À propos de Repenser la psychanalyse avec les sciences de Georges Pragier et Sylvie Faure-Pragier, Presses Universitaires de France, 2007, 253 pages.
On attendait avec impatience ce livre sur l’incidence des bouleversements survenus dans les sciences sur l’épistémé de la psychanalyse. Le sujet étant difficile, la démonstration ne pouvait être que claire. C’est un ouvrage que l’on lit d’une traite, puis que l’on retravaille. Il ressemble en cela à l’idée qu’il martèle : le recours de la théorie psychanalytique aux notions issues des sciences « dures » (physique, biologie, mathématiques) vise la production de métaphores propices à nourrir l’activité interprétative du psychanalyste, il faut donc interroger la dimension métaphorique de la métapsychologie et, au-delà, des sciences elles-mêmes. Concept et métaphore sont exemplairement conciliés dans la limpidité d’une écriture, modèle pour l’interprétation.
Ce parti pris témoigne sans doute d’une méfiance envers la façon dont la métapsychologie peut si facilement devenir une doctrine, geste souvent fait dans la psychanalyse contemporaine, mais arrêté en son mouvement liminaire, suspendu à la valorisation du style et de la fiction par déception quant à la vérité. Cette fois-ci, le geste exige de vraies conclusions. Freud, influencé par le positivisme du XIXème siècle, explorait en fait déjà les chemins des paradigmes actuels (le multiple, l’hyper-complexité, l’incertitude). Par exemple la méthode de Die Traundeutung 1900 (déconstruction du manifeste et processus sans fin d’analyse et d’auto-analyse) témoigne d’une pensée en avance sur sa propre théorie. Georges Pragier et Sylvie Faure-Pragier sont, à partir de ce constat, fidèles au Freud de 1938 (L’Abrégé), envisageant une réunification future de l’approche neuroscientifique biologique et de la méthode de connaissance du psychisme par le psychisme, sur le mode paradoxal de l’attente d’un nouveau champ que l’on ne pourrait pas (encore) se représenter, et qui peut-être n’existera jamais, la psychanalyse s’installant définitivement dans sa spécificité. Les auteurs font un pas de plus : ce paradoxe n’en est pas un, c’est la conception classique de la science qu’il faut remettre en cause, en renonçant aux idéaux de totalisation des savoirs, c’est-à-dire en abandonnant définitivement l’ontologie unitaire de l’épistémologie positiviste. Il se pourrait bien alors que la « métaphore » nous porte vers autre chose qu’un interprétatif sans fin…
La disparition, dans les sciences d’aujourd’hui, du déterminisme linéaire peut nous faire supposer qu’« une désorganisation psychique majeure peut être très directement liée à une cause mineure ». Si la moindre « fluctuation mineure » chez l’analyste peut engendrer une (trop) brutale levée du refoulement chez le patient (par exemple « la pensée d’un fantasme incestueux chez l’analyste qui aurait été perçue par la patiente » alors même que cette pensée n’a pas été traduite en interprétation), est-ce bien sûr qu’un tel ébranlement désintégrateur sera « suivi d’une réorganisation créatrice d’un sens nouveau », et doit-on se fier à une négation de la négation pour ainsi dire automatique ?
La responsabilité du psychanalyste, le sérieux de sa formation, sa capacité à percevoir à temps les processus initiés par la moindre « fluctuation mineure » de l’échange transféro-contre-transférentiel, sont l’un des enjeux majeurs de cette discussion. Lorsque G. et S. Pragier comparent l’impact, sur un patient, de sa première rencontre avec son analyste, au « phénomène de “sensitivité aux conditions initiales” récemment décrit par les physiciens », c’est une métaphore et un peu plus que cela : la série d’enchaînements aléatoires qui va du battement d’aile d’un papillon à Tokyo jusqu’à une tempête à Paris, ne relève pas du hasard mais d’un type de causalité que nous avons du mal à nous représenter spontanément. Le psychisme humain fluctue lui aussi en fonction d’un ensemble de probables non définissables a priori, ce que l’on nommera «incertitude ». Mais le probable n’est pas dépourvu de logique dont nous ne puissions-nous emparer.
