C’est moins l’adolescence en tant que telle qui, pour Freud (1905), constitue un repère essentiel que les « transformations de la puberté » où la pulsion sexuelle, jusqu’alors essentiellement autoérotique, va découvrir l’objet sexuel, sous le primat de la génitalité. Jones, par contre, accorde un certain statut à l’adolescence, mais strictement limité par la nécessité impérative de réserver à l’infantile la place déterminante. Elle sera la période de transformation finale récapitulant et développant l’évolution que le sujet avait accomplie pendant ses premières années.
Historique
Longtemps cependant, l’adolescence est demeurée le parent pauvre chez les premiers psychanalystes. La coexistence d’éléments névrotiques, pervers, psychotiques, observée par Eissler dans ses cures, le catalogue des divers recours défensifs reconnus par Anna Freud comme constituant autant d’obstacles au déroulement du processus, l’assassinat de Hermine von Hug Hellmuth par son neveu en 1924, ne les encourageaient guère à se lancer dans une telle aventure. C’est donc plutôt de biais qu’ils l’ont abordée, à travers un dirigeant de mouvement de jeunesse comme Bernfeld ou un pionner de l’éducation des délinquants tel Aichhorn ou par l’intermédiaire des phénomènes de groupe avec Helen Deutsch. Longtemps, le traitement psychanalytique classique, en dehors de Blos, ne semble guère avoir eu d’adeptes. L’abord individuel s’est cependant progressivement imposé, notamment avec Male, sa préférence allant à un type d’intervention plus proche de la maïeutique socratique, éclairée par le regard de la psychanalyse. E. Kestemberg, pour sa part, n’a jamais caché sa prédilection pour l’abord des adolescents par le psychodrame et ce n’est que très récemment, à partir de M. et E. Laufer et de Ladame, que l’abord psychanalytique individuel de l’adolescent a gagné ses lettres de noblesse tandis que se développait, notamment en France, une approche psychanalytique de l’adolescent couvrant l’ensemble de ses registres, y compris la prise en charge institutionnelle ; sur le plan clinique, l’ensemble de ses néopathologies - conduites addictives, auto- et hétéro-agressives - comme la problématique de la psychose et des états-limites ; sur le plan socioculturel, l’impact respectif des divers facteurs internes et externes dans le déploiement et les manifestations de la crise et de ses perturbations au sein de « l’espace psychique élargi » (Jeammet) spécifique à cet âge.
Freud, dès 1895, dans l’Esquisse, avait pris comme modèle de l’après-coup précisément une problématique d’adolescence, celle bien connue d’Emma, cette jeune femme présentant la phobie d’entrer seule dans un magasin. Lors de l’investigation que Freud avait alors entreprise, était apparu le souvenir, à l'âge de 13 ans, d’être allée dans un magasin de vêtements où elle avait eu la conviction que les deux vendeurs se moquaient d’elle, riaient (il y en avait un en particulier qui semblait l’intéresser beaucoup mais qui la regardait d’un air goguenard), et c’est depuis ce moment-là, dit-elle, qu’avait surgi sa phobie des boutiques. Freud, très justement, s’interroge sur le lien de cause à effet entre les deux événements, lien qui n’allait pas de soi, d’autant qu’elle prétendait que c’était parce que ses vêtements étaient l’objet de moquerie qu’elle ne pouvait plus pénétrer dans un magasin : ce que Freud pointe comme ‘proton pseudos’ (premier mensonge), c’est-à-dire comme une fausse connexion, un lien qui est fait là, apparemment en toute bonne foi, entre deux éléments dont le rapport de cause à effet est rien moins qu’évident. En poursuivant son investigation, il apprend que, quelques années auparavant, elle était allée se chercher des confiseries dans une boutique dont le patron avait essayé de lui caresser les organes génitaux à travers sa robe, avec une sorte de sourire sardonique.
D’où le lien, alors établi par Freud, entre ce qui s’entait passé à travers la robe et le sourire sardonique du marchand de bonbons d’une part, et les rires attribués aux vendeurs de vêtements d’autre part. Il montre ainsi comment le premier événement, effectivement traumatique, n’avait pu être intégré par l’enfant et que ce n’était que dans un second temps, dans un après-coup, que cette scène revêtait toute sa signification, dès lors qu’elle concernait une préadolescente prise dans sa problématique pulsionnelle et sa culpabilité. Cet épisode implique apparemment un traumatisme «réel.»
Ultérieurement on s’est bien rendu compte que les choses étaient infiniment plus compliquées et que c’était à partir de tout ce qui était élaboration par le sujet, au niveau inconscient, de ses propres désirs, dans le registre de la séduction, de l’angoisse de castration, de la scène primitive, que les événements vécus se voyaient intégré au sein de cette problématique fondamentale, d’abord et avant tout pulsionnelle. L’après-coup ne s’en trouve pas pour autant remis en cause, dont l’adolescence constitue, à juste titre, le paradigme.
Les enjeux de l’adolescence, point de vue psychanalytique
Ainsi, l’irruption de la génitalité, sur le plan physique et psychique, bouleverse les données du conflit œdipien, qu’elles concernent la différence des sexes (du phallique/châtré au pénis/vagin), la différence des générations (la réalisabilité des désirs sexuels conférant une toute autre dimension à la problématique incestueuse), la relation avec soi et le monde (avec les remaniements, voire les remises en cause ainsi impliqués sur le plan narcissique et sur celui de la relation objectale) qu’expriment notamment les angoisses identitaires et la qualité à la fois hyperexcitante et hyper-menaçante de l’objet.
La problématique identificatoire de l’adolescence s’inscrit dans un tel contexte. Resexualisation des identifications, resexualisation du Surmoi, dialectique nouvelle de l’avoir et de l’être par rapport à l’investissement d’objets nouveaux (objets du désir et/ou d’identification) allant de pair avec le renoncement aux anciens, tandis que la rupture de l’équilibre antérieur entre libido narcissique et libido objectale à l’avantage de la première vient par là même amplifier les interrogations et les angoisses identitaires jusqu’à leur fondement.
Longtemps cependant l’adolescence, comme l’a dit Anna Freud, a été le parent pauvre de la psychanalyse. Les raisons en sont multiples, ne serait-ce que parce que ne s’y voient guère utilisables le divan et l’association libre, comme chez l’adulte, ou le dessin et le jeu comme chez l’enfant. De surcroît, que peut signifier la notion de transfert à cet âge, chez un sujet ayant encore bien des difficultés à différencier objets internes et objets externes, ou maintenant dans un refoulement forcené ses besoins relationnels avec les objets primaires, avec une prévalence telle de la libido narcissique qu’elle ne lui permettrait guère, dans la cure, d’investir autre chose qu’un double ou des substituts parentaux idéalisés ? De toute façon, absorbé qu’est l’adolescent par l’intensité et l’urgence de ses conflits actuels, toute autre configuration relