Compte rendu de Jeanne Ortiz
Clarisse Baruch, Présidente de la Société Psychanalytique de Paris, a inauguré le nouveau cycle des Conférences d’Introduction à la Psychanalyse 2021. Lors de sa conférence intitulée Le temps : Une création du Préconscient ? elle a conduit son auditoire sur ce chemin qui mène l’analyste de l’instant clinique à la recherche d’outils métapsychologiques rendant possible son élaboration.
Au départ, un constat : l’arrêt du temps et les amnésies rétroactives que vivent les personnes ayant subi une commotion cérébrale sans perte de connaissance, temporalité singulière où tout semble se remettre en ordre, dans une « coïncidence troublante » entre le temps, la mémoire et l’identité. Un constat qui invite Clarisse Baruch à redessiner les contours de ces notions, les préciser et les articuler.
Il convient d’abord de distinguer ce que l’homme se représente consciemment sous la forme d’une flèche du temps articulant un passé un présent et un futur, de ce que Freud a découvert des processus inconscients dans Métapsychologie, à savoir qu’ils sont intemporels et non modifiables par l’écoulement du temps. Mais des mécanismes inconscients peuvent agir sur le temps de la conscience qui peut vaciller, lorsque par exemple des mécanismes de clivage du Moi génèrent des parties clivées, certaines reconnaissant l’écoulement du temps, et d’autres déniant cette réalité. L’« imparfait de l’indicatif » nous aide à nous le représenter, en ce qu’il renvoie à un procès non accompli, à une chose qui n’a pas été jugée et ne peut donc participer à la construction d’un passé. L’individu pour qui le temps s’est figé, comme souvent les patients organisés sur un mode psychotique, est condamné à un éternel présent, confronté à des représentations de choses traumatiques toujours d’actualité : défense drastique qui consiste à rester sur un point unidimensionnel, éternel plutôt que de risquer la mort psychique si le temps reprenait son cours. En contrepoint, les cauchemars des névrosés traumatiques rejouent, nuit après nuit, un trauma qui se revit sans s’inscrire dans une temporalité.
Toute autre est cette curieuse atemporalité de l’inconscient qui vient colorer nos rêves : « Le rêve, tout à la fois régresse vers l’amont et galope vers l’aval. Il mêle les temps ; les parcourt en tous sens, fait advenir des simultanéités étranges, coexister des rythmes différents – il procède en accéléré ou dans un ralenti qui peut glacer », nous dit Pontalis (1997). La chronologie n’est réintroduite que lors de la mise en récit. Tout comme peut émerger, de la répétition des cauchemars de la névrose traumatique, d’infimes variations qui vont à nouveau permettre le travail d’élaboration propre au rêve. Le temps se remet à couler, et la sublimation, la création, redeviennent possibles.
Cette notion de temps s’articule avec celle de mémoire. Clarisse Baruch se ressaisit de la trouvaille Freudienne du Bloc-note magique présentée dans le texte éponyme de 1925 : à sa surface, une feuille, assimilée au système perception-conscience, et en arrière-plan un tableau de cire, assimilé aux systèmes inconscients : les excitations seraient perçues par la feuille mais n’y laisseraient aucune trace durable. Si l’inconscient n’a « aucune relation avec le temps » (Métapsychologie, op.cit.), et bien que Freud ne l’explicite pas, la pensée d’un système préconscient s’impose comme une nécessité : il serait un lieu de stockage et d’indexation de la mémoire, où s’élabore la construction temporelle. Clarisse Baruch rappelle que Freud conçoit le préconscient comme interface de l’inconscient et du système perception-conscience, « lieu de l’élaboration du travail du rêve dans sa valence de mise en récit, et donc lieu de l’organisation de la mémoire, de la création psychique du temps, de la chronologie ». Elle considère ce lieu intermédiaire qu’est le préconscient comme un élément central du fonctionnement psychique et comme un levier du travail psychanalytique. C’est là en effet que se joue l’exigence faite au psychisme de retarder la satisfaction du plaisir, d’inhiber la décharge, donc d’introduire l’attente, la durée qui inscrivent le sujet dans une temporalité.
Freud disait dans l’Abrégé (1938) qu’il s’efforcerait « plus tard d’aborder le problème de la véritable nature » du préconscient. Il est conçu par l’Ecole de Psychosomatique de Paris comme interface qui côtoie « l’inconscient, le soma, les instincts et les pulsions » d’une part, et « le conscient d’autre part » (P. Marty, Que sais-je, La psychosomatique de l’adulte).
Dans la clinique de la psychose, Clarisse Baruch souligne qu’il est moins question d’un manque d’épaisseur du préconscient, comme chez les patients psychosomatiques, que de l’extrême rigidité des parois entre inconscient et préconscient d’une part, et entre conscience et préconscient d’autre part, ou bien à l’inverse de leur extrême porosité. Le modèle de l’acte prévaut et le fantasme s’en trouve écrasé. Le discours du patient ne laisse alors plus aucune place au jeu, à l’ambiguïté, à la créativité ludique de l’humour. Ne reste que l’attaque en règle de l’objet, et du sujet lui-même, par le sarcasme ou l’ironie mordante.
Mais comment penser le temps sans la mise en tension entre continuité et discontinuité ? Dans ses Notes sur le Bloc-note magique, Freud pense le temps psychique comme le résultat d’un investissement, par le Moi, de stimuli extérieurs, par intermittence, sur le modèle d’une alternance de présence et d’absence. Ainsi pulsion et pulsation jouent-elles de concert dans la construction de la perception du temps. « Ainsi contrôlée par le moi, et, à l’intérieur de celui-ci, par le préconscient, l’activité pulsatile de la pulsion (permet) donc d’aller à la rencontre du monde environnant » (Baruch, 2016). Aux confins du somatique et du psychique, le rythme est donc un facteur de la continuité du Moi. Du côté des processus secondaires, Freud avait déjà montré comment l’alternance de la présence et de l’absence de l’objet permettait la constitution de l’objet. Le modèle du Fort/Da engage un jeu sur la discontinuité qui rend le retour de l’objet anticipable. Par le déplacement et le fantasme, l’enfant peut acquérir la maîtrise du retour de l’objet, plus efficacement que la réalisation hallucinatoire de désir. On trouve ainsi de la discontinuité à la base de l’ensemble des processus psychiques, primaires comme secondaires.
Et pourtant, la perte du sentiment continu d’exister dans la clinique des psychoses par exemple, nous invite à penser que l’intégration de la discontinuité est conditionnée par l’efficience d’un mécanisme psychique spécifique qui lie entre eux les éléments perçus au fil du temps en construisant une continuité, une forme de « liage temporel ». Pour A. Green (2000) « paradoxalement, on peut affirmer que ce qui permet l’objectalisation transformant le fonctionnement pulsionnel, c’est l’intervention de l’objet dans sa relation au temps » (p.103) qui rend tolérable la suspension de la décharge, le délai. Un objet perçu comme secourable qui conditionne souvent cette « revégétalisation » du sujet figé, signe que l’accès à la source pulsionnelle est désormais possible.
À la base du temps, de la mémoire et de l’identité, il y aurait donc un seul mouvement psychique intégratif permettant de lier les événements dans le temps, à la mémoire d’engranger des souvenirs, de sorte que des images successives puissent s’inscrire et un récit interne se mettre en mots, rendant possible le sentiment continu d’exister.
Jeanne Ortiz