Conférence de Saint-Anne, 14 mars 2022
Addiction et soins psychiques en psychiatre : ce que permet l’écoute du psychanalyste
Michelle Catteeuw - Conférence de Saint-Anne, 14 mars 2022.
Introduction
Certains d’entre nous, pour rester vivant, vont s’intoxiquer, s’assujettir, entrer en addiction jusqu’à s’effacer, voire s’y anéantir. Scandale à l’heure du narcissisme triomphant, marquée par l’illusion de l’illimité (s’abonner à un forfait illimité, s’attabler à un buffet à volonté) et la fascination par l’image. Scandale à l’heure d’un néo-hygiénisme florissant (manger 5 fruits et légumes par jours, faire du sport), du « bien-être » comme horizon de la santé mentale et même du « bien mourir ». L’intoxication chronique pratiquée par certains pourrait alors nous apparaître comme un envers du décor au plus près des propositions du contemporain : marchandisation de toutes choses, humain compris (le temps de cerveau disponible), conception de la psyché comme d’une fabrique de substances psychoactives (être soi-même sa propre entreprise pharmaceutique). Pour autant, la pratique de consommation de substances psychoactives est un fait anthropologique, un fait humain, un fait de culture. L’utilisation des drogues remonte à la nuit des temps : 100000 ans avant JC ; première sépulture connue en lien avec les pratiques de chamanisme et de ritualisation de la mort. Les substances psychoactives tirées essentiellement de quelques plantes sont à la fois remède (Pharmakon) et poison (Toxicon). Elles sont utilisées de façon codifiée selon trois grandes fonctions : thérapeutique, religieuse et sociale (Rosenzweig, 1998). Il faut attendre le 19ième siècle pour que le phénomène de drogue et la notion de toxicomanie, tout comme celle d’alcoolisme se construisent comme une maladie et se problématisent comme pratique dangereuse pour la santé et l’ordre social. Les travaux des anthropologues, des historiens, des sociologues montrent que le rapport aux drogues s’élabore culturellement, socialement, politiquement et ne peut être réduit à un seul point de vue médical ou légal. Une même substance psychoactive peut sous des appellations différentes (morphine, héroïne, rabla) recouvrir divers usages et pratiques, et se diffuser dans des populations différentes (toxicomanes / teufers). La substance véhicule un imaginaire, imaginaire propre à celui qui l’ingère. On pourrait dire rapidement que c’est l’homme qui fait la drogue et non l’inverse. Les drogues, les substances psychoactives sont créatrices d’un imaginaire (Milner, 2000) ; pourvoyeuses de cultures, de l’underground aux avant-gardes, en témoigne le dossier d’Art Press de l’été dernier sur l’exposition au MIAM à Sète intitulé « Psychédélices ».
La consommation de substances psychoactives fascine et excite notre curiosité pour l’expérimentation en vue d’une augmentation de nos capacités psychiques et physiques, en même temps qu’elle promet une satisfaction de nos désirs : désirs de fusion, quête de nirvana, de transgression, d’euphorie rétablissant la toute puissance narcissique…tout ce qui fait épargne en refoulement et en contre investissement habituellement rencontrés sur le chemin de la voie longue de l’élaboration de la pensée et des formations de compromis. Voie courte donc, en lien aussi avec le dérèglement des sens qu’appelait de ses vœux Rimbaud, via la poésie, en lien également avec la créativité et la régression hallucinatoire nécessaire à l’acte créateur, voie courte à l’image des processus automatiques régissant notre inconscient (déplacement, condensation, figurabilité) découverts par Freud à propos du rêve. Mais lorsque l’addiction s’installe et que l’intoxication devient chronique, lorsque la spirale addictive se met en place, s’organise alors un court-circuit psychique, une économie psychique parallèle détournant tous les investissements au profit d’un seul : s’intoxiquer. C’est cette économie psychique addictive décrite par J. Mac Dougall (2004) qui nous occupe ici. Nous essaierons de comprendre ce que recouvre l’expérience de l’intoxication chronique et quels en sont les enjeux psychiques inconscients notamment à partir de la rencontre avec le malade alcoolique.
