Dans notre étrange domaine scientifique et pratique de la psychopathologie, où les clivages se multiplient entre des approches différentes, au détriment de la recherche de liens entre points de vue, nous observons des représentations de l'enfant étonnamment différenciées ; même en n’abordant qu’un point de vue descriptif, on voit que d’un côté, l’on prête au nourrisson, dès les premiers jours de sa vie, un « cerveau social » le dotant d' aptitudes relationnelles étonnantes et que d’un autre, on divise son cerveau en un ensemble de zones de compétences dont les liens avec la vie relationnelle sont trop négligés ; c’est ces « compétences » qui seront, plus tard considérées isolément et soumises à des diagnostics de déficit neuro-développemental, dont fait partie le Trouble de Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité.
Faut-il rappeler, résumé grossièrement, ce qui se dit de ce trouble ?
Le DSM -V liste un certains nombre de traits, que l’on doit observer, pour 5 ou 6 d’entre eux, sur une période prolongée (plus de six mois) et dans au moins deux environnements différents (L’école, la famille), sans intervention d’une autre pathologie sévère. Et ceci concerne deux grands domaines : d’une part, celui de l’inattention, comprenant le manque d’écoute, la distractibilité, la difficulté ou le refus de soutenir son attention, les difficultés de mémorisation. Et d’autre part, celui de l’hyperactivité et de l’impulsivité, qui concerne un défaut majeur de retenue de la motricité et de la parole, allant jusqu’à l’agitation.
De nombreux cliniciens qui reçoivent beaucoup d’enfants dits TDAH insistent sur le caractère mouvant et complexe des tableaux cliniques rencontrés, et ils invitent à la prudence devant les raccourcis théoriques et les mises en boite simplificatrices. Je citerai par exemple une déclaration du professeur MOUREN-SIMEONI, en 2004 :
« Aujourd’hui, personne ne peut se prévaloir d’avoir compris l’articulation des mécanismes de l’hyperactivité, qu’ils soient neuro-chimiques ou environnementaux au sens large, c’est-à-dire intégrant par surcroît l’anté-natal.
« Chaque fois que vous lisez des choses catégoriques à ce sujet, - fermez le livre ! »
C’est pourquoi, il reste important de tenter de trouver des articulations entre, d’un côté, les descriptions symptomatologiques des enfants soupçonnés d’être atteints d’un TDA-H et une compréhension qui prenne en compte le fonctionnement de leur personnalité, dans leur dimension émotionnelle et pulsionnelle, et dans leur histoire passée et présente.
En effet, dans bien des cas, une rêverie est possible qui peut permettre d’émettre des hypothèses sur des phénomènes psycho-affectifs susceptibles de se traduire dans un trouble de ce type: ces phénomènes sont souvent bien antérieurs à l’arrivée dans l’âge scolaire, époque où le problème devient patent. Ils se construisent dans le passé de nourrisson ou de petit de l’enfant, dans ces liens à son environnement. C’est une difficulté très importante à laquelle nous confrontent ces pathologies, de ne devenir vraiment inquiétantes que bien après l’âge auquel on aurait pu tenter d’y porter remède.
Avant de revenir sur la toute petite enfance, considérons une courte vignette clinique. Celle d’Armand, un enfant de 8 ans reçu en consultation de pédopsychiatrie, en raison de problèmes scolaires très importants ; une hypothèse de TDA-H a été avancée, que la consultante me demande d’explorer dans le cadre d’un bilan psychologique complet : au test de niveau, le WISC, seules quelques épreuves situent les résultats d’Armand dans la moyenne des enfants de son âge ; pour le reste, on doit conclure à un développement limité et dysharmonieux de ses différentes capacités.
Armand a des difficultés particulières dans les épreuves visuo-spatiales notamment pour l’épreuve de manipulation et de construction des Cubes, où il échoue massivement. Dans les épreuves grapho-motrices il se montre très lent et fatigable (note très basse en Code); lors des épreuves non chronométrées où il pourrait prendre son temps, il est impulsif, et réfléchit peu. Sa mémoire de travail s’avère très fragile, ce qui, comme sa fatigabilité aux épreuves grapho-motrices, est un indice de difficultés d’attention et de concentration Le langage est utilisé plutôt efficacement pour raisonner et établir des liens entre des mots (Similitudes), aussi bien que pour expliquer certaines normes ou usages sociaux (Compréhension), mais il est très peu investi.
Donc, par delà l’appréciation du niveau cognitif, le WISC nous montre un enfant peu intéressé par l’échange avec autrui, ni semble t’il par sa propre pensée, fatigable ou en échec pour donner forme à ses mouvements de motricité fine ; un enfant qui ne peut pas mettre en jeu les mécanismes d’emprise sur lui-même et sur les contenus mentaux nécessaires à la mémorisation, et dont une forme de dépressivité sans affect s’exprime à travers les chutes de son tonus. D’emblée, ces signaux peuvent alerter sur la faible possibilité d’Armand de trouver des satisfactions dans les mouvements de symbolisation primaires, issus du mouvement corporel, et secondaires, issus du jeu des représentations de mots.
