[restrict]« C’est au service du refoulement des désirs œdipiens activés par l’adolescence, que le clivage opère de manière extrêmement puissante, au point de masquer cette évidence : nous le savons bien, la crainte de perdre l’amour de la part de l’objet est tapie dans l’ombre de toute représentation de désir »[1]
« La terrible Spaltung, la barrière entre soi et soi, le réel et soi, entre les autres et soi, peut alors être un instant levée. »[2]
Agathe
Transparente, c’est ainsi qu’Agathe se décrit lors de nos premières rencontres. C’est pourtant une très belle jeune fille ou jeune femme de 20 ans, qui se présente sous un jour séducteur, élégante, grimpée sur de hauts talons, maquillée, jupe courte, sac à main de luxe ! Mais la poignée de main est si peu assurée, mole et froide, comme celle d’une petite fille qu’il faudrait réchauffer et raffermir. Elle consulte pour se débarrasser de rituels de vérification envahissants[3]. Elle habite seule mais dort le moins souvent chez elle. Elle n’y est jamais, ne s’installe pas, est toujours ailleurs les week-end, chez ses parents. Elle ne dit pas sa maison, mais celle de sa mère ou de son père. Ils ont divorcé quand elle avait 13 ans.
Elle vient de faire une crise d’angoisse quand elle était toute seule, ce qui l’a inquiété. Cet épisode fait suite à une année difficile, durant laquelle se sont installées des conduites alimentaires conduisant à une anorexie sévère. Elle ne prononce pas le mot, comme s’il fallait banaliser et que formuler équivalait à confirmer, la pensée magique n’est pas loin. Elle s’est faite peur toute seule. « On ne fait pas mieux si c’est ça qu’on veut, disparaître. » Elle ne mangeait plus mais ce n’était pas « par rapport à son reflet dans le miroir ». Elle s’est renseignée sur l’anorexie et je perçois la défense par intellectualisation qui permet la mise à distance et la tentative de maitrise pulsionnelle. Elle a conscience qu’on l’a vu, « son père en particulier », les désirs œdipiens ne sont pas loin, du moins pour l’analyste.
Les symptômes obsessionnels et l’angoisse peuvent correspondre au retour du refoulé des motions pulsionnelles sexuelles et agressives envers les imagos maternelle et paternelle, venant entre autres choses exprimer à travers les comportements le double interdit du toucher. Pourtant, ces manifestations symptomatiques m’apparaissent très détachées de leurs racines pulsionnelles, sur un versant quasi opératoire. De plus dans son contact, Agathe semble assez désaffectivée. Est-ce de la répression, puisque le refoulement ne porterait ni sur la pulsion, seuls les « représentants représentation » de la pulsion sont refoulés, ni sur l’affect qui ne pourrait devenir conscient, la répression aboutissant quand elle réussie à « la belle indifférence des hystériques ».
Pour Freud « si un refoulement ne réussit pas à empêcher l’apparition de sensations de déplaisir ou d’angoisse, nous pouvons dire qu’il est raté, quand bien même il aurait atteint son but en ce qui concerne la part-représentation » [4]. Ce sont les crises d’angoisse qui ont motivé la consultation, signe d’un refoulement insuffisamment opérant, voire raté.
Peut-on alors évoquer le clivage ? La désafectation et d’autres éléments m’y conduiraient. Agathe semble très lucide sur elle même et se rend compte qu’elle réagit avec une forme de décalage, une coupure entre ce qu’elle comprend et ce qu’elle ressent. « Il y a comme un mur, une vitre entre ce qui se passe et ce que je comprends ». Elle ne voulait surtout pas que sa douleur puisse être perçue par ses parents lors du divorce ou de son épisode anorexique. L’agressivité est retournée contre elle-même pour protéger ses proches, quitte à « disparaître ».
Alors répression, clivage ou isolation drastique, notamment entre affects et représentations de mots ? Les mots, elle en possède et elle les aime. Elle parle posément et sans difficultés, avec un langage châtié, policé. Cultivée, je sens qu’elle veut me montrer qu’elle aime lire et écrire, mais ne peut m’en dire plus et prendre le risque de livrer son intimité. En reprenant mes notes, j’avais constaté un problème de retranscription. Je ne retrouvais pas ses mots à elle, des mots précis mais qui édulcorent le sens premier, la secondarisation permettant l’atténuation de l’impact, non sur elle, mais sur moi, de la charge pulsionnelle, quantum d’affect, porté par les mots. Etait-ce pour me protéger ? Pas d’étalage donc, une surface assez lisse et malgré tout pas désagréable, mais une surface. [5]
Pour Freud, l’instauration du principe de réalité a entrainé la séparation par clivage d’une activité de penser, le fantasier, demeurée libre à l’égard du principe de réalité et soumise uniquement au principe de plaisir[6]. Or chez Agathe, je ne parviens pas à entendre l’activité fantasmatique derrière le contenu manifeste. Le principe de plaisir est peu accessible et le principe de réalité semble régner, non sous une forme tyrannique, mais entériné d’une façon trop naturelle[7]. Dans son discours, la réalité occupe toute la place, comme si Agathe s’y pliait en apparence avec plaisir. Tout est bien contrôlé, sauf qu’elle n’a pas pu, du fait de ses angoisses massives et de sa perte de poids, assurer la poursuite du chemin tout tracé, depuis une scolarité brillante jusqu’à l’intégration en classe préparatoire. Elle a faillit laisser tomber, mais elle va au bout. C’est là que la fatigue l’envahie et que l’anorexie s’installe.