Pour s’intoxiquer il faut réaliser un acte qui engage la motricité, une action volontaire. In-toxicon : mettre au dedans le Toxicon c’est à dire le poison mais aussi le remède (Pharmakon). D’aucun pourrait croire qu’entre Toxicon et Pharmakon, le problème en serait le dosage, problème de mesure, de quantité. Le discours de l’addictologie conduit aujourd’hui à abandonner la différenciation entre usage, abus, dépendance pour promouvoir un tout addictif selon un continuum d’un trouble prenant place désormais dans le DSM. Il suffit de lire le communiqué récent de la SFA (2021), en appui sur les résultats des études INSERM concluant à des impacts nocifs dès les faibles niveaux de consommation d’alcool appelant à renforcer les mesures de prévention du mésusage ainsi que la prise en charge du « trouble lié à l’usage d’alcool » conçue comme « intégrative et multimodale (cad sociale et cognitive) ». Appel donc à plus de contrôle des conduites pour tous ceux qui en font usage et pour les malades, plus de réhabilitation psychosociale et de rééducation cognitive pour qu’enfin cesse les addictions et que tout rentre dans l’ordre. Ainsi, l’accompagnement aux soins est pensé comme un programme thérapeutique à appliquer, le même pour tous et vise la même chose : l’obtention et le maintien de l’abstinence. Il est centré sur la prévention de la rechute et l’amélioration de la qualité de vie et entre étrangement en écho avec ce discours si rebattu du malade alcoolique qui une fois arrivé en soins et ayant posé le verre demande à sortir au plus vite pour reprendre une vie normale, saine, retourner au travail, être enfin heureux en famille. Il n’aura de cesse de nous convaincre, tel un bon élève, que cette fois ça y est il a bien compris la leçon, il ne reboira pas jusqu’à l’inévitable prochain verre qui ne tardera pas à se présenter (parfois durant l’hospitalisation, ou encore juste en sortant ou quelques semaines, quelques mois plus tard). Pour ceux qui sont déjà passés par des centres de soins spécialisés, et ont, selon leur terme, fait des « stages » et acquis des « outils », termes qui m’évoquent le champ de la formation, qu’ont-ils appris ? « Lorsque tu es alcoolique, tu l’es à vie », « la rechute fait partie des soins », « la consommation contrôlée est impossible, c’est l’abstinence à vie » « même guéri, tu restes alcoolique, alcoolique abstinent ». Tel l’alcool, ils semblent avoir ingéré le discours de l’alcoologie devenant ainsi des alcoologues. Ces nouveaux savoirs fonctionnent alors « comme un prêt à penser » (quelque chose qu’on leur prête et qui est prêt à être utilisé) utile et valable pour tous, qui vaut pour tous les alcooliques, laissant de côté le sujet, son histoire, sa souffrance ou sa douleur psychique évitant surtout d’interroger quel est ce besoin paradoxal mais vital de boire et de s’anesthésier à ce point, comme si cette part alcoolique du sujet venait occulter le sujet tout entier, part alcoolique auquel ils se voient entièrement identifiés à partir du moment où ils viennent en soin. Or, personne ne peut être tout à fait alcoolique car il serait sans doute déjà mort et nous n’aurions pas à nous préoccuper de le soigner. Ainsi, lorsqu’il arrive en soin, le malade alcoolique, réputé difficile à soigner, se voit précédé de sa réputation (Pourquoi on le reprend lui qui n’a pas su rester abstinent la dernière fois, qui n’est pas dans le soin, à se demander même où il est ?) ou plus banalement si l’on ne le connaît pas encore de lourds préjugés pèsent d’emblée sur lui. Je n’en citerai qu’un : on plaint un cancéreux (c’est injuste, un cancer si jeune !) pas un alcoolique (dans le fond il l’a bien cherché). Rappel à l’ordre : l’état d’intoxication constitue toujours une circonstance aggravante et non atténuante. Ils le savent eux même fort bien comme en témoigne cette petite phrase entendue au décours d’un groupe de parole : « je préfèrerai avoir le cancer plutôt qu’être alcoolique ». Honte mortifiante et culpabilité insupportable. Alors pour ceux pris par la compassion et l’envie de les soigner (après tout ne connaissons nous pas tous un proche, un ami alcoolique ? ou ne percevons pas en nous que cela pourrait aussi nous arriver), ceux là ne tarderont pas à éprouver colère, hostilité, rejet, liés à l’inévitable déception dans la relation de soin laissant entrevoir des enjeux massifs autour de l’idéal, de la blessure narcissique et de l’impuissance que réactivent chez nous ces malades.
Qu’ils en appellent au tiers interdicteur via le médecin ou le juge, l’expérience commune mais aussi clinique montre que rien ne peut empêcher quelqu’un d’aller boire (encore faut-il l’admettre). Pour autant, les soins aux malades alcooliques hospitalisés restent centrés sur la dimension de perte de contrôle du comportement qu’il s’agirait de rétablir sous la forme de l’abstinence. Or tout le système alcoolique est au contraire organisé autour d’un système d’actes visant le contrôle et la manipulation de la réalité (et parfois de l’autre) pour obtenir l’objet alcool. L’approche médicale, pharmacologique, n’a eu de cesse d’alimenter l’illusion, dans l’annonce toujours très attendue soit d’un médicament empêchant de boire (c’est enfin l’abstinence), soit permettant de boire comme tout le monde (c’est le rêve de tout alcoolique). On comprend combien la rencontre se voit « bouchée » par ces injonctions centrées sur la conduite mais aussi par l’illusion de la biochimie. L’ancienne approche comportementale via la cure de dégoût répondait à une conception de l’alcoolisme comme mauvaise habitude, dont il faudrait se défaire c’est à dire n’y plus prendre plaisir, s’en dégoûter, via une technique aversive. A propos des « habitudes morbides » (désignant l’alcoolisme, la morphinomanie et les aberrations/perversions sexuelles), Freud (1898) faisait un lien entre l’intoxication et la pulsion sexuelle. Dans une lettre à Abraham : « tous nos breuvages enivrants et nos alcaloïdes excitants ne sont que le substitut de la toxine unique, encore à rechercher, que l’ivresse de l’amour produit ». Freud indique que la libido (l’énergie de la pulsion sexuelle) a des effets toxiques lorsqu’elle n’est pas liée psychiquement par des fantasmes, et que la masturbation (autre mauvaise habitude) est la première des addictions. Hypothèse intéressante qui réintroduit le soubassement pulsionnel et la quête d’amour dans la problématique de l’intoxication. Plus tardivement dans Introduction à la psychanalyse (1915-1917) à propos des névroses actuelles, il note l’« analogie incontestable avec des états morbides occasionnés par l’action chronique de substances toxiques extérieures… avec les intoxications et les abstinences ».
