Conférence donnée le 8 avril 2019 dans le cadre des Conférences de Sainte-Anne de la Société psychanalytique de Paris, ainsi qu’au Groupe lyonnais de la SPP, le 14 juin 2019.
« Pourquoi on pleure quand quelqu’un meurt dans la famille ? » La question de Laurent, posée à brûle-pourpoint, me désarçonne. Qu’est-ce qu’il ne comprend pas ? La mort elle-même ? La souffrance du deuil ? La chimie des larmes ? Lorsque j’essaie d’en savoir plus, il ne me répond pas.
Laurent ne semble pas reconnaitre dans l’émotion qu’il perçoit chez les autres quelque chose qu’il percevrait, lui. À l’enterrement de sa grand-mère, il n’a pas pleuré. Il n’a rien compris non plus au débordement émotionnel qui a saisi ses parents. Il perçoit leur émotion mais il ne l’éprouve pas. Cette incompréhension radicale le plonge dans une totale perplexité.
Laurent, à douze ans, est atteint d’un « syndrome d’Asperger ». Il a un bon accès au langage, mais celui-ci reste pris dans les contraintes d’une pensée qui fait l’économie de l’identification. À la place, il a développé une « pensée concrète »1. caractéristique de la pensée autiste. Une pensée qui réduit chaque élément du vivant à un équivalent pris dans le monde inanimé et qui se déploie dans un espace réduit à une seule dimension.
Un trouble dans l’identification
Les enfants autistes ont des troubles précoces de l’imitation. Ils se servent néanmoins de l’imitation dans leurs comportements sociaux : à défaut de pouvoir s’identifier aux autres, ils apprennent à mimer leurs comportements pour s’en faire accepter. La duplicité inhérente aux échanges affectifs des humains, les contradictions, l’ambiguïté des messages émotionnels dans leur complexité leur sont particulièrement incompréhensibles.
Laurent aborde le monde par le biais d’une infinité d’aspects qu’il traite comme des objets concrets qu’il faudrait nommer2. C’est pour lui un travail psychique considérable, mais qui lui permet l’économie d’une identification qui surchargerait, sa capacité à supporter l’excitation de la rencontre avec autrui. Il y substitue le décryptage de signes innombrables auxquels il lui faut, un par un, accorder une signification. Le « monde-d’après-Laurent » semble fait de l’assemblage de facettes énigmatiques, en nombre infini, qu’il faudrait à chaque fois expliciter.
Il éprouve pourtant des émotions. Il a même un plaisir extrême lorsqu’il aperçoit, depuis mon bureau des gens, qui courent pour attraper un bus sur le point de redémarrer. Ce qui l’intéresse c’est le croisement des trajets de deux objets en mouvement : les bus, les passagers etc. ; un mouvement prévisible, y compris dans son arrêt ou sa reprise. Il se passionne pour les lignes d’autobus, leurs correspondances, leurs terminus et pendant des mois il va faire un effort colossal de mémorisation pour coucher sur le papier, séance après séance, la litanie des lignes des bus, leur point de départ et leur terminus. Puis il écrit les messages d’annonce des temps d’attente. et prend grand plaisir à me les faire dire sur le même ton que le robot vocal de la RATP.
Puis ses questions se déplacent sur la géographie de la région parisienne : Est-ce que Bourg La Reine c’est à côté de Villejuif ? Est-ce que La Queue en Brie c’est à côté de Bagneux ? J’ai d’abord l’impression, qu’il teste l’immense répertoire des lignes de bus qu’il s’est constitué. Mais ce qu’il cherche à établir ce sont des rapports de contigüité et de frontière ; à construire une continuité à partir d’une discontinuité fondamentale et selon une logique qui se déploie toujours dans une seule dimension (La queue en Brie est en dessous de Pontault-Combault)3.
Voilà qu’un jour la séance terminée, comme toujours il se précipite en direction de son arrêt du bus qui le ramènera à son école. Il se trouve que ce jour-là je suis moi-même un peu pressé, je quitte le CMP4 peu de temps après lui. Mon arrêt de bus se situe plus loin et je dois longer, pour le rejoindre, une avenue qui croise à angle droit celle où se trouve le sien. Ayant parcouru un peu de chemin, je m’entends soudain hélé de loin avec insistance. J’aurais peut-être oublié quelque chose en partant précipitamment ? Me retournant, j’aperçois Laurent qui a couru jusqu’au carrefour, au croisement de nos deux avenues, et qui, très excité, me fait de grands saluts. M’ayant vu lui rendre son salut, aussitôt il tourne casaque et retourne ventre à terre en direction de son arrêt de bus.
Je reprends ma route, un peu ému, m’interrogeant sur le sens de cette rencontre. Pourquoi était-il si important que nous nous soyons entraperçus à ce croisement ? Tellement qu’il prend même le risque de rater le moment exquis qu’il ne raterait à aucun prix, celui de l’arrivée du bus à son arrêt.
