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Nature paradoxale du symptôme, de la psychonévrose à la névrose traumatique
Les symptômes sont des énigmes que le sujet se pose à lui-même, à son entourage, et au psychanalyste qu’il consulte pour la souffrance qu’ils occasionnent. Ils sont, par nature, paradoxaux :
- Entités fixées, immuables, objets de plaintes répétitives de la part des patients qui les décrivent en des termes identiques de séance en séance, ils sont aussi vécus dans le vif de leur actualité. « Ils sont une vieille outre remplie de vin nouveau »[1]1 disait Freud.
- Circonscrits, désignant un organe ou un secteur de la vie psychique, et appartenant à une personne entière dont ils inscrivent l’histoire.
- Conscients et représentants de fantasmes inconscients
- Auto-érotiques et modes de relation à l’autre dans une demande d’aide
- Rejetés comme étrangers par le patient et indispensables, définissant parfois une identité : « je suis une douloureuse », me disait une patiente
- Figurations de l’intime et se prêtant à la classification nosographique et à la mise en grille qui estompe les différences individuelles
Enigmatiques, ils séduisent et suscitent la croyance, croyance dans les médecines parallèles, croyance en des approches psychothérapeutiques hasardeuses. Déroutants, voire exaspérants dans leur insistance, ils poussent aux liens de causalité linéaire et à l’élaboration de théories qui ne sont souvent que des boucliers contre la surprise qu’ils pourraient susciter si on était attentif à ce qu’ils masquent sous leur façade en trompe-l’oreille. Derrière le but manifeste et légitime de soulager le patient de son symptôme, il y a souvent le besoin de le faire taire et d’effacer l’énigme, sans pour autant la résoudre.
La psychanalyse s’est construite sur le symptôme psychique et Freud y a consacré ses Conférences d’introduction à la psychanalyse.
Son approche du symptôme est révolutionnaire. En définissant la psychanalyse comme un « procédé pour l’investigation des processus mentaux, qui sont à peine accessibles autrement »[2]2, Freud refuse la tradition psychiatrique fondée sur une nosographie établie à partir d’une classification de symptômes. L’intérêt pour le processus psychique de formation du symptôme, bien plus que pour le symptôme lui-même est une première révolution dans l’approche du symptôme.[3]3
Elle accompagne une deuxième révolution : le symptôme n’est pas l’apanage de la pathologie. En affirmant que « le rêve lui-même est aussi un symptôme névrotique et plus précisément un symptôme qui a pour nous l’avantage inestimable de se rencontrer chez tous les bien-portants »[4]4, Freud affirme l’existence de symptômes normaux, les rêves, auxquels il ajoute les actes manqués. En le tirant du côté de la normalité, Freud inscrit le symptôme dans la complexité de la vie psychique, fondée sur la conflictualité. Le symptôme n’est qu’une issue parmi d’autres au conflit psychique. Il est une « formation de compromis issue d’un conflit ayant suscité une défense non réussie »
Qu’il soit normal ou pathologique, le symptôme est une formation psychique ; il est la manifestation d’un travail psychique, affirme Freud.
Mais l’énigme du symptôme est -elle pour autant résolue ? Dès 1895, Freud avait individualisé les « névroses actuelles », qu’il opposait aux psychonévroses. Il en faisait un fourre-tout, regroupant la neurasthénie, la névrose d’angoisse et l’hypochondrie. Leurs symptômes, pris dans le corps, provoqués selon Freud par un trouble actuel de la sexualité, semblent dépourvus de signification psychique. Aujourd’hui, on les appelle les « pathologies fonctionnelles » ; elles sont le cauchemar des médecins somaticiens, elles remplissent les cabinets de médecines parallèles et des sexologues. La demande d’aide s’adresse rarement à la psychanalyse. Freud, mis en échec par l’absence de sens de névroses actuelles, écrit en 1916, dans les Conférences d’introduction à la psychanalyse : « les névroses actuelles n’offrent pas de prise à la psychanalyse, qui doit abandonner cette tâche à la recherche biomédicale »[5]5. Il lui faudra attendre l’éclairage apporté par une autre clinique, tout aussi énigmatique, celle des névroses traumatiques de la guerre de 1914, pour entrevoir une approche psychanalytique de ces pathologies où le symptôme n’apparait pas comme le résultat d’un travail psychique. En découvrant que l’analyse des névroses actuelles montre beaucoup de points communs avec celle des névroses traumatiques, il affirme leur étiologie traumatique. Les névroses actuelles renvoient, selon lui, à la situation de détresse de l’infans, dont le traumatisme de la naissance est le prototype. Le symptôme de la névrose actuelle est un évènement du corps, correspondant à un évènement traumatique et non l’aboutissement d’un travail psychique dominé par la conflictualité, comme il l’est dans les psycho-névroses. Il est, dit Freud, « le noyau et le stade préliminaire du symptôme psycho-névrotique »[6]6.
Le paradoxe du symptôme névrotique tient à sa bipolarité, à la fois résultat d’un travail psychique complexe et indice que quelque chose s’est passé dans une période très précoce de l’enfance. Le symptôme porte la marque d’une expérience traumatique précoce en même temps qu’il témoigne de sa transformation.
Toute théorie du symptôme renvoie à une théorie de la transformation du trauma, c’est -à dire à une théorie de l’après-coup traumatique. Le travail de formation du symptôme est un travail de transformation en après-coups successifs, d’une expérience traumatique.
Le symptôme névrotique a donc deux pôles, l’un du côté du sens, et l’autre du côté du trauma, deux versants qui s’étayent l’un sur l’autre et s’intriquent.
C’est uniquement dans un but didactique, que nous les étudierons dans deux parties successives.
La troisième partie sera consacrée au travail du psychanalyste en séance, qui est lui aussi un travail en après-coup, sur le même mode que le travail du symptôme.