Depuis, cette technique aversive a été abandonnée au profit de techniques palliatives basées sur l’ingestion d’un médicament en vue de diminuer l’envie de boire (craving). Le cas du baclofène, résultat d’un détournement d’un médicament préexistant par un médecin alcoolo-dépendant sera prescrit chez certains à des doses tout de même affolantes (toxicomanie du prescripteur ?) et finira également par être abandonné. L’idée est que l’impossible contrôle de l’acte de boire (ni par la volonté, ni par l’autorité d’un tiers), se verrait miraculeusement ingéré (proche des croyances des primitifs, de l’animisme) au dedans grâce à l’effet du médicament (plus fort que l’alcool). Leurre, tout comme l’alcoolique, que l’ingestion d’une substance psychoactive puisse répondre à ce qui ne trouve pas à se nommer et s’élaborer psychiquement dans l’alcoolisation, que cette substance s’appelle médicament et soit prescrite par un tiers (dont on sait le peu de consistance dans la vie psychique de l’alcoolique) décevra quant aux effets escomptés. Pourquoi ? Car les substances psychoactives sont muettes, n’ont pas d’histoire, ne peuvent être qu’incorporées et non introjectées durablement dans le moi.
Ne faut-il pas avoir « raté » sa folie, celle propre à chacun, pour s’intoxiquer tous les jours, en ingérant des litres et des litres d’alcool, pour se lever la nuit et boire, rester hébété toute la journée, au milieu des cadavres de bouteilles sans manger, sans se laver et si un regain d’énergie et de présence à soi même et au monde revient, penser alors au prochain verre, se mettre en route pour faire des provisions et les cacher et continuer à boire, boire encore, jusqu’au bout, même si au matin, le corps n’en peut plus, n’en veut plus, sachant que tout cela finira très mal et en entendant l’inéluctable (comme point d’arrêt au dernier verre)…finira aux urgences. Quelles douleurs psychiques indicibles l’alcool est-il chargé d’anesthésier ? C’est ce spectacle insoutenable que l’alcoolique nous offre (sans forcément d’ailleurs qu’il soit un pied dans la tombe) et qui nous fait agir : l’injonction à l’arrêt de la consommation, l’injonction au sevrage. L’arrêt de la consommation demande là aussi une mise en suspend de l’acte de boire, décision relevant du moi. Un patient fera remarquer à une autre qu’une maladie, comme un cancer ça ne s’arrête pas, une addiction oui. Par contre soigner le besoin de s’intoxiquer c’est autre chose. Découvrir quelle vérité psychique inconsciente voile l’intoxication chronique relève d’une autre entreprise. Comment comprendre dans quelle histoire subjective singulière elle trouve place et comment elle organise la principale réalité du patient, son principal investissement ?
L’addiction est une expérience qui excède le langage. Logique de sauvetage, appel de détresse, il est rare d’avoir affaire à une demande. Les intoxiqués ne viennent en soins qu’en dernier recours car l’intoxication chronique est ce qui les sauvent et on ne lâche pas la bouée à laquelle on s’accroche. Dans « Le malaise dans la culture » (1930), Freud fait l’hypothèse que le recours au toxique ne relève pas d’un désir de se détruire mais constitue au contraire « l’une des plus intéressantes méthodes de protection contre la souffrance »… « une dernière technique vitale » tout comme « la fuite dans la maladie névrotique » ou « la rébellion désespérée (contre l’épreuve de réalité) dans la psychose ». On comprend mieux alors comment l’injonction au sevrage ne peut que provoquer terreur et crainte du retour d’un vécu traumatique. On leur demande de s’en remettre à nos bons soins, mais nul ne sait à l’avance, ni le patient, ni le soignant ce qu’il adviendra du bouleversement économique lié au sevrage et à l’engagement dans la relation de soins (cf. les travaux de G. Pirlot sur les somatisations post-sevrages).
On saisit rapidement que le désir au combien ambivalent de soigner le malade alcoolique sera insuffisant pour se soutenir dans la relation, ni comment l’éclairage par une psychologie qui en appelle au moi conscient, à la raison, au tiers interdicteur, soutenus par la béquille pharmacologique ne permettra pas de penser les enjeux psychiques de vie et de mort engagés dans l’addiction, de comprendre à quoi peut bien servir l’infernale répétition de l’acte de boire pour la psyché et de saisir le statut de cet objet alcool ?
Retours aux sources : Psychopharmacologie et proto-psychanalyse
Un très intéressant article de F. Coblence (2002) sur l’épisode de Freud avec la cocaïne nous permet d’introduire les rapports de la psychanalyse avec la question de l’intoxication chronique. S’il est admis de considérer que Freud n’a pas élaboré de théorie psychanalytique des addictions, de nombreuses références jalonnent néanmoins son œuvre et ont fait l’objet d’un repérage précis . Ces références théoriques s’inscrivent dans des moments particuliers de son élaboration théorique et j’en citerai ici certaines. Cette tâche aveugle, désormais mise à jour, aurait à voir avec sa propre expérience avec la cocaïne et ses ambitions d’en découvrir le mode d’action. F. Coblence repère ainsi sur une dizaine d’années (1884-1895), qu’elle nomme protohistoire de la psychanalyse, l’enthousiasme de Freud, découvrant les effets de la cocaïne, le prescrivant comme traitement de la neurasthénie et comme psychostimulant, pour finalement l’abandonner après l’échec du traitement de substitution de son ami Fleischl dépendant de la morphine. En 1895, la cocaïne resurgit dans un rêve de culpabilité (l’injection faite à Irma). 10 ans tout de même pour abandonner la cocaïne. Il poursuivra par contre son addiction tabagique jusqu’à sa fin et finira emporté par un cancer de la mâchoire. Notons que l’intérêt de Freud pour découvrir les mystères de la psyché rencontre d’abord celui de l’expérimentation sur lui même d’une substance psychoactive. En même temps, nous soulignons dans le commentaire de F. Coblence, la mise à jour chez Freud de périodes d’abattement, de dépression et de symptômes somatiques (migraines). Le renoncement à la cocaïne et à ses miracles attendus a donc pris du temps, en lien avec son auto-analyse et sa relation passionnée avec son ami W. Fliess, laissant (fort heureusement) la place à « un puissant investissement libidinal », à une invention : « la psychanalyse ». Si la culpabilité que traduit le rêve et le Surmoi de son rêveur ont sans doute dû y faire, il y a peut-être autre chose. Freud (je cite De Mijolla et Shentoub), dans Le Président TW Wilson, fait l’hypothèse suivante : « s’il y a de nombreuses sortes de résolutions, il n’en existe qu’une efficace : celle qui puise sa force dans un fort courant de libido…la résolution qui vient du Surmoi est souvent aussi impuissante que celle de l’ivrogne invétéré de renoncer à la boisson ».
5 ans plus tôt, en 1880, un médecin, écrit son journal et témoigne de sa rencontre avec la morphine. Le journal anonyme d’un morphinomane, une descente aux enfers version 19ième siècle. Publié par extraits en 1896, dans une revue scientifique d’époque, après sa mort, par le médecin qui l’a assisté dans ces derniers jours, c’est un compte rendu médical précis dans lequel tout est mesure, quantité de drogue injectée et descriptions des effets secondaires de l’intoxication chronique, du délabrement inéluctable au cours des ans, du corps et de l’organisme. Ce monotone et minutieux récit contraste avec la tragédie qui se joue sur 14 années : poursuivant son travail de médecin mais dans un isolement grandissant, il gardera sa toxicomanie cachée jusqu’à sa mort. Le plus saisissant dans ce récit, c’est la croyance indestructible, jusqu’au dernier jour, que demain il pourra réduire les doses et « rapidement » se défaire du toxique. Tout son être, toute son existence se voit concentré au bout de l’aiguille, dans l’attente de l’injection salvatrice. C’est alors qu’au détour d’une énième injection que l’on comprend que ce malheureux médecin a perdu son amour, et que ce récit pourrait se lire comme la chronique d’un deuil impossible. Nous sommes alors comme rassuré d’avoir un élément biographique qui nous sorte de cet éternel présent de l’injection du toxique et nous permet d’un coup d’y trouver un sens, sens qui pour autant n’éclaire en rien sa toxicomanie et se présente comme une hypothèse parmi d’autres à laquelle nous pouvons nous raccrocher, faute de mieux. Car de son côté, rien de tel. Aucune élaboration, aucune explication quant à cette mortifère passion. Le médecin qui l’a accompagné dans ses derniers jours fait état d’une dépression profonde (bien que ses écrits ne parviennent pas à rendre compte de ces gouffres autrement que par son addiction), mais aussi de son rêve brisé de n’avoir pu devenir un écrivain qu’il semble avoir remplacé par une graphomanie : le journal d’un morphinomane anonyme. Les éditions Allia ont republié ce journal en 1996, avec comme argument que le discours médical contemporain ne laisse plus la place au récit par le patient de sa maladie, faisant état d’absence d’écrits de patients dans l’élaboration du savoir médical.
Rencontrer les malades alcooliques
Que pouvons-nous apprendre sur l’addiction, l’intoxication chronique comme technique de survie psychique, à partir de la rencontre dans un lieu de soin (clinique de psychiatrie adulte) avec des malades alcooliques ? Au niveau institutionnel, le dispositif mis alors en place pour « l’accompagnement du patient alcoolo-dépendant » a été pensé dans « une approche psychodynamique à la fois individuelle et institutionnelle qui prend en compte la dimension intersubjective de la personne soignée (…) qui ne répond pas au symptôme-cible « alcoolique » mais qui prend en compte l’histoire des troubles, des traitements mais aussi du sujet dans sa totalité » . Dans ce dispositif, je suis amenée à rencontrer tous les patients malades alcooliques lors d’un premier entretien. Que reste t-il de ces rencontres ?
A bien y repenser, je dois avouer que très peu d’histoires de patients me reviennent à la mémoire, quelques phrases me sont restées, quelques trajectoires, notamment lorsque le patient s’améliore (donc qu’il nous gratifie). La dimension de la rencontre s’est comme évaporée. Nous n’y entendons rarement une demande adressée à un autre, mais pour utiliser le terme de Roussillon forgé dans la clinique des « souffrances narcissiques-identitaires » plutôt un appel à un répondant. Et encore, pour ceux qui savent appeler. Pour certains, ce qui me reste en mémoire, c’est l’aspect traumatique de leurs éclats de vie, fragments dont ces hommes et femmes ont bien voulus témoigner, comme expulsés au dehors via l’acte de parole. Fonctionnement psychique d’une extrême précarité symbolique, traumatisés psychiques qui tentent via la répétition de l’acte de lier de grandes quantités d’excitation qui font effraction. J’ai en tête la rencontre avec une femme alcoolique, ancienne toxicomane, qui évoquera divers traumas dont la mort tragique de son enfant alors qu’elle même et son compagnon étaient alcoolisés, le tout inscrit dans une histoire subjective dont j’ai cru pouvoir suivre le fil. Ma proposition minimale d’une autre rencontre, où elle puisse reparler de tout cela a eu pour réponse, un mouvement transférentiel massif se traduisant par un « c’est à vous que je veux parler ». Il s’en est suivie une série d’alcoolisation en couple durant l’hospitalisation avec agressivité aboutissant à une expulsion. De mon côté, j’étais sortie de cet entretien avec tous les signes impliquant une grande activité de pensée, des hypothèses, comme si je devais disposer d‘emblée d’une construction : cette urgence devait bien être le témoin de l’effraction psychique produit par cette rencontre, pas de mise en suspend, pas de voile, pas d’opacité, échec du refoulement, manœuvre psychique de mon côté à visée anti-traumatique tandis que de son côté à elle : la solution alcoolique.
Dans un tout autre registre, je me souviens d’une patiente venue en entretien, dans lequel il ne s’était vraiment pas passé grand-chose, avec un discours plutôt banal et factuel. La patiente avait accepté une prochaine rencontre. L’équipe soignante m’appelle alors pour me demander ce qui s’était passé avec elle car sortit de l’entretien, elle s’était précipitée pour aller boire jusqu’à s’écrouler par terre. Je restais interdite, me sentant coupable et impuissante, incapable de repérer ce qui avait bien pu se passer.
Ainsi, la rencontre avec qui offre son écoute est menaçante et pas toujours suffisamment contenante. On pourrait l’entendre comme une difficulté à organiser notre contre-transfert face au dépôt brut, bruyant ou bien muet, blanc. Il se passe bien quelque chose d’une haute intensité dont nous ne trouvons pas toujours trace dans le discours du patient, dans ce qu’il nous dit, ce qui est la définition même des effets de l’inconscient dans ses aspects négativants (déni, hallucination négative…). On trouvera là l’intérêt que ces rencontres proposées s’inscrivent dans un dispositif élargi de soins institutionnels pour permettre d’autres mouvements (transférentiels ? projectifs ?) diffractés sur l’équipe, sur l’institution et rendre plus supportable la rencontre avec l’analyste en l’absence de l’alcool. Car c’est bien rarement l’histoire d’un sujet qui peine à être racontée. La parole se fait anonyme (à l’instar des bien nommés Alcooliques Anonymes). Pas de sujet, pas d’histoire ou au mieux ce qui en tient lieu si le patient a déjà rencontré des centres de soins et qu’on l’a invité à réfléchir sur son addiction à partir de questions venant de l’autre (depuis quand boit-il, à quelle occasion, comment, combien, pourquoi). Ce discours entendu et attendu (des deux côtés) accompagné des inévitables résolutions (j’arrête de boire, je reprends le travail et tout ira pour le mieux, quand est ce que je sors) et ceci même dans des situations de grande précarité psychique voire de délabrement mental et/ou physique produit toujours un effet de stupéfaction tant il est caricatural. A se demander si le patient y croit lui même, s’il s’en est persuadé afin de pouvoir essayer de nous persuader ou bien s’il se paye carrément notre tête. D’une autre manière, un patient me demande « pourquoi on l’a convoqué » alors qu’on lui a proposé un entretien auquel il s’est rendu lui même…ou encore un patient qui ne prenant pas la parole alors qu’on l’y invite, finit par demander « qu’est ce que vous voulez savoir ? » ou encore qui formule des demandes dont vous n’êtes pas le destinataire : quand est-ce que je sors ? Est-ce que ma demande de logement a abouti ? Il y a erreur sur la personne, voyez plutôt avec le psychiatre, avec l’assistant social.
Bien que l’hospitalisation soit libre, certains arrivent en soins car leur conjoint, leur patron, la justice, leur médecin les menacent : il faut maintenant arrêter de boire. Introduction d’un tiers interdicteur qui limite, qui rappel à l’ordre (certains demanderont d’ailleurs à revenir faire « un petit séjour » pour faire « une piqûre de rappel »). L’arrivée est terriblement angoissante, la hantise du manque, fait que ils redoubleront les doses ingurgitées juste avant. La rencontre peut alors prendre un tour marqué par la projection, l’hostilité et rapidement une dynamique relationnelle où le fantasme sadomasochiste prévaut dans lequel on se retrouvera vite coincé à moins de savoir aménager la relation en évitant de satisfaire le masochisme du patient, de s’y refuser et de garder une neutralité qui ne soit pas vécue comme un manque d’attention, d’intérêt ou une preuve de notre sadisme à son égard.
La rencontre, si elle a lieu, est donc « stupéfiante ». Elle nous met dans un état de stupeur comme sous l’effet d’un toxique : inertie/insensibilité face à la profondeur de l’impensable qui nous saisi (mais comment est ce possible ?). Je suis sidérée de mon côté par ce blanc de représentation qui contraste avec des souvenirs par contre de réactions émotionnelles dans un registre du déplaisant, avec une tendance à l’évacuation, ne plus écouter, désinvestir …tout ce qui signe la faillite de l’élaboration psychique. On peut se demander d’ailleurs, si ce n’est pas dans ce blanc de représentation que viendra se loger les représentations imaginaires toutes faites de l’alcoolique et ce qu’il suscite chez nous. Les résistances à entrer en contact psychique (de deux côtés) sont manifestement au premier plan et conduiront invariablement à des agirs et notamment au rejet d’une manière ou d’une autre, du patient si elles ne sont pas élaborées. Se pose ainsi la question d’une identification a minima possible avec eux ? J’ai pour l’occasion relu, l’ouvrage passionnant de De Mijolla et Shentoub « Pour une psychanalyse de l’alcoolisme » paru en 1976. Outre d’y trouver une minutieuse revue théorique des apports freudiens et postfreudiens à la problématique de l’alcoolisme, c’est l’histoire d’une tentative sur deux années (1966-1968) d’une rencontre entre des malades alcooliques hospitalisés à Saint-Anne et un psychanalyste sous la forme de la présentation de malades. Ces rencontres enregistrées ont été retranscrites et on y voit à quelle point la position ici « classique » de l’analyste (écoute, neutralité, silence) est profondément ébranlée avec le sentiment d’avoir raté ces rencontres, de n’avoir pas su y faire mais ouvrant dans le cadre d’un séminaire mis en place, à une élaboration théorico-clinique toujours d’actualité. Les auteurs s’inscrivent dans l’héritage freudien et intègrent aussi les apports de Ferenczi notamment en ce qui concerne la question des traumas narcissiques ainsi que les apports de la psychosomatique avec l’importance du point de vue économique. Pour éclairer la particularité de ce qui c’est joué dans la relation lors de ces rencontres, il font l’hypothèse que nous sommes amenés à répondre dans un registre névrotique et que nous laissons de côté ce qu’ils ont appelés la part alcoolique du moi, secteur clivé, fait de zones corporelles muettes. Les auteurs se demandent si « l’acte de boire n’est pas le seul représentant possible, trouvé par le moi, de souvenirs traumatiques très archaïques, marquages corporels, n’ayant jamais réussi auparavant à se lier à des représentations visuelles ou verbales pour s’abréagir… » p 434. Zone muette aussi à entendre dans « le silence de la relation à l’objet maternelle…tout comme les vicissitudes de l’imago paternelle, créant ce vide d’un rdv manqué auxquels les malades alcooliques nous convient sans cesse… ». Zones muettes pesant lourdement dans l’intégration objectale et la constitution d’une image unifiée du moi. Une béance narcissique donc jusqu’à la rencontre avec l’alcool, rencontre traumatique, vouée à la compulsion de répétition qui peut alors se comprendre « comme tentative de liaison par l’énergie libidinale, au niveau de l’acte de boire, des sources d’excitations mortifères jusqu’alors insidieuses et permanentes ». Les auteurs indiquent qu’il nous faut peut-être entendre dans les mots « alcool » et « boire » une première et unique « représentation » des ces traumas archaïques et qu’il dépend peut-être de nous qu’elle ne reste pas l’unique représentant. Le clivage du moi (1938) évoqué par Freud à la fin de son œuvre comme présent chez tout un chacun, nous aide à comprendre qu’ainsi une partie du moi reconnaît la réalité et en tire les conséquences tandis qu’une autre la dénie. La part non alcoolique tirera donc les conséquences liées à la reconnaissance de la réalité selon son organisation névrotique, perverse, psychotique ou limite plus ou moins efficiente. Même chez celui où le secteur alcoolique occupe la plus grande place, persiste un secteur de moi-réalité car l’acte de boire implique une action motrice volontaire qui s’accompagne d’une maîtrise de la réalité (se procurer l’alcool, le cacher, le boire) voire une manipulation active de celle-ci (et de l’autre) même si c’est au final pour trouver une satisfaction passive dans une voie courte de décharge. Les auteurs notent combien la relation à un autre qui parle avec un corps sexué, un inconscient, une histoire se voit court-circuitée au profit d’une relation avec l’alcool, objet muet, vide d’affect et de représentation, sans histoire.
On aura compris que pour s’aménager de la rencontre avec les patients alcoolo-dépendants, les apports freudiens et postfreudiens sont essentiels pour entendre l’acte de boire autrement que comme un symptôme dans un registre névrotique, psychotique ou pervers. Les élaborations théoriques de Winnicott intégrant le rôle de l’environnement et notamment des réponses de l’objet dans le processus de symbolisation, nous aident aussi à comprendre en quoi l’objet alcool n’est pas un objet transitionnel mais proche d’un objet fétiche, déniant l’absence et le manque. M. Little (1961) (analysante de Winnicott) dans un ouvrage atypique consacré aux états limites, mêlant élaboration clinique et poèmes personnels, développe tout un chapitre intitulé « Qui est alcoolique ». Pour elles, les malades alcooliques ont une dépendance addictive à l’alcool. Il faut entendre ici le terme de dépendance comme le moment où le nourrisson est dépendant de son environnement (fonction maternelle) pour sa survie physique et psychique. M. Little note que les patients alcooliques ont la croyance délirante que leur survie dépend de la prise d’alcool et sont incapables de reconnaître que ce dont ils sont dépendants n’apporte pas la satisfaction escomptée. Ainsi, l’addiction serait une mise en acte compulsive via un objet réel (les drogues) de la « dépendance état d’indifférenciation psychique », une mesure de protection psychique, un « délire d’identité absolue », contre des vécus d’annihilation, d’effondrement, de chaos. Techniquement elle propose que l’analyste endosse le transfert qu’elle nomme « psychotique » pour ensuite le rompre en introduisant la différenciation, la réalité, (le patient et l’analyste ne sont pas les deux même), notamment à partir d’éprouvés corporels anciens. Enfin, la psychanalyse plus contemporaine, même si elle n’a pas été élaborée à partir d’une clinique des malades alcooliques hospitalisés, nous permet, par exemple, à partir des travaux de Green sur les états limites, de penser la psyché sur le modèle de l’acte (plutôt que le modèle du rêve et le modèle du jeu), penser le travail du négatif dans les processus de symbolisation. Elle permet ainsi des possibilités nouvelles pour une écoute psychanalytique du malade alcoolique hospitalisé afin de l’aider à s’ouvrir à sa vie psychique, via une relation à un autre, sans s’en trouver trop menacé, dans un cadre aménagé qui vise à ne pas reproduire le trauma, prenant en compte ces zones muettes de la psyché. Notons aussi l’article de F. Duparc (2005), même s’il fait état d’un patient en analyse (ce qui est loin de nos malades alcooliques hospitalisés) montre qu’il est possible d’entendre les différentes fonctions de l’objet alcool (objet addictif) au cours du processus analytique et ses proximités avec l’objet fétiche et l’objet auto-calmant.