Les symptômes, compromis entre désir (régressifs, sexuels et agressifs) et défense (ordre, contrôle), ramènent à la surface le conflit sous jacent qui peine à s’élaborer, probablement lié à l’adolescence et à la réactivation des désirs œdipiens. Réactivation ? Étaient-ils jusque là refoulés, ou bien étaient-ils réprimés, clivés ? L’ensemble du complexe ou bien certains courants étaient-ils refoulés et d’autres déniés ou objet de clivage du moi ? Difficile encore de statuer, car probablement est-ce plus complexe du fait des remaniements identificatoires de l’adolescence encore mal stabilisés.
Elle raconte son histoire sur un mode factuel. Seconde d’une fratrie de deux, son frère ainé idéalisé occupe une grande place dans sa vie. C’est lui qu’elle a appelé quand elle failli perdre connaissance avant ses examens, il est venu la chercher et s’est occupé d’elle avec sa compagne, jeune femme elle aussi très idéalisée. Agathe s’est ainsi reconstituée un couple parental auprès de qui elle peut se placer en position d’enfant. Puis vient la figure de la mère, très belle, courageuse et délaissée, qui habite seule depuis le divorce. Le père, très distant, vit en province et a refait sa vie avec une femme bien plus jeune que lui.
J’évoque les modalités de suivi, psychanalyse ou psychothérapie. Elle souhaite faire une psychanalyse car elle pense qu’elle doit comprendre à l’intérieur, plus en profondeur. Sa remarque est fine, mais la demande me semble plaquée et relever d’une adhésion au chemin de la compagne du frère qui fait une analyse, dans une identification massive, hystérique mais sans chaleur. Agathe est comme froide, glacée, les défenses narcissiques sont au premier plan. Il y a pourtant une demande latente derrière l’aspect raisonnable, que son père s’intéresse à elle. Elle pense qu’il acceptera de payer car il lui a dit de s’occuper d’elle. Ses parents l’encouragent à consulter, ainsi « ils seront rassurés si quelqu’un s’occupe de moi ». J’entends « quelqu’un et pas eux ». Je lui propose de nous rencontrer quelques séances et de décider ensuite du mode de suivi, ce qu’elle accepte immédiatement mais sans conviction. Je sens d’emblée les difficultés d’instauration d’un transfert qui risquerait, du fait sa potentielle massivité, de la renvoyer à une dépendance affective contre laquelle elle cherche à se défendre. Agathe ne va pas donner suite à ce premier rendez-vous[8].
L’angoisse pourtant ne l’a pas quittée et elle revient me voir 6 mois après. Elle a fait une crise de panique lors de ses examens puis s’est enfermée, au sens propre chez sa mère, et au sens figuré sur un mode dépressif et anxieux. Elle me dira qu’elle s’est créée un mur insurmontable. « J’ai tout pour être heureuse. Je veux le bonheur de tous », phrase prononcée sans aucun affect, froidement, raisonnablement. Mais elle ne sait pas comment envisager l’avenir. Pour de nombreux jeunes, le passage de l’adolescence à l’âge adulte peut s’apparenter à un mur insurmontable. Grandir c’est se détacher de ses objets infantiles et risquer de les perdre, bien que l’adolescent puisse ressentir le fait qu’ils lui sont encore nécessaires. En même temps que ses désirs œdipiens, envers le père mais aussi déplacés sur son frère, sont réactivés, Agathe voit ses figures masculines se détourner d’elle, ils ont trouvé des compagnes. J’essaye de creuser cette idée du bonheur afin de dégager une dimension de plaisir plus restreinte que le « tout » énoncé, chercher un fil personnel même ténu, afin de réduire ses ambitions encore écrasantes, à l’aune d’un idéal du moi hypertrophié. Travailler sur de petites quantités d’énergie. Je m’intéresse à ses lectures et cette fois-ci elle évoquera son goût pour la littérature, notamment Valmont et Les liaisons dangereuses. Les désirs œdipiens ont-ils pris le chemin de la sublimation ?
