L’avenir de la pédopsychiatrie est préoccupant et les fondements de la psychanalyse de l’enfant n’ont jamais fait vraiment consensus ; je suis donc particulièrement heureux d’intervenir en tant que pédopsychiatre et psychanalyste d’enfants. On connaît la formule de Freud, «…l’inconscient de la vie d’âme est l’infantile »1, toute la psychanalyse procède de l’infantile. La psychanalyse de/avec l’enfant existe et elle procède aussi de la source de cet infantile. Il ne s’agit pas de confondre l’infantile, pilier de la pensée psychanalytique, et le développement l’enfant, comme Green a pu redouter que certains le fassent. Je crois, après René Diatkine, que l’enfant a aussi un infantile et que nous ne pouvons en connaître quelque chose qu’à travers ses après-coups ; point de vue convergent avec celui de Pontalis qui considérait que faire parler l’infans est un idéal impossible pour la psychanalyse et qui parlait à ce propos d’ « aphasie secrète ». À rapprocher aussi de la belle formulation de J-C Rolland : « l’infans pourrait être le cœur rebelle de l’enfant »2.
À la suite de Serge Lebovici et de Michel Ody, je pense que la préoccupation sémiologique du psychiatre est nécessaire, mais qu’elle est transformée par l’écoute associative du psychanalyste. « Mixte » de méthodes et de références qu’il n’est pas facile de faire entendre en dehors de notre cercle professionnel. Il ne s’agit certes pas d’une simple hybridation théorique ; « L’association libre a désorganisé le monde créé par la parole pour en construire un autre également parlé et également définitif, sans cependant récuser l’ancien », écrit Michel Gribinski.3. Dans les pathologies limites ou psychosomatiques, le profit que le patient peut tirer « d’une rencontre avec ses processus psychiques inconscients » dépend de ses capacités névrotiques, comme l’évoque Jean-Louis Baldacci. On sait aussi que chez l’enfant, la psyché est en développement à travers des transformations profondes, il faut évaluer ses capacités de figuration et de symbolisation. Il nous faut aussi nous assurer que les parents imaginent que leur enfant a une vie fantasmatique et qu’il pourrait tirer profit d’une rencontre avec un(e) psychanalyste.
Juliette a 7 ans ½ et elle tient à cette précision. La mère trouve sa fille anxieuse, pas très à l’aise socialement et entravée dans ses apprentissages par la peur de l’échec. Elle fait spontanément un lien avec la séparation du couple parental. Elle pense aussi que sa fille « prend trop sur elle », contrairement à sa petite sœur et qu’elle n’ose pas s’opposer ni se mettre en conflit, à la maison comme à l’école, avec les adultes comme avec les enfants. Elle fait avec tact un récit que Juliette, un peu intimidée au début. Le père a quitté la région parisienne, mais il vient à Paris régulièrement. Les filles se rendent chez lui lors des vacances scolaires, où elles retrouvent les fils ainés du père. Avant la séparation, Juliette vivait la moitié du temps avec eux, ses « demi-frères » précise-t-elle. Les précisions autour de l’origine comptent pour Juliette…
Restée seule avec moi assez facilement, elle déclare tout de go qu’elle n’aime pas l’école et que la maitresse principale est sévère. L’autre, celle qui fait les vendredis et un mercredi sur deux est sympa et alors elle aime bien aller en classe. Elle a des copines mais il y a parfois des « histoires ». Dans quelques jours, c’est son anniversaire ; elle est très contente car son père viendra avec ses frères et qu’ils seront « tous ensemble ». Je suis frappé par la maitrise que lui procure son récit pour aménager son tête-à-tête avec moi. Elle enchaine avec aisance en me parlant des livres qu’elle aime, et « pas seulement avec des images », elle a bien retenu les leçons du surmoi culturel des adultes. Pour déjouer ses aménagements un peu trop défensifs, je reprends le mot « images » et lui propose de dessiner sur le grand paperboard ; elle accepte sans broncher ce contre-pied.