Autre lieu d’écoute et de rencontre : le groupe
Si les alcooliques lors des rencontres individuelles évoquent peu leur consommation, si l’on ne les y invite pas (contrairement aux toxicomanes plus enclins à nous faire entendre qu’eux connaissent la jouissance), ils sont au contraire très parlants en groupe avec leurs camarades d’infortune. C’est lorsqu’on les écoute en groupe que l’on comprend mieux les nécessités de l’intoxication, ce que devient une vie régit par un seul impératif d’une exigence redoutable « boire ».
Qu’y avons-nous appris ?
- La perméabilité au discours environnant et à ce qui est supposé attendu par l’autre : La présentation des participants au groupe est d’ailleurs édifiante. Il suffit que le premier se présente d’une certaine façon pour que tous poursuivent de même. « Jean-Pierre : alcool, dépression ». « Mireille, pareille ». Je me souviens d’une lecture de Geberovitch sur les toxicomanies qui à la présentation « je suis toxicomane » demandait : qui vous l’a dit ? dans une rapide réintroduction de la figure d’un autre.
- Une humeur labile : Le groupe lorsqu’il est laissé libre dans son expression traverse diverses ambiances de l’euphorie aux gouffres de la dépression. Très tôt Freud évoque les rapports entre l’ivresse alcoolique et la difficulté à faire le deuil par exemple dans le délire de jalousie du paranoïaque ou encore faisant suite à un état mélancolique, l’ivresse de la manie qui est un triomphe, une affirmation de la toute puissance narcissique sur l’objet perdu.
- Un certain rapport au langage : pauvre, éculé (cf. les expressions toutes faites) qui tente de se donner pour savoir (une campagne de prévention qui fait un tabac ! ) ou un langage puisant des satisfactions vers l’analité jusqu’au… tarissement de la parole et l’installation d’une ambiance lourde comme une dénonciation de l’inanité du langage à signifier la jouissance de boire. Certain en sortiront d’ailleurs avec l’envie de boire.
- Boire, un besoin et non un plaisir. Comme ils le disent eux même : ils boivent, pour dormir, pour ne pas penser, pour s’anesthésier, pour ne plus éprouver le temps et pour ressentir, l’alcool qu’ils avalent, la chaleur, l’estomac rempli, ils « biberonnent » « le poupou ». L’acte de boire évacue toute possibilité d’éprouver un affect. Ils le disent eux même : « tu as une bonne nouvelle tu bois pour fêter ça, tu as des emmerdements tu bois pour oublier et le lendemain tu ne sais même plus pourquoi alors tu rebois ». Affects dispersés, dissous dans l’alcool, ce quantum d’énergie susceptible de se lier au repésentant-représentation de la pulsion et de s’engager dans la voie de l’élaboration psychique n’en a pas eu le temps. Boire c’est exactement l’inverse du travail psychique, un retour à la sensori-motricité, au sur-investissement d’un système d’activité engageant la motricité qui envahit l’existence et obnubile la pensée, répétition à l’identique (pour prendre la référence à M. De M‘Uzan). La fête est finie, la lune de miel passée, le plaisir est peut-être alors un plaisir d’organe qui vise l’apaisement des tensions pulsionnelles.
- Une causalité psychique qui s’absente : Parfois certains osent poser LA question « pourquoi on boit ? » (et non pourquoi je bois ?), il faudra peu de temps pour que LA réponse vienne : « tu bois parce que tu es alcoolique ». Formule lapidaire, brève, causalité en forme de parfaite tautologie qui nous autorise néanmoins à faire l’hypothèse que l’intoxication chronique relève bien d’une problématique de l’être, du désêtre. Alors on peut relancer, c’est quoi être alcoolique ? : « eh bien c’est quand tu bois et que tu peux pas t’en passer… ». Voilà qui est dit une bonne fois pour toutes. C’est en ce point que vient généralement à la rescousse le puissant leurre toxique et les explications biochimiques liés aux modifications de leur cerveau expliquant que dès lors ils sont comme des diabétiques ils sont maintenant intolérants à l’alcool.
- L’impossible désillusion : une patiente décidant de s’inscrire dans la tradition familiale religieuse c’était mise à prier 5 fois par jour avec l’idée qu’elle pourrait s’en remettre à Dieu mais elle dira qu’après plusieurs tentatives, elle n’a rien ressenti, cela ne l’a pas transformé. Ne voulant pas se résigner à faire semblant, elle révèle alors à toute la famille son incapacité à croire et décide de s’éloigner pour pouvoir boire hors du regard de sa famille. Personne donc à qui s’en remettre, reste l’alcool contre l’insupportable désillusion. Marguerite Duras dans La vie matérielle (1987) : « L’alcool ne console de rien, il ne meuble pas les espaces psychologiques de l’individu, il ne remplace que le manque de Dieu. Il ne console pas l’homme. C’est le contraire, l’alcool conforte l’homme dans sa folie. Aucun être humain, aucune femme, aucun poème, aucune musique, aucune littérature ne peut remplacer l’alcool, dans cette fonction qu’il a auprès de l’homme, l’illusion de la création capitale. Il est là pour la remplacer. Et il le fait auprès de toute une partie du monde qui aurait pu croire en Dieu et qui n’y croit plus ».