Nous décidons de débuter une psychothérapie une fois par semaine, setting qu’Agathe respectera scrupuleusement sans jamais manquer une séance pendant près de quatre années, puisque je continue de la recevoir régulièrement.
Durant les premiers mois, je ne parviens pas à me faire une idée de l’adolescente qu’elle a été, et qu’elle est encore, sauf à voir en elle une jeune fille un peu perdue dans ses désirs, marque possible d’une dimension hystérique, dans sa version froide, un calme apparent sous lequel la passion devrait bruler[9]. Car ce qui me manque, ce qui lui manque en surface tout du moins, c’est la chaleur pulsionnelle, le bouillonnement lié à la reviviscence des désirs œdipiens, à cette sexualité désormais génitale et à ce nouveau statut qui peut permettre leur réalisation jusque là différée. Et pourtant le feu brule, mais est-ce sous le manteau[10] du refoulement ou derrière le mur de la spaltung ?[11] Selon L. Kahn Freud n’a jamais renoncé à « la complexité du nouage entre refoulement et clivage »[12][13].
Lors d’une séance, Agathe évoque de façon un peu confuse une liaison tenue secrète avec un homme de près de 20 ans plus âgé qu’elle, dans la station balnéaire où réside son père. Elle l’a « laissé venir », était « à sa disposition ». Il n’était pas « toxique » dit-elle mais elle savait dès le début que ça se terminerait quand il rencontrerait une femme de son âge. Quand c’est arrivé, il a mis fin à leur liaison mais n’a pas poursuivi avec cette autre femme. Petite victoire ! « Et on a continué à se voir. » Comme si la liaison n’avait jamais vraiment existée. L’ombre des désirs œdipiens plane. Plus que l’ombre puisqu’un déplacement sur un autre objet de transfert s’est effectué dans la réalité, lui permettant d’expérimenter une relation incestueuse et un renoncement, tout en maintenant l’idéalisation.[14]
Je tente de faire un lien entre l’arrêt de cette relation et la montée d’angoisse suivie de l’épisode dépressif. Elle ne semble absolument pas se saisir de ce que je lui propose. Les scènes sont hermétiquement séparées, comme par une vitre me dira-t-elle. Quand elle se regarde dans un miroir, elle ne se voit pas, elle est comme à distance d’elle même. Je pense à la partie restée saine « qui observait comme « du dehors » ce qui se déroulait dans la psyché » [15], le « spectateur indifférent » [16] que Freud évoque dans la psychose et les crises d’hystérie. Une partie spectatrice du fonctionnement psychique qui suggère un lien avec l’ « indifférence affective », le peu d’insight et de réflexivité[17].
Quelques séances plus tard, Agathe raconte un cauchemar qui s’apparente à une hallucination, tant elle ne sait plus si elle dormait ou si elle était éveillée[18]. Elle est allongée dans un lit et un homme est sur elle, lourd, pesant de tout son poids. Elle ne voit pas son visage, sa masse est impressionnante et elle suffoque. Elle s’éveille en sueur, aux prises avec une angoisse terrible car elle a vraiment l’impression que c’était vrai. De mon côté, le caractère étrange de la scène m’imprègne d’autant plus que je n’ai pas le sentiment qu’Agathe me raconte quelque chose, mais qu’elle le raconte, pas tout à fait à elle même, pas non plus à moi. Elle me tient à l’écart, comme elle se tient à l’écart d’elle même, de ses affects et d’une réalité qui devient désormais trop proche de ses fantasmes.
Je choisis de ne pas interpréter, percevant la dimension clivée du fonctionnement et étant moi-même sous l’effet de ce vécu hallucinatoire. Mais je commente, disant qu’elle a été très inquiète. Je sens qu’il me faut respecter cette distance, lui donner le temps entre l’expression verbalisée de faits, plus ou moins rattachés à sa vie pulsionnelle, et l’accès à la conscience.[19] Cherche-t-elle en racontant l’épreuve de réalité, cet état du réel qui la dégagerait de l’hallucination ?[20] Agathe semble avoir agit un fantasme inconscient, une action qui a pu ensuite constituer une hallucination qui n’attend que peu pour devenir une représentation consciente.[21]
La psychothérapie se déroule sans heurt, presque trop calmement. Agathe parle facilement mais durant longtemps elle peine à aborder les aspects conflictuels qui l’occupent. Elle s’installe en collocation, au propre comme au figuré avec moi. Elle parle de ses proches toujours en les protégeant. Petit à petit elle va aborder des difficultés avec son père trop distant, d’abord en reprenant les propos maternels, ce que je lui fais remarquer, puis progressivement elle reconnaît que cela vient aussi d’elle, de son rapport à elle, sa fille. Les figures idéalisées du couple de son frère s’éloignent aussi du devant de la scène et les relations amicales apparaissent.
