Comment penser la notion d’enveloppe dans le champ visuel ? En effet si tout de suite là, maintenant, en regardant droit devant vous les yeux ouverts, sans rien fixer de précis, vous vous posez cette question : « qu’est-ce qui fait limite » dans votre champ visuel entre le monde et vous, vous ne pourrez que conclure apparemment : rien ! Rien qui ne ressemble à la peau qui fait limite pour le corps ! Or, selon moi, malgré la certitude phénoménologique que vous éprouvez, d’un contact direct avec le monde, vous vous trompez, vous disposez bel et bien d’une limite, mais pas d’une limite physiologique, d’une limite psychique, invisible, subjective et non pas sensorielle, si ça n’était pas le cas vous seriez tous envahis d’effroi, et votre visage refléterait la terreur, vous devriez vous représenter vous-même en Gorgone, tel le peintre Caravage sur la couverture de mon livre, effroi de celui qui ne peut plus penser face à l’objet qui le regarde, effroi de celui qui sent que l’on peut entrer par ses yeux pour voir ses pensées. Effrois psychotiques par excellence.
En voulez-vous une preuve que vous vivez au quotidien ? Lorsque vous parlez à quelqu’un, lorsque vous pensez en vous adressant à quelqu’un, vous le regardez dans les yeux, mais, régulièrement, selon un rythme propre à chacun, vous vous détournez du regard de votre interlocuteur, pour regarder quoi ? Eh bien, justement ce qui est fascinant, c’est en fait que vous ne regardez rien ! Vous allez défocaliser votre regard et faire le vide psychique dans le champ perceptif, c’est que, sans même vous en rendre compte, le contact visuel avec les yeux de votre interlocuteur allait vous donner le sentiment d’être aspiré ou transpercé par son regard ; un blanc de pensée aurait alors surgi pour faire écran au regard de votre interlocuteur, et vous étiez donc menacé d’extinction de votre activité représentative. En recréant un écran de vide vous allez à nouveau pouvoir voir vos pensées et les mettre en mots, en continuant de parler à votre interlocuteur. Un autre procédé est employé par d’autres personnes, elles clignent rapidement des yeux sans détourner le regard ce qui revient, là aussi, à recréer un écran vide de perception en interrompant le contact visuel de façon « subliminale ».
Pour penser, il faut disposer d’une enveloppe visuelle du moi, d’une enveloppe négative, capable de fermer le pôle perceptif visuel les yeux grands ouverts, faute de quoi la perception sera toujours plus forte que la pensée et vous ne pourriez plus penser. C’est malheureusement ce que l’on constate chez les psychoses infantiles. Puisque vous voyez et que vous pensez en même temps, c’est que vous disposez donc bien dans le champ visuel d’une enveloppe psychique visuelle qui régule les échanges et réalise une véritable interface entre le dedans et le dehors de vous, qui relie et sépare à volonté votre réalité psychique, seulement dedans, et la réalité du dehors.
Cette interface, je vais la décrire comme devant être à la fois un miroir et un écran. Vous pouvez donc vous la représenter comme un miroir semi-transparent à travers lequel vous regarderiez le monde, et dans lequel vous pourriez vous voir. Voir le monde nécessite en effet de pouvoir se voir psychiquement dedans. Il est nécessaire que soit réalisée une sorte d’harmonie entre la réalité du dedans et la réalité du dehors : c’est ce qu’on nomme l’intrication des investissements du monde et de soi-même, autrement dit l’intrication des investissements objectaux et narcissiques. Voyons maintenant ce qu’il en est des caractéristiques de la vision : la vision, contrairement au toucher, n’est pas physiologiquement réflexive, si je touche quelque chose je suis touché là où je touche, en outre, si je parle, si je crie, je m’entends par l’oreille, mais sauf à disposer d’un miroir réel, je ne me vois pas de là où je vois. La vision n’est pas physiologiquement réflexive, l’investissement psychique du dehors ne revient pas physiologiquement au dedans, la vision jette le moi au dehors du corps propre, elle lui arrache sa chair, elle risque à tous moments de faire éclater le « moi-peau » (Didier Anzieu). Il est donc nécessaire que l’écran psychique visuel soit aussi un miroir psychique qui permettra d’éviter l’hémorragie narcissique du moi, dans le mouvement d’investissement pulsionnel du non-moi.