Le TEA-ch, test d’évaluation de l’attention chez l’enfant, confirme ces difficultés avec certitude, mais certains éléments cliniques s’expriment dans une spécificité qu’il est utile de commenter : dans l’épreuve de « Recherche dans le ciel », l’enfant doit discriminer, et entourer des cibles visuelles particulières, qui sont des paires de vaisseaux identiques, parmi une grande quantité, Armand démarre avec une certaine lenteur et surtout, il oublie de maintenir, sur le long terme, les différences visuelles qu’on lui demande de respecter. A un temps d’exécution extrêmement important, il faut ajouter ce nombre d’erreurs perceptives considérables. Le même exercice est repris dans l’épreuve de « faire deux choses à la fois », dans laquelle l’enfant doit compter des coups de fusil tout en entourant les mêmes cibles. Ici, Armand finit par ne plus faire aucune différence entre les cibles qu’il doit sélectionner et celles qu’il doit laisser de côté ; il les entoure toutes, comme s’il ne pouvait pas s’arrêter dans son mouvement, une fois celui-ci commencé. Cet investissement du mouvement au détriment de l’attention exigée par la consigne, est-il le signe d’un déficit neuro-développemental, ou bien du retour à un mode de satisfaction différent, dans lequel le geste accompagne comme une rythmie une pensée qui est partie vers le pôle hallucinatoire, « dans la lune » ? Pendant ce temps, la présence et le regard de l’examinateur sont annulés, oubliés, et le travail perd sa valeur d’objet d’une attention conjointe. Je rappelle à ce propos que l’attention conjointe est très largement étudié par les psychologues, comme phénomène se développant très massivement entre le 4ème et le douzième mois, c'est ce qui permet au bébé de s’orienter vers un objet que lui désigne l’adulte ; plus tard, le bébé prendra l’initiative d’attirer l’attention de l’adulte. Fondée sur la qualité préalable du bon contact œil à œil avec l’adulte dans la phase d’intersubjectivité primaire, puis se développant comme outil de communication et d’exploration partagée du monde, le développement de l’attention chez le petit l’enfant est aussi très sensible à la manière dont l’adulte maintient son intérêt pour lui, ou pour ce qu’il lui a désigné. Et précisons que pour les psychologues du premier développement, le développement de l’attention conjointe est à la base de la compréhension des intentions d’autrui, et ce faisant, du sentiment de pouvoir être compris par autrui, base du désir d’échange mutuel.
Notons par contraste qu’Armand montre un net plaisir aux épreuves évaluant les Fonctions exécutives, même s’il est trop lent pour obtenir des scores satisfaisants (Les petits hommes verts ; Mondes contraires). Or ces épreuves font beaucoup plus appel à la participation active du clinicien, qui suit ses réponses en déplaçant le doigt sur le cahier de test ; elles restituent peut-être à Armand, quelque chose d’un plaisir d’attention conjointe dans le pointage des cibles que l’on effectue pour lui.
Qu’est ce qui fait que la situation d’attention conjointe n’a pas été intériorisée, ou bien ne peut pas se maintenir de manière soutenante chez Armand, comme chez beaucoup d’autres enfants que l’on voit ?Les épreuves projectives peuvent elles nous aider à comprendre cela ?:
Les épreuves projectives :
Au Rorschach, Armand parvient difficilement à investir suffisamment ses perceptions et ses mécanismes de pensée. La projection imaginaire peut le déborder, au détriment de l’attention au percept ; de ce fait, la représentation de soi n’offre pas de lien immédiat avec le réel, mais évoque plutôt la persistance d’une forme de toute puissance de petit qui ne tient pas compte du réel. A l’inverse de ces représentations défensives, d’autres réponses témoignent d’une fragilité du sentiment de posséder des appuis bien solides et bien stables.
Enfin, il y a une certaine difficulté à supporter le surcroît d’excitation régressive, notamment suscitée par la présentation des planches en couleurs, qui conduit Armand à se mettre plutôt en retrait, et déstabilise ses capacités de pensée. (Traduisons cela comme une certaine difficulté à supporter l’excitation). L’ensemble de ces trois éléments indique une construction du moi au pare-excitation fragile et aux contours insuffisamment délimités et autonomes par rapport à l’environnement, encore régi par des mécanismes d’illusion omnipotente dans le lien à l’objet.
Les épreuves de récit (TAT et Patte Noire ) :
Dans ces deux tests, Armand est beaucoup plus descriptif qu’imaginatif ; il a du mal à transformer les sollicitations émotionnelles du matériel en pensées communicables. On voit apparaître cependant des attitudes assez contrastées selon le test proposé, qui montrent des facettes différentes de son fonctionnement psychique : le TAT propose un matériel plus « mature » que le Patte Noire, car plus proche des conflits identificatoires et du principe de réalité qui convoque la reconnaissance de l’immaturité et les deuils nécessaires à la croissance psychique ; les images du TAT soulèvent nettement des mouvements de retrait et de dépression qui montrent la difficulté maturative dans laquelle se trouve Armand ; celles du Patte Noire, beaucoup plus régressif et évocateur des satisfactions pulsionnelles de l’enfance, peut laisser apparaître des facettes de lui plus agressives et omnipotentes, mais aussi des fixations libidinales profondes à son objet primaire, sources de culpabilité ou d’angoisses de perte.
