[restrict]Je remercie les organisateurs de ces journées de m’avoir demandé de « commenter » la présentation clinique d’Aline Cohen de Lara pour ouvrir à la discussion.
Les premiers commentaires qui ont été faits hier, ont traité, beaucoup mieux que je ne saurais le faire, des différents niveaux de clivages qui peuvent apparaitre dans les cures, les cures de patients que nous avons décidé d’accueillir… ne l’oublions pas…
« Mon commentaire », l’écoute de la présentation d’Aline nous y convie, « s’ouvrira » au « travail de contre-transfert » , c’est-à-dire à ce travail de pensée… de théorisation, auquel nous sommes « contraints »… lorsque nous accueillons des patients comme Agathe… ces patients, je le reprendrai, « qui tirent un peu sur les marges », en espérant que nous pourrons les aider à acquérir des capacités à « faire des ponts » « à associer » comme cela a été rappelé aussi hier par Evelyne Chauvet.
L’œuvre de Freud est complexe… complexe et ouverte, disait Claude Smadja, ouverte à des questionnements sans fin. Qui ici s’en plaindrait ? Pour mon propos d’aujourd’hui, je retiendrai « ouverte ».
La richesse des « commentaires » de l’œuvre de Freud comme de ceux qu’il en fit lui-même, en témoigne.
C’est ainsi qu’il n’a cessé de nous proposer ses travaux, les « commentant » sans cesse tout au long de sa vie, ne cessant d’exprimer ses sentiments de doute et de certitude intimement mêlés…
De ses lettres à Fliess à propos de « La science des Rêves », à la correspondance qu’il entretient à la toute fin de sa vie, du 30 septembre 1934 au 5 mars 1939 (6 mois avant sa mort), avec Stefan Zweig, Freud n’a cessé de « commenter » ses « découvertes », ses théorisations, à exprimer ses doutes et ses certitudes… Il nous a laissé une œuvre que, suivant son modèle, nous ne cesserons de « commenter », et à laquelle nous essayons d’apporter quelques modestes touches…
« Ce qui définit un peintre de génie, c’est souvent d’échapper à la couleur de son temps ».
J’ai choisi ce propos d’André Malraux, rendant hommage à Marc Chagall, pour débuter mon commentaire de cette très belle présentation clinique d’Aline Cohen de Lara, qui ouvre à tant d’images, à tant d’associations.
Chagall dont il a pu être dit qu’il n’appartenait à aucune école…, que ses métamorphoses intérieures apparaissaient comme un souffle survenant souvent à l’issue d’une épreuve, apportant un repos introspectif et salutaire…, avant un nouveau départ.
Passerelles entre rêve et réalité, entre l’intime et le public, les autoportraits de Chagall reflètent un peintre dans le monde, et transmettant, avec force, les clés d’une œuvre poétique. Il métamorphose son expérience de la souffrance en images à la fois simples et accessibles, voire universelles…
Ce qui n’est pas toujours le cas de nos patients, dont certains ont tant de mal à « métamorphoser » leurs expériences en images simples et accessibles…
Ce que votre texte donne à penser à partir de la présentation que vous avez pu faire de 4 années d’un travail analytique avec une patiente que vous avez choisi d’appeler « AGATHE ». Il m’a été demandé d’en faire le « commentaire », et j’ai choisi de vous proposer de multiples passerelles.
En ouvrant le Larousse, j’ai pu avoir la confirmation que la Bible était l’ouvrage qui avait fait l’objet des commentaires les plus nombreux.
« Un commentaire est une explication du sens du texte sacré,, ou une proposition développée des vérités qui y sont contenues… » Définition déjà paradoxale.
Devrait-on aborder la lecture des textes freudiens comme celle des textes sacrés ? Ce n’est pas le message que Freud nous a transmis tout au long de sa vie et de son œuvre, et des commentaires qu’il ne cessa d’en faire, bien au contraire.
Le père de Freud fera remonter l’intérêt de Sigmund pour l’étude, pour le secret des origines, à sa 5ème année, dans une dédicace célèbre et énigmatique, rédigée en hébreu par un père représenté comme libéral et incroyant à un fils, qui se dira athée, dédicace écrite sur une Bible illustrée qu’il offrit à son fils pour son 35ème anniversaire…
Dans une chaîne associative issue du rêve de la monographie botanique Freud commentera : « Mon père s’amusa un jour à nous abandonner à l’aînée de mes sœurs et à moi un livre avec des images en couleurs…».
J’avais alors 5 ans, ma sœur n’avait que 3 ans, et je garde le souvenir de la joie infinie avec laquelle nous arrachions les feuilles d’un livre avec des images comme de n’importe quel autre texte.