Du croisement à la rencontre
Laurent doit arriver à comprendre le monde sans recourir à l’identification. Ce n’est pas par un partage d’affect qu’on pourrait se rencontrer, mais par le concret d’une rencontre de hasard. Ainsi de ma présence subite et non hallucinée à l’endroit où il aurait pu, m’espérant, justement m’halluciner. Je suis soudain matérialisé là où je manque, soit à l’exact croisement des deux lignes de nos trajets. Mais cette rencontre est aussi celle de nos regards : s’être aperçus puis salués signifie d’avoir échangé un signe de reconnaissance de cette réalité partagée. Quelle expérience, vécue ou pas, échouée ou en attente, toujours achoppant et toujours à recommencer, se joue chez Laurent ? Un retour à « l’accrochage au fond de la tête », cette expérience très précoce, vécue par les parents comme un accrochage intense de leur bébé par le regard, tout au fond de leur tête pour y rencontrer un fond, un point de butée ? Celle-là même où Geneviève Haag situe le raté initial au cœur de la pathologie autistique ? Chez Laurent quelque chose de ce vécu, de sa potentialité organisatrice, semble se répéter indéfiniment dans sa quête de croisements de hasard. Paradoxe de la situation, puisqu’il s’agit de reproduire le fruit d’un hasard !
Or, parlant de reproduction et de rencontres de hasard, en est-il une de plus mystérieuse que celle qui a présidé à la conception de soi-même ? Aussi, la fascination de Laurent pour les rencontres de hasard devient-elle une des figures possibles d’un auto-engendrement. Mais il ne parvient pas à l’organiser valablement, il en est réduit à le répéter. Laurent échoue à se fabriquer un délire. À la place, il a installé une pensée autiste ; une pensée qui contourne la question en s’attachant de manière adhésive à des aspects concrets et dévitalisés du monde qui l’entoure.
Identité adhésive v/s Identification première
Dans les états autistiques « l’identité adhésive » reste un mécanisme psychique prépondérant. Le sentiment de continuité de soi y dépend d’un collage de surface à des éléments sensoriels du monde environnant. L’identité adhésive a été décrite par Esther Bick comme une particularité du vécu normal du bébé chez qui « les parties de la personnalité sont ressenties comme n’ayant aucune force liante propre et tombent en morceaux à moins d’être tenues ensemble passivement », comme un corps « maintenu par la peau ». Les expériences de continuité dans un possible plaisir partagé avec ses objets vont permettre que se constituent autant « d’embryons du moi » qui pourront peu à peu s’organiser. Pour cela, les revendications libidinales massives qui émanent du corps/psyché de l’enfant doivent pouvoir rencontrer quelqu’un qui soit à la fois contenant et source de satisfaction, sinon l’angoisse prend le dessus. Des angoisses primitives de vidage, de dérobement du monde, de dissipation, d’éclatement en mille particules, etc…
Dans l’autisme l’adhésivité est utilisée pour faire barrière à ces angoisses. Mais en s’accrochant à des perceptions sensorielles élémentaires, elle contrarie toute possibilité d’un lien par identification. À l’inverse, dans les états de désorganisation du moi (non autistiques), les enfants gardent un accès aux identifications corporelles (ou identifications « premières ») qui sont liés aux percepts liés au mouvement et du corps en mouvement. C’est la continuité de l’expérience vécue qui est ici sans cesse rompue. Notre hypothèse est que cette différence clinique ave les autistes tient à une impossible articulation entre l’adhésivité et l’identification première.
Cette forme d’identification concerne des percepts sensoriels et affectifs élémentaires (mouvements, éclats de voix, hétérogénéité du perçu etc.), directement perçue dans le corps. Elles se distinguent de l’identification primaire qui, se joue, elle, dans la relation à un objet d’amour déjà repérée comme séparé de soi-même. Un objet déjà pris dans une relation spéculaire, miroir d’une forme humaine repérée dans son unité. Les identifications primaires peuvent nourrir des représentations et des traces mnésiques, des souvenirs, là où les identifications corporelles ne transparaissent que dans la constitution des traits psychophysiques propres à l’individu.
Distinguer identification et adhésivité ; autisme et états de désorganisation du moi.
Raimond
Raimond a six ans quand je le rencontre. C’est un garçon fluet qui parle bien et beaucoup. Il occupe tout l’espace par la parole, posant des questions en rafales, sans attendre vraiment de réponse. Parfois il chantonne et s’arrête subitement, comme sous l’effet d’un barrage. Alors il a des manifestations d’angoisse qu’il calme par des mécanismes autistiques : il sautille, se rassemble sur l’axe avec des battements des bras et des mains. Il court d’un coin à l’autre de la pièce se figeant, soit devant la baie vitrée, soit dans un coin, pour s’y coller. Il a aussi recours à des auto sensualités (comme de s’enrouler voluptueusement dans le voilage de la fenêtre) qui ont un effet d’apaisement lorsqu’il s’est trouvé débordé par l’excitation.
Dans les premiers temps une grande partie des séances est occupée par ses tentatives d’attaquer le matériel électronique du bureau. Puis, il pose discrètement l’ampoule de la lampe du bureau sur le dos de ma main pour me brûler. Je lui dis qu’il voudrait bien voir ce que cela lui ferait de me faire éprouver pour de vrai de la douleur. Mon interprétation, qui repose sur un mouvement identificatoire reste sans effet.