Ainsi, devant la difficulté qu’Armand ressent face à sa propre vie émotionnelle et ses soucis d’écolier, aucune solution réaliste ne lui semble abordable. Armand ne semble pas pouvoir s’installer dans une perspective de « devenir grand », et l’on voit, comme au Rorschach, revenir des mouvements de repli sur des positions de toute puissance imaginaire qui ne sont pas porteuses d’un authentique espoir de développement.
Un Scénotest a aussi été proposé. C’est une épreuve de jeu libre, à partir d’un matériel standardisé, et qui permet à l’enfant de s’exprimer à travers l’utilisation des objets dans des constructions ou mises en scène. Soutenu par la richesse de ce matériel concret, Armand peut déployer certains mouvements créatifs. Cependant, sa maladresse gestuelle l’empêche de trouver des formes ou des assises stables et réactive rapidement des mouvements dépressifs chez lui; ceci confirme la fragilité du sentiment de s’étayer sur des bases solides qu’on avait vu au Rorschach.
En conclusion, Armand nous est apparu comme un garçon en lutte contre les mouvements dépressifs liés à sa difficulté de composer de manière autonome avec les obstacles, en raison d’une dépendance à l’objet primaire insuffisamment surmontée. Il se montre assez entravé, dans son développement intellectuel, par un ensemble de facteurs de diverses natures ; le trouble attentionnel est avéré, mais il existe aussi tout un ensemble d’autres problèmes constructifs et affectifs; notamment liés à des éléments de retrait vis-à-vis du monde perceptif (qu’il soit sonore ou visuel). Le faible investissement de la parole participe de cette attitude en retrait. C’est aussi vis-à-vis de ses propres mécanismes de pensée, et en particulier de mémorisation, qu’Armand se montre passif, anxieux et en retrait.
Pour reprendre notre question sur l’attention conjointe, on peut considérer que les modalités relationnelles de type anaclitique que l’on pressent à travers son bilan ont peut être détourné Armand des offres d’attention conjointe offertes par ses objets primaires, car perçues par lui comme des tiers gênants la relation ; on peut tout aussi bien imaginer que cette attention conjointe n’était pas suffisamment mise à disposition par l’objet, pour tout un ensemble de raisons. Durant la restitution du bilan, il se montrera calme, balançant ses jambes sur sa chaise, mais complètement absent à l’entretien qui se déroulait à son sujet.
Retesté dans un autre service quelques années plus tard, Armand est qualifié d’un TDA avec hyperactivité, en raison de sa tendance à manipuler les objets et à bouger un peu sur sa chaise (qui ne pose pas vraiment problème, cependant, à l’école). Une médication n’a cependant pas été imposée.
Ce bilan est assez représentatif de ce que peuvent montrer de nombreux enfants atteints d’un trouble attentionnel, même si, chez Armand, les moments de dépression essentielle qu’il a probablement vécus enfant ont porté atteinte à sa croissance intellectuelle. Chez d’autres enfants, les choses sont moins sévères, et les difficultés scolaires moins massives que ce qu’elles sont chez lui. Dans le bilan, Armand montre cependant une réelle aptitude au plaisir, à l’échange et à la découverte, qu’il a pu ensuite développer dans les soutiens éducatifs et thérapeutiques qu’on lui a proposés, et qui ont permis une amélioration lente, mais réelle, de ses difficultés scolaires.
Peut-on imaginer, à partir de son bilan, quelque chose de son histoire précoce, qui nous permettrait une rêverie reconstructrice ? Avant cela, je vous propose un détour par la théorie, qui me semble essentielle non seulement pour interpréter, mais aussi pour permettre notre rêverie régressive vers les états si particuliers que vivent ces enfants.
Pour le problème qui nous préoccupe, on peut considérer que le développement d'un enfant le confronte dès la naissance, à plusieurs grands chantiers :
1èrement : Ajuster sa posture corporelle aux nouvelles conditions de son environnement, La stabilisation de son équilibre et le développement de sa posture, qui lui permet de porter attention à ce qui se passe à l’extérieur, se produit grâce au soutien que lui apporte son entourage, initialement pour lutter contre les effets écrasants du flux gravitaire, qu’il subit depuis sa sortie de la matrice. A cette époque de la vie, faire attention, c’est s’orienter vers les sons et vers les flux visuels, tactiles et olfactifs, et bientôt explorer les objets par le regard, le toucher et par la mise en bouche. Et ce n’est pas automatique, de se construire, par exemple, un axe corporel avec des bras bien attachés autour, qui peuvent coopérer, se croiser, se joindre pour permettre la saisie des objets et leur exploration attentive. Donc, des dispositions d’ordre cognitif, ou pré-cognitif, très largement impliquées dans ce qui sera nécessaire à l’attention, se mettent en place à travers les vécus corporels traversés par le bébé, dans son tonus et sa posture. On sait que le TDA-H est souvent associé à des troubles psychomoteurs. Ce n’est pas étonnant.