Après un certain temps, celui qu’il lui a fallu pour me faire confiance et oser affronter la femme et la mère que je peux représenter dans le transfert, Agathe fait état, voire étalage, de nombreuses aventures menées en parallèle, toujours avec des hommes dont elle dit ne pas être amoureuse. Elle et ses amies utilisent une expression qui décrit bien l’usage de la sexualité qu’elles pratiquent, sans investissement libidinal, ni conflit, ni culpabilité en apparence : « faire l’étoile de mer ». Bras et jambes écartés, immobile et se laisser faire. Comme s’il y avait séparation entre le corps et le plaisir ou non-plaisir qu’elles peuvent en tirer (E. Kestemberg, 1989). Clivage ?
Au fil des séances pourtant, je sens que les choses changent pour Agathe, à bas bruit, comme si le mur entre elle et moi s’amoindrissait et que le clivage se réduisait, tout du moins sur certains points. Notre relation devient plus vivante, elle me parle, me regarde, alors que pendant longtemps j’avais le sentiment que je n’étais pas investie dans le transfert. À ce propos, je pense que le dispositif en face à face était le bon. Certes Agathe n’avait pas besoin du soutien de mon regard pour parler et le divan-fauteuil aurait pu d’emblé être proposé. Mais cela lui aurait probablement évité de se confronter à mon regard, à ma personne, pour se réfugier plus encore dans la distance et l’intellectualisation, au détriment de la présence corporelle et des affects qui progressivement sont plus présents en séance.
Au bout d’une année de psychothérapie, le feu pulsionnel va trouver une voie d’expression à travers la mise en acte de désirs œdipiens, déplacés sur deux hommes beaucoup plus âgés, tout deux mariés et avec enfants. Signe du clivage, Agathe a en même temps conscience que ses désirs portent sur des hommes d’âge mur et ne voit pas le caractère incestueux de ces liaisons, elle a toujours détesté les filles à papa. Ces transferts latéraux[22] constituent sur un plan économique un délestage qui favorise l’élaboration et permettent que la réalisation ne soit plus hallucinatoire, mais ils peuvent aussi maintenir ou renforcer le clivage.
Le conflit va alors se jouer entre ces deux hommes et en ma présence, spectatrice mais pas indifférente. « Mais alors que va bien pouvoir penser ma mère ? » Telle est la formulation que je me fais, sans la prononcer. Qu’est-ce que j’en pense moi de ces jeunes filles en fleurs qui volent la place de femmes plus âgées mais encore désirantes et qui se veulent désirables ? Les représailles peuvent être terribles et la culpabilité se retourner contre elle, sous forme d’angoisse et d’auto-agression. Agathe n’a absolument pas conscience de cela, tout du moins je ne perçois rien dans ses propos ou son attitude qui me le laisse penser, d’où l’absence d’interprétation de ma part. La force de répulsion face aux désirs œdipiens pousse à la recherche de substituts, et dans le transfert, l’analyste occuperait cette place. Pourtant à ce moment de la cure, je ne semble pas investie comme objet de transfert prévalent[23]. Ce sont les substituts paternels qui occupent la place d’objet idéal, tout du moins celui qui lui est accessible, l’imago maternelle étant encore intouchable.
Malgré tout, elle semble attendre parfois que j’intervienne pour mettre des limites et me positionner face à l’interdit de l’inceste. Mais il n’y a pas d’inceste ici, seulement la réalisation déguisée, déplacée, d’un désir œdipien incestueux longtemps refoulé ou réprimé mais agissant. Bien sur je lui fais remarquer, dès que le matériel de la séance le permet, combien elle est troublée de cette situation qu’elle relie indirectement à celle de son père et sa compagne plus jeune que lui de 20 ans. Comment elle occupe toutes les places, celle de l’enfant, de l’amante, de la femme. Et combien elle est particulièrement terrifiée par la figure de la mère et femme légitime qu’elle va croiser près des lieux de son “crime”. Suite à cette rencontre, Agathe va interrompre une des deux relations et s’aventurer, à l’abri du clivage, dans une liaison plus stable avec P., qui a lui-même une fille presque du même âge qu’elle. Dans un premier temps, soutenue par son amant qui dissimule cette réalité, elle tentera de la dénier, tout du moins l’impact sur elle, comme probablement elle s’est sentie déniée par son père lorsqu’il s’est remarié.[24] Le clivage va opérer pendant plus de six mois. Parallèlement, elle investit ses études et ne fait plus de crises d’angoisse. Peut-on parler d’un clivage fonctionnel au sens de Gérard Bayle ?