Dans les années 80, c’est Johnny un adolescent autiste asymbolique qui grognait, gémissait, mais ne produisait aucun langage, qui vivait centré sur ses sensations corporelles, qui regardait sans cesse le ciel en tournant sur lui-même, c’est Johnny, dis-je, qui m’a fait comprendre que, faute de disposer d’une enveloppe visuelle pour son moi, il fallait en utiliser des analogons dans le réel. Il s’agit toujours de matériels qui limitent le champ visuel, le rendent flou, l’estompent, font écran ou miroir ; ce sont des caches, des vitres, des miroirs, des viseurs, etc.… Tout matériel que j’appelle en raccourci : « dispositif réflexif cadrant et écran ». En effet l’enveloppe visuelle est une enveloppe négative, contrairement au moi-peau de Didier Anzieu qui est une enveloppe positive, l’enveloppe visuelle relève d’un travail psychique de négation, « non, je ne le vois pas » alors que bien entendu, j’ai vu ce que je ne voulais pas voir. Ce qui tiendra lieu d’enveloppe visuelle à Johnny ce seront les vitres du T.G.V. de la gare de Lyon à Paris, et le viseur d’un appareil photographique (nous étions encore à l’aire de l’argentique !). Johnny était né aveugle et il fut immobilisé dès la naissance pour un problème de hanche, la privation sensorielle visuelle et motrice avait donc été massive et l’avait plongé dans un grave état autistique primaire. Opéré de sa double cataracte congénitale à vingt-sept mois, il va développer un grave autisme secondaire et lutter contre ses perceptions visuelles qui lui sont insupportables. Son opération avait littéralement ouvert chirurgicalement sa barrière autistique. Et le monde entrait et sortait de son œil au fil de ses mouvements psychiques de projection ou d’incorporation : l’angoisse d’intrusion et de perte par les yeux était massive.
Face à cette violence de la perception visuelle qui se maintenait à l’état brut (pur stimulus), faute de pouvoir lier et différencier le dedans et le dehors, faute de parvenir à intriquer ses investissements objectaux et narcissiques, faute de symboliser un monde d’objets visuels libidinaux, il ne restait plus à Johnny qu’à mutiler sa psyché pour tenter de ne pas se représenter ce qu’il n’avait pu s’empêcher d’avoir vu, malgré ses techniques d’évitement perceptif toujours insuffisantes (détourner le regard, traverser l’objet du regard en évitant d’accommoder sur lui, etc.). Cette politique du déni de la terre brûlée, radical système anti-pensée, restait le seul remède de Johnny face à l’effroi perceptif visuel.
Parlons maintenant d’une autre caractéristique importante de la vision : l’œil est un organe qui, dans sa fonction imageante, ne produit pas de plaisir d’organe. Il permet, mais aussi impose, un éloignement du corps et des sensations corporelles, c’est ce que j’appelle la décorporation produite par la vision, qui est déjà de l’ordre de la sublimation. Seule la décorporation permet, en créant des représentations mentales suffisamment dégagées de la sensorialité et néanmoins source de satisfaction, d’accéder à la symbolisation. L’absence de sensation corporelle était difficile à supporter pour Johnny. Pour lutter contre la décorporation imposée par la vision, Johnny cherchera à la « recorporer », à recréer une sensation corporelle là où il n’y en a pas. Ainsi Johnny s’écrasait longuement un œil avec son pouce pour perturber sa vision par des taches ou autres défauts provisoires ; ou encore il concentrait avec ses grosses lunettes à verres convergents la lumière du soleil sur ses yeux, au risque de les brûler !
Il cherchait ainsi dans les deux cas, non seulement à détruire les images visuelles, mais aussi, à transformer l’évanescente sensation lumineuse en sensation corporelle. Ce garçon, qui vivait essentiellement dans un monde de sensation corporelle, tentait ainsi de « recorporer le visuel », fût-ce au prix de la douleur physique. Pendant de nombreuses années Johnny m’a emmené chaque semaine avec lui à la gare de Lyon à Paris se promener le long du T.G.V et le photographier. Il me fallut longtemps pour comprendre que ce qui intéressait avant tout ce garçon, c’est que les vitres de ce T.G.V, basses et teintées, en fonction de l’éclairage fonctionnent soit comme un miroir (on se voit dedans), soit permettent de voir à travers ce qui se passe à l’intérieur, mais protègent néanmoins du contact direct avec les êtres humains ; les vitres font écran. Johnny était aussi protégé par un second dispositif écran, le verre du viseur optique de son appareil photo qu’il mettait devant ses yeux et sentait corporellement fortement appuyé au contact de sa paupière; en outre, le viseur cadre, il limite et rétrécit le champ visuel, Johnny pouvait alors à travers ce viseur voir les êtres humains à l’intérieur du T.G.V mais il pouvait aussi se voir par réflexion sur la vitre du T.G.V, lui qui, dans les situations ordinaires ne pouvait ni regarder autrui ni se regarder dans les miroirs. Un jour marqué d’une pierre blanche, Johnny se photographia avec moi à ses côtés dans une vitre du T.G.V. C’est donc à travers le viseur de son appareil photo, le visage à moitié caché par son appareil photo et sur l’écran formé par la vitre semi transparente du T.G.V qu’il put commencer à supporter de se voir, de me voir, et de se voir par réflexion dans mes yeux via cet écran matériel. Il abordait ainsi la problématique de la réflexivité psychique sans laquelle on ne pourrait vivre et qui n’était pas constituée chez lui.