Du côté du sens : Le symptôme, formation de compromis du processus de refoulement
Dans la métapsychologie freudienne, les symptômes des psychonévroses sont inséparables du processus de refoulement. Ils sont le résultat d’un conflit entre l’exigence de satisfaction de la pulsion libidinale et une défense contre elle. Le maintien de cette défense dite de contre-investissement, coûteuse en énergie, appauvrit le moi, voire le paralyse face aux tâches de la vie, et entraîne une souffrance psychique.
Indice de retour du refoulé, le symptôme est l’aboutissement d’un travail décrit à propos du rêve, associant condensation et surdétermination, et obéissant à des exigences de figurabilité. Comme les rêves, les symptômes névrotiques fournissent un substitut à la satisfaction sexuelle de temps anciens de l’histoire infantile. Témoins d’un passé oublié, leur formation suppose une régression de la libido qui réinvestit des positions et des fantasmes anciens. Le moi, qui se défend contre le retour de ce refoulé, oppose une forte résistance au travail analytique qui tente de retrouver en l’inversant, le chemin qui a conduit à la formation du symptôme.
Le conflit se rejoue dans la relation transférentielle. Retrouver le conflit d’où procède le symptôme est une autre démarche que chercher à éliminer le symptôme. L’analyste intervient à distance, en un point devenu accessible par le transfert sur lui, opéré par le patient. Le transfert remet en mouvement le souvenir figé dans le symptôme. L’analyse est un travail de décondensation du symptôme par le revécu affectif dans la relation transférentielle. La levée du refoulement redonne vie aux souvenirs, transforme ce bloc fixe du symptôme en un ensemble psychique vivant, avec des images, des émotions actuelles.
Une vignette clinique va nous permettre de nous représenter le travail de condensation du symptôme, qui, devenu une entité fixée, devient pour le moi un objet extérieur, « corps étranger », disait Freud, et intérieur par la profonde souffrance psychique qu’il génère.
A., 27 ans, souffre de vaginisme, contraction involontaire des muscles du vagin, qui rend la pénétration sexuelle impossible. Dès notre premier entretien, elle me dit qu’elle peut envisager de ne plus être vaginique dans son corps, (elle a même pensé à une intervention chirurgicale d’ablation de l’hymen), mais que vaginique, elle le sera toujours dans sa tête. Elle exprime d’emblée sa connaissance de la participation de son psychisme à son symptôme et de la résistance énergique qu’elle mettra en œuvre contre la levée du refoulement qui a contribué à sa formation.
Elle relie l’apparition du symptôme au souvenir d’une scène, souvenir écran, qui surgira répétitivement à chaque étape de sa psychothérapie, en des termes identiques ; il s’agit d’un examen médical, une bronchoscopie, faite à 17 ans, indiquée par la découverte radiologique d’une tumeur médiastinale : « J’étais ficelée, pieds et mains liés. Le médecin femme, cette peau de vache, essayait de m’enfoncer le tube, mais il était trop rigide. Je ressentais des brûlures atroces dans le larynx. J’étais déchirée, je suffoquais, je me débattais. A ce moment- là, mon médecin généraliste a entre-baillé la porte, et j’ai espéré qu’il me délivrerait et viendrait à mon secours ; mais il a haussé les épaules en me traitant de « doudouille », avec un regard complice vers la femme-médecin, puis il a disparu. Je me suis sentie humiliée, douleur plus intolérable que la douleur physique ».
Le récit est celui d’une scène de pénétration douloureuse, infligée par une femme vécue comme sadique ; l’homme appelé au secours est impuissant à la sauver, car il est complice de cette femme. Dans cette scène à trois, elle ressent une humiliation, probable reviviscence d’une blessure ancienne réactivée.
Des fantasmes de scène primitive sadique accompagnent donc la représentation d’une pénétration vaginale ; mais ils ne sont pas les seuls. Le vaginisme lui procure le sentiment triomphant d’être entière, et de ne dépendre de personne : « Parfois, c’est comme si j’avais quelque chose en plus que les autres femmes, quelque chose de majestueux, de puissant. Dans ces moments- là, je me représente mon vagin plein, plein d’un pénis qui serait toujours là et ne risquerait pas de se retirer. Je me sens alors autonome, je n’ai besoin de personne, sûrement pas du pénis de mon ami. ». Elle éprouve une toue puissance phallique, qu’elle a projeté sur le médecin-femme. Elle pense qu’une femme n’a pas besoin d’un homme.
Elle dit détester son père. « Qu’il crève, cette vieille charogne », dira -t-elle à l’occasion d’une petite maladie de celui-ci. Elle dit que ses parents ont été « obligés » de se marier à cause de son père, « ce gros porc qui n’a pas su prendre ses précautions ». Sa mère attendait son frère ainé, et A. est venue au monde 18 mois après. Elle a longtemps pensé qu’elle devait être parfaite, pour se faire pardonner d’être née. Tout ce qui se rapporte au père est marqué du sceau de l’analité. Par la faute de son père, le vagin de sa mère est devenu « une poubelle à bébés », dit-elle, dans une confusion anatomique utérus-vagin-rectum. Ce père anal est frappé d’impuissance : « il n’existe pas ; toutes les décisions sont prises par ma mère ».
A. décrit un lien très fort à sa mère : elles se disent tout, se comprennent parfaitement, en fait, elles sont pareilles. Toute séparation d’avec elle était vécue dans une grande angoisse, avec des troubles somatiques digestifs. Elle a un intense désir de la protéger, de la réparer, de se faire pardonner d’être venue trop vite au monde. Sa mère semble fragile, soumise et dépendante mais A. sait bien qu’elle a le pouvoir. Toutes les deux sont liées par des petites cachotteries au père, sur l’argent et les sorties, au temps de son adolescence.