La chose n’est pas facile à justifier d’un point de vue « pédagogique », note Freud… mais, pas seulement…
Je rappelle rapidement cette curieuse histoire parce qu’elle me parait pouvoir illustrer toute la démarche de Freud depuis la « Science des Rêves » jusqu’à l’Homme Moïse, dont les commentaires qu’il en fera me paraissent pouvoir nous donner une dernière clé pour la lecture de son œuvre.
Freud nous dit à plusieurs reprises que l’objet du livre est précisément la recherche des traces dissimulées (mais qui n’ont pas été effacées) d’une « genèse»…
Refoulement ? Clivage ? Contradictoire non clivé ? Comme a pu le dire Claude Le Guen. Claude Smadja a rappelé hier que l’idée du clivage était bien présente dans la pensée de Freud dès le début de ses réflexions.
La recherche des «traces dissimulées» n’est-ce pas notre travail ? N’est-ce pas la question que nous posent nos patients ? Que vous a posé Agathe ?
Revenons à Agathe et à ses « couleurs » si nombreuses.
Vous avez choisi de présenter votre patiente sous le nom d’Agathe…
Agathe née vers 231 à Catane, morte en 251 a eu un destin tragique. Née dans une famille noble, d’une très grande beauté, elle honorait Dieu avec ferveur, et lui avait consacré sa virginité, ce qui lui valut une mort atroce. Tiepolo en 1750 peignit le Martyre de Ste-Agathe : elle fut roulée nue sur des charbons ardents.
Elle fut canonisée en 1228, et remplaça Isis comme déesse protectrice de Catane, quand le christianisme devint religion dominante. L’Eglise célèbre sa fête le 5 Février.
La pierre, l’agate, (sans h) est une variété de quartz texturé en zones concentriques ou parallèles, de couleur variées. Transparente et translucide, à l’éclat vitreux, la porosité de cette pierre a permis, dès l’époque romaine, de développer des techniques de teintures artificielles par trempage dans des solutions de colorations diverses…
L’agate peut donc avoir de nombreuses couleurs…
… Vous aurez remarqué que les associations que nous pourrions nous permettre de faire iraient plutôt du côté de la pierre que de la jeune martyre…quoique … dans un texte paru en 1996 dans La Revue Française consacrée aux clivages, Jean Cournut note à propos du Martyr : chez lui, la castration n’est pas niée, elle n’est pas refoulée, elle n’est pas esquivée… elle est magnifiée, exhibée. Il n’a pas besoin de fétiche, sa castration le transcende… elle en a le brillant et, en plus… les spectateurs.
Pourrez-vous nous dire quelques mots sur le choix de ce prénom « AGATHE »… pour cette patiente qui, comme l’avait, un jour, proposé Paul Israël, « tire un peu sur les marges »…
Les récits qu’elle fait, semaine après semaine de ses « agirs », de ses conduites à risques, dirait-on pour des adolescents, m’ont fait penser à quoi nous confrontent les psychothérapies d’adolescents, et, aux questions qu’ils nous posent et qu’ils se posent… C’est une « passerelle » que je vous propose et que je soumets à la discussion.
«L’adolescent ne veut surtout pas être trouvé», affirme Winnicott, et pourtant, ne cherche-t-il pas, sans trêve, à travers lui, en lui, chez les autres, dans le monde, dans ses actes ce «soi» qui indéfiniment et simultanément, se manifeste et se dérobe à lui.
Je pourrais rappeler les propos de Jean Guillaumin et de Raymond Cahn, qui ont si bien parlé des « paradoxes » apparents des adresses des adolescents, ces « inquiétants étrangers », aux adultes.
« L’inquiétante étrangeté se situe », nous dit R. Cahn, à la limite de la rupture et de la reliaison, où l’adolescent se voit assailli de l’intérieur et de l’extérieur, par les traces toujours opérantes d’un passé jusqu’alors enfoui et écarté, et un présent lancinant et énigmatique.
La question du « devenir sujet », comment le sujet a-t-il assimilé l’objet ?, l’appropriation par l’enfant de la fonction « subjectalisante » de la mère, Raymond Cahn l’a remarquablement développée tout au long de son œuvre. L’adolescence est le temps de la mise en forme de la « subjectivation ».
L’analyste a à se proposer en tant qu’objet « subjectivant ». C’est bien cette place que vous avez eu à tenir pendant ces 4 années de psychothérapie. Pour R. Cahn, le face à face serait dans ces cas-là, préférable.