Peu après, un jeu répétitif s’installe auquel il me fait participer : des voleurs affublés du nom de camarades de classe sont arrêtés, jugés, mis en prison. Raimond me fait jouer tous les rôles, endosser tous les affects. Il règle très précisément, comme un metteur en scène tyrannique, mes intonations et mes paroles. Lorsque je tiens bien mon rôle, que je place l’effet juste là où il faut entre plaisir et terreur, il est envahi d’une excitation érotisée qui le ravit. Son jeu se déplace ensuite sur des contes. À première vue, il semble attiré par le déploiement d’un imaginaire sadique. Mais ce qui lui importe n’est pas tant que je lui raconte l’histoire des malheurs de Boucle d’or, mais que je redise sous sa dictée les mots précis qu’il a entendu ailleurs. Et, séance après séance, il me faut redire tous les mots de chacun des personnages, sans jamais y introduire la moindre variation, ni le moindre mouvement affectif personnel. Je suis totalement instrumentalisé.
Là encore, une fois qu’il a obtenu chez moi l’effet vocal qu’il recherchait, il manifeste une excitation érotisée et retrouve le chemin de ses auto-sensualités autistiques. Ma voix, est l’objet partiel dont il obtient sa jouissance. Cette fixité du circuit de la jouissance est un des aspects de l’immuabilité caractéristique de l’autisme5. Raymond ne règle pas sa relation à moi sur la base de l’identification, mais en continuité avec le mécanisme de l’adhésivité.
Entre imitation et identification : Noé
À treize mois des spasmes « bleus » du sanglot, déclenchés quand il avait la tête sous l’eau, avaient inquiété les parents de Noé. Aucune cause organique n’était retrouvée. À quatre ans l’école remarquait des comportements d’allure autistique. Pendant l’entretien avec son père, je l’entends dire quelque chose comme : Attrapez-le ! Son père m’explique qu’il rejoue inlassablement le dessin animé « Titi et Gros Minet ». Noé attrape au vol des mots de notre conversation qu’il intègre à d’autres entendus ailleurs. Les rythmes et la prosodie sont accentuées comme pour marquer l’impact émotionnel qu’ils ont eu : Dis maman est ce que… ; Non !... PArr…fait’ment ! . 7 ! 15 ! 8 ! Hourrah ! Bravo !
Un dialogue rudimentaire peut s’établir, mais dans un certain décalage de sens : s’il m’amène en séance des bouts de Lego pour que je les attache ensemble, il dit d’un ton pointu : D’accord !, puis, comme sous l’effet de l’excitation, Titi et Gros Minet réapparaissent : Attrap ! Ominé ! Quand j’ai fini, il conclut : Voilà ! Les variations de son excitation suivent le déroulement de notre interaction. Des manifestations affectives violentes (colères, cris) surgissent à l’occasion d’expériences qui symbolisent la séparation : attacher/ détacher/ se détacher des objets. En fin de séance, c’est comme si c’était lui-même qui, attaché, ne pouvait plus se détacher : pas moyen de se décoller des quelques bouts de Légo assemblés ; pleurs, désespoir. Mais ces orages affectifs s’arrêtent d’un seul coup tandis qu’il redevient le « gai pinson » qu’il est souvent. Noé semble vouloir faire fonctionner une adhésivité qui ne parvient pas à se constituer en une continuité psychique. À chaque fois elle doit se rompre. Il a recours à certains mécanismes autistiques, mais c’est l’aspect désorganisé de son fonctionnement qui domine.
Sa dispersion psychique se matérialise par l’éparpillement qu’il installe joyeusement dans le bureau et la succession très rapide de ses jeux. Au début des séances par exemple, il se précipite et grimpe sur mon fauteuil pour me faire rejouer une séquence répétitive et un peu mystérieuse : le faire tourner, puis qu’il tombe en glissant à terre sur le dos. Mais j’ai à peine le temps de penser qu’il répète une scène traumatique qui l’aura impressionné, qu’il renverse tous les Légos contenus dans sa boîte et me fait dire sur le ton de la colère : Qui c’est qui m’a foutu le bazar ? Puis, empilant les blocs, il fait une « bougie d’anniversaire » qu’il fait semblant d’allumer puis de souffler en chantant : joyeuzAnn…! . Cette tige devient aussitôt le micro d’un présentateur qui répéterait en boucle : MéDAamezémessieurs !
Mes interventions sont ignorées, mais il est attentif au moindre de mes mouvements : si je fais un bruit. Il s’arrête net, vient à côté de moi et dit (tout en regardant ailleurs) : Qu’est-ce qui se passe ici ? Ayant été interrompu, cependant, il ne reprend pas son activité. Au contraire, il plonge dans la boîte de pâte à modeler pour l’émietter. Je comprends qu’il attend de moi une passivité totale : dès que je manifeste ma présence, il s’interrompt pour reprendre un mouvement dispersif.
Un jour que je vais le chercher en salle d’attente il est en train de manger un gâteau. Voulant lui demander de laisser son gâteau pour la séance, je l’arrête. Son père aussitôt lui retire de la bouche les restes du morceau entamé : un geste qui me fait penser à un arrachement du museau. Noé s’effondre en pleurs tout en me suivant. Mais, à ma surprise, il s’interrompt d’un coup pour retrouver son activité de dispersion et ses autres rituels. Quelques séances plus tard, cette séquence se rejoue avec moi. Il m’apporte la petite locomotive et son wagon dont l’accroche, que j’avais déjà réparé, s’est arrachée. Sans penser plus loin, je la lui prends des mains pour la recoller. Survient alors la même réaction que dans la salle d’attente : il s’effondre inconsolable. J’ai reproduit le même mouvement que celui de son père : une expérience d’arrachement. Or, comme avec son père, il se calme d’un coup en se plongeant dans une activité de « dispersion tranquille ». Pour s’éviter la douleur de l’arrachement Noé procède vis-à-vis de ses pensées et de son appareil à penser par le désinvestissement brutal au profit d’une activité de dispersion.