Mais, au cours de sa psychothérapie, des sentiments ambivalents apparaissent ; elle se souvient que sa mère était distante, avare de gestes tendres et de câlins. En fait elle était une mère rigide, qui contrôlait tout. Elle le souvenir du contrôle qu’elle exerçait sur son corps pour l’acquisition de la propreté, puis lors de l’apparition des règles, objet de grande surveillance, chaque mois.
A. supporte mal d’approcher de ces sentiments ambivalents. Son père était le dépositaire du repoussant et du sale, alors que sa mère était conservée comme objet aconflictuel. Le désir de se séparer d’elle, et d’entrer dans une relation de rivalité avec elle, est ressenti comme un acte sadique à son égard et entraîne la crainte de perdre son amour. Pour se séparer, il lui aurait fallu pouvoir se tourner vers son père et affronter le risque d’une profonde déception. La petite fille blessée dans son amour déçu pour son père peut enfin s’exprimer : « Il ne s’est jamais intéressé à moi, ne m’a jamais écoutée ; seules les prouesses scolaires de son fils l’intéressaient. De toutes façons, il ne voulait que des garçons. J’étais transparente pour lui. ». L’attachement à sa mère est devenu une prison, dont A. ne peut s’échapper. En fermant son vagin, lieu de son amour intact, elle reste la petite fille à maman. Elle peut la garder à l’intérieur d’elle dans ce nid d’amour qu’elle a protégé des attaques de sa propre haine. La petite fille a appelé son père au secours pour qu’il l’aide à se séparer de la mère préoedipienne, investie d’une toute puissance phallique. Mais, complice de sa femme, il ne l’a pas entendue, et pire que cela, il ne l’a pas vue en tant que fille. Il ne peut en être pardonné. La blessure narcissique de l’amour blessé a fait régresser A. à une position érotique-anale dominée par le sadisme. Cette humiliation, cette chute narcissique, elle va tenter de la réparer dans le fantasme d’être complète, de n’avoir besoin de personne et surtout pas d’un homme. Elle est homme et femme, elle a un vagin plus un hymen-pénis dont elle ne veut pas se séparer. Dans le même mouvement, elle régresse vers le lien symbiotique de l’homosexualité primaire. Ce lien doit être préservé des attaques dues à sa colère contre une mère qui ne lui a pas permis d’accéder à son père ; sa mère, elle, son vagin intact, sans fissure, poupées gigognes emboîtées l’une dans l’autre…En perdre une serait un danger très grand d’une régression plus profonde.
Pour sortir du réel du corps, pour passer du vagin à la féminité psychique, du pénis au symbole phallique, il y a un long chemin à parcourir, qu’elle avait déjà emprunté en se vivant comme vaginique dans sa tête. En cours de psychothérapie, un autre sens de son vaginisme apparaît : « C’est mon jardin secret, si je le perds, que me restera- t-il ? ». Jardin secret, gardé jalousement de l’amour d’une petite fille pour son papa, jardin intact, frappé de l’interdit de vivre le plaisir d’une féminité en creux avec un homme qui serait le sien.
Elle a cette jolie expression dans ce moment où elle sent qu’elle peut lâcher son symptôme : « C’est comme si j’étais dans les dernières pages d’un livre que j’ai beaucoup aimé. Je veux les lire très lentement pour retarder la tristesse du moment où il faudra fermer le livre ».
Le symptôme de vaginisme condensait les liens aux deux objets primaires oedipiens. Il était un compromis entre son puissant attachement libidinal envers chacun d’eux et l’interdit d’en jouir.
Du côté du trauma :
« Symptome » est un terme grec composé de « avec » indiquant le lien, et de « tombe » (dans le sens de « arriver ») qui révèle son origine traumatique. Au XVI ème siècle, dans la langue rabelaisienne, quand on est stupéfait, on « tombe en symptômes » …
Le symptôme vient en place d’une situation de danger. De quel danger s’agit-il ? Le danger est la situation de détresse dont Freud donne une définition économique, quantitative : L’état de détresse est provoqué par un accroissement d’excitations qui déborde un moi, incapable d’intégrer ces excitations dans le réseau complexe, pare-excitant, de liaisons par les représentations de choses et de mots de l’appareil psychique. Une telle expérience de détresse est une expérience traumatique. Si l’accroissement d’excitations que provoque le trauma va jusqu’à rompre le pare-excitations, opérant sans médiation de l’appareil psychique, nous nous situons au- delà du symptôme.
La situation de danger, situation traumatique, peut être évitée grâce à l’apparition d’un signal de danger, l’angoisse. Par la production d’un signal d’angoisse, le moi se protège d’une situation de détresse. Grâce à lui, il se met en état de défense en opposant à la montée croissante d’excitations un contre-investissement du refoulement qui fait butée à la poussée pulsionnelle. La formation du symptôme est une formation de compromis entre la poussée pulsionnelle et son refoulement. Chaque fois, à l’origine du symptôme, se trouve l’angoisse. Le symptôme témoigne d’un travail de transformation d’une situation de détresse, susceptible de déborder les capacités psychiques de liaison. Il est l’indice que le coup du trauma a été suivi d’après-coups organisateurs, créateurs de liaisons psychiques.
Dès 1895, en faisant la première description clinique d’un processus d’après-coup, Freud s’éloigne radicalement de la théorie du traumatisme de Charcot qui liait directement un temps 1 de l’évènement traumatique à un temps 2 d’apparition du symptôme, dont la guérison devait survenir sous hypnose, par simple remémoration du temps 1 et décharge cathartique.
