Si les analystes du CEJK peuvent y recevoir toutes sortes de patients, quelle que soit leur organisation psychique, pourvu qu’il soit acquis que la prise en charge institutionnelle en gratuité est préférable à l’adressage « en ville », la spécificité de la recherche qui y est menée concerne l’abord psychanalytique de ceux dont le psychisme s’est organisé sur un mode d’être psychotique. Le Centre, autonome dans son fonctionnement au sein d’une vaste structure psychiatrique couvrant tout le champ des pathologies psychiques, a été conçue en une articulation avec la théorie psychanalytique ; l’espace physique dans lequel il est situé, à un étage différent mais dans le même bâtiment que le secteur psychiatrique, offre d’emblée aux patients, aux analystes et aux soignants de psychiatrie, une possibilité d’étayage : La représentation externe d’un espace topique solide permet d’accrocher des psychismes à la topique justement mal délimitée1.
La consultation est le deuxième point de contact des patients avec le Centre, après celui qui a permis l’organisation du rendez-vous. Le dispositif, mis en place principalement pour ces patients non névrotiques, rend tangible la continuité de la présence du Consultant tout au long de la cure, ce « personnage-tiers » si brillamment modélisé par Evelyne Kestemberg : « Tantôt je me situe dans l’aire de l’Idéal du Moi narcissique et constitue un référent-fétiche, tantôt dans le règne du Surmoi confinant aux rivages de l’Œdipe au sein de relations objectales friables mais maintenues » [...] « l’utilité voire la fécondité – du personnage-tiers, donc – n’intervient que pour des malades à organisations psychotiques complexes »2. J’ai récemment proposé de prendre en compte l’existence d’un autre représentant majeur de la solidité de l’appareil de contenance que j’ai appelé « le personnage-pivot », par lequel s’effectue le tout premier acte de la Rencontre, la secrétaire du Centre3. Personnage pivot, parce que c’est la bonne lubrification de cette articulation entre le patient, le consultant, l’analyste et l’institution toute entière que dépendra la fluidité des échanges, externes, mais surtout topiques et transférentiels.
Consultation, donc : Une rencontre par définition unique, souvent la première expérience de l’écoute analytique pour des patients qui parfois ont une longue pratique des différentes rencontres psychiatriques. Parfois, à l’inverse, une énième tentative de dépasser des résistances qui ont amenées à des ruptures à répétition. Plus rarement encore, une reprise de travail analytique déjà traversé puis terminé, à l’occasion d’un nouveau cycle de vie. Lors de ces moments toujours particuliers, dans nos dispositifs, le Consultant sait qu’il ne sera en aucun cas l’analyste du patient ; son ouverture psychique à l’inattendu du psychisme, ses affects contre-transférentiels, la construction dynamique de ses hypothèses métapsychologiques, toute la richesse de ce moment de vie se clôturera lors de la poignée de main marquant la séparation.
Nous partageons avec les autres entités de ce « pôle » ce marquage particulier de la tiercéité et nous proposons aux patients des consultations vidéo en première réponse à leur demande de prise en charge ; la situation clinique peut-être alors être reprise en temps réel par le groupe d’observateurs, avant qu’une restitution ne soit discutée avec le patient ; en cas de refus, naturellement, l’entretien a lieu dans l’intimité de la relation duelle. Nous suivons ainsi la trace de nos prédécesseurs, de P. Marty à E. Kestemberg, de R. Diatkine à J. Gillibert, en passant par M. de M’Uzan qui a laissé son empreinte aussi bien à l’Ecole de Paris qu’à la SPP et à l’ASM13.
Mais la spécificité du CEJK réside, comme je l’ai dit plus haut, dans sa situation particulière, à la fois hors et dans une structure psychiatrique, et dans son objet de recherche, le travail psychanalytique de la psychose. Évelyne Kestemberg, comme René Diatkine, ou Jean Gillibert, avait coutume d’aller dans les services d’hospitalisation, et d’y avoir des entretiens psychanalytiques ponctuels avec certains patients, à la demande des équipes soignantes (Kestemberg, op. cit.). Loin de l’unité de lieu du bâtiment des consultations psychiatriques de secteur et du travail psychanalytique, avaient donc lieu des « transfèrements » de psychanalystes vers l’hôpital psychiatrique. C’est ce qui est retenté depuis quelque temps à la Policlinique de l’ASM13. La policlinique accueille des patients en situation de crise, hospitalisés à la suite de décompensations délirantes ou d’actings mettant leur vie ou celle des autres en danger. Ils sont parfois suivis au long cours en psychothérapie psychanalytique au Centre ; les moments de décompensation sont alors repris dans les séances comme un mouvement significatif de leur évolution, dans le travail transfero-contretransférentiel qui pourra permettre leur perlaboration. Mais la plupart des patients hospitalisés ne sont pas en mesure de mettre au travail analytique leur monde interne. Les équipes psychiatriques sont alors seules, en présence de l’ « effrayante étrangeté » de la psychose. La possibilité de recourir alors à une personne tierce, extérieure mais analyste, permet alors de bien heureuses rencontres.