2eme grand chantier : Supporter l'excitation, et en particulier les excitations internes ; comment le bébé arrive t-il à peu à peu à composer, avec ses maux de ventre, sa faim, et toutes les tensions qu’il absorbe éventuellement dans le contact, ou le défaut de contact suffisant, avec son environnement ? L’hypertonie que peut susciter l’excitation ne trouve plus, à la sortie de la matrice, les réponses apaisantes que donne l’utérus en permettant au bébé de se lover à nouveau sur lui-même quand il a eu un mouvement d’hyperextension. Ce sont les bras de l’adulte qui doivent poursuivre le dialogue tonique initié autrefois dans le ventre maternel. Mais des bras porteurs d’affects, et d’attention. On sait que ce sont des vécus authentiques de satisfactions, dans une relation affective riche comprenant très vite du jeu et de la parole avec l’environnement, qui tirent le fonctionnement du bébé vers des expressions psychiques, et non plus seulement corporelles ; un nourrissage, plus ou moins mécanique, est insuffisant à cela; les psychosomaticiens ont décrit un modèle dans lequel on sait quelle différence importante se joue entre calmer un bébé, par exemple en le berçant mécaniquement et répétitivement, et le satisfaire vraiment, en lui donnant pour bagage vers l’endormissement des paroles, ainsi qu’un enveloppement sensoriel pourvoyeur de messages dont la qualité émotionnelle l’entoure et lui permet la régression. Sans cette capacité d’apaisement dans la satisfaction, on reste dans un régime d’excitation, épuisement, retour de l’excitation, etc, qui peut alimenter des frayages vers le somatique (l’eczema envahissant, par exemple) ou la décharge motrice.
3ème grand chantier : dès la naissance ou peu après, le bébé découvre les frustrations, les délais et les contraintes que la réalité impose. Réalité du rythme des tétées, des séparations et des retrouvailles avec l’Autre, très tôt figure d’attachement. Réalité de ne pas être tenu dans les bras alors que le bébé peut se vivre sans unité, ou sans limite sécurisante, dans son berceau ; ou alors réalité d’être si mal tenu, avec un regard ou une voix absents pour hisser vers le haut, que cela provoque, alors, dans son sensorium, des éprouvés de tomber sans fin.
Pour qu’il accède à l’apprentissage de la réalité, supporte la frustration, et accepte les limites que la réalité impose à ses désirs, un montage complexe se met donc en place, et cela nous conduit vers des points de vue plus spécifiquement freudiens sur la question, car Freud s’y est intéressé de très près.
Nous allons donc partir de l’hypothèse fondamentale qu’il a développé dans ses « formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques », puis nous nous intéresserons à la révision importante qu’en a faite ensuite Wilfried Bion.
Partons avec Freud de l’idée que les processus primaires, qui régissent la vie inconsciente, sont « les plus anciens » ; ces processus obéissent au principe de plaisir-déplaisir (ou, plus brièvement, principe de plaisir). C'est-à-dire, je cite : « Ces processus tendent à l’obtention du plaisir ; l’activité psychique se retire des opérations qui peuvent susciter du déplaisir. Nos rêves nocturnes, notre tendance pendant la veille à nous arracher aux impressions pénibles, sont des restes de la domination de ce principe et des preuves de son emprise. »
Comment fonctionnent les processus primaires, qui sont donc les seuls processus actifs, au début de la vie ?
De deux manières : pour obtenir le plaisir, les processus primaires font appel à l’hallucinatoire : la fabrication d’images ou de perceptions agréables ; ainsi, un bébé qui a faim va dans un premier temps, tant que la sensation reste supportable, halluciner qu’il tète le sein, (on voit que cela marche très bien si on lui donne un doigt, ou une tétine à sucer, pendant quelques instants.) Ou plutôt, on peut supposer qu’il hallucine l’intervention de la personne secourable. Puis, comme cette satisfaction hallucinatoire ne peut pas durer, le deuxième versant des processus primaires se met en route :
Pour évacuer le déplaisir survient alors le mouvement, l’agitation, ce que Freud a nommé « la décharge motrice «.Je le cite « La décharge motrice [qui], pendant la domination du principe de plaisir, sert à débarrasser l’appareil psychique de l’accroissement des excitations et parvient à cette tâche par des innervations envoyées à l’intérieur du corps (mimique, extériorisation d’affects),. »
Nous sommes bien conscients que ces processus, aussi rudimentaires soient-ils, peuvent réapparaître en chacun de nous tout au long de la vie et pas seulement dans la vie onirique, la recherche ou la création artistique ; fréquemment, nous pouvons éprouver combien la décharge motrice dans le mouvement nous est nécessaire pour nous débarrasser d’une pensée gênante, d’un souci obsédant, d’une émotion indésirable, d’une tension irritante : les gribouillis que l’on fait en réunion, les accès de ménage ou de rangement, les jambes que l’on agite, les phrases que l’on peut dire dans le vide … Cela subsiste de façon massive chez certains enfants qui ont vécus des moments traumatiques ; le mouvement est une manière d’éviter la passivité de l’appareil psychique face à la menace du retour de sensations, traces ou images mnésiques angoissantes ou intolérables.
Suivons maintenant Freud, qui avance sa réflexion à l’étape suivant celle de la domination du principe de plaisir, dans cet article sur les deux principes du cours des événements psychiques : il nous décrit la naissance du principe de réalité, à partir de l’inefficacité du principe de plaisir à conduire le sujet vers la satisfaction de son besoin. Je cite encore :« C’est seulement le défaut persistant de la satisfaction attendue, la déception, qui a entraîné l’abandon de cette tentative de satisfaction par le moyen de l’hallucination. À sa place, l’appareil psychique dut se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur et à rechercher une modification réelle. Par là, un nouveau principe de l’activité psychique était introduit : ce qui était représenté, ce n’était plus ce qui était agréable, mais ce qui était réel, même si cela devait être désagréable6. Avec cette instauration du principe de réalité un pas était franchi, qui s’avéra riche en conséquences. » fin de cit.