Adhésivité ou identification ?
Chez Noé l’identification est d’emblée repérable dans le jeu avec mon fauteuil. Au début je l’ai fait tourner comme dans un manège. Cette première expérience lui plaît beaucoup il la redemande. Mais il ne s’arrête pas là : il expérimente un renversement pulsionnel. C’est moi maintenant qu’il veut faire tourner dans le fauteuil et son excitation et ses rires ne laissent aucun doute quant au plaisir qu’il y trouve. Il est capable de revivre, sur un mode actif et par identification à moi, les sensations vertigineuses que je lui procurais précédemment sur un mode passif. L’effet d’un mouvement, d’abord éprouvé dans le corps, est réveillé ensuite par identification dans l’expérience imposée à un autre (double retournement de la pulsion).
Mais d’un autre côté, il disperse et concasse son appareil à penser à la moindre effraction. Comme dans ses relations avec ses parents où il se trouve à tout moment effracté par des interventions qui rompent sa continuité psychique, ses relations avec ses objets semblent marquées par la désillusion : la déliaison, s’active à chaque fois. À défaut de pouvoir faire fonctionner une identité adhésive qui permettrait un minimum de continuité, ne pouvant se constituer un fond psychique en soutien de sa pensée, il s’appuie sur le mécanisme identificatoire. À l’inverse, le jeu de Raimond visait à me faire ressentir un éprouvé qui chez lui est barré, à savoir la douleur. Mais s’agit-il d’une identification ? Sa tentative de me brûler avec la « lampe fantôme », visait à faire surgir chez moi un affect auquel il pourrait, dans un deuxième temps, s’identifier. L’enfant autiste, arrimé trop exclusivement à certains aspects de surface des objets -de préférence inanimés- qui l’entourent, ne peut pas accéder au minimum de décollement nécessaire pour investir ses objets.
Un langage des formes
C’est dans les temps calmes consacrés à l’exploration du monde qui l’entoure, que le bébé teste certaines hypothèses. Il compare et met en concordance des formes et des textures dans des sensorialités différentes visuelles /tactiles /buccales. Les identifications corporelles vont relier entre elles les différentes sensorialités et sensitivités, les unir dans des représentations spatialisées et la production de formes. Par la reconnaissance en nous de l’effet de la forme, nous attribuons aux autres des émotions semblables aux nôtres. L’image motrice permet de faire se conjoindre ce qui est perçu chez autrui comme chez soi-même (et qui peut être revécu avec la réactivation de la trace motrice). C’est ce même mécanisme qui nous force à ouvrir la bouche lorsque nous voulons convaincre bébé d’ouvrir la sienne pour avaler sa becquée. Les enfants autistes ne peuvent pas, eux, faire fonctionner ce circuit. Ils produisent de formes insensées. Les interpréter reste vain, car elles ne nous sont pas adressées et ne répondent qu’à leurs nécessités propres. Tout au plus peuvent-elles être des points d’appuis à une possible rencontre, lorsque nous prenons la peine « d’entrer » avec eux dans ces formes.
La pensée autiste, un évitement du masochisme primaire ?
Au contact des enfants autistes les psychanalystes se sentent contraints de sortir de la neutralité pour intervenir dans la réalité. L’immuabilité à laquelle ils nous confrontent nous fait vivre un fantasme de mort psychique, d’immobilisation sans fin ou bien d’inanité. La dévitalisation farouche qu’ils nous opposent, le refus radical de la relation, sollicite l’analyste dans sa propre économie sado-masochique primitive. Aussi les caractéristiques de la pensée autiste, le contre transfert spécifique qu’il induit, permettent-elles d’envisager l’autisme comme une organisation qui fait « l’économie » du masochisme primaire, s’évitant la douleur de cette première activité de liaison.
Jimmy
L’évolution de Jimmy, un enfant âgé de deux ans et demi quand je le rencontre, pourrait en constituer un modèle expérimental. Il a été, très tôt, un enfant difficile à calmer. Il avait des cauchemars, des terreurs nocturnes et ne pouvait s’endormir que dans les bras de sa mère. Vers l’âge d’un mois, son père a voulu lui retirer sa sucette et Jimmy a fait une telle colère que son père a cédé. Mais, elle s’est poursuivie plusieurs heures durant. Depuis, ces colères terrifiantes, se répètent. C’est au maximum de l’une d’elles, alors qu’elle n’en pouvait plus que sa mère m’a contacté, il y a trois semaines.
Lorsqu’il entre dans mon bureau, je perçois fugitivement que, fonçant à travers la pièce, il bat des mains à la manière caractéristique des enfants autistes. Refusant le contact, il se réfugie, dos à moi, dans l’angle opposé de la pièce. Sa mère m’explique que peu de temps après son appel téléphonique les crises de colère se sont apaisées tandis que des symptômes autistiques sont apparus. Elle me montre une vidéo sur son téléphone. Jimmy court d’un mur à l’autre du salon, poussant un cri et battant des mains comme s’il voletait. Il parait soudain être devenu sourd, même s’il se parle à lui-même quand il est seul dans sa chambre. Jimmy n’est plus angoissé et la situation est beaucoup plus supportable d’où le soulagement paradoxal de sa mère.