Pour Freud, la symptomatologie n’est pas la conséquence directe du trauma, mais le résultat d’un processus de transformation en deux temps. C’est ce qu’il décrit dans la psychopathologie de l’Esquisse d’une Psychologie scientifique, avec le cas Emma.[7]7
Emma souffre de phobie : « elle est hantée par l’idée qu’elle ne doit pas entrer seule dans une boutique ». Elle en rend responsable le souvenir d’une scène traumatique (dite scène I), survenue à l’âge de treize ans, peu après la puberté : en entrant dans une boutique, elle aperçut deux vendeurs qui s’esclaffaient. L’analyse met ensuite en lumière un autre souvenir, qui n’était pas présent à son esprit au moment de la scène I : à l’âge de huit ans, elle était entrée dans la boutique d’un épicier et le marchand avait porté la main, à travers l’étoffe de sa robe, sur ses organes génitaux (scène II). C’est la scène I qui déclenche un retour du souvenir refoulé de la scène II, avec sa conséquence symptomatique, la phobie. La scène I n’est pas traumatique pour les raisons qu’elle donne (les vendeurs se seraient moqués de sa toilette et l’un d’eux avait exercé sur elle une attraction sexuelle), mais par les liens qu’elle entretient inconsciemment avec la scène II. Il y a une transformation en traumatisme sexuel du trauma de l’expérience vécue à huit ans, qui avait engendré une excitation trop forte débordant le moi de de l’enfant impubère qu’elle était. La scène II du trauma par débordement d’excitation devient un souvenir de traumatisme sexuel, souvenir qui peut être remémoré grâce à sa mise en liens avec une autre scène récente, sexuelle, et la production de symptômes phobiques.
Il y a une remontée de scène en scène, qui repose sur des connexions associatives qu’elles relient dans une circulation en boucle, et non dans une linéarité. Le deuxième temps de l’après-coup, manifeste, symptomatologique, est produit à partir d’un temps premier, traumatique, par un travail psychique associatif et inversement, ce temps second va modifier l’économie traumatique du temps premier.
Lorsque, après un évènement traumatique, le moi est dominé par une économie traumatique, il est débordé dans ses capacités de représentation par une excitation trop forte, qui n’arrive pas à se transformer par la liaison aux représentations. L’excitation reste inscrite sous forme de traces qui font automatiquement retour, obéissant à la contrainte de la compulsion de répétition, sans possibilité d’accès à une mise en sens. Le tableau clinique est celui de compulsions, d’autoérotismes, de passage à l’acte à valeur de décharge, et de défenses massives caractérielles sur fond d’angoisse diffuse. Si une deuxième scène comparable, analogique à la première advient et que des liens se tissent entre les deux, il y a une possibilité de transformation de fonctionnement psychique en économie traumatique et de sortie de la compulsion de répétition, avec une reprise de la circulation pulsionnelle.
Le traumatisme après-coup, traumatisme sexuel, permet la ressaisie du trauma. Celui-ci doit se sexualiser pour se transformer et se symboliser, une sexualisation ou le sado-masochisme est souvent convoqué, dans un traitement de la dimension traumatique.[8]8
C’est ce que va illustrer la vignette clinique suivante :
Comme Emma, B. a une phobie, déplacée sur ses filles, âgées de neuf et douze ans. Elle craint pour elles les effets nocifs des rayons. Elle est terrorisée les jours de plein soleil, ce soleil « d’enfer », dont les rayons sont pour ses filles autant d’armes cancérigènes. La présence dans la région d’une usine d’incinération des déchets transforme son beau jardin en lieu de tous les dangers ; elle surveille que ses filles ne mangent pas les framboises qu’elles ont plantées, trouve de multiples astuces pour leur faire passer l’après-midi à l’intérieur de la maison. Télévision et téléphone portable sont éliminés. Elle passe sa vie en élaboration de stratagèmes d’évitement et de ruses pour que personne ne découvre ses angoisses dont elle a honte. Quand elle est trop angoissée, elle prend sa voiture et compte les kilomètres qui la séparent de sources de dangers potentiels, l’usine, mais aussi des lignes à haute tension, des poteaux électriques, etc…
Comme Emma, B. rapporte sa phobie à un souvenir déclenchant (scène I) : deux ans auparavant, elle avait exigé de son médecin des radios de crâne pour sa fille cadette, à la suite d’une chute. Il avait exprimé des réticences, estimant qu’il valait mieux éviter d’exposer une enfant à des rayons, si ce n’était pas indispensable. Depuis, elle se sent envahie d’angoisse et coupable : par sa faute, sa fille risque d’avoir une partie de son cerveau détruite, un trou dans la tête, et d’en mourir. Quand elle est trop angoissée, elle court les cabinets de radiologie, posant compulsivement la question de la dangerosité des rayons, question qu’elle ne peut s’empêcher de me poser, en fin d’entretien et qu’elle me posera répétitivement à chaque séance pendant une longue période, puis à certains moments de sa psychothérapie, par exemple avant les périodes de séparation des vacances.
Elle exprime une profonde souffrance et dit que, depuis la scène des radios, elle n’a plus envie de rien et que sa vie est une catastrophe ; elle a du mal à se lever le matin et se reproche d’être une mauvaise mère, de ne pas s’occuper de ses filles, c’est-à-dire de ne pas jouer avec elles avec leurs poupées barbies, ne pas s’amuser avec elles à faire des décorations pour les anniversaires, les fêtes, etc…Elle est suivie depuis un an par un psychiatre qui lui a donné mon nom. Elle veut bien « essayer » la psychothérapie, comme elle a déjà essayé la sophrologie et l’acupuncture.
Je mets en place un cadre de psychothérapie en face à face à deux séances par semaine et nous convenons d’un mode de paiement qui se fera en espèces, chaque semaine. Pendant longtemps, elle aura du mal à respecter ce cadre, se trompant d’heure ou de jour, me payant beaucoup trop, ou pas assez. Elle occupe les séances par le récit répétitif de la scène des radios et la description de ses symptômes, avec, automatiquement, en fin de séance cette question angoissante : « pensez vous que les radios sont dangereuses pour les enfants ? ». De son histoire, elle ne dit rien et s’étonne que je pose des questions sur son enfance. En dehors du questionnement incessant sur l’effet des rayons X, tout va bien : elle a un mari aimant, des filles adorables et son enfance était joyeuse, sans problème.