Quand il regardait à travers le dispositif « cadrant et écran » du viseur d’un appareil photographique, Johnny cessait ses balancements et ses rotations désordonnées de la tête, et il réussissait à fixer visuellement son attention. Il pouvait, aussi grâce au cadre du viseur, couper dans l’objet pour se protéger de perceptions angoissantes : ainsi pendant longtemps il coupait systématiquement sous les yeux des êtres humains pour ne pas avoir à regarder leurs yeux. Mais cadrer, c’est aussi symboliser, c’est mettre fin au rien voir ou au tout voir, c’est choisir dans l’infini perceptif du champ visuel une signification et l’investir. Ainsi grâce à ces multiples dispositifs « réflexifs cadrant et écran », symbolisant, l’affrontement visuel de Johnny avec le réel devenait-il possible.
Quand il regardait avec moi à ses côté ses photographies choisies et tirées par lui-même sur papier au laboratoire, il voyait psychiquement et non plus seulement physiologiquement, il avait comme nous tous créé un monde isomorphe à lui-même, un monde selon lui. Grâce à la médiation symbolisante de l’objet culturel photographique, il avait recréé provisoirement et ponctuellement une enveloppe visuelle pour son moi.
Retenons donc ce grand principe : si un patient a recours dans la réalité à des dispositifs « réflexifs cadrant et écran » c’est qu’il est en souffrance du côté de son enveloppe visuelle, et qu’il cherche à la recréer : les limites de son moi sont en crises.
Il me faut aller vite, et faire court, mais mon livre est là sur mon site internet (et une version courte est accessible dans une parution récente avec René Roussillon et Anne Brun) où vous pourrez trouver tous les compléments, les nuances, les explications et les illustrations nécessaires. Alors, dégageons-nous hardiment des analogons dans le réel et posons maintenant le problème en termes de vie psychique.
Il me faut expliciter rapidement quelques concepts : Projection, hallucination, pulsion scopique, et décrire en quelques mots le schéma de l’enveloppe. Projection et hallucination sont seuls capables de modifier subjectivement les données « objectives » de la physiologie de la perception. L’écran, le contenant, sera de l’ordre de l’hallucination négative (ne pas voir), tandis que les contenus seront affectés d’un quantum hallucinatoire positif (illusion de présence et vivacité libidinale, saveur de la perception). La projection, je l’entends ici au sens de la psychologie projective. Le phénomène de l’hallucination demande par contre à être réévalué, développé et reconceptualisé en une nouvelle catégorie conceptuelle : l’hallucinatoire, je vais y revenir.
Pulsion scopique
La pulsion c’est le mouvement psychique, la vision est mouvement, la pulsion scopique est le véhicule de l’emprise et du plaisir de voir. Je conçois la pulsion partielle scopique comme un mixte d’emprise et d’hallucinatoire qui doivent être liés entre eux. L’emprise est une main psychique allant palper le monde qui s’en saisit activement (premier retournement pulsionnel passif-actif) et qui ramène le monde à soi (second retournement pulsionnel contre soi) : ainsi, Johnny, lorsqu’il photographiait, prenait par la vue son T.G.V lors de la « prise de vue ». A l’emprise il faut ajouter le plaisir de voir, or la satisfaction fait problème puisque la vision dans sa fonction imageante est dépourvue de plaisir d’organe, elle est « décorporée », (elle travaille à distance du corps propre et des sensations corporelles) Selon moi la satisfaction de la pulsion scopique ne peut être que de l’ordre de l’hallucinatoire. La satisfaction, elle est donnée par une petite quantité d’hallucinatoire que je nomme « quantum hallucinatoire », ou illusion quantitativement limitée d’indistinction dedans-dehors, enfant-mère, sujet-objet, psycho-soma, il s’agit d’une charge pulsionnelle hallucinatoire qui marque toute perception. Le mouvement projectif de la pulsion scopique s’organise, comme je l’ai dit, en se retournant deux fois sur lui-même et il constitue ainsi l’enveloppe. Il y a un retour de la projection transformée via un écran psychique semi-transparent. Le circuit pulsionnel long en double boucle (en forme de S), l’écran interface fruit de l’introjection hallucinatoire et négative de la mère, (A. Green) le quantum hallucinatoire positif ou négatif afférent à toute figuration, la transformation de la valence positive ou négative de l’hallucinatoire dans une relation homéostatique d’intrication contenant-contenu, sont quelques-unes des pièces maîtresses de mon modèle théorique d’enveloppe visuelle et ils ont inéluctablement de multiples destins cliniques.