Elle dessine avec soin une grande fleur rouge ; c’est une tulipe, avec une tige qui a plusieurs courbes et des grandes feuilles allongées et nervurées. Sa fleur préférée est la rose, mais elle ne sait pas les dessiner… mais elle aime aussi les tulipes… c’est son autre fleur préférée. Elle trace la ligne du sol et prend un feutre marron pour faire la terre. Colorier sans laisser de blanc sur cette grande feuille est une tâche assez laborieuse ; la défense – obsessionnelle en l’occurrence – se réinstalle. Après un petit moment, je lui fais remarquer que ce travail va prendre du temps. Suite à mon intervention, elle arrête son remplissage à l’aplomb de la tige de la fleur. Elle me fait remarquer que la partie de la tige qui est dans le sol c’est la racine ; elle la renforce de 2 traits obliques, comme une sorte de trident, et me dit que l’autre partie du sol ce sera de l’eau qu’elle colorie de façon plus rapide. Moitié terre et moitié eau. Je lui demande si c’est une rivière… elle me dit « c’est de l’eau » et elle ajoute au-dessus des traits verticaux, puis un nuage : « c’est la pluie ». Et de l’autre côté, « il fait beau » et elle dessine rapidement un soleil, symétriquement au nuage.
Je lui fais remarquer que d’un côté il pleut alors qu’il fait beau de l’autre ; elle approuve ma remarque et ajoute que comme ça, ça va faire… elle hésite sur le mot et je propose : « un arc-en-ciel ? » ; elle approuve et sort plusieurs feutres en annonçant qu’elle va le dessiner. Elle prend pourtant le temps d’ajouter de nouveaux détails : des grosses gouttes gonflées qui descendent lourdement vers le sol. (Des lumpf ? me demandé-je alors) Mon intervention interprétative – un arc-en-ciel ? – a produit au moins deux effets : maniaque, avec le paquet de feutres qu’elle empoigne, mais aussi régressive, à dominante anale, qui se figure dans ces grosses gouttes qui tombent. Elle attaque l’arc-en-ciel, à grands gestes décidés, chaque rayon part d’un côté du sol, monte, en ogive phallique, jusqu’en haut de la feuille et redescend de l’autre côté ; chaque rayon joint le côté terre au côté eau. La feuille est grande et l’arc-en-ciel est imposant ; elle est assez fière de son travail.
Je marque un temps de silence et lui dis « qu’en regardant son arc-en-ciel, je repense à une chose qu’elle m’a dite ». Elle se retourne, intéressée par ma remarque : je dis que son dessin me fait penser à son anniversaire où tout le monde serait réuni, son papa, ses frères, sa maman, sa sœur et elle et que ça lui faisait : « si plaisir » que tout le monde soit réuni pour fêter ton anniversaire. Elle marque un temps de silence et déclare de façon enjouée : « pas mal ! ». Moment sacré dont parle Winnicott4 ? Sa réaction signait qu’elle avait senti que mon intervention avait quelque chose à voir avec ce qu’elle avait dessiné et avec ce qui lui faisait « si plaisir ».
Partant de « Deuil et mélancolie », J-C Rolland demande « si l’enfance n’est pas le temps où ont cours, face à l’objet œdipien, tantôt sur un mode ludique, tantôt sur un mode tragique, les mêmes oscillations entre des mouvements d’endeuillement […] et le désendeuillement… »5. Le « pas mal » de Juliette me paraît comporter cette dimension : « ludique », mais avec une résonance « tragique ». Je suis le spectateur de son mouvement ludique, mais elle sent peut-être que j’ai compris quelque chose de son « drame », ce drame qui nous vaut de nous rencontrer aujourd’hui. Je n’en dis pas plus et annonce que je vais « chercher sa mère pour leur dire à toutes les deux ce que je pense ». Je vais retourner la feuille et précise que c’est pour garder le dessin pour nous, mettant en scène la dimension transférentielle de ce qui se passe entre nous.