Mon travail se limite à tenir le cadre, dont elle ne comprend pas l’intérêt, me demandant souvent des changements d’horaires pour aller à la piscine ou accompagner ses filles dans leurs activités. A ses questions pressantes me demandant d’intervenir dans la réalité, je renvoie comme je le peux un questionnement sur sa réalité psychique, ce qui la déconcerte. Elle se sent vide, elle n’a rien à dire jusqu’à ce que, un jour, en fin de séance, à la place de la question rituelle, elle me demande : « Vous pensez que mon problème, c’est mon angoisse, ce n’est pas les rayons ? ».
Peu de temps après, elle a un récit de rêve, le premier, juste une image, celle d’ « une cheminée d’où il sort une fumée noire, comme de la mousse à raser ». Le début du rêve : « cheminée à la fumée noire », simple hallucination de la cheminée d’usine qui lui fait peur, est un rêve de névrose traumatique, mais le « comme de la mousse à raser qui vient le sexualiser, nous sort de l’impasse et il me sera facile de tenter cette intervention : « Comme la mousse à raser qu’utilisait votre père ? » ; les souvenirs reviennent : son enfance était joyeuse…dans la journée, mais les soirs étaient autres, sombres comme la fumée de l’usine, dit-elle. Son père, « un flic », buvait beaucoup et elle ne savait jamais comment il serait le soir, ivre ou pas.
Arrive la scène II : elle a sept -huit ans, c’est le soir ; elle entend des bruits de bagarre sur le parking. Par la fenêtre, elle voit un homme à la tête ensanglantée et face à lui, son père, un révolver à la main. Elle ne saura jamais ce qui s’est passé, mais elle se souvient de ses mots : « il ne faut pas me chercher ». Ce revolver, il le posait souvent à côté de lui, sur la table, au dîner. Elle se sentait terrorisée. Elle savait qu’il était chargé, et le coup, prêt à partir.
« Si vous le cherchiez ? »
Plus tard, elle fait un récit qui témoigne de l’organisation d’un fantasme de scène primitive sado-masochiste : « Quand mon père avait bu, je ne pouvais pas dormir. Je restais éveillée, jusqu’à ce que j’entende le déclic du bouton de la lampe de chevet de la chambre de mes parents. Je guettais tous les bruits, j’avais des oreilles d’éléphant, de grandes oreilles que je pouvais déployer. Je me disais que le coup pouvait partir à tous moments et j’imaginais le visage ensanglanté de ma mère. J’avais une mission, protéger ma mère, et je devais être prête à la moindre alerte à rentrer dans leur chambre, pour me mettre devant elle et recevoir le coup à sa place ».
Le symptôme, la peur des rayons pour ses filles prépubères, renvoie à la scène des radios de la tête de sa fille dont elle se sent coupable. Cette scène I, des rayons faisant un trou dans la tête, s’articule de façon analogique, à une scène II à l’âge de ses filles, à caractère traumatique : son père, armé d’un révolver, face à un homme ensanglanté, en lien avec le souvenir du dîner familial et du coup prêt à partir. Entre les deux, vient un fantasme de scène primitive, qui les relie et les signifie. Il faut guetter, être vigilante, mastodonte éléphant aux grandes oreilles déployées, prête à recevoir le coup du père à la place de la mère, en être ensanglantée et en mourir pour elle. Le fantasme mégalomaniaque transforme la blessure narcissique de la petite fille seule dans son lit : « grâce à mes oreilles d’éléphant, maman sera protégée et ne sera jamais perdue ». Dans ce fantasme, la petite fille, traversée par le coup du père, qui devait être porté à sa mère, est un double de celle-ci, qu’elle conserve intacte dans une identification narcissique : « je meurs du coup de papa, pour qu’elle vive ». Pour cette patiente, le temps s’est arrêté, cristallisé autour du risque mortel d’une pénétration par des rayons ; elle est restée à l’âge de ses filles dont elle partage les jeux, et n’investit rien de sa vie de femme. Compulsivement, comme une automate, elle répète le même récit et pose les mêmes questions. La répétition agie témoigne du traumatisme.
Il faudra longtemps pour qu’elle me raconte l’histoire familiale traumatique et les blessures d’un père obligé de s’exiler et de couper ses liens familiaux, histoire dont personne ne parlait. Je la cite : « Mon père était un arbre sans racines ; ça ne peut pas vivre un arbre sans racines. Est-ce que c’est pour cela que j’ai la tête vide ? je lui en voulais tellement de la souffrance qu’il nous faisait vivre, en fait, c’était sa propre souffrance, il nous faisait souffrir comme il avait souffert. Depuis quelques temps, je me sens reliée à la terre. »
Le trop d’excitations de la scène traumatique venait combler un vide, un trou dans la tête, celui de son père, contraint à se couper de ses racines pour des raisons qu’elle ignore. Mais cette patiente a pu effectuer un travail psychique dont témoigne le symptôme, (la phobie de la pénétration potentiellement meurtrière par des rayons),actualisation de la scène ancienne ( son père, un révolver à la main face à un homme au visage ensanglanté), transformation d’un évènement en éprouvé de souffrance avec un affect de culpabilité : la fauteuse de troubles, celle qui cherche l’autre et qui l’excite, c’est elle. Les radios, c’est elle qui les a exigées et si le coup était parti, c’est parce qu’elle l’aurait bien cherché. De passive, subissant une situation débordant ses capacités élaboratives, elle devient active, maîtresse du jeu. C’est ce que lui signifie mon interprétation (si vous le cherchiez ?) en forme de question qui ouvre à un travail de mise en représentations.
Le travail du psychanalyste en séance, sur le modèle du travail de formation du symptôme
En 1937, dans son article Constructions dans l’analyse, Freud avance l’idée qu’il y aurait des « morceaux perdus de l’histoire vécue » du sujet, des fragments de réalité qui auraient été « déniés dans la période d’une enfance reculée »[9]9 que le moi va s’efforcer de reconquérir avec l’aide du traitement psychanalytique. Celui-ci ne peut plus se limiter à la levée du refoulement, il nécessite un travail de constructions, qui serait, avance-t-il, équivalent au délire des malades. Quand le travail psychique de transformation en après- coups successifs des traces d’évènements traumatiques n’a pas eu lieu, les agirs se répètent sans mis en représentation, sans inscription dans une histoire, du fait que l’évènement n’a pas été vécu par la personne qui s’en est absentée et qui, de ce fait, ne peut se remémorer l’expérience traumatique. Winnicott écrit qu’un éprouvé qui aurait du avoir lieu, n’a pas eu lieu « et cette chose du passé n’a pas encore eu lieu parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui »[10]10. Il y a quelque chose de l’histoire du sujet en souffrance d’appropriation, quelque chose que l’analyste par son travail de construction doit transformer et signifier en représentations de chose et de mots. Le temps du trauma, inconnu, car non subjectivé va se répéter dans l’agir, actualisé dans le transfert par l’analyste qui devient, écrit Bernard Chervet, à la fois « le noyau pathogène séducteur » et « le pôle élaboratif ». La mise en actes, dans l’analyse, de ces traces non subjectivées doit être reconnue par l’analyste, qui les perçoit d’abord en lui comme des coups. C’est à lui d’en assurer la reprise et la transformation, par la mise en jeu de sa propre subjectivité, en effectuant en lui un travail psychique de mise en après-coups. Ce passage transféro-contre-transférentiel nécessite la régression de l’analyste, et l’activation en lui de sa propre névrose infantile.
C. est une étudiante de 24 ans. Elle a une demande d’analyse après trois ans de psychothérapie avec un psychiatre, à la suite du décès de son père. Cheveux coiffés en brosse et teints en rouge, robe courte sur un jean, elle affiche sa bisexualité. Elle veut une analyse, dont elle connait les règles, pour ne pas finir seule et folle comme sa tante paternelle . Elle a choisi une analyste femme, pensant que celle-ci l’aiderait mieux qu’un homme à devenir femme, c’est-à-dire à acquérir des armes contre les hommes. Mais elle a peur que, étant femme, je sois incompétente par rapport au précédent analyste dont elle appréciait le sérieux professionnel. Elle méprise les femmes qu’elle trouve soumises, passives et bêtes ; elle se proclame « macho », comme son père, qui se plaisait à dire, sur le ton de l’humour, à son épouse et à ses trois filles : « toutes des chiennes ! ». Elle adorait son père, elle admirait sa force de caractère et le voir malade et fragile durant sa maladie a été un traumatisme, peut-être encore plus important que son décès. Elle méprise sa mère, modelée par une éducation catholique, tellement soumise à son mari qu’elle a renoncé, à sa demande, à une carrière professionnelle pour l’élever dans son élevage de moutons.
Dans ses premiers entretiens, elle me donne un échantillon de la pathologie familiale en rapportant le souvenir du traumatisme qu’a été sa demande de contraception à sa mère ; celle-ci, gênée, l’avait renvoyée à son père, qui s’était mis « dans une colère folle », hurlant qu’elle était « une putain ». C’était d’autant plus choquant que, dans cette famille, il n’y avait pas de tabou, on se disait tout ; elle était d’ailleurs au courant depuis longtemps de la sexualité, de la contraception, dont son père lui avait donné toutes es explications scientifiques. Après cette scène, sa mère lui avait, en cachette, proposé d’utiliser les préservatifs qui étaient dans le tiroir de la table de chevet de leur chambre.
Elle dit que sa vie sentimentale est triste, ( elle a une amitié amoureuse sans grand espoir avec un copain de fac), et que sa vie sexuelle, c’est n’importe quoi. Effectivement, elle a des conduites sexuelles à risque, avec des passages à l’acte après des soirées où elle a trop bu.
Je sens une détresse authentique, une grande peur de la folie, de la passivité, qu’elle confond avec la féminité. Il y a là une problématique narcissique, que les défenses de caractère en identification à celles de son père révèlent sans la résoudre. Mais l’interrogation sur l’identité sexuée est aussi à entendre dans son registre oedipien; d’emblée elle met un tiers entre nous, « le psychiatre sérieux », et joue l’un contre l’autre.
Je lui propose le cadre d’une analyse à trois séances par semaine qu’elle accepte en me prévenant que je vais avoir fort à faire, parce qu’elle est la championne du refoulement. A la fin du dernier entretien, j’énonce la règle fondamentale d’associations libres.