Optimiste, Raymond Cahn nous dit aussi que « rien n’est joué entre l’extension de la désespérance, de l’auto et de l’hétéro destructivité, de la compulsion de répétition, et, à l’inverse, la possibilité de prendre en charge la complexité, d’établir, ou de rétablir des liaisons, de créer du nouveau dans la continuité du passé »…
Jean Guillaumin avait rappelé que l’adolescent ne pouvait s’étayer sur l’adulte qu’en le disqualifiant et conseillait d’arriver parfois à « fermer son oreille » ; « ce sera, dit-il, la meilleure façon d’assurer le cadre adéquat à un changement, qui a autant besoin d’être reconnu que de se méconnaitre lui-même pour arriver à terme »…
Vous avez décidé de « tenir » (au sens de Winnicott) et vous avez « tenu », à la bonne distance, ni trop près, ni trop loin.
D’optimisme encore, je vais vous rappeler un instant… les propos « rageurs » de Gérard Bayle, à qui nous devons l’idée des « clivages fonctionnels ». Il a pu écrire un jour : « Il faut en finir avec l’idée d’une psychanalyse figée, qui n’aurait survécu que de peu à Freud. Le champ qui s’ouvre est des plus vastes ! »
A propos des carences narcissiques, il posait la question : « Comment se sortir de la terrible économie des carences narcissiques qui font feu de tout bois pour ne pas être le lieu du vide, de la folie ? »
Comment entrer en contact avec un sujet qui est lui-même coupé en deux ?
L’expérience montre que c’est possible, et parfois fécond, à condition de pouvoir faire le deuil de ses illusions narcissiques pour le patient et pour soi…
Il prônait le modèle de « l’estran », que les marins connaissent bien. Il importe, conseille-t-il, d’accepter de vivre un certain temps en équilibre instable, figé sur le bord de la falaise, opposé à une transitionnalité douce et prolongée comme la plage ».
…Que pensez-vous de ce conseil d’un marin de haute mer … ?
Votre présentation m’a fait aussi penser à André Green, qui en 1997 a publié un très beau travail, qu’il avait intitulé « Le CHIASME » : « Prospective, les cas limites, vus depuis l’hystérie, rétrospective, l’hystérie vue depuis les cas limites ».
A.Green ne parlait pas « d’états limites », mais de « cas limites », posant la question du côté de l’analyste et des difficultés particulières qu’il va rencontrer avec ces patients. Les « cas limites », disait-il, pouvaient jouer le même rôle que l’hystérie à l’époque de Freud.
Dans les deux cas, on peut noter le caractère « protéiforme » et le polymorphisme des manifestations… « L’agate », je vous le rappelais, la pierre, peut avoir de nombreuses couleurs.
- Green proposait de considérer la limite comme un concept.
« Si vous prenez des gens en analyse, me rappelait une patiente, c’est que vous pensez qu’ils peuvent être vivants »…
Mais, la mère d’Agathe a-t-elle été « vivante » ?
La problématique de la survivance de l’objet va se retrouver, Winnicott l’a très souvent et très joliment rappelé, dans le travail de soin, quelques soient les dispositifs choisis…
Peut-on imaginer, c’est une question, que l’objet maternel n’a pu pour Agathe, se constituer en « structure » encadrante, ayant un rôle de contenant de l’espace représentatif ? Cette mère, j’ai pensé à l’image qu’elle pouvait avoir laissée… cette « étoile de mèr –e » à laquelle il semble qu’Agathe s’identifie dans ses relations amoureuses, passive, les bras en croix… absente… sans plaisir.
«Vivre sa vie dans un corps qu’on ne sent pas, c’est la plus solitaire des solitudes ».
N’est-ce pas un sentiment que certains patients peuvent nous faire aussi ressentir ?
Certains de nos collègues, s’occupant d’adolescents, ou de patients psychosomatiques, Marilia Aisenstein, François Ladame en Suisse, pour ne citer qu’eux, ont posé la question du recours, pour un temps au psychodrame, à certains moments de la cure pour « relancer le jeu», pour ne pas nous sentir seuls ?
Peut-on aussi penser qu’Agathe a pu avoir ce que Nicolas Abraham et Maria Torok ont appelé des « parents à secrets », dont le dire n’était pas strictement complémentaire de leur non dit refoulé ?
Ils lui auraient ainsi transmis une lacune dans l’inconscient même ; « un savoir non su », une « ne science », disaient-ils, objet d’un refoulement avant la lettre…
Le dire « enterré » serait alors devenu chez Agathe « un mort sans sépulture ». Qu’en pensez-vous ?
Je reprends là les formulations de N. Abraham et de Maria Torok de 1975 réunies dans « Notules sur le fantôme ».
« Ce fantôme », nous dit N. Abraham est une formation de l’inconscient qui a pour particularité de n’avoir jamais été consciente et de résulter du passage, dont le mode reste à déterminer, de l’Ics d’un parent à l’Ics d’un enfant. Le fantôme ayant là, manifestement, une fonction différente de celle du refoulé dynamique.
Ce fantôme qui ne peut faire, dans le travail analytique, que l’objet d’une construction à deux, avec ce que cela comporte d’incertitude.