Pourtant, il peut être en relation avec moi de manière détournée. Pendant l’entretien avec sa mère, il s’installe le dos contre ma jambe et, de cette façon latérale, nous pouvons établir un contact, un échange. Il a déjà un bon accès au langage et il accepte que je m’intéresse au jeu symbolique qu’il installe à mes pieds. Dans cette configuration où nos regards ne peuvent pas se croiser, il peut alors me parler et me répondre.
Dans le premier temps rien ne semblait pouvoir le calmer, rien de ce qui vient de l’objet ne lui permettait de lier l’excitation. Jimmy se trouve exposé à une forte tension de désintrication dont témoigne son angoisse. Au lieu de rencontrer dans la réponse de l’objet une buttée capable de l’orienter dans la voie d’un deuil primaire, à la place vient l’immuabilité, l’investissement de la surface et l’adhésivité. La défaillance dans la mise en route du masochisme a trouvé chez Jimmy la solution du symptôme autistique qui absorbe l’excitation sans véritablement la lier. Quelque chose, dans le sadisme tempéré, intricateur, de l’objet n’a pas été opérant ; une buttée qui aurait permis d’investir l’attente d’une satisfaction à venir et l’insensé de la douleur qu’elle provoque. La solution trouvée est celle du collage adhésif. Jimmy doit mettre son visage en contact avec ma jambe pour supporter ma présence. L’investissement trop massif de l’objet ne trouve, aucun bord, aucune déliaison efficace. Dès lors ne reste plus à la psyché que le continu d’un espace mono ou bidimensionnel infini et peuplé d’objets inanimés.
Tenir, durer, endurer, le masochisme primaire dans le contre-transfert
La confusion guète la psyché naissante et c’est à l’objet qu’il revient d’y mettre bon ordre, de sérier, de temporiser, de distinguer, de nommer. Autrement dit, de faire intervenir sa propre pulsionnalité dissociante/déliante/désobjectalisante au sein d’un orage émotionnel où tout se confond. L’objet doit se dégager de l’investissement massif de sa psyché par celle de l’enfant pour lui permettre, en retour, d’investir ses propres processus de pensée. C’est ce qui n’arrive pas à fonctionner avec Jimmy. Peut-être les enfants autistes, en scindant leurs perceptions, en refusant les liens autant que le changement, se défendent-ils contre la multiplicité des aspects de l’objet ; tantôt objet de la satisfaction, de la haine, de la consolation etc. Cette complexité de l’objet est source d’une perplexité et d’une paradoxalité dont l’enfant n’arrive pas à faire sens ni à l’ordonner. L’insensé et la confusion sont alors mis à distance par la rupture autistique.
La prise en compte de la durée et de l’attente dans l’expérience de satisfaction impose au psychisme de s’orienter vers le masochisme primaire et d’investir la relation à l’objet, source à la fois de l’excitation et de son apaisement, qui contrarie le présupposé de la psyché autiste de méconnaissance de toute activité psychique chez autrui. Contre le désir, elle va choisir la partie mécanique par l’accrochage à des objets concrets, riches en qualités de surface et sans intérieur délimité. Dès lors, la seule rencontre possible est l’accolement de deux surfaces.
Lorsque le transfert est infiltré par l’adhésivité le psychanalyste ne peut éviter de se trouver pris, d’abord, aux rets du collage adhésif. L’immobilisation et l’envahissement mélancolique l’exposent à un pénible vide. Le désinvestissement et un sentiment d’inanité viennent abraser sa pensée. Ce n’est pourtant que lorsqu’il se résout à abandonner une partie de son moi à la violence de son propre surmoi qu’un mouvement de désir peut advenir du côté de l’enfant. Car c’est la pensée de l’analyste qui, en elle-même, s’avère excitante et pousse la psyché autiste à en supprimer la cause. Car elle contraint à l’identification. Nos mouvements affectifs ne sont pas superposables aux leurs, nos désirs ne recoupent pas les leurs. Ils témoignent au contraire de l’existence d’un « vivant » autonome, d’une vie psychique distincte, inassimilable, toutes choses qui leur sont insupportables.
On ne peut pas s’épargner ce premier temps, où la capacité de l’analyste à investir l’attente, l’incertitude, le non-sens jusqu’à ce qu’une forme puisse se dessiner, est déterminante. La pensée autiste semble viser notre propre masochisme primaire. Car au cœur même de cet océan de désinvestissement il faut pouvoir rester attentif aux signaux « infinitésimaux » que l’enfant nous adresse et à partir desquels on pourra mettre des mots sur une forme, organiser un début de pensée. Les moments dépressifs ou de vide douloureux que l’analyste devra affronter constituent le fond sur lequel l’enfant va pouvoir déployer sa pensée.
Structure en double et organisation du narcissisme
Le thème du double dans les séances d’enfants autistes marque l’accès de la cure à un point de diffraction. Dans les bons cas, il signe une transformation en profondeur de l’image du corps, l’ouverture possible au miroir, aux affects partagés et à l’organisation d’un narcissisme efficient.
Hector
Hector, à trois ans ne parle pas, sauf à répéter des mots entendus à la télévision. Il regarde toujours de biais, et se plonge dans des jeux répétitifs comme d’aligner des petites voitures. Il peut encore se fixer sur des objets inertes : les poignées de porte, les boutons, les fermetures éclairs. L’absence de pointage vient renforcer les craintes d’un trouble autistique. Il a un frère puiné âgé d’un mois.