Les titres des deux premières parties, « Le chaos déterministe » et « Structures dissipatives issues du désordre », sont éloquents : psychanalystes, encore un effort pour devenir modernes ! Ne craignez pas de vous éloigner de la logique ensembliste-identitaire et d’une vue mécaniste de la causalité, aventurez-vous au pays des systèmes et des réseaux complexes. Vous débouchez sur la troisième partie : « Le monde quantique » à laquelle succède « L’auto-organisation » (idée centrale du livre à côté de celle de métaphore). Les deux dernières parties : « Révolution dans l’immunologie » et « De l’esquisse à l’émergence » mettent ce parcours à l’épreuve du dialogue entre la psychanalyse et certains domaines scientifiques spécifiques. Il suffit de mieux tenir compte du mouvement, et de moins regarder l’image. « Il existe plusieurs niveaux de réalité comme de connaissance. Le niveau quantique n’est observable et représentable que par des formules mathématiques, ce qui nous conduit à envisager une abolition totale de l’image ». La difficulté que peut avoir notre esprit à admettre que des particules de matière très éloignées dans l’espace soient corrélées (ce que prouvent certaines expériences), ne mène pas forcément à la mystique ou au renoncement à la démarche scientifique, elle peut au contraire purifier celle-ci de sa propension aux conclusions trop rapides, ce que d’un point de vue psychanalytique on nommerait interprétation saturée.
À l’opposé de ce type de saturation, dans le processus de subjectivation, le processus importe plus que le sujet, processus inter-sujets, « partage avec le patient du risque de désarroi, de l’angoisse de l’inconnu, de l’abandon des repères théoriques ». L’analyste n’est pas l’observateur de la proportionnalité objective des causes et des effets à l’œuvre, il est impliqué dans la rencontre avec le patient. Le niveau phénoménal du fonctionnement mental est « irréductible au plan sous-jacent » parce qu’il s’est organisé « par paliers successifs », dans un équilibre instable émergeant du chaos, d’une dissipation foncière de l’énergie (ces notions reprises aux discours scientifiques contemporains, en particulier à la physique quantique et à la théorie des structures dissipatives, fonctionnent ici comme une très juste description des logiques plurielles du psychisme inconscient). Comme le disait Nietzsche « l’évolution de la science dissout de plus en plus le “connu” dans un “inconnu” », ou encore «le monde n’est absolument pas un organisme, mais un chaos», ou encore «tout résulte d’un devenir : il n’y a pas plus de données éternelles qu’il y a de vérités absolues».
Dès la fin du XIXème siècle la crise des divinités modernes Science et Progrès, substitue à la fiction d’un étant éternel et stable la perspective libératrice d’une mobilité perpétuelle. Mais si nous comprenons le monde « selon un schème de l’être posé par nous-même, pour nous le rendre plus exact, formulable, calculable » (Nietzsche, 1887), le sujet de la connaissance n’est plus fiable, nous ne pouvons plus croire en un monde « vrai ». L’épistémologie freudienne s’inscrit dans ce moment historique dont le livre des Pragier cherche à tirer, un siècle plus tard, toutes les implications, au-delà du risque que le relativisme ne nous fasse abandonner la démarche scientifique. Lorsqu’ils évoquent «deux origines possibles qui ont elles-mêmes deux origines possibles, jusqu’à l’infini» pour dégager dans ce champ de nouvelles figures de l’ordre pensable, l’«attracteur étrange» à structure feuilletée, la « réalité physique de la fractale » (le côté maritime bretonne dont la longueur est infinie puisqu’on peut toujours en cartographier des contours singuliers plus petits), par le truchement