La première séance de « la championne du refoulement » commence par le récit de son exploit de la veille : elle a reçu pour un dîner de travail l’ami dont elle est amoureuse ; le laissant avec ses livres, elle est allée faire la vaisselle dans la cuisine…en se mettant nue, ce qui a eu pour résultat la fuite éperdue de l‘amoureux potentiel, effrayé de ce spectacle inattendu. Elle venait de lui dire qu’elle était capable de se mettre à nu devant lui, de lui montrer ses fragilités et ses défauts. Elle n’a fait, me dit-elle que joindre le geste à la parole : « les actes sont plus efficaces que les mots », me lance-t-elle…
A mon « tout dire et ne rien faire », elle a répondu : « tout faire et ne rien dire » ! Après cette entrée en scène spectaculaire, C. se conduit comme la championne des analysantes. Elle respecte parfaitement le cadre et dit tout ce qui lui vient en tête. Les associations s’enchaînent, les séances sont riches, la pensée fluide. Elle est intelligente, drôle, touchante. Elle traduit de façon romanesque l’atmosphère familiale très particulière. La famille vivait dans un grand domaine agricole, dirigé par le père qui avait institué un mode de vie autarcique, limitant le plus possible les contacts extérieurs. Il dictait les règles de ce microcosme, instituant un système de punitions et de corvées. Elle se révoltait, ce qui donnait lieu à des affrontements violents avec son père, épreuves de force épuisantes et excitantes, occasions pour elle de mesurer sa propre force. Pour son père, il fallait être fort, comme les hommes de la famille, des militaires, dont il racontait les faits glorieux. Elle aimait les récits de son père. Elle le savait mythomane, mais il savait raconter et elle buvait ses paroles. Elle aussi sait raconter ; son discours associatif est vivant, imagé ; elle m’intéresse, m’amuse parfois, m’émeut souvent, mais…une fois la séance finie, j’ai une irrésistible envie de dormir, qui m’intrigue. Et, dans ce riche tissu verbal, il y a des déchirures, des séances de détresse où, entre deux sanglots, elle me dit qu’elle est un grand vide et que, seule chez elle, elle ne peut pas se concentrer et travailler. Elle passe des après-midi à dormir et à se masturber, ce qu’elle me raconte crûment, sans retenue. Les récits de rêve rares, violents, témoignent de la pauvreté du travail de rêve : elle tord le cou à deux chiens qu’elle achève avec un couteau ; il y a un troisième chien qui devient sa sœur, elle l’égorge, il y a du sang partout, elle se réveille, très angoissée.
Enfin, et surtout, il y a cette impression fugace, cette gêne que je ressens quand, en ma payant, furtivement, elle me touche le bout des doigts ; un sentiment intense, et bref de dégoût, de répulsion même, que je retrouve répétitivement, chaque semaine
. Pendant toute cette période de notre travail, j’interviens peu et je me garde d’interpréter le riche matériel qu’elle déploie pour que je sois séduite par ses récits comme elle l’était par ceux de son père. Elle me vit comme un robot, « une parfaite machine à analyser », transférant sur moi l’image d’une mère « machine à ressortir le discours catholique appris », discours tout fait, sans jamais laisser apparaître ses véritables sentiments. Je fais un travail lent de décondensation, de différenciation, m’attachant à différencier son moi de son surmoi, colonisé par l’imago paternelle, persécutive et érotomaniaque. J’effectue aussi un travail de reconnaissance des différences essentielles qui organisent l’identité, différence des sexes et des générations, différence entre sexualité infantile et sexualité adulte. Ainsi, un jour, arrivant à mon cabinet bien avant l’heure de sa séance, je la trouve devant la grille et je lui demande d’attendre son heure, alors qu’elle m’emboîte le pas avec enthousiasme. Sa colère se déchaîne dans les séances suivantes, mais je peux mettre en lien son sentiment de vide avec l’absence de limites à l’intérieur du microcosme, portes des chambres obligatoirement tenues ouvertes, parents se promenant nus devant les enfants, puisque « dans la famille, on n’a rien à cacher ».
Après un an d’analyse, elle rapporte un souvenir, celui de sa première peur : « c’était les vacances d’été, dans l’arrière- pays niçois. Il faisait très chaud. On se promenait dans un petit chemin. Soudain, je vois un homme arriver à notre rencontre, un homme en survêtement vert, et j’ai très peur. Cet homme, c’était mon père, et je ne l’avais pas reconnu !»Pendant son récit je me laisse aller au plaisir de mes propres associations : « l’arrière- pays niçois de mes vacances d’été de petite fille ; toutes ces lumières, cette chaleur, ses odeurs, ça tournait un peu la tête…Les promenades avec mon père dans les Gorges du Loup…moi aussi, j’avais un peu peur du loup…son père à elle… toutes des chiennes… un loup dans une bergerie… »
Elle continue : « Elle a un sentiment d’injustice ; elle faisait tout ce que demandait son père, toutes ses corvées, et lui que lui donnait-il en échange de sa soumission ? Petite, elle se sentait monstrueuse parce qu’elle se masturbait beaucoup, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle avait demandé à sa mère de voir un psychologue mais celle-ci avait refusé, disant qu’il fallait tout lui dire à elle, qu’il n’y avait rien à lui cacher. Elle se souvient d’un cauchemar : Quelque chose fait peur, les moutons font peur ; sa mère est avec eux, ce sont des monstres, il faut les tuer…Petite fille, elle avait peur dans son lit, peur des araignées, peur du noir, et cette envie de faire pipi, tout le temps. La masturbation calmait ses peurs. » Revient le souvenir : « Cette peur de mon père, que je ne reconnaissais pas, avec son survêtement vert… ». C’est alors que je m’entends dire : « Peur du pervers ». Cela m’a échappé, véritable acting verbal qui amènera le récit banalisé d’un « jeu amusant » avec son père, qui consistait à demander aux filles de tenir son sexe quand il urinait, pour voir laquelle des trois envoyait le plus long jet… « Un drôle de jeu ! » lui dis-je.
Quelques séances plus tard, elle me dira : « Cette nuit, j’ai entendu un chat miauler dehors ; il pleuvait et je suis allée voir. Il était tombé dans une bouche d’égoût. J’ai appelé : « Sors de là, Egoût, Fange, Fanchon, j’existe, sors de là J’existe. Je l’ai adopté et je lui ai donné son nom : J’existe ».