Donc l’avènement du principe de réalité signe la fin de l’hallucination, et du déni de la réalité. Il ne s’agit plus de fuir ce qui est déplaisant, mais d’y faire face (on sait que c’est très long à installer, et que c’est un processus qui se développe graduellement durant l’enfance…au moins jusqu’à « l’âge de raison »). Parmi les conséquences que Freud énumère, il nomme, premièrement, un développement de l’appareil psychique, qui met en place « une série d’adaptations » dans le registre de la pensée: Il avance :
« L’importance accrue de la réalité extérieure augmente elle-même l’importance des organes des sens tournés vers ce monde extérieur et de la conscience qui y est attachée » (donc, c’est la capacité de sentir, de percevoir ce qui se passe en dehors soi, qui se développe); Freud dit que la conscience « apprend à saisir, au-delà des seules qualités de plaisir et déplaisir, jusqu’ici seules intéressantes, les qualités sensorielles ». (donc c’est la nuance qui se développe, au-delà de j’aime-j’aime pas) « Une fonction particulière est instituée qui doit prélever périodiquement des données du monde extérieur pour que celles-ci lui soient connues à l’avance quand surgit un besoin intérieur impossible à ajourner : l’attention. Cette activité va à la rencontre des impressions des sens au lieu d’attendre passivement leur apparition. Il est vraisemblable qu’en même temps un système de marques est par là introduit, qui a pour but de mettre en dépôt les résultats de cette activité périodique de conscience ; c’est là une partie de ce que nous appelons la mémoire. ». Nous retrouvons là le lien que les neurosciences établissent entre mémoire et attention. Pour Freud, on mémorise ce à quoi on a été attentif, de façon active.
Pour que ce que Freud décrit ici puisse advenir, il faut que l’enfant ait pu vivre une certaine continuité, avec un adulte qui ne le laisse pas abandonné à l’attente trop longtemps, ou trop aléatoirement. Un adulte qui a tenu de façon constante le rôle de pare-excitation que l’enfant n’a pas encore pu se constituer. La régularité permet que l’enfant apprenne de ses expériences que l’attention qu’il mobilise lui sert vraiment à repérer et à enregistrer des informations hautement signifiantes pour lui ; notons aussi que ces marques ne sont pas seulement des images mentales, mais des sensations qui intègrent la rythmicité, et la durée ; c’est tout cela qui permet au bébé par exemple, à son réveil, d’éprouver des protopensées d’attente de l’objet qui seront validées ensuite par la venue de ce dernier. Le tempérament de l’enfant est aussi très important, dans ses bases innées, et ses déterminants anté-nataux. L’excitabilité, la rage ou la dépressivité peuvent être variables selon les enfants, qui nuisent à la possibilité d’enregistrer les « marques ».
Je pense que cette première base fournie par la théorie Freudienne reste juste à bien des égards, et elle éclaire très précisément comment l'attention permet l'inhibition de la décharge motrice : il y a une voie courte, et une voie longue, pour supporter ce qui est pénible. La voie courte, qui cherche une solution immédiate, passe par l’échappée soit vers le rêve, soit dans le mouvement impulsif ; la voie longue accepte le délai ; elle fait appel à la représentation, et elle rassemble la pensée en vue d’un mouvement qui n’est plus impulsif, mais qui s’est constitué en action : faire attention à ce qui se passe en soi, et à ce qui va survenir à l’extérieur, et agir de façon adaptée.
Maintenant abordons ce que Bion a apporté comme modification à ce modèle. Sa théorie du développement de la pensée est articulée à la vie émotionnelle, depuis la naissance ; ce faisant, elle est capable d’expliquer les échecs du développement de la pensée, dont l’attention est une composante première.
En effet, Bion nous dit que lorsque le bébé s’agite et crie, (lors de la phase initiale de domination des processus primaires) il le fait déjà, d’emblée, avec une forme d’intentionnalité : celle que ses vécus corporels d’inconfort, de détresse, de frustration, soient accueillis, contenus, par sa mère, et que celle-ci, en les reconnaissant et en les transformant en éléments chargés de sens et d’émotions, le soulage. Bion, formé à l’école de Mélanie Klein, et donc persuadé d’une vie fantasmatique inscrite dans les états du corps du bébé, nous fait ainsi concevoir la décharge comme la projection d’éléments béta, formes sensorielles agies qui contiennent les sensations-émotions primitives de l’enfant, et sont en attente de transformation par la rêverie maternelle. Le bébé serait pris dans le fantasme d’introduire ces éléments béta dans le contenant maternel, à la fois corps et psyché. (Ici se joue quelque chose de l’hallucinatoire de Freud, mais pas dans la satisfaction). Je cite Bion :(Eléments de la Psychanalyse p 36) « le petit enfant, rempli de tas douloureux de fèces, de culpabilité et de peur de mourir, plein de gros morceaux d’avidité, de méchanceté et d’urine, évacue ces mauvais objets dans le sein qui n’est pas là. Ce faisant, le bon objet transforme le non-sein (la bouche) en sein, les fèces et l’urine en lait, la peur de mourir et l’angoisse en vitalité et en confiance, l’avidité et la méchanceté en sentiments d’amour et de générosité ; le petit enfant tète et se réapproprie ensuite ses mauvaises possessions, une fois qu’elles ont été traduites en bonté. » Cela peut paraître étrange, cette description si crue de fantasmes primitifs, mais elle peut illustrer notre propos : certains enfants dits TDA-H présentent ces mouvements d’intrusion dans l’espace des autres, ce manque de respect de la distance corporelle, qui peuvent évoquer ce besoin très primitif de déposer dans autrui des émotions, ou une excitation qu’il ne peuvent contenir.
