et religieuse pour tous. Sa destitution ne se manifeste pas seulement par l’odeur nauséabonde qu’exhale son cadavre, ce qui fait douter Aliocha. On voit auparavant, comme le relève Vladimir Marinov dans Figures du crime chez Dostoïevski 10, sa position de séduction narcissique, comme guérisseur et conseiller de toutes les femmes, celles de la ville et celles du peuple, tandis que Fiodor les suborne ou les viole ; c’est ainsi qu’il incite à l’acceptation une mère qui vient de perdre son plus jeune fils, le quatrième à mourir…
Mais, à la différence de Fiodor, le staretz accepte sa propre destitution, tant en renvoyant Aliocha dans le monde qu’en se prosternant devant Fiodor « père de la horde en milieu rural » (selon l’expression de Marinov) dont le destin est d’être mis à mort. Rappelons que Freud tente d’interpréter cette scène dans son article sur Dostoïevski. Quant à Aliocha, c’est en relation à la confrontation à un autre enfant mort, Ilioucha, qui s’est révolté contre l’humiliation de son père, qu’il s’investit dans l’accompagnement et l’éducation d’enfants, comme en recherche d’un juste positionnement du désir et des limites.
Je retire de cette histoire l’idée que s’il est un principe paternel, il condense nécessairement des pôles opposés, père excitant et père inhibiteur, puissance et vulnérabilité, séparation-tiercéisation et support d’identification, etc. J’irai jusqu’à dire que, conformément à la place faite à cette notion dans Totem et tabou, une potentialité essentielle du principe paternel est d’ouvrir à la possibilité et à l’élaboration d’une ambivalence vivable. C’est donc par le tiers paternel, c’est-à-dire aussi par un surmoi bien tempéré que la culpabilité primaire traumatique peut s’élaborer en une capacité de culpabilité mais aussi d’espérance et de plaisir, dégagée des impasses aliénéantes ou traumatiques de la culpabilité primaire.
L’exigence de perfection : Baudelaire, Salon de 1859 (X Envoi)
[…] MM. les artistes, je parle des vrais artistes, de ceux-là qui pensent comme moi que tout ce qui n’est pas la perfection devrait se cacher, et que tout ce qui n’est pas sublime est inutile et coupable, de ceux-là qui savent qu’il y a une épouvantable profondeur dans la première idée venue, et que, parmi les manières innombrables de l’exprimer, il n’y en a tout au plus que deux ou trois d’excellentes (je suis moins sévère que La Bruyère) ; ces artistes-là, dis-je, toujours mécontents et non rassasiés, comme des âmes enfermées, ne prendront pas de travers certains badinages et certaines humeurs quinteuses dont ils souffrent aussi souvent que le critique. Eux aussi, ils savent que rien n’est plus fatigant que d’expliquer ce que tout le monde devrait savoir. Si l’ennui et le mépris peuvent être considérés comme des passions, pour eux aussi le mépris et l’ennui ont été les passions les plus difficilement rejetables, les plus fatales, les plus sous la main. Je m’impose à moi-même les dures conditions que je voudrais voir chacun s’imposer ; je me dis sans cesse : à quoi bon ? et je me demande, en supposant que j’aie exposé quelques bonnes raisons : à qui et à quoi peuvent-elles servir ? […]
Voir sur ce point ci-dessus : Freud, Au-delà du principe de plaisir, fin chapitre V, sur la soi-disant pulsion de perfectionnement.
La version sadomasochiste : Baudelaire L'héautontimorouménos et L'Irrémédiable
L'héautontimorouménos
[…]
Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ?
Elle est dans ma voix, la criarde !
C'est tout mon sang, ce poison noir !
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde.
Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis de mon cœur le vampire,
– Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire !
L'Irrémédiable
I Une Idée, une Forme, un Être
Parti de l'azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre ;
Un Ange, imprudent voyageur
Qu'a tenté l'amour du difforme,
Au fond d'un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur,
Et luttant, angoisses funèbres !
Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les ténèbres ;
Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé ;
Un damné descendant sans lampe
Au bord d'un gouffre dont l'odeur
Trahit l'humide profondeur
D'éternels escaliers sans rampe,
Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu'eux ;
Un navire pris dans le pôle
Comme en un piège de cristal,
Cherchant par quel détroit fatal
Il est tombé dans cette geôle ;
— Emblèmes nets, tableau parfait
D'une fortune irrémédiable
Qui donne à penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu'il fait !
II Tête-à-tête sombre et limpide
Qu'un cœur devenu son miroir !
Puits de Vérité, clair et noir
Où tremble une étoile livide,
Un phare ironique, infernal
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
— La conscience dans le Mal !
Conférence dans le cadre des Conférences de Sainte-Anne, 25 janvier 2016