J’ai déjà raconté6 notre rencontre. Pendant l’entretien sa mère, venue avec le dernier né, dégrafait son corsage pour lui donner la tétée. Hector, fasciné venait observer à très courte distance, semblant se coller à la scène. Mais, ne pouvant accéder à la place déjà prise, il se saisit d’un tube de colle dont il se mit à téter le bouchon comme un mamelon de substitution. Il cherchait à reproduire par sa sensorialité l’effet du spectacle du bébé tétant le sein. En « tétant » lui-même l’extrémité du tube de colle (un à plat rond et brillant dont émerge l’embout en forme de téton), il tente de de donner forme à un éprouvé corporel inaccessible par l’identification.
La matérialisation d’un objet partiel dévitalisé (l’embout du tube de colle) lui permet d’annuler l’angoisse d’arrachement du museau provoquée par son excitation buccale à la vue de l’allaitement. Avec ce recours à un objet inanimé qui s’apparente à un « objet autistique dur », il montre, néanmoins, des capacités élémentaires au déplacement qui seront essentielles. L’évolution d’Hector sera lente mais régulière. Son investissement de l’oralité soutient une curiosité qui ne faiblit pas. Dans la cure, ses dessins organiseront peu à peu une image d’un corps qui s’unifie, tandis que, dans le même mouvement, il cherchera à se construire une théorie des origines. Au cours de cet intense travail épistémophile le passage par le double permettra l’émergence d’un narcissisme secondarisé.
De l’adhésivité au double, un corps pour penser
Au début Hector dessine des boucles et des vagues (05/06/30). Il passe aussi de longs moments à juxtaposer dans leur longueur des objets identiques : des crayons de couleur, des franges découpées dans une feuille ou bien, deux figurines identiques d’hippopotames, première allusion au thème du double. L’adhésivité est au centre de son fonctionnement. Dans un jeu très répétitif il laisse tomber sur le bureau une bulle de salive dans laquelle il fait rouler la petite moto. Il expérimente la tension du fil de salive qui s’étire entre le bureau et la roue qui avance jusqu’au point de rupture. Puis, il observe la trace laissée par la roue et recommence, fasciné par cette expérience de collage/décollage qui dépose une trace provenant du corps et reproductible. Il semble hypnotisé au point que l’interruption de la séance provoque un mouvement de colère et d’opposition. Ces jeux d’adhésivité se répètent, pendant des mois et Hector exige de moi une totale immobilité et silence.
Un dessin de cette époque (un an et demi après le début du travail 08/06/19.2) montre qu’il a accès à la représentation d’une forme humaine délimitée en sac. Mais, source d’angoisse, cette forme est aussitôt recouverte par des « points » au feutre écrasés d’un geste rageur. Il dit : C’est la pluie. Pendant plusieurs mois il dessine des à plats colorés où disparaissent toute forme, ce que je comprends comme un mouvement défensif par rapport à la figure humaine. Six mois plus tard apparaît une forme organique : un contour et un contenu de traits parallèles (09.11.06.1). Un deuxième dessin (.2) dans la même séance réintroduit les traits et les vagues du début, entrelacés des lettres des prénoms de ses camarades de classe, écrits en capitales.
Il a huit ans maintenant et pendant de longs mois, l’immobilité règne. Il joue à faire se rejoindre, s’effleurer, se séparer, des petits camions et des autobus en faisant des bruits d’échappement pneumatique. Un jour pourtant alors que j’émerge d’une rêverie je réalise qu’il est lui-même absorbé dans une activité nouvelle. Il colorie très soigneusement avec un surligneur, alternativement, ses ongles et les roues des petites voitures. Il en repeint la surface, il la redouble d’une nouvelle surface. Une rêverie s’est produite conjointement chez lui et chez moi et cette fois il pourra se détacher de la séance sans opposition.
Un an plus tard, la situation n’a guère changée : à nouveau, des petits camions et semi-remorques se croisent avec des bruits pneumatiques. Pourtant, là encore, à la faveur d’un moment où je m’absente dans mes pensées, je le retrouve en train de jouer avec les figurines de la maison de poupée qu’il installe avec des lits comme s’il organisait une histoire. Je ne peux reconstituer aucun enchaînement qui ait amené ce changement spectaculaire. Or, quelques mois plus tard, en allant le chercher en salle d’attente, je remarque avec surprise que sa mère allaite un bébé. A aucun moment je n’avais réalisé qu’elle était enceinte. Cette histoire sans paroles me rappelle son répétitif et silencieux pendant tous ces mois : une façon d’annuler la catastrophe à venir ?
Construction de l’image du corps et théorie de l’engendrement
Commence une séquence de deux ans où il va organiser une image du corps et une théorie de l’engendrement. A chaque séance ou presque deux dessins successifs : le premier est une forme concentrique à partir d’un noyau élémentaire (un germe). Le deuxième explore différentes hypothèses concernant le corps et la génération.
Il dessine d’abord une forme circulaire à partir d’un « germe », accompagné d’un récit un peu confus sur la génération (11.10.08.1,2,3). Le deuxième dessin représente un corps dense et unifié, construit à partir d’une sorte de squelette, dont il remplit les interstices, « soudant » les différents morceaux, les uns aux autres.