de ce qui relève en effet de la métaphore, c’est la représentation menacée de disparition qui est retrouvée. Si l’on dessine à l’infini les « nouvelles aspérités » des fragments rocheux délimitant la terre de l’océan, on découvre la répétition d’une forme à la fois fixe et variable, ce qui peut amener un psychanalyste à reproblématiser l’idée qu’il se fait de la répétition. La forme fractale, serait-elle plus susceptible de transformation créatrice que celle que connaît le clinicien ? Ce modèle nous invite à repérer dans notre pratique les moments de sensibilité extrême à des petites variations, et même à imaginer qu’une mutation puisse ne pas s’inscrire dans ce que nous sommes capables de penser concernant le patient. « Le sujet est-il vraiment si enfermé dans la répétition qu’un retour circulaire du même en soit la seule perspective ? ». G. et S. Pragier mettent ici en cause une vue par trop dramatique de la pulsion de mort, en même temps qu’une conception (pour ainsi dire platonicienne) de la trace mnésique pour laquelle l’image de la chose perdue renvoie à un Dieu inaccessible. Repenser la psychanalyse avec les sciences déconstruit le Moi-Sujet au bénéfice du processuel. N’oublions pas que « sujet » provient du latin subjectum, traduction littérale de l’ hypokeimenon (« ce qui est caché en dessous ») de la métaphysique aristotélicienne. Du « ce qui est caché en dessous » de la philosophie grecque en passant par le christianisme (l’homme intérieur de Saint Augustin) jusqu’au projet psychanalytique d’appropriation subjective du psychisme inconscient, la continuité sémantique indique un idéalisme rémanent.
Avec le livre des Pragier on a une proposition qui va au-delà de l’ontologie du Moi-Sujet. Là où on peut en rester à une pragmatique (à mes yeux difficilement dépassable) de la subjectivation, ils semblent avoir trouvé un système moins paradoxal (la « subjectivation » maintient en effet la catégorie du sujet tout en prétendant lui retirer toute dimension transcendante). La forme nouvelle que l’on peut infiniment découvrir sur un bord de mer, l’attracteur qui « aimante en une nouvelle figure la limaille », voilà des mots moins alourdis par la tradition ! « On ne peut pas prévoir de quel côté ira le cours des pensées d’un patient » mais on peut supposer qu’il dépend de la « qualité de la relation qui s’établit entre sujet et objet ». Loin de constituer un manifeste anti-rationaliste, ce livre relève de part en part de la démarche scientifique attachée à mettre les résultats de la recherche à l’épreuve d’une possible réfutation. Il ne s’agit pas de « refonder » la psychanalyse mais tout simplement de mieux la dégager, en sa spécificité, de ce que G. Canguilhem appelait les « idéologies scientifiques ».
L’objet fractal ou les structures dissipatives représentent bien le transfert (lequel s’établit dès la première rencontre, à la fois répétitif et imprévisible), parce que la réalité psychique obéit aux lois de la nature dès lors qu’on a repensé celles-ci comme des constructions non indépendantes de leurs dispositifs d’observation ?
L’invention d’un possible, la construction de conjectures inédites, l’ouverture de possibilités nouvelles néanmoins révisables en cours de route, autrement dit un certain degré d’incertitude, constituent l’heuristique ordinaire du travail analytique. Le contre-transfert devient dans cette perspective l’expérience nécessaire à l’intervention du psychanalyste parce qu’elle porte en elle une négativité devenant symbolisante à condition que les deux protagonistes de l’analyse, par une mutuelle reconnaissance, ouvrent des brèches dans la clôture où la pensée n’en finit pas de tendre toujours à s’enfermer de nouveau comme le dit R. Cahn.