Lors d’une séance Agathe évoque son parcours en thérapie via une dénégation : « je ne m’interroge pas sur pourquoi la psychothérapie » dit-elle. Je relève le pourquoi. Les mouvements hostiles à l’égard de la figure maternelle, que je représente dans le transfert, sont à l’œuvre. Elle s’anime à propos de ses profs de fac qu’elle critique car ils leur demandent d’être professionnels mais eux ne le sont pas. Un sentiment de colère pointe face aux adultes qui ne respectent leur place. Enfin elle se positionne face à l’autorité et donc aussi face à moi.
Elle aurait pris de la distance avec les individus « toxiques ». Je relève « toxique ». Elle associe : « c’est la ville de mon père aussi ». Une petite ville où tout le monde se connaît, où se côtoient des gens fortunés et où alcool et drogue semblent être de consommation courante. Elle évoque la distance qu’elle mettait par rapport à son intimité et dans ses liaisons avec ces hommes d’âge mur qui ne devaient pas se montrer faibles devant elle. La perte de l’écart générationnel, recherchée inconsciemment via ces relations incestueuses, ne pouvait que l’inquiéter du fait de l’inversion des rôles, ce à quoi elle n’était pas prête, sauf au prix du clivage du moi. Quand son ami P. a pleuré dans ses bras, elle a été surprise de le supporter mais elle s’interroge. Et moi de m’interroger en silence. Sur qu’elle épaule pleure t-elle ? « Pourquoi la psychothérapie » pourrait se traduire par : puis-je pleurer sur votre épaule ou bien êtes vous toxique vous aussi ? Le mouvement transférentiel peut apparaître plus clairement à ses yeux et le danger avec. Car avec Agathe, je marche sur des œufs, faire trop de liens serait prendre le risque de la faire fuir ou se réfugier à nouveau derrière la barrière du clivage.
Lors des séances de reprise après l’été, Agathe est très troublée. C’est la première fois que je la vois ainsi. Elle n’a « pas vraiment besoin » mais elle sent qu’elle doit parler de quelque chose qui s’est passé. Pas me parler, mais parler. Par deux fois, elle a été forcée par P. à avoir des rapports sexuels. Elle ne peut pas prononcer le mot viol. La première fois, après avoir tenté de refuser et de le repousser, elle s’est laissée faire puis elle est partie chez elle. Mais elle est revenue chez lui et ça, elle ne le comprend pas. Elle ne sait pas bien pourquoi. « Pour qu’il dise quelque chose. » La seconde fois, elle est rentrée chez elle effondrée et a fait un malaise. Elle a « tout mis sous le tapis » et n’a rien dit à personne pendant longtemps. Ce n’est qu’après la rupture avec P. cet été qu’elle en a parlé à une amie.
Je la sens très touchée durant cette séance où la temporalité a changée, puisqu’elle revient sur un évènement passé, réflexivité assez rare chez elle. L’effet du surmoi est clairement exprimé. Quelque chose en elle la pousse par honnêteté envers elle-même à s’interroger sur le fait qu’elle n’ait pas réagit. Car elle connaît très bien la loi, et sait que le viol est interdit même dans le cadre conjugal. Féministe, elle est la première à dire qu’une femme ne doit pas se laisser faire, doit parler, dénoncer. Pourtant elle ne l’a pas fait. La blessure narcissique est là, envers elle-même, elle se déçoit par rapport à ses idéaux. Je relève « ce quelque chose qu’elle ne comprend pas en elle, c’est pourquoi elle est revenue chez lui ? » [25]
À la séance suivante, elle me dit sous forme de dénégation : « je n’ai pas été soulagée d’avoir parlé, même si je ne pensais pas que cela suffirait de mettre des mots. C’est difficile de trouver les bons mots. Au contraire, j’ai senti un poids toute la semaine en sortant d’ici. » C’est la première fois qu’elle fait un lien entre les séances et son état, et entre deux séances. Jusqu’alors, les séances avaient probablement plus des effets de catharsis, de décharge. Elle relie l’oppression ressentie à la question qui l’occupe et se demande pourquoi elle a accepté et pourquoi elle est revenue après le viol. Il y a un effet d’insight et une véritable remise en question d’elle même.