Le bébé ferait donc appel dès le début, à un principe de réalité rudimentaire, en mettant en acte, par ses cris et ses décharges motrices, quelque chose qui en appelle à cette désormais célèbre « capacité de rêverie maternelle », de transformation des élements « béta » expulsés par le bébé, en élements « alpha » :.
La régularité dont je parlais plus haut n’a probablement pas toute sa portée pour l’enfant si elle n’est pas soutenue par cette capacité de rêverie qui humanise et donne un sens aux états sensoriels bruts du bébé, par une émotion qui s’accorde à ce qu’il ressent, au-delà du simple besoin biologique. Si l’enfant peut attendre, et porter attention à l’environnement, et à ce qui se passe en lui, et aux marques de souvenirs inscrites en lui, c’est parce que les situations de détresse et de frustration qu’il a auparavant, vécues, ont trouvé une issue suffisamment transformatrice pour laisser ces marques susceptibles de l’assister plus tard. On pourrait supposer que ces marques sont les éléments alpha issus de la rêverie maternelle.
Les propositions de Bion trouvent une confirmation clinique dans les cas d’hospitalisme : les bébés renoncent peu à peu aux cris et à l’agitation comme signe d’appel à l’adulte, ils renoncent à projeter leur agressivité et leur détresse en lui, car ils ont appris qu’ils n’obtiendraient de l’adulte qu’une réponse impersonnelle, sans parole ou émotion vraiment consolatrice de leurs angoisses.
Mais si un enfant ne trouve pas de retour véritablement transformateur de ses mouvements projectifs, qu’il soit bébé ou un peu plus grand, que ce passe t’il ? S’il trouve une réponse simplement opératoire, sans affect, ou bien disqualifiante de son vécu, ou pas de réponse, ou bien encore, une réponse déprimée et inquiète ? Il n’y a pas de modèle unique pour ces configurations différentes ; mais dans tous les cas on peut dire que les bonnes introjections qui soutiennent et enrichissent la croissance du moi sont réduites ; les fameuses « marques » ou éléments alpha, et la capacité de faire attention à soi et à l’extérieur s’en trouvent diminuées ; dans l’inadéquation de la réponse, l’enfant peut parfois réintrojecter un objet excitant, disqualifiant, source de culpabilité dépressive ou persécutoire ; voire même cet objet interne réintrojecté peut devenir dans le fantasme mauvais, envieux, ce qui poussera à nouveau l'enfant vers l’évacuation, soit dans l’agir, soit sur une scène imaginaire qui le détourne de la réalité. L’agitation et l’inattention sont consusbtantielles de nombreuses psychoses de la première enfance ; elles montrent les enfants aux prises avec les figures fantasmatiques envahissantes créés dans leur passé de détresse infantile. Il m’est arrivé de lire des bilans psychologiques organisés par une orientation neuro-psychologique exclusive qui donnent avec une naïveté désolante un diagnostic de TDAH et des conseils de remédiation pédagogique pour des enfants dont les angoisses qui régissent leurs liens à la réalité et à leur monde interne sont alors complètement négligées. A un moindre degré, certains enfants peuvent avoir développé des liens d’adaptation à la réalité, tandis que sur la scène de leur théâtre intérieur, le rideau reste prêt à s’ouvrir soit sur des relations passionnelles, aliénantes, soit sur un vide de pensée, qui les inquiètent et les poussent vers le mouvement.
Nous avons rapidement évoqué les théorisations de Freud et de Bion, qui longtemps avant qu’on n’isole ce trouble du TDA-H, mettaient à jour la dialectique et la conflictualité possible entre les fonctions d’attention, tournées vers la reconnaissance de la réalité et à l’opposé des mécanismes qui tendent à maintenir un fonctionnement en dehors de celle-ci : la distractibilité qui fait s’échapper hors des frustrations du réel, ou bien la décharge motrice d’éléments qui n’ont pas pu trouver de transformation psychique les rendant supportables.
Revenons à Armand
Enfant unique né après une série de deuils, Armand a été un bébé bien accueilli par ses parents, qui l’ont, disent-ils, sûrement surprotégé. Aucun événement particulier n’est relevé dans le premier développement, comme cela peut être le cas dans ces pathologies où la vie émotionnelle semble peu dramatisée, et peu sujette à commentaire. Mais si l’on prête attention à l’impression maternelle d’avoir gardé son petit dans un cocon, et que l’on grossit celle-ci à la loupe, on peut imaginer, une maman prise avec son petit dans une fusion indifférenciée qui, pour protéger l'enfant, prolonge imaginairement la grossesse et ne perçoit pas vraiment les mouvements autonomes de ce dernier ; son attention se dirige moins à la demande de son enfant, que quand c’est elle qui est disponible ; les élans de l’enfant, ses appels à l’attention de l’adulte peuvent alors, dans le cas d’Armand comme dans d’autres, tomber dans le vide, et ne pas être perçus, jusqu’au point où les vécus répétés de dépression primaire finissent par décourager l’enfant dans ses initiatives de partage avec l’adulte.