La proposition de S. Viderman, « s’analyser analysant » anticipait le propos de G. et S. Pragier sur le métabolisme des « petites quantités » « mouvantes » (L’Esquisse, 1895) en « qualité » (dans la traduction Laplanche de L’Esquisse, « décharge » devient « déliaison »). L’entropie croissante peut mener à une « structure nouvelle dite dissipative ». L’ordre nouveau éclot dans le désordre, grâce à lui, au moment opportun (Kairos), ce qui ramène à la bonne décision après délibération (Krisis) et pas au hasard, même si l’émergence de l’ordre apparaît comme un miracle, comme le disait H. Arendt en 1958 : « Le cadre tout entier de notre existence réelle – l’existence de la Terre, de la vie organique sur terre, l’existence de l’espèce humaine – repose sur une sorte de miracle. Car, du point de vue des événements universels et des probabilités qu’ils renferment et qui peuvent être appréhendées statistiquement, l’émergence de la Terre est déjà quelque chose d’ “infiniment improbable”… chaque fois que quelque chose de nouveau se produit, c’est de façon inattendue, incalculable et en définitive causalement inexplicable ». Cinquante ans plus tard, on peut nuancer, ce n’est inexplicable que dans la perspective du déterminisme linéaire dont Freud pressentait l’inadéquation (« Ce que vous me dites à propos des grands physiciens est tout à fait remarquable. C’est ici qu’a lieu, en fait, l’écroulement de la Weltanschauung actuelle », lettre à M. Bonaparte citée par les Pragier).
« L’objet psychique posséderait-il des propriétés quantiques ? » Les « groupes de neurones qui constituent notre cerveau » fonctionnent-ils comme ces systèmes allant loin de leur équilibre pour basculer dans un désordre ou surgiront-ils des piliers comme dans une termitière ? Il s’agit peut-être plus de Darwin que de physique quantique dans l’« influence récursive du résultat sur l’origine », il s’agit peut-être autant de paradoxe, voire d’oxymore, que de métaphore.
Le fantasme, à cet égard, résulte d’états subjectaux de désorganisation, aléatoires sans doute mais surtout tout à fait limites, et pas seulement du jeu de forces pulsionnelles (cet ouvrage comporte ainsi de nombreuses vues innovantes en psychopathologie). « L’érotisation de la représentation devient alors fondatrice d’une nouvelle organisation ». La dialectique d’Eros et de Thanatos, du Self et de la non-intégration, ainsi retraduites, restent reconnaissables mais ne sont plus tout à fait les mêmes : à l’origine la structure dissipative (chaos à ordre) plutôt que le fantasme originaire phylogénétique. Le « fantasme non fantasme » selon Racamier, matrice d’auto-engendrement, ou encore l’imagination radicale selon Castoriadis, enfin le propos de Fl. Guignard sur la saisie de l’objet de transfert par vues successives comme relevant de la définition de l’objet quantique, soutiennent la progression de l’argumentation. La particule quantique est irreprésentable puisqu’elle change en fonction du dispositif d’observation (Heisenberg) ? Freud livra des articles successifs sur l’inconscient, jusqu’à l’hypothèse qu’on doit le supposer comme fonctionnel, après l’avoir théorisé comme une réalité, puis comme un processus : son épistémologie est proche de celle de Heisenberg. Il faut en tirer toutes les conséquences, en particulier réfuter une certaine façon de découper dans les associations du patient des articulations idéales correspondant en fait surtout à notre théorie, au risque que l’interprétation soit faussée sur le mode de la « réduction du paquet d’ondes en une image finie ». Mais n’est-il pas nécessaire, dit Bion cité par les Pragier, de réduire les éléments bêtas (« particules » primaires des identifications projectives), trop flottants, pour les rapprocher des émotions ?
Dans la pratique, l’épistémé du désordre créateur épouse avec bonheur l’amour freudien pour l’ordre et les lumières. Dans le premier chapitre de Totem et tabou, la pensée humaine native se voit définie comme magique, une projection (interne avant d’être externe) trouve néanmoins l’écran d’une possible représentation, à la limite (corticale) du dedans et du dehors. Ce retour à Freud fait bien mieux que les tentatives récurrentes d’orthodoxie, il nous dit, enfin, que Freud est un penseur du moment historique actuel dans la mesure même où son propos est pluriel, parfois contradictoire, sans tomber dans le relativisme à l’opposé de beaucoup de post-modernes. Sans donner non plus dans cette fausse radicalité qui se débarrasse trop vite du sujet et de l’humanisme : il se contente d’aller voir ce qui se passe derrière. Le pessimisme n’exclut ni le désir, ni la passion épistémophilique.