Je lui dis que « peut être, ce qui était difficile en plus d’en parler, c’était de m’en parler à moi. » Elle acquiesce et dit que c’était beaucoup plus facile d’en parler à son amie, qui a le même âge qu’elle, qu’à moi. Je dis : « Une femme plus âgée, en âge d’être sa mère, être mariée et avoir des enfants. » Je reviens sur le poids et l’oppression ressentis et je lui rappelle l’hallucination évoquée dans les premiers temps de la psychothérapie. « Ressentir un poids d’homme sur elle et étouffer. » Touchée par mes propos, elle me dit que justement elle a reparlé de cette sensation récemment avec son frère. Ils étaient partit avec leur père en week-end. Elle était fatiguée et voulait faire la sieste. L’angoisse est arrivée et cette même impression d’un poids sur elle. Mais elle ne devait surtout pas bouger car son père, pilote d’avion, se reposait pour pouvoir faire le vol du retour. Cette impression qu’il y a un homme au dessus d’elle, une présence dans la chambre, ça lui arrive à chaque fois lorsqu’elle veut faire la sieste, avant et après une fête, entre le jour et la nuit, entre deux états psychiques, entre « eux-deux » en lien avec la scène primitive. La première fois c’était adolescente. Cette fois-ci son père précisément dort à côté d’elle. Elle évoque avec moi ensuite ces différents amants plus âgés. Son inquiétude se rapporte aux femmes de ces hommes et à la culpabilité qui va s’abattre sur elle quand cela se saura. Elle me dit combien sa récente installation, seule et plus en collocation, compte beaucoup. Elle meuble son studio en prenant le temps de trouver ce qu’elle veut y mettre objet par objet, comme un puzzle. Cela m’évoque un rassemblement d’elle-même, une reconstruction progressive, chez elle, en elle. Elle semble se poser quelque part enfin, au regard du début de la psychothérapie où elle n’était jamais chez elle. Entre les maisons de sa mère et de son père, entre l’enfance et l’âge adulte.
La séance suivante, elle me dira qu’elle a passé un très bon week-end chez son père et qu’elle a réussi à faire la sieste pour la première fois. Elle veut refaire sa chambre car maintenant c’est chez elle aussi là-bas. Je lui fais remarquer qu’elle n’évoque plus du tout sa mère et sa maison. C’est vrai, sa mère a déménagé et « là-bas ça va venir, ce n’est pas encore ça, mais ça progresse ». Sa mère était très présente au début de la thérapie, toujours là pour l’aider. Agathe l’appelait tous les jours et reprenait ses propos concernant son père. L’analyse l’a aidée à renouer avec lui. J’ai pu représenter une figure maternelle autorisant le rapprochement, et de ce fait l’actualisation des désirs œdipiens, mais aussi progressivement une figure surmoïque, favorisant la levée du clivage par la progressive intériorisation, via les mouvements identificatoires, d’un surmoi tout autant interdicteur que protecteur.
Depuis Agathe a rompu avec ces relations à caractère incestueux. Libertine malgré tout, elle me montre alternativement deux visages d’elle même, mais au sein d’une même séance. Il y a celle qui est attirée par la transgression, mais qui se contente d’être observatrice externe, et à côté, celle qui vient récemment de débuter une relation amoureuse avec un homme de son âge. Elle en est très troublée, car elle la laisse s’installer. Mais ces deux figures d’elle-même ne sont plus clivées et le doute désormais s’installe en séance, signe du refoulement. En effet, elle risque de devenir « toxique » pour ce jeune homme. Agathe a été contaminée par P. qui lui a transmit un herpès génital. Elle l’avait évoqué en séance comme quelque chose qu’elle partageait avec lui, et avec sa mère qui avait banalisé la chose. De mon côté, je n’avais pas vraiment réagit, sa mère l’ayant rassurée et elle était suivie sur le plan somatique.
Dans un premier temps, je n’ai pas reconnu ma “participation” à ce qui est arrivé à Agathe. Je l’avais laissé avoir cette relation et être contaminée. C’est à l’occasion du travail pour Les Rencontres que c’est produit la levée de mon refoulement par rapport à cet épisode. J’ai réalisé que probablement nous avons refoulé, elle et moi, cet évènement porteur du poids de nos culpabilités respectives, pour Agathe la réalisation des désirs incestueux et pour moi, n’avoir pas posé l’interdit. Une forme de « collusion inconsciente des refoulements chez les deux partenaires de la relation psychanalytique » écrit L. Kahn[26]. Qu’en est-il du refoulement chez l’analyste ? Je ne pense pas qu’il s’agisse de clivage ici, mais plutôt l’effet du fonctionnement clivé d’Agathe qui a pu favoriser mon refoulement de cette part de culpabilité. C’est aussi parce que je sens plus clairement son investissement transférentiel à mon égard, et l’atténuation du clivage, que probablement cette levée a pu s’opérer pour moi. Ainsi, elle se questionne sur ce qu’elle doit faire par rapport à son nouveau compagnon. Doit-elle lui dire et prendre le risque de la rupture ? Pour l’instant elle l’a protégé mais elle ne veut pas lui mentir. Elle ne me demande pas directement de répondre mais je sens son regard et l’arrêt de ses paroles qui cherchent ma réponse. Je pointe combien ce questionnement est important puisqu’elle en fait état devant moi et qu’elle ne le met pas « sous le tapis ». Nous revenons sur ce que lui a fait P. qui lui n’avait rien dit. Elle entend je crois ma position plus ferme, sans lui dire quoi faire, un positionnement qui vise à ne pas dénier la réalité et qui désormais lui indique clairement ce qui est sous-entendu dans ses propos, comme si je pouvais enfin lever le refoulement, puisqu’elle avait moins recours au clivage.