L’enfant peut de surcroît s’identifier au refus de ses appels à la relation qu’il ressent chez l’autre, et ultérieurement, ne plus être en mesure de se saisir des propositions relationnelles et d'attention conjointe de l’adulte. Piégé dans sa solitude, il se défend alors contre les vécus de dépression par une agitation motrice qui assure le maintien de son sentiment de continuité, ou évacue dans la motricité une hostilité qui ne peut pas être perçue et transformée comme telle par l’adulte ; ou encore, au contraire, il se retire dans une passivité et un désintérêt pour ce qui ne vient pas de l’objet primaire, se tenant tranquillement en état d’animation suspendue, parfois sur un mode qui reste longtemps adhésif à tout ce qui vient de l’environnement. Les enfants inattentifs ou qui se laissent distraire pour un oui ou un non par leur environnement présentent cette forme de passivité liée au suspens de leur fonction moïque, de rassemblement et d'intégration. Je pense que ces états sont souvent, lorsqu’ils se prolongent, des échecs de la mise en place des auto-érotismes, et de la capacité d’être seul, en raison d’un accompagnement insuffisant de l’enfant vers l’autonomie. Dans ces cas, la pulsion de connaissance, naturelle dès le début de la vie, se trouve en partie défaite, faute de soutien. Quant à l’excitation, elle est parfois là depuis toujours, non transformée dès le départ, ou bien elle est le résultat de la déliaison de la pulsion de connaissance, sous l’effet de traumatismes ultérieurs.
Pour le cas d’Armand, la situation de mise à l’école a été vécue sans plaisir par lui, et les débuts furent marqués par de douloureux chagrins de séparations avec sa mère. Impossible pour lui de trouver plaisir dans l’échange avec les autres enfants ou l’attention conjointe sur les activités proposées par les enseignants. On pourrait dire que l’attention conjointe, observée par les psychologues, (et neuro-psychologues, ce qui est heureux) fait nettement partie du bagage de la fonction alpha maternelle introjectable par l’enfant, sur lequel il peut s’appuyer dans les situation de détresse ou de frustration décrite par Freud et Bion.
Ces situations se renouvellent et se complexifient tout au long de l’enfance, et l’arrivée à l’école peut en être une. S’il n’existe pas de marques suffisantes d’un plaisir qui prépare la situation scolaire à être vécue comme un écho de ces moments d'attention conjointe introjectés autrefois, alors l’école devient intolérable pour l’enfant. Dans le cas d’Armand, la solution qu’il a adoptée tient dans des moments de déconnexion de la réalité et une agitation limitée, avec un agrippement à certains objets. D’autres enfants, au contraire, souvent beaucoup plus intelligents, tentent à toute force de s’apaiser par le recours à l’omnipotence, et en cherchant un lien exclusif avec l’enseignant ; dans la frustration de leurs mouvements adhésifs ou d’emprise sur l’adulte, ils en éprouvent des tensions trop douloureuses qui les conduisent vers la surenchère motrice. Cela peut s’accompagner d’une rivalité féroce, voire de sentiments de persécution dans le lien avec les autres enfants, alors vécus comme des intrus venant définitivement rompre leur recherche de relation exclusive avec l’adulte. Progressivement, et de punitions en punitions, le milieu extérieur devient hostile et persécutant. L’enfant s’agite de manière croissante parce qu’il est sur le qui-vive complet, et doit rétorquer aux menaces qu’il subit ou s'imagine subir, de la part de son environnement.
Je finirai par deux autres petites vignettes, qui ouvrent sur la question du soin.
Kim est une petite fille qui a une longue histoire de carence affective, avec une maman exilée d’Asie, qui a eu son frère et elle de pères différents, et les élève seule. Lorsque je la vois pour un premier bilan à 6 ans, elle est dans une agitation maniaque qui l’entrave considérablement, en même temps que ses capacités infantiles encore expressives lui permettent de dramatiser sa dépression primaire de façon très corporelle et parlante, par exemple dans des mouvements de rapprochement fascinés avec le vide des escaliers. Ses résultats au test cognitif sont par ailleurs assez faibles. Revue quelques années plus tard, après une prise en charge en psychomotricité, par une clinicienne très proche de la dimension psychothérapique du travail corporel, ce n’est plus la même enfant. Elle est attentive à la relation, ses défenses maniaques sont très affaiblies, et elle tente au maximum de soutenir son attention dans les épreuves de mémorisation. Son niveau intellectuel a fortement progressé (de 10 points), même si le traitement visuospatial des informations porte encore des traces sérieuses des difficultés connues petite. Au Tea-ch, les résultats sont très nuancés. En effet, Kim a vraiment gagné en maîtrise de son impulsivité, mais ce faisant, elle est très lente. En revanche, elle peut montrer une attention auditive de très bonne qualité, qu’elle soit soutenue ou divisée, et l’on sent le plaisir du retournement sur soi de la maîtrise, en vue du contrôle de ses mouvements internes d’attention et de retenue. Ce progrès est indissociable de la qualité de son développement émotionnel, et de la reprise de ses introjections d’un objet soutenant, rendues possibles par son lien avec sa psychomotricienne, au plus près des affects pris dans le corps et le mouvement.