C’est une situation de ce type que j’ai été amenée à vivre il y a quelques mois.
J’ai donc rencontré Mme X, dont je ne savais rien, sauf qu’elle était hospitalisée, dans une salle de réunion dans laquelle se trouvait déjà une vingtaine de personnes, tous impliqués dans la structure de soin, de l’auxiliaire de vie au psychiatre chef de service, en passant par les internes, infirmiers, psychologues, assistantes sociales... Expérience nouvelle et qui m’interrogeait, de mener un entretien psychanalytique en présence physique de tout ce monde, et non dans une relation protégée par la pseudo-intimité d’une pièce munie d’une caméra ou, mieux encore, dans un setting classique. Je redoutais d’avoir à me confronter à un Moi-idéal écrasant, observée, jugée même par tout ce monde, ce qui m’aurait coupée d’une véritable rencontre avec la patiente. Ou qu’elle soit elle-même intimidée, inhibée, qu’elle sente une intrusion dans son intimité ou une tentative de séduction excitante, qui effracterait son parexcitation... c’était oublier qu’elle n’était pas névrosée, et qu’elle fonctionnait alors sur un mode psychotique.
Je vois arriver une dame d’âge incertain un peu hésitante, qui jette un regard sur l’assistance. Nous nous présentons, nous nous asseyons, nous nous regardons. Je lui propose la parole, et elle commence à me dérouler les raisons de son hospitalisation, son angoisse, son histoire psychiatrique chronique. En me jetant de rapides coups d’œil mi-interrogatifs mi-scrutateurs, elle commence à évoquer des ondes qui la traversent. Je ne dis rien, sauf des « ah ?, oui ? mmh ? », et je me sens la porter par le regard. Et une sorte de bulle, transparente, se créée autour de nos deux chaises, nous isolant du reste de la pièce, il n’y a plus qu’elle et moi au monde. Était-ce une chimère au sens de Michel de M’Uzan4, cette représentation fantasmatique d’une co-création de nos deux inconscients, proposée au conscient de l’analyste et lui proposant une énigme renvoyant à l’in-su, à l’in-nommé du patient ? Ou bien était-ce un dispositif différent, protégeant la rencontre de nos deux psychismes, comme le rêve préserve le sommeil ? en tous les cas, au moment même, je ressens pleinement cette curieuse matrice, cette chimère simplissime, cette bulle de savon, à l’intérieur de laquelle peut se vivre l’intimité partagée de son discours. Comme elle ne reçoit pas de démenti de la véracité de ce dont elle me parle, elle s’enhardit petit à petit, jusqu’à décrire des éprouvés délirants d’effraction corporelle. Lors de plusieurs hospitalisations précédentes, sa chambre d’hôpital lui servait de refuge, heureusement elle pouvait trouver un peu de repos. Et voilà que cette fois, lors de la présente hospitalisation, cela ne fonctionne plus. Elle ne sait plus comment faire pour se protéger, elle se sent touchée par ces ondes parfois même sous la douche. Je lui demande au bout d’un moment comment cela se passe ici avec moi, si elle se sent menacée. Non, me dit-elle, ici ça va, avec vous ; ce qui, contre transférentiellement, me confirme la présence psychique de cette bulle protectrice, et de ce que je peux représenter pour elle d’une matrice imperméable aux attaques à l’intérieur de laquelle la parole retrouve sa place.
Par petites touches apparaissent alors des fragments de son histoire, dont je ne retiens pas grand-chose excepté un père, bien trop proche, bien trop sexuel, des attouchements, un inceste peut-être ? une mère, des sœurs, indifférenciées, un milieu non protecteur, une enfance dans un univers bien trop chaud, si excitant... Elle passe du père aux ondes, des ondes au père... quand enfin je me décide à avancer prudemment que peut-être, ce qu’elle ressent pourrait être lié à ce qui se passait dans son enfance, à sa relation à son père, il me semble qu’un soulagement immédiat la délivre momentanément de cette tension diffuse qui émanait d’elle, et qu’elle me regarde avec reconnaissance. Fantasme ? Illusion de lui avoir procuré cette parole qui n’avait pas pu advenir, que sa mère ne lui avait pas permis, dans un moment de séduction narcissique tel qu’en décrivait Racamier ? Ou soulagement réel qu’une compréhension puisse lui être accordée, par-delà la grossière dissimulation du délire ? En tous les cas, les participants présents m’ont confirmé dans l’après-coup qu’ils avaient eux aussi ressenti qu’un tournant avait été pris là, à ce moment de la rencontre. Sa confiance m’avait été accordée.