La réunion hebdomadaire
Qu’a produit institutionnellement le dispositif ? Voici quelques petites phrases entendues en réunion hebdomadaire.
« On le met dans le dispositif » « On le sort du dispositif ». On note notre position omnipotente et la figure inquiétante d’une machine réalisant l’inclusion ou l’exclusion de l’alcoolique. L’alcoolique, homme-machine, où l’économique prévaut, avec ses gestes stéréotypés et sans fin, là pour ingérer sans rêve, voilà que nous avons produit pour lui cette machine, peut-être pour mieux le normaliser et le contrôler. Dans une approche critique, on pourrait alors pense que ce dispositif servirait à maîtriser le temps (entrée/sortie du dispositif) et un espace s’opposant à l’infernale compulsion de répétition et à notre impuissance.
« Il n’y a pas de projet pour les patients », « Ils boivent et on ne fait rien ». Malaise, plaintes des soignants, travail disqualifié, dispositif qui ne sert à rien, colère liée à la frustration de ne pas se sentir entendus et soutenus. L’alcoolisation encore et toujours, obstrue la pensée. Un exemple : s’inscrivant dans les logiques de la démarche qualité, l’alcoolisation durant l’hospitalisation a été considérée comme un évènement indésirable (aboutissant à la rédaction d’une fiche d’événement indésirable, FEI) et non comme l’expression de la part malade du patient. Paradoxe : Nous voudrions donc soigner des patients alcooliques qui ne boivent pas. Il arrive parfois dans un mouvement de réduction du patient à sa conduite, que ce soit le patient qui devienne ainsi indésirable et que la sortie lui soit intimée. Il ne viendrait à personne l’idée de décider d’une fin de prise en charge pour un patient psychotique qui se mettrait à délirer. Bien sûr il y a des situations intenables : mise en danger du patient ou des soignants, somme toutes pas si fréquentes. Plus fréquemment, l’introduction par le patient d’alcool à l’intérieur du lieu de soin pour pouvoir continuer insidieusement à boire en chambre (où l’on retrouve des réserves d’alcool dans les faux plafonds) tout en nous assurant de son abstinence. Toute l’organisation du système alcool du patient nous pousse en retour à agir, encore faut-il que de notre côté nos agirs aient une portée soignante, signifiante. Dans le dispositif, l’alcoolisation est à travailler pour qu’elle soit reconnue comme un acte-symptôme (pour reprendre le terme de MacDougall) sans quoi elle conduit invariablement à des positions de jugements, d’exclusion mais aussi, de connivence, de séduction agie ou encore moins bruyant mais tout aussi délétère de désinvestissement. Nous avons à penser quelles sont les limites que nous nous donnons, ce que nous pouvons ensemble tolérer et ce que nous ne pouvons pas tolérer et pourquoi.
Après quelques années, je me représente le dispositif comme un système contenant, étayant, surtout comme un système d’attente qui vise à rendre supportable la mise en suspend de l’acte de boire et d’y interposer d’autres objets que l’alcool, d’autres investissements dont certains viseront d’ailleurs à constituer des contre-investissements. D’un point de vue dynamique, l’observation du secteur non alcoolique pourra se manifester, se conflictualiser et nous pourrons en repérer les modalités (psychotique, narcissique, limite, névrotique, perverse) renseignant sur les possibilités d’organisation psychique du patient et ses ressources. Enfin l’acte de boire qui manque rarement de se produire, il nous reste à le capter dans le dispositif, à en faire un événement qui nous fait signe (à défaut d’avoir un sens) et dont nous allons montrer (parfois au cours de plusieurs hospitalisations) qu’il n’est peut-être pas si indépendant de lui et de nous, de ce qui se joue dans la relation.
Si le psychanalyste a à aménager la rencontre avec le patient, il ne peut se passer de participer à la réflexion autour de la dimension institutionnelle des soins qui semble ici importante. Si je reprends rapidement les termes de Roussillon (2010), le dispositif institutionnel s’il veut prétendre à prendre en compte les enjeux psychiques inconscients qui sont au cœur de la problématique de l’alcoolique, doit permettre le travail de symbolisation et de subjectivation des parties muettes de la psyché. Nous amenant à travailler avec ce qui est informe et pousse à la répétition, à substituer le convenu et les évidences trompeuses (leurre de l’alcool) par des paradoxes, à rendre ambigu (qui pourra revêtir plusieurs sens) et à tolérer l’incertain (ce que l’on ne peut prévoir, du fait des clivages et de la coexistence de modalités variables de fonctionnement). Entreprise couteuse car le dispositif semble toujours menacé par les attaques tant des malades que des soignants et s’il résiste aux attaques, il se verra régulièrement hanté par le retour du fantasme de la machine visant à contrôler et normaliser le malade alcoolique, si ce n’est le recracher.
Si la cure analytique n’apparaît pas comme une indication chez le malade alcoolique hospitalisé, peu enclin à l’abstinence et à l’élaboration psychique via la parole, du moins en première intention, l’écoute d’un analyste lors de premiers entretiens, peut aider à se décaler du discours tout fait et des fausses évidences, à entendre l’intime et ses douleurs, à ce qu’une demande s’élabore et peut être soutenir un authentique désir de changement, un désir de vérité, un intérêt pour la vie psychique, tout en étant éclairé des forces en présence (Eros et Thanatos) et des inévitables impasses et découvertes vécues dans la relation transférentielle. Ouverture à la vie psychique nécessaire, vitale, pour espérer autre chose à l’horizon que d’être «un malade alcoolique abstinent à vie ».
Bibliographie
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