Edgar (d), physicien réputé, fils d’un couple de militants antinazis, perd son père, est placé dans un orphelinat loin de sa mère, traverse une dépression grave, devient mathématicien, connaît un épisode d’incarcération après avoir commis un acte délictueux, retombe dans la mélancolie et, enfin, fait un équivalent de travail analytique dans l’élaboration d’une théorie unifiant la physique universelle et ses éprouvés singuliers, comme l’attestent les titres de ses ouvrages : Le vide, Univers du tout et du rien ; Le rayonnement du corps noir cosmologique, Trace de l’Univers primordial. Le chapitre passionnant que lui consacrent les auteurs pousse le point de vue holiste et la perspective d’unification des champs scientifiques jusqu’à prêter (délibérément ?) le flanc au reproche de psychologisme : n’est-il pas anthropocentrique de faire une analogie entre le vécu psychique et les lois de l’Univers ? Le lecteur finit par se convaincre, avec les Pragier, en cela proche d’un E. Morin, que ce n’est pas l’Univers qui est simplifiable à une psychologie individuelle, mais qu’il y a des éléments communs aux différents niveaux d’organisation de ce qui est, d’où l’évidence du recours à la métaphore pour jeter des passerelles d’un niveau à un autre. Edgar (d) réussit à passer de la dépression à un vrai statut de chercheur lorsqu’il élabore une nouvelle cosmogenèse auto-consistante « qui utilise l’énergie latente “invisible” du vide quantique pour expliquer l’origine de l’Univers… le vide quantique est ce qui reste quand on a tout enlevé. Edgar (d) montre que ce vide n’est pas un néant mais un milieu empli de possibilités virtuelles, de fluctuations ». L’appropriation subjective de la position mélancolique, parce qu’elle est en exacte correspondance avec le contenu de la théorie scientifique (laquelle porte non pas sur la psyché singulière d’un humain mais sur l’Univers, ce qui a priori n’a rien à voir), tout à la fois favorise l’invention de cette théorie et facilite le surmontement du trouble psychique. J’ajouterai qu’il en va ainsi non seulement en fonction d’une structure quantique globale, mais sans doute aussi parce que dans les deux cas (processus psychiques d’un sujet singulier et théorie physique), ce sont les mots du langage humain qui « étiquettent » le monde comme dit Wittgenstein, et véhiculent d’une chose à une autre un sens tout autant magico-sexuel que scientifique.
À propos de l’ « auto-analyse » de Freud, G. et S. Pragier écrivent qu’il «a obéi à la tradition médicale du chercheur qui s’administre son propre traitement», ce que l’on peut renforcer en rappelant que le terme de « psycho-thérapeutique » fut inventé en 1872 par le médecin anglais H. Tuke dans le sens de l’influence de l’esprit du patient sur ses propres maladies somatiques, avant d’être étendu aux affections psychiques par Bernheim. De cet incipit de la psychanalyse découle une tension entre aspiration scientifique et méthode analytique : cette dernière ramène les formes manifestes à leurs composants élémentaires inconscients, elle déconstruit à rebours de la science qui vise à construire. La solution de cette tension se trouve dans le passage à un niveau hiérarchiquement supérieur de complexité (la découverte du travail du rêve et de l’interprétation de l’inconscient par Freud, transformation du « propre fonctionnement psychique avec lequel il a fait cette découverte »). De palier en palier la récursivité abolit les théories précédentes en les englobant, comme dans la progression des « constructions » dans une cure.
D’un palier à un autre les traces mnésiques sont remaniées, retraduites. G. et S. Pragier complètent les commentaires classiques de la lettre 52 de Freud à Fliess en montrant que le « réordonnancement » des strates instables fait coexister l’ancien et le nouveau d’une façon qui préfigure la théorie du clivage, « déchirure dans le Moi… qui ne guérira jamais plus » (Freud) où l’on est en effet tenté de voir le pli, l’angle même de la singularité subjective – ce qui va plus loin que d’avancer, comme j’ai pu le faire, que le sujet se tient « entre » les strates mnésiques qu’il écrit successivement, jamais arrêté à l’une d’entre elles. Processus sans fin, une première analyse en suppose une autre, laquelle ne s’éclaire que d’une troisième, sise à un niveau « méta », à moins qu’assez vite soit intégré le décalage ontique entre les souvenirs et la vérité ! Ce que la reproblématisation soutenue par les auteurs facilite, par exemple envisager la technique du retrait silencieux comme donnant accès au « “bruit” de l’absence » (de l’objet-environnement) favorise certainement une dissolution plus rapide du symptôme et du transfert.