À la mère qui nous a rejoint, je dis que je « partage son diagnostic » et pense comme elle que les difficultés de sa fille sont liées à des tensions et des conflits intérieurs. J’ajoute que le moment que nous venons de partager avec Juliette, montre la capacité de sa fille à exprimer ce qu’elle ressent par des productions qui ont une valeur symbolique, par exemple par le dessin, et qu’elle s’est montrée intéressée liens que j’ai fait avec ce qu’elle vit. Je leur dis que Juliette a montré sa capacité à investir un cadre psychothérapique qui pourrait permettre de travailler à trouver de meilleures issues à ce qui la préoccupe et lui complique la vie. Je m’assure que Juliette a compris ce que je viens de dire. J’ajoute qu’il serait bien de poursuivre ce que nous venons d’expérimenter ensemble, dans des conditions dont on reparlera. Je leur propose d’y réfléchir, de consulter le père de Juliette, que je souhaite rencontrer quand la chose sera possible, et nous nous fixons un nouveau rendez-vous.
Six semaines plus tard, je retrouve Juliette et choisis de recevoir seule d’entrée de jeu. Bien campée face à moi, après une courte retenue, elle me dit que sa maman est trop sévère. Comme la maitresse peut-être... Elle me décrit une scène où sa sœur et elle avaient refusé le pain perdu que leur mère leur proposait ; un petit déjeuner « trop bizarre ». Leur mère s’était fâchée, avait dit que c’était du gâchis, avait pleuré et jeté le pain perdu puis les avait envoyées toutes les deux « faire une sieste dans leur chambre », « en pleine matinée ! ». Je propose alors à Juliette de me dessiner la suite. Elle dessine une maman très en colère, elle-même qui pleure et la petite sœur qui pleure aussi, en dessous d’elle. Elle précise qu’elles ont des lits superposés et que sa petite sœur dort en bas. Je l’interromps, tourne la feuille et lui propose de dessiner la suite sur une nouvelle feuille.
En haut de la page, Juliette écrit « plus tard » et elle m’annonce qu’elle va dessiner un trampoline ; elle ajoute « qu’en vrai » bien sûr elle n’a pas de trampoline dans sa chambre, mais elle imagine qu’elle en a un. Juliette se dessine avec les mains dans le dos… et me le fait remarquer. Elle dessine aussi sa petite sœur avec les mains dans le dos. Elles sont sur le trampoline ; Maman est derrière elles, elle « n’est plus fâchée ». Dénégation de la réaction de la mère qui « n’est plus fâchée » par les exigences de ses filles, mais il lui faut tout de même porter des lunettes de soleil. Lunettes filtrant l’excitation des filles sur le trampoline, attribut narcissique réparateur ? Je fais remarquer à Juliette je porte aussi de lunettes. Elle ajoute alors un large sourire de triomphe aux deux filles et quelques petits traits pour bien figurer le mouvement… Ça déménage aussi dans le transfert…
R. Diatkine comparait le déroulement du dessin fait par l’enfant en présence du psychanalyste avec un récit de rêves en séance, tous deux confrontés à la triple dimension de l’expression fantasmatique, des exigences de la figuration et des nécessités défensives par rapport à l’imago projetée sur l’analyste. Comme dans une succession de rêves, le dessin n° 2 éclaire sur la colère et les larmes du dessin n° 1 et pourrait permettre d’en inverser la séquence. Il semble que les lunettes de soleil jouent un rôle utile : la mère est parée d’un accessoire narcissique qui filtre aussi le soleil de l’excitation de ses filles. Rappel du dessin de la première rencontre et de son arc-en-ciel, mais avec un renversement : c’est la mère qui est spectatrice de la mise en acte pulsionnelle des filles.