Chez cette patiente, le trauma d’une excitation trop forte fait retour sous la forme d’un agir répétitif, me toucher les doigts comme elle touchait le sexe de son père. La mise à distance par la banalisation de la représentation incestueuse intolérable, témoigne d’un moi débordé, sidéré par la réalité de la séduction paternelle qui empêche l’organisation d’un fantasme de séduction. Le traumatisme après-coup, le souvenir de sa peur du père en survêtement vert, un père non reconnu, permet la ressaisie du trauma véritable, traumatisme par co-excitation sexuelle, dont les traces sont toujours à l’œuvre. Elle est sous la menace permanente de double débordement, par la coexcitation massive et par l’empiétement de l’objet, entravant ses capacités de transformation en permanence. Mon passage à l’acte verbal, coup, contre-coup a permis de reconnaitre la réalité du préjudice de la part d’objets parentaux qui déniaient les faits et les affects.
Un travail psychique passant par ma propre névrose infantile a permis une mise en mots, sous forme d’un acting verbal : « pervers », témoignant de l’économie traumatique, sous -tendant notre relation transféro-contre-transférentielle par ailleurs bien tempérée. Cet acting vient après une longue période d’un éprouvé contre-transférentiel affectant mon propre corps, sensation récurrente de dégoût au contact des doigts de la patiente lors du paiement. Mon dégoût est une formation réactionnelle à l’excitation traumatique du climat d’incestualité imprégant le récit de l’histoire de la patiente. Ma somnolence après les séances est un symptôme qui vient signifier que quelque chose est en passe d’être dénié. Freud, en 1938, décrit les deux effets du traumatisme : les effets positifs, qui « constituent des tentatives pour remettre le traumatisme en valeur, c’est-à-dire pour ranimer le souvenir de l’incident oublié ou plus exactement pour le rendre réel, le faire revivre » et les effets négatifs, « qui tendent vers un but diamétralement opposé ». Dans ce même écrit, il définit les symptômes névrotiques comme « des compromis auxquels contribuent toutes les tendances négatives ou positives issues des traumatismes »[11]11. Ma somnolence est une formation de compromis entre le désir de rendre réel, de faire revivre la partie du psychisme de ma patiente dominée par le traumatisme, et une défense contre ce qui pourrait surgir et risquerait de nous engloutir, elle et moi.
Le travail de l’analyste en séance est comparable au travail du rêve, par l’expérience régressive du contre-transfert C’est une expérience bouleversante, d’un état régressif, qui permet à l’analyste d’être plus près de ses sensations, de ses impressions. De tels éprouvés corporels chez l’analyste sont d’autant plus présents qu’on approche de secteurs traumatiques, chez des patients au narcissisme blessé. Un travail de transformation de traces traumatiques n’a pu s’effectuer et l’excitation se décharge répétitivement dans l’agir et les auto-érotismes. La régression de l’analyste en séance lui permet d’accueillir des éprouvés corporels transmis par le patient qui lui communique ainsi, à son insu, quelque chose de son histoire, en attente d’une mis en sens.
Le cadre analytique, par son dispositif rigoureux et sécurisant permet l’expérience profondément régressive du transfert…et du contre-transfert, sans laquelle il ne peut y avoir de processus analytique. C’est uniquement dans les conditions de régression permises par le cadre que se produit l’état particulier de fonctionnement de deux psychismes où quelque chose de l’expérience traumatique du patient peut se transférer sur l’analyste, « quelque chose que le patient nous permet pour qu’émerge la défaillance originelle de son environnement initial », écrit Winnicott[12]12.
Ce « quelque chose » peut prendre la forme d’un symptôme de l’analyste, témoignant de la vitalité du psychisme des deux protagonistes, et du processus analytique.
La psychanalyse ne peut être réduite à une modalité parmi d’autres de traitement des troubles psychiques. Elle est plus qu’une technique de traitement,avec l’exigence que cela comporterait de résultats mesurables, quantitatifs. « L’élimination des symptômes de souffrance n’est pas recherchée comme but particulier, mais, à la condition d’une conduite rigoureuse de l’analyse, elle se donne pour ainsi dire comme bénéfice annexe », écrivait Freud[13]13. Le but du psychanalyste est de découvrir les processus à l’œuvre dans la formation du symptôme. Celui-ci est toujours le résultat d’un travail psychique ; Il témoigne de l’existence d’une partie vivante du psychisme,en attente de mise en sens et il convient de commencer par l’accueillir et l’entendre avant de vouloir l’éliminer.
Conférence à Sainte-Anne, 17 mai 2010
Références et notes
- S. Freud « Fragment d’une analyse d’hystérie » ( 1905), Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 38 ; OCF VI, p. 233.
- S. Freud « Psychanalyse et théorie de la libido » (1923), OCF, PUF, P. 183.
- T. Bokanovski « Le processus analytique. Voies et parcours ;2015 PUF.
- S. Freud ; Conférences d’introduction à la psychanalyse, (1916-1917), Paris, Gallimard, 1999, p. 107 ; OCF XIV, PUF, p. 81.
- S. Freud, ibidem, p. 492 ; p. 402.
- S. Freud ; op. cit p. 494 ; 404.
- S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, 1895, Paris, PUF 1996, p. 363-366.
- Bernard Chervet, L’après-coup. La tentative d’inscrire qui tend à disparaître. Revue Française de psychanalyse, Tome LXXIII, numéro 5, 2009.
- S. Freud, « Contructions dans l’analyse »,( 1937) ; Résultats, idées problèmes II, Paris, PUF, 1984, p. 280 ; OCF, XX, p. 72.
- D. Winicott, La crainte de l’effondrement, Gallimard 2000, P. 211-212.
- S. Freud, L’homme Moise et la religion monothéiste, 1939, Paris, Gallimard, 1986, p. 103-104 ; OCF XX, p. 154-155.
- D. Winicott, « Le contre-transfert » ; 1960, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 354.
- S. Freud, « Psychanalyse et théorie de la libido ». Résultats, idées, problèmes II, PUF, 1985 p. 69.
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