Argumentaire sur l’hallucinatoire
Il nous reste à comprendre la notion d’hallucinatoire. Nous connaissons l’hallucination dans les états psychotiques où des pensées deviennent semblables à des perceptions, il y a confusion perception-représentation, le psychotique voit dehors ce qu’il ne peut penser dedans. Mais dégageons-nous de la psychopathologie. Nous connaissons aussi l’hallucination dans le rêve : lorsque l’on dort on croit percevoir ce que l’on rêve. Nous savons maintenant que l’on rêve tout le temps, tout le monde rêve tout le temps, le sommeil se double d’une activité hallucinatoire ininterrompue. La vie psychique ne connaît pas de repos, et son activité figurative est soutenue en tâche de fond par l’hallucinatoire. Chez le nouveau-né il n’y a pas de distinction nette entre perception protoreprésentation et hallucination, la vie du nouveau-né se fait sous la domination de l’hallucinatoire (c’est la classique réalisation hallucinatoire du désir).
Dans nos expériences culturelles nous connaissons l’hallucinatoire grâce, par exemple, au cinématographe qui est, nous dit en 1975 Jean Louis Baudry, « désir d’un réel qui aurait le statut d’une hallucination, soit d’une représentation prise pour une perception » (cf. son article de 1975 sur le statut métapsychologique de l’impression de réalité au cinéma).
L’image cinématographique est une perception à fort quantum hallucinatoire, dirais-je, et j’ai consacré un chapitre de mon livre à une analyse complète des effets psychiques du cinématographe. Rappelons que les premiers spectateurs du cinématographe Lumière prenaient peur lorsqu’ils voyaient l’entrée d’un train en gare de La Ciotat : s’agit-il d’une image de locomotive ou la locomotive est-elle vraiment là, et va-t-elle nous écraser ? La physiologie du cerveau permet aussi de mettre en relation perception et hallucination. Des techniques d’imagerie cérébrale appliquée à des personnes en train d’halluciner, permettent à Marc Jeannerod directeur de recherche à l’Inserm d’affirmer dans les années 1990 : « Les hallucinations activent les zones primaires de la perception, celles-là même qui traitent l’information sensorielle externe... alors qu’on aurait pu imaginer que les hallucinations n’activent ni les zones réceptrices, ni les zones exécutrices, mais plutôt des régions centrales gérant des informations de seconde main ». Du point de vue de l’activité cérébrale diurne percevoir et halluciner c’est donc presque la même chose. Notons que toutes les expériences d’imagerie médicale contemporaines confirment l’indistinction entre perception et hallucination, et ne propose pas d’hypothèses pour comprendre leur différenciation.
L’anthropologue Maurice Godelier a dit en discutant une de mes conférences qu’il était d’accord avec ma proposition d’un potentiel hallucinatoire généralisé car il est, pense-t-il, à l’origine, à travers le rêve, de la notion d’âme dans toutes les civilisations. Le transfert dans la psychanalyse qui donne au patient l’illusion de revivre ici et maintenant avec l’analyste ce qui a été jadis vécu ailleurs avec les parents, ne peut exister sans une certaine quantité d’hallucinatoire. Dans le mouvement régrédient, c’est le couple « projection-hallucinatoire » qui produit l’illusion transférentielle. Je pense donc comme C. et S. Botella que l’hallucinatoire est une activité psychique « potentiellement permanente », présente en tâche de fond de toute activité perceptive et représentative. Perception et représentation étant inéluctablement liées. Freud n’a pas eu peur d’affirmer que toutes nos représentations sont issues de nos perceptions ! A partir du fait clinique de l’hallucination, je propose donc de créer la catégorie conceptuelle de l’hallucinatoire. Mais pas seulement de l’hallucinatoire positif comme le font les Botella mais aussi de l’hallucinatoire négatif et de les dialectiser. J’ai proposé de généraliser et de dialectiser la notion d’hallucinatoire en concevant une nouvelle théorie pulsionnelle qui donne une « substance » à la dernière théorie pulsionnelle freudienne. En voici un rappel schématique :
L’hallucinatoire positif et négatif serait l’énergie primaire de la psyché inclus dans le ça originel et produirait un système liant/déliant primaire. L’hallucinatoire positif et négatif sont dialectiquement liés. L’hallucinatoire positif est le représentant pulsionnel de l’Eros. Non régulé, il lie tout jusqu’à l’excès, jusqu’à l’hallucination positive justement, jusqu’au moment où le dedans et le dehors, représentation et perception, sujet et objet, ne seraient plus distinguables. L’hallucinatoire négatif est le représentant pulsionnel de la pulsion de mort, il est déliaison. Force de négativation, d’entropie, il efface, blanchit les figurations, leurs sources, leurs objets, en une néantisation qui peut toucher tous les secteurs de la vie psychique : perceptions, représentations, corps, pensées, affects...