Avant d’aller chercher sa mère, j’ai fait remarquer à Juliette que c’était important pour elle de me montrer que sa mère n’était plus fâchée et que ça ne la dérangeait pas que ses filles fassent du trampoline parce qu’elle était contente d’avoir ses belles lunettes de soleil. Je n’ai pas fait allusion aux mains dans le dos lors de la séance de trampoline ; il ne me semblait pas disposer du matériel préconscient pour dire quelque chose de cette figuration/dénégation de l’activité masturbatoire. Je partage la prudence interprétative de Winnicott dans le cadre de la consultation thérapeutique qui recommande de privilégier « le moment où l’enfant se surprend lui-même »6. Un des premiers effets de mon intervention est que Juliette ajoute que sa mère « n’est pas si sévère que cela »…, et que d’ailleurs, son père aussi est sévère et les gronde.
Juliette me dit qu’elle ne veut pas que sa mère voie ses dessins et qu’elle ne veut pas je répète ce qu’on s’est dit ; je le lui rappelle qu’elle sait depuis notre première rencontre que je ne répète pas, mais elle ajoute tout de même : « rien du tout ! ». Juliette vérifie la confidentialité du cadre qui lui est proposé ; nous ne devons pas trahir cette confiance en rétablissant alors un échange entre adultes dont l’enfant serait exclu, comme il a l’habitude de l’être de la chambre parentale. Le père a dit son accord pour l’indication d’une psychothérapie et accepte de venir bientôt me rencontrer. La vie à l’école s’est améliorée, mais Mme pense toujours qu’une psychothérapie est souhaitable car sa fille « se bride ». Elle pense que c’est important pour l’adolescence de Juliette. Je prends le parti de dire que « Maman pense à l’adolescence de sa fille, parce qu’elle se souvient aussi qu’elle a été adolescente ». Depuis la première rencontre, cette mère paraît montrer une capacité à s’identifier au fonctionnement de sa fille et elle supporte que sa fille investisse un cadre dont elle est exclue ; Juliette ne paraît pas captive du désir maternel, y compris à propos de l’indication de thérapie (M. Fain). Les conditions paraissent favorables à l’engagement d’une psychothérapie, avec la réserve de la présence encore incertaine du père dans mon bureau. Il était clair que j’étais là pour donner un avis et orienter, mais Juliette manifeste un peu de dépit « j’aurais préféré que ce soit toi » et « j’étais sûre qu’on me proposerait une femme ». Néanmoins, ce que nous avons fait ensemble paraît lui permettre d’accepter l’idée de poursuivre avec quelqu’un d’autre. Juliette a montré des capacités à se séparer dès la première rencontre ; elles se sont développées, mais il faut parfois y travailler longuement, sans certitude d’y parvenir.
Créer les conditions du déploiement possible d’un transfert peut permettre à l’enfant de mobiliser ses processus préconscients d’une façon différente ; la rencontre avec ce cadre inédit, avec le fonctionnement associatif de l’analyste, permet souvent à l’enfant d’investir la fonction analysante de l’analyste, ce qui permet de poursuivre, en se séparant de l’analyste en personne. Les parents doivent alors se séparer de leur enfant et du consultant de leur enfant ; il faut aussi pouvoir travailler ce volet dans le cadre des consultations.
Jacques Angelergues
psychiatre, psychanalyste membre de la SPP
Centre Alfred Binet
Références
- Freud, S. (1916) « Traits archaïques et infantilisme du rêve », XIIIème leçon d’introduction à la psychanalyse, OCF XIV, p. 214.
- Rolland, J.-C. (2017) « Enfance et douleur », Journée ouverte de l’APF, 2017, p. 40.
- Gribinski, M. (2017) Post-éducation, « L’enfant de la psychanalyse », Journée ouverte de l’APF, 2017, p. 18.
- Winnicott, D.W. (1972) Préface à La consultation thérapeutique, Gallimard, p. XXXII.
- Winnicott, D.W. (1975) Jeu et réalité. L’espace potentiel, Gallimard, p. 72.