« C’est au service du refoulement des désirs œdipiens activés par l’adolescence, que le clivage opère de manière extrêmement puissante, au point de masquer cette évidence : nous le savons bien, la crainte de perdre l’amour de la part de l’objet est tapie dans l’ombre de toute représentation de désir »[27] écrit Catherine Chabert.
Ainsi en était-il chez Agathe, une forme de clivage permettant la réalisation certes déplacée des désirs œdipiens. Progressivement, l’intériorisation de la menace surmoïque, incarnée par ma personne en présence, s’est opérée favorisant le renoncement au clivage, au profit du déplacement, de la sublimation et in fine du refoulement. Avec Agathe il m’a fallu prendre le temps de l’installation du transfert puis de son maniement. Prendre le temps et le risque de laisser se déployer des transferts latéraux, potentiellement élaboratifs mais aussi source de résistance et de danger, afin que le recours au clivage s’attenu, que de spectatrice d’elle même, coupée de ses affects, paralysée par l’angoisse, elle passe de l’hallucination à la réalisation déplacée de ses fantasmes incestueux, vers la levée du refoulement, ce qui je l’espère favorisera désormais l’accomplissement des désirs envers des substituts moins toxiques.
[1] Catherine Chabert, Laurence Kahn, Il y a clivage et clivage, Le carnet psy, 2015/5, N°190, p.24.
[2] Elisabeth de Fontenay, Gaspard de la nuit, Editions Stock, 2018, p. 123.
[3] Elle est capable de vérifier 30 fois qu’elle a bien mis son réveil, fermé la porte
[4] « Nous devons désormais, quand nous décrivons un cas de refoulement, suivre séparément ce qui, du fait du refoulement, est advenu de la représentation et ce qui est advenu de l’énergie pulsionnelle qui s’y attache. » Freud décrit dans le cas du refoulement trois destins pour le facteur quantitatif : « ou la pulsion est totalement réprimée, de telle sorte qu’on ne retrouve rien d’elle ; ou elle se fait jour sous forme d’un affect, qualitativement coloré d’une façon ou d’une autre ; ou elle est transformée en angoisse. » Freud, S., 1915, Métapsychologie, OCPXIII, Paris, Puf, p. 198.
[5] Le clivage du moi « n’est pas à proprement parler une défense du moi, mais une façon de faire coexister deux procédés de défense, l’un tourné vers la réalité (déni), l’autre vers la pulsion, ce dernier pouvant d’ailleurs aboutir à la formation de symptômes névrotiques», Freud, 1938, Abrégé de psychanalyse, Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche & Pontalis, Paris, Puf, p. 69.
[6] « Avec l’instauration du principe de réalité fut séparé par clivage une sorte d’activité de pensée qui demeura libre à l’égard de l’examen de réalité et soumise seulement au principe de plaisir. C’est le fantasier qui commence déjà avec le jouer des enfants et qui, ultérieurement prolongé en rêver diurne, abandonne son étayage sur des objets réels. » Freud S., 1911, Formulation sur les deux principes de l’advenir psychique, OC.P XI, PUF, 1998, p. 16-17.
[7] « Nous avons depuis longtemps remarqué que toute névrose a pour conséquence, donc vraisemblablement pour tendance, d’expulser le malade hors de la vie réelle, de le rendre étranger à la réalité effective. », Ibid., p. 13.
[8] Elle m’a tenu informée de son évolution. Elle pense pouvoir se débrouiller seule, a repris du poids et ses études
[9] « Chaos calme » est le titre d’un livre de Sandro Veronesi paru en 2005, et traduit chez Grasset en 2008.
[10] Selon l’expression de Paul Denis à propos de la période de latence.
[11] Selon Freud le refoulement est « la plus vielle pièce de notre terminologie psychanalytique », L. Kahn, carnet psy, p.21, mais comme nous l’a rappelé C. Smadja, le clivage est présent dès les Études sur l’hystérie.