Ces idées de N. Abraham et de Maria Torok sont, bien sûr, à rapprocher de celles d’Haydée Faimberg qui me paraissent les compléter. Pour notre propos d’aujourd’hui, H. Faimberg nous parle de l’angoisse que doit pouvoir supporter l’analyste, celle de ne pas comprendre, et de ne pouvoir exister comme analyste dans le psychisme du patient, de ne pouvoir modifier son vide, sa « mort psychique ». Est-ce que certains moments de votre contre-transfert ont pu entrer en résonnance avec les propositions de notre amie Haydée ?
Il y a des moments clés dans une analyse où l’insensé prend un sens.
Ce sont les moments clés, moments féconds, qu’H. Faimberg a appelé des « moments psychotiques »…
Elle parle de psychisme vide, et, en même temps trop plein.
Je ne peux reprendre longuement, malgré leur grand intérêt, la question de la fixation au trauma, des traumas précocissimes, dont avait parlé Alain Fine, de ce « traumatique non représenté» qui tente cependant de se manifester notamment dans la cure, de produire des rejetons par lesquels il s’agirait, en appui sur le cadre, de frayer les voies à la figurabilité… La cure dans son ensemble, deviendrait acte anti- traumatique, comme l’a proposé Claude Janin.
« Ou suis-je ? Sinon dans un lieu d’où ne me parvient aucune nouvelle … fût-ce de moi ? »
Agathe ne pourrait-elle pas illustrer, aussi, cet aphorisme persan ? N’est-ce pas cette question qu’elle ne cesse de poser à travers ses agirs, dont elle vient parler à l’analyste que vous êtes … ?
Mais, Agathe ne se contente pas, si j’ose dire, d’agir, elle parle à son analyste chaque semaine… et, « Celui qui parle et qui accepte de parler auprès d’un autre trouve peu à peu les voies qui feront de sa parole la réponse à sa parole. Il faut que la réponse, même venant du dehors, vienne du dedans, revienne à celui qui l’entend comme le mouvement de sa propre découverte, lui permettant de se reconnaître et de se savoir reconnu par cet étrange, vague et profond autrui qu’est le psychanalyste »… écrit M. Blanchot dans « l’Entretien infini ».
« Tu ne penses pas, mais lui, il pense, tu ne parles pas, mais lui, il vit… »
C’est ainsi qu’une patiente, confrontée comme souvent dans sa longue analyse, aux limites de l’impensable, définissait, et cela était la condition de sa propre survie, la situation de l’analyste dans la relation transférentielle : « condamné » à penser, « condamné » à vivre…
Cette patiente qui ne paraissait pas pouvoir imaginer qu’il y ait une quelconque différence entre penser et vivre…
Merci, Aline, d’avoir si bien illustré par votre belle présentation clinique la richesse de votre travail de pensée, le travail qui s’impose à nous dans notre pratique, dans notre cabinet, ou dans les institutions où nous intervenons.
Cette patiente, Agathe, qui nous évoque tant de « commentaires » possibles de l’œuvre de Freud, cette œuvre qui restera ouverte, nous l’espérons toujours sur « le nouveau ».
« Il n’y a pas d’écoute athéorique », avait rappelé un jour Paul Denis, et je pense qu’il a tout à fait raison. Tant que nos points de vue théoriques jouent leur rôle comme repères, comme moyens de situer ce que nous avons perçu, l’écoute du nouveau reste possible…
L’œuvre de Freud est complexe, complexe et ouverte, rappelait hier Claude Smadja, ouverte à des questionnements sans fin.
« Freud nous a laissés quelque part dans l’inachevé… » avait écrit Rainer Maria Rilke… reprenant les propos de Claude Smadja.
Quelques mots encore…
Jean-Louis Baldacci nous rappelait tout à l’heure l’importance des « mots ».
Un des « commentateurs » de la Bible nous le rappelait il y a un certain temps déjà :
« Pour la cabale, il n’y a pas de mot. Il n’y a que des consonnes en attente de devenir vocable. Le lecteur doit lui-même recréer le mot. C’est à ce stade que le lecteur, l’analyste, le patient, rejoint le créateur… qui, à mesure qu’il s’enfonce dans l’écriture, à l’intuition du livre.
Ainsi, il n’y a pas un livre dans le livre, mais d’innombrables… »
Les consonnes en attente de devenir « vocable » ?
Ne serait-ce pas une jolie définition freudienne du « travail de contre-transfert » ?
Du travail de « mentalisation » … que l’on ne peut que souhaiter que nos patients arrivent à se l’approprier dans le voyage analytique dans lequel nous avons choisi de les accompagner.
C’est celle que j’ai envie de vous proposer aujourd’hui pour conclure mes « commentaires ».
Merci Aline de nous avoir permis de revisiter tous ces questionnements…[/restrict]