Un mois plus tard, il dessine une spirale, puis énumère les saisons, cette circularité qui s’ouvre par le décalage régulier d’une année. La croissance par agglomération et contigüités de cette spirale aboutit à un gros ventre rond comme la « Gidouille » du père Ubu, elle-même toujours ornée d’une spirale. Il surmonte cette forme d’une structure squelettique organisée en carrés qu’il « remplit », comme dans le dessin précédent, en les coloriant. La forme du bonhomme émerge donc de la graine originaire et de la spirale « auto croissante » qu’elle génère (11.11.18.1). Ceci fait il va vers la petite ferme avec sa tour qu’il remplit, jusqu’à la bourrer, de tous les objets possibles. Aucun vide, aucune béance n’est laissée. Voilà qui me fait associer sur sa mère et ses deux grossesses successives mais mon intervention reste sans effet.
Après un mois occupé à des activités répétitives, il reprend ses investigations. À nouveau un organicule à croissance spiralée puis une forme corporelle dense, agrandie par cloisonnement et remplissage jusqu’à obtenir une sorte de baudruche à deux bosses inégales. De la plus petite émerge une tête avec des yeux, deux jambes et un sexe (11.12.06.2). Il fait disparaître le visage et rallonge le sexe d’une sorte d’appendice vert. Je tente : Zizi… ce qui l’amène à faire aussitôt disparaître l’objet du délit sous une surcharge. Non ! dit-il.
À la séance suivante voilà une forme nouvelle, allongée. Le corps paraît transparent avec un contenu dans le ventre qui paraît être une reprise de la forme ronde de la séance précédente, placée maintenant à l’intérieur du ventre maternel (12.01.17). Puis, il fait encore un pas de plus : il découpe la figurine, la détachant du fond, exactement comme s’il la faisait naître au monde, en l’extrayant d’une gangue matricielle. Il dit : c’est une dame, elle a un bébé dans son ventre. Hector a effectué par ce dessin, une opération d’(auto?)-engendrement en plaçant « la petite graine » dans le ventre de maman. Cette opération magique implique sans doute le « zizi » apparu/camouflé de la séance précédente.
Le double réapparaît
Avec le retour des hippopotames, ces figurines identiques avec laquelle il jouait au début, le thème du double surgit dans la représentation et dans le langage : il dessine, découpe, puis réassemble avec du scotch des formes allongées, et deux à deux symétriques (12.02.14) comme les deux jambes d’un pantalon et dit : C’est des jumeaux ! Un jumeau, c’est comme un autre moi. L’identification est donc présente en filigrane.
Deux séances plus loin, pour la première fois il peut laisser visible le visage de son bonhomme : deux yeux rassemblés par un contour font comme des lunettes sans branches (12.03.27.2). Il m’explique : C’est les yeux qui font peur. C’est les bébés qui fait peur on l’a mis dans le ventre. Elle a accouché le bébé dans le ventre (et ainsi on n’a plus peur). Hector prend ici le contrepied de Mélanie Klein : le contenu du ventre maternel n’est plus l’objet d’une attaque envieuse mais au contraire le lieu d’un enfouissement protecteur du bébé hostile.
Hypochondrie, engendrement et double : corps perçu et représentation
Hector aura bientôt onze ans. L’angoisse des yeux semble définitivement dépassée. Il dessine un bonhomme à l’air rigolard avec des lunettes (13.01.08). Dans le ventre gît une forme ronde il dit : il a une « gargouille » (de : gargouillis ?). C’est à dire qu’il a mal au ventre (!) parce qu’il a quelque chose dedans. Au verso, il écrit les prénoms de tous les élèves de sa classe et dit : C’est une pizza, puis : C’est la CLISS7 avec tous les enfants dedans. On voit bien la fonction de ventre primordial de son dessin.
Un an après le thème du double revient. Deux bonshommes sont construits en même temps, partie par partie et en parallèle l’un de l’autre8. Ils ont de subtiles différences et oppositions de contraste (13.03.26.a,b). Puis, il sépare d’un double trait les parties du corps et procède ensuite au « détourage » de l’un des deux : il extraie la forme de la feuille. Les dessins seront désormais moins fréquents. Une capacité à fonctionner en processus primaire avec une fantasmatique orale s’inaugure dans un rapport nouveau au langage. Une rivalité garçons/filles permet l’apparition de la différence des sexes. C’est la comptabilité d’un jeu. À gauche les garçons sont champions, à droite les filles ont perdu. Il écrit : « Perdu / Filles », puis raye de traits rageurs les contenus du côté « fille » jusqu’à les effacer (13.06.04).
La différence se structure autour du gain ou de la perte dans un début d’organisation anale qui fait surgir le narcissisme secondaire. Dans cette logique fille équivaut à perdre, à petit, méprisable, juste bon à effacer. Garçon est investi à contrario d’une valence narcissique positive, triomphante et collective. Ce thème apparaît d’un coup, comme une évidence après les laborieuses et interminables constructions d’un corps unifié et d’un double jumeau.
S’affronter : fantasme, analité, narcissisme
Au retour des vacances d’été, commence une séquence nouvelle : un jeu de Domino. Il gagne, alors il range les dominos et retrouve les hippopotames jumeaux9. Les affrontant museau contre museau, il dit : Mâle ou femelle ? Hector revient donc sur la différence des sexes et la valence narcissique où il l’inscrit. Il peut relier l’éprouvé de la honte à la différence des sexes par le retour à des positions autistiques bien assurées (les deux hippopotames). Ces explorations nouvelles confirment le mouvement aperçu avant l’été à partir du double : une différenciation sexuelle et une conflictualité narcissique s’organisent autour des affects de honte et de perte et prend forme, dans une transaction anale.