Pour Kim, comme pour le petit Armand cité avant, et pour la plupart des enfants TDAH, le défaut d’intériorisation d’un objet primaire pare-excitant, soutenant, ou pourvoyeur d’attention, était donc au cœur de bien des difficultés qu’on observe à l’école et qui prennent l’allure de ce fameux trouble : tantôt sur un versant d’agitation maniaque, tantôt de mise en alerte motrice sur un mode persécutoire, tantôt de retrait de la réalité.
Je finirai sur l’évocation d’un adolescent, que je suis depuis sa petite enfance. Son parcours a été un long trajet dans l’acquisition d’une contenance, le développement d’une parole et d’une pensée autrefois balayés par l’explosivité de son comportement, d’une violence désorganisante. Il s’est peu à peu transformé, quittant son rapport psychotique à la réalité, et développant une capacité de poursuivre des apprentissages dans une scolarité adaptée. Cependant, l’agitation et l’impulsivité sont restées assez importantes pour que le psychiatre référent prescrive de la Ritaline. Celle-ci facilite sa concentration en classe, mais le soir, il est épuisé, et l’agitation fait un peu retour, même si elle n’engage plus tout le corps, comme autrefois. J’ai remarqué que la Ritaline, pour précieuse qu’elle soit pour le travail scolaire, ne favorise pas la rêverie ; et même elle semble appauvrir le fonctionnement associatif de Timothée. Il me semble que la sédation du mouvement entraîne aussi une sédation de son sentiment de continuité, et de mise en mémoire de son expérience, fondée avant tout sur son lien corporel au monde. Lorsqu’il a fini de parler d’un sujet et qu’il reste silencieux, il ne peut me dire ensuite quelle image ou quelle pensée il a eu ; il a « l’impression de faire le vide », et « c’est bien ça le problème », m’a t’il dit un jour. Il me reste à tenter du mieux possible, de redonner avec lui des couleurs à ce paysage interne désolé. Trouver le juste dosage entre le silence qui respecte, mais qui peut être ressenti comme un abandon, et la question qui relance, mais qui parfois oriente trop. La dépression blanche qui se déploie ici, sur fond d’une situation familiale triste et lourde d’angoisse pour lui, depuis plusieurs années, nécessite peut-être avant tout de la patience, et de mobiliser une solide capacité d’attendre. Ce que Timothée donne à voir, je l’ai vécu avec d’autres enfants entrant dans l’adolescence sous l’influence de la Ritaline. La fonction alpha, source des capacités de rêverie, insuffisamment développée chez eux, semble perdre l’aliment que constituait pour elle les états du corps en mouvement. Faut-il pour autant disqualifier ce traitement qui soulage très certainement des enfants, en leur permettant de participer enfin à la situation scolaire ? Ce qui doit être considéré avec attention, c’est la possibilité de réviser les indications, et d’offrir à l’enfant d’autres types de soins plus transformateurs, évaluer la dépressivité et l’anxiété qui accompagnent leur vécu et soutenir à la fois leur plaisir d’existence et de mise en jeu des mécanismes réflexifs. La psychothérapie individuelle est un élément, mais les prises en charges familiales et groupales, ainsi que corporelles, doivent être étudiées, dans une pensée qui doit se renouveler en accompagnant la croissance du jeune (Et l'on n'exclue pas, bien sûr, les prises en charge instrumentales qui soutiennent si nécessaire le développement de la pensée et des apprentissages ).
Pour finir cet exposé, je donne la parole à Ajuriaguerra, un maître à penser lorsqu’il s’agit de conjuguer la pensée du corps et celle de la relation ; Ajuriaguerra, fondateur de la neuro-psychologie moderne et psychanalyste, et dont j’espère, l’esprit habite encore Sainte Anne. Dès 1970, il s’était préoccupé de faire des recherches sur les enfants qu’en France on disait instables psychomoteurs tandis qu’aux Etats Unis, une catégorie unique rassemblait sans distinction les enfants hyperkinétiques, sous l’hypothèse d'un dysfonctionnement cérébral minime. Or Ajuriaguerra distinguait tout un ensemble de nuances, sur un continuum allant d’une polarité plus organique, à une polarité franchement affective, selon les enfants, et en répétant sans cesse qu’on ne pouvait disjoindre les aspects cérébraux des aspects relationnels, tonico-émotionnels, de la personnalité. Je le cite :
« Les désordres psychomoteurs, dans leur ensemble, oscillent entre le neurologique et le psychiatrique, entre le vécu plus ou moins voulu et le vécu plus ou moins subi, entre la personnalité totale plus ou moins présente et la vie plus ou moins jouée ; nous croyons toujours que la double polarité que nous avons décrite dans l’instabilité psychomotrice reste encore valable d’un point de vue heuristique et qu’elle est valable dans le cas des syndromes hyperkinétiques. » fin de citation
J'ai l'impression qu'on peut souscrire encore complètement à cette affirmation.