Le reste de l’entretien se passa dans un climat serein, une forme de tranquillité. À la fin, elle me remercia de ne pas lui avoir dit, comme tous les autres, que je ne la croyais pas, qu’elle se faisait des idées. Et elle repartit, raccompagnée par un membre de l’équipe, comme si – c’est l’expression qui me vient dans l’après-coup – elle revenait du marché, son cabas de légumes à la main.
La dernière partie de la réunion, la discussion avec l’équipe, ne fut pas la moins riche : après tout, c’était avant tout eux qui avaient été demandeurs, dans l’espoir que quelque chose, peut-être, pourrait se passer qui les sortirait, la patiente et eux, de la sorte d’impasse dans laquelle ils se sentaient. Le départ de la patiente a instantanément dissous la bulle, et je me retrouvais dans cette société humaine bienveillante, intéressée et intéressante. Un échange dynamique s’instaura, chacun intervenant de sa place, de psychiatre, de psychologue, d’assistante sociale, d’infirmière. Le bouillonnement vital du processus associatif des uns et des autres me sembla être le signe de la relance du processus soignant de l’équipe. Une intervention m’est particulièrement restée en mémoire : un membre de l’équipe rapportait que l’entretien l’avait beaucoup fait penser, en particulier à ce qui s’était passé récemment avec elle lorsqu’il voulait l’emmener à la douche ; il fallait être là pour qu’elle accepte, et encore pas toujours. Mais maintenant qu’il l’avait entendu parler des ondes, et de la douche, il comprenait soudain pourquoi à certains moments elle se mettait à hurler et à refuser d’y entrer. Il n’y avait jamais pensé jusque-là mais les jets d’eau de la douche pouvaient évidemment la renvoyer à son délire. Il serait bien plus attentif, dorénavant, à son état psychique lorsqu’il lui proposerait d’aller se laver.
La finesse de cette remarque, tout comme les associations qui ont fusé de toute part, constitue pour moi une démonstration de l’intérêt de ces « visites » un peu particulière. Une autre approche, une autre rencontre que celles qui sont d’usage en psychiatrie, pour des patients qui a priori ne sont pas des « clients » des analystes. C’est l’occasion de tenter avec ces patients-là l’expérience de l’ouverture vers leur monde interne, vers une possibilité de mise en sens, et de regarder ce qui en advient. En même temps, cette ouverture du champ de l’écoute à un spectre qui habituellement sort du registre de l’audible, réinjecte de la libido dans l’investissement de l’équipe soignante, tout en assurant un gain narcissique non négligeable au patient.
Il est clair pour tous dès le départ que ce moment restera unique, que ce qui s’est noué entre Mme X et moi n’est pas du registre du transfert au sens restreint du terme. Cependant, pendant une petite heure, cette patiente s’est trouvée une assez bonne analysante, suffisamment pour que dans nos échanges avec l’équipe, l’hypothèse de lui proposer une thérapie au Centre ait été évoquée, sans que l’on s’y arrête.
Mais de fait, quelques semaines plus tard, la secrétaire du CEJK m’informa que Mme X avait appelé pour savoir si une prise en charge psychothérapique pouvait lui être proposée. Elle a rempli la demande de prise en charge et se trouve aujourd’hui sur liste d’attente. Qui peut dire ce qu’il en adviendra ? Mais déjà, incontestablement, une rencontre s’est produite, entre nos psychismes, entre nos inconscients, et cela est déjà une belle aventure.
Clarisse Baruch
Membre titulaire de la SPP,
professeur des universités,
directrice de rédaction de la revue « Psychanalyse et Psychose » du CEJK
Références
- Baruch C. (2018) Espace topique, espace physique. In : Actes du colloque La consultation psychanalytique en institution : quels transferts ? Le Carnet psy, 218 : 45-49 (juillet-août 2018)
- Kestemberg E. Le personnage tiers. Sa nature - sa fonction. Les cahiers du centre de psychanalyse et de psychothérapie 3 : 1-55, 1981. Reproduit in : E. Kestemberg, La psychose froide. Paris, PUF, 2001, pp. 145-177.
- Baruch C. (2018) Le personnage-pivot. Psychanalyse et Psychose 18 (Le tiers institutionnel) : 121-140. Paris, ASM13.
- De M’Uzan M. (1994) La bouche de l’inconscient. Paris, Gallimard.