Le jeu reprend dans la séance suivante mais il ne réussit pas à me battre, alors il s’affranchit de toutes nos règles. Mais je continue donc à gagner. Alors il passe sa rage sur la pâte à modeler. C’est nul les dominos ! dit-il. Cette activité à tonalité anale, exprime en même temps son état d’esprit : « Faire du boudin ; bouder ». Il me donne les boules de couleur marron (caca), disant : Elles sont nulles tes boules ! L’enjeu est devenu narcissique : la valeur accordée au moi ou à l’objet : Toi ou Moi. Savoir qui, de Toi ou de Moi, être nul, avoir les boules marrons, le caca, le rebut ; être le rebut enfin dont aucune maman ne voudrait : un nul. L’accès à la logique de la négation n’est plus très loin.
Un narcissisme pour souffrir ; enfin pouvoir s’identifier
Dans ces séances, il s’agit de me faire éprouver ma propre nullité. Le pulsionnel sado-masochique anal rend possible une identification à partir de l’humiliation. Le «T’es nul » s’organise dans le miroir avec le double et dans une dialectique de l’identique et du différent. Des « temps mort » s’intercalent, moments de repli sur des défenses autistiques10. Puis le jeu reprend. Un bras de fer s’engage entre nous : c’est la lutte ! Il calcule, se défend, anticipe les coups. Il devient rusé et combatif face à ma persévérance. Le début d’une « introjection anale du pénis paternel » ? D’une identification à ma propre pensée ?
Identification hypochondriaque et fantasme d’un auto-engendrement dans le double
Deux mouvements semblent imbriqués chez Hector. L’un est une forme de l’auto-engendrement dans l’identification hypocondriaque à sa mère parturiente. L’autre, s’appuie sur le double figuré en séance dans ses deux dessins successifs : d’abord le germe, puis la représentation/organisation d’un corps par l’adjonction d’éléments denses autour d’un axe. Dans un deuxième temps, le germe se trouve intégré dans la figure qui représente la mère d’emblée enceinte. Une mère conçue (si l’on ose dire) comme une « mère–porteuse ». Enfin, le passage du dessin de la maman avec son ventre « occupé » à celui du bonhomme réjoui avec sa gargouille dans le ventre, témoigne de l’apparition d’une identification à sa mère par un éprouvé hypocondriaque. D’une part à sa capacité de digestion, de l’autre, à sa capacité d’engendrement. C’est bien à la naissance d’une théorie d’engendrement digestif que nous assistons, et c’est lui-même qu’il fabrique. D’ailleurs la série de dessins s’arrête lorsque ce bonhomme, construit en même temps en double, peut être détouré d’un seul tenant de sa matrice originelle. Comme si cette manipulation à caractère magique avait abouti à une représentation d’un corps affecté.
Avec sa technique particulière de construction du corps : un axe vertical auquel s’agglomèrent des masses plus ou moins symétriques on retrouve Geneviève Haag. La difficulté à ce point dit-elle c’est « qu’il y a un problème de dédoublement ». L’enfant, cherchant à se détacher d’une gaine à l’abri de laquelle sa propre enveloppe se constitue, il la crée du même coup. Mais une enveloppe dont il doit pouvoir retrouver la présence sécurisante chaque fois que nécessaire ce qui lui permettra une sorte de naissance psychique au monde.
Notes et références
- Joubert M., L’enfant autiste et le psychanalyste, essai sur le contre-transfert dans le traitement des enfants autistes. Paris, Le fil rouge, PUF, 2009.
- J’ai déjà cité (op. cit., p. 101) ce personnage inventé par Jorge Luis Borgès (Fictiones) qui voudrait que le chien aperçu à 15h32 de face ne soit pas désigné du même nom que le même chien vu de profil à 15h48.
- Le plan pour moi, la contiguïté linéaire pour lui.
- Centre médico-psychologique, la consultation où je le reçois.
- M. Joubert, Temporalité et autisme ; de l’immuabilité comme modalité défensive, Psych. Enfant 46 (2) : 435-454. Paris, PUF, 2003.
- M. Joubert, L’enfant autiste et le psychanalyste, p. 59. Paris, PUF, 2009.
- Acronyme qui désigne la classe spécialisée où il est accueilli.
- Cette construction en parallèle rappelle l’épisode précédent du recouvrement de manière alternée des surfaces de ses ongles et de celles des roues des petites voitures avec un feutre comme revêtement. Des surfaces délimitées et pouvant donc fantasmatiquement être séparées du tout. (p. 146)
- L’aspect noir et dense de ces figurines en font un parfait objet anal, ce qui renforce leur équivalence et rend paradoxale leur utilité à représenter la différence des sexes.
- Là encore, comme dans la séquence après sa première victoire aux dominos. Le repli sur la position autistique bien connue (le jeu des hippopotames jumeaux) est nécessaire à l’intériorisation (introjection ?) de l’affect dépressif, le sentiment de son malheur. C’est ce mouvement d’introjection qui lui permet l’ouverture à la significativité narcissique/anale de ce qui se joue entre nous.