L’hallucinatoire positif et négatif doivent être intriqués pour se mettre au service du moi et de son autoconservation. C’est l’intrication pulsionnelle qui permet d’éviter les effets destructeurs de « surliaison » pour l’hallucinatoire positif et de déliaison néantisante pour l’hallucinatoire négatif. Un état psychotique est fait d’hallucinatoire désintriqué et c’est ce qui produit des hallucinations positives et négatives. La désintrication pulsionnelle hallucinatoire connaît heureusement des gradients et génère des états de désorganisation pulsionnels plus ou moins importants.
J’ai proposé des théories de cette intrication à base de phénomènes d’acmés (négativation de l’hallucinatoire positif en excès) et de relation contenant-contenu. Les contenus marqués par l’hallucinatoire positif pouvant se transformer en contenant hallucinatoire négatif et vice versa, dans des phénomènes homéostatiques permettant de maintenir constante la quantité d’excitation.
Retombées pour la psychiatrie
Mes travaux sur l’enveloppe visuelle donnent une intelligibilité à tous les symptômes visuels observés en psychiatrie. Et ma théorie de l’hallucinatoire permet de revisiter d’un autre œil la question de l’hallucination. En montrant qu’il y a toujours de l’hallucinatoire positif ou négatif dans toute perception ma théorie dé-diabolise la question de l’hallucination en psychiatrie. On dit que l’hallucination est une perception sans objet mais ça n’est pas tout à fait exact, si on y regarde de plus près la perception de quelque chose est toujours engagée à l’origine d’une hallucination. Par exemple une femme qui fait une bouffée délirante dit que le train lui parle. Ce que le bruit du train qui passe au loin de l’hôpital lui dit lui est personnel et lui donne une certitude hallucinatoire et délirante, mais l’illusion de parole est bien née du murmure du train qui passe au loin, elle n’est pas née de rien. Il faut une perception ad hoc pour supporter une hallucination et un délire. On ne projette pas n’importe quoi n’importe où ! D’autre part si on revient sur la psychopathologie de la vie quotidienne de tout un chacun on s’aperçoit que le surgissement ou l’effacement de représentations au pôle perceptif est extrêmement fréquent. Après un deuil par exemple on croit voir dans une foule le visage du disparu et c’est de l’hallucinatoire positif dont il s’agit, ou au contraire, comme le relate Freud pour lui-même, il ne voit pas en les croisant les visages de parents haïs qui avaient refusé de lui confier leur fille en traitement, alors même qu’il rumine des griefs rageurs à leur encontre et c’est bien ici d’hallucinatoire négatif qu’il s’agit. Si ces parents ne l’avaient pas salué d’un « bonjour professeur ! », Freud ne se serait aperçu de rien ! Remarquons ici que l’hallucinatoire négatif est bien mis au service du moi de Freud !
Un état psychotique avéré est toujours constitué de surliaison hallucinatoire et positive (par exemple du côté de la pensée) et de déliaison hallucinatoire et négative (par exemple du côté du corps). La dimension blanche de toute psychose, pour invisible qu’elle soit, est toujours présente. Enfin l’hallucinatoire désintriqué du fonctionnement psychotique peut toujours se réintriquer dans une psychothérapie psychanalytique en face à face dans ce que j’ai nommé « l’hallucinatoire de transfert » ; l’accès à la problématique de fond du patient est alors possible. J’en ai témoigné dans diverses parutions.
Conférences de Sainte-Anne, 14 novembre 2016