Le « fourvoiement » biologisant de Freud selon Laplanche peut, à partir de ce livre, être compris comme une invitation à parachever une révolution épistémologique plutôt qu’à fermer la frontière entre psychanalyse et non-psychanalyse. Puiser sans vergogne des métaphores dans les sciences, définir la pulsion comme à la limite du somatique et comme concept lui-même limite, tout ceci peut se « staser » en ontologie imaginaire semi-fiction, semi-doctrine… seulement si on s’arrête en route, au lieu d’aller jusqu’à l’affirmation d’une épistémé du multiple et du complexe. Par exemple il y a bien une pulsion-sexuelle-de-mort (Laplanche) distincte de la pulsion de mort au sens freudien, elle-même différente de la destructivité (laquelle connaît à son tour des acceptions distinctes chez Klein, Winnicott, Bergeret, Marty…). Mais les choses sont encore plus compliquées à considérer les apports de la biologie contemporaine sur la mort cellulaire programmée qui permet la création de nouvelles cellules. La cellule fabrique elle-même les armes qui vont la faire disparaître, ce phénomène semble donner « scientifiquement » raison à Au-delà du principe de plaisir, il n’y aurait donc pas de fourvoiement biologisant, mais on pourrait aussi bien dire que cela éclaire d’autant plus la dimension analogique, symboliste, et scientifiquement faible de la métaphore « pulsion » de mort. Pour continuer le débat, faisons un pas de plus : il y aurait dérivation (perversification ?) du mécanisme biologique à un niveau d’organisation hiérarchiquement supérieur proprement humain. Une énigme demeure dans ce hiatus, sans doute, mais la question, elle, mérite d’être posée.
C’est la démarche freudienne, toujours avançant au-delà de son domaine. Ainsi le livre de G. et S. Pragier n’est pas dépourvu d’aperçus socio-anthropologiques, dans le droit fil d’Au-delà du principe de plaisir tel qu’il est retravaillé dans Malaise dans la culture, par exemple cette formulation ramassée dont on aimerait voir explicitée la reprise topique de l’économique et du biologique : « Si la société risque la destruction, c’est plutôt en liaison non avec l’excès mais avec le rejet de la conscience morale… carence récursive du Surmoi ». Ce beau livre débouche sur une inquiétude proprement politique : « Qui peut prévoir ce qui va maintenant advenir entre ordre et désordre, stabilité et instabilité ? ».
Disons-le à nouveau, ce retour à Freud ne ressemble pas aux précédents puisqu’il reconnaît que son propre point de vue ne peut pas ne pas être sans effet sur ses conclusions. L’aveu d’une telle relativité restitue l’esprit véritable du freudisme, là où les fidélités rivales au texte freudien toujours liquident au moins une partie de celui-ci (en dissimulant le crime ou en soutenant que l’expurgation donne la seule version autorisée).
Il n’y a de bonne théorie que clinique, non pas parce que nous ne connaîtrions qu’une pragmatique, mais du fait qu’elle montre la méthode scientifique à l’œuvre, acceptant des moments de désorganisation mais tout en contrôlant certains paramètres (par exemple : « Aux moments d’instabilité du psychisme, là où le patient est placé devant une bifurcation, le contre-transfert de l’analyste se trouve sollicité »). Freud laissa coexister deux topiques et plusieurs articulations pulsionnelles, pour mieux cerner le « sujet de la psychanalyse » comme «centre actif d’un réseau d’interprétations possibles… à différents niveaux» écrivent encore Georges Pragier et Sylvie Faure-Pragier.
Il y a des livres utiles, il y a des bons livres, et puis il y a les livres absolument nécessaires. Celui-là en est un.