[12] Ibid, carnet psy, p. 21
[13] « La différence entre les deux est d’ordre topique ou structurelle. Il n’est pas toujours facile de décider à laquelle des deux possibilités on a affaire dans chacun des cas », Abrégé de psychanalyse, OCF XX, p. 302, cité dans carnet psy, p. 21.
[14] « Le déplacement vers un objet du dehors permet la réalisation du fantasme de séduction » et protège de cette réalisation, Colloque APF, Le refoulement en héritage, janvier 2019.
[15] Roussillon R., 2015, Un processus sans sujet, Le carnet psy, 2015/5, N°190, p. 32
[16] Les études sur l’hystérie
[17] Selon Roussillon, l’hypothèse de Freud serait que face à une « alternative paradoxale dans laquelle on ne peut renoncer à rien sans dommages fondamentaux, l’enfant se « déchire », ou plutôt il déchire son moi, sa subjectivité en deux parties. (…) L’enfant se coupe pour éviter d’être « coupé », d’encourir la menace de castration, face à l’alternative impossible, il se clive. » Roussillon, Ib, p. 31.
[18] C’est sur le modèle du rêve que Freud établi l’efficacité du processus primaire qui désigne « l’investissement de désir allant jusqu’à l’hallucination », Freud S, La naissance de la psychanalyse.
[19] Peut-être ai-je fait office de miroir, tel le « visage de la mère et de la famille » de Winnicott.
[20] Selon Laplanche, « la pensée est considérée comme « une action pour voir ». On sait que le principe de réalité s’incarne dans la recherche de l’« identité de pensée » se substituant à la recherche primaire de l’« identité de perception » qui caractérise le plaisir. » L’identité de perception c’est l’hallucination, première forme de pensée. J. Laplanche, 1969, Les principes du fonctionnement psychique. Tentative de mise au point, in Le principe de plaisir, Monographies et débats de psychanalyse, Paris, PUF, p. 14.
[21] « La question se pose alors de savoir ce qui peut rompre la condensation identificatoire et lui faire quitter le champ exclusif du fantasme. (…) Il y a bien trouble de l’identification mais il ne s’agit pas d’identification hystérique. L’ombre de l’objet est tombée sur le moi et le conflit s’est transformé « en un clivage entre la critique du moi et le moi modifié par identification ». (…) Il y a maintenant confusion identitaire, et, dans les deux cas atteinte de la condensation propre à l’identification hystérique. La résultante du processus est un déchaînement de l’instance critique contre le moi, un moi qui cède à l’objet décomposé en de multiples personnages, ou qui est envahi par lui. Les troubles de l’identification hystérique s’associent ainsi au clivage moi/surmoi. Ils révèlent que le refoulement comme défense contre pulsionnelle ne peut être seul en cause pour rendre compte d’eux. Il faut l’intervention d’un autre mécanisme de défense qui porte sur la perception de l’objet et travers lui sur la réalité. » J.L. Baldacci, Argument aux Rencontres 2019.
[22]« Le représentant de substitution est choisi au plus près des motions interdites » « Mais ce substitut est érigé tel un censeur/interdicteur et le psychanalyste peut alors devenir un objet idéal. » L. Kahn, Colloque APF, Le refoulement en héritage.
[23] Il existe encore une forme d’ « indécision transférentielle », expression de L. Kahn qui souligne l’importance de repérer « vers quelle figure s’accroche le mouvement transférentiel », Colloque APF, Le refoulement en héritage.
[24] « Cette « très habile façon de résoudre la difficulté » qui consiste à reconnaître le danger de la réalité et « assumer l’angoisse sous forme de souffrance » et en même temps à « écarter la réalité et ne se laisser rien interdire », cette solution adoptée par le fétichiste ne concerne pas que la coexistence de la perception de la disparition du pénis et de son déni », C. Chabert, L. Kahn, Ib, p. 21
[25] Roussillon émet l’hypothèse « d’une autoreprésentation des processus psychiques, le sujet s’auto-représente et il auto-représente qu’il s’est retiré de la scène. » Ainsi au clivage du moi Roussillon ajoute un second processus, le « clivage au moi, mais il s’agit d’un sens particulier du clivage du moi, l’expérience est clivée du moi-, dans lequel le sujet se coupe de son expérience subjective en se retirant de celle-ci. Le sujet se retire pour ne pas se déchirer, il se retire pour survivre. », Carnet psy, Ib.
[26] « Le refoulement se signale par la cécité de l’un ou de l’autre, analyste et son patient », selon L. Kahn, qui discute la communication de C. Chabert au Colloque APF, Le refoulement en héritage.
[27] C. Chabert, L. Kahn, Le carnet psy, Ib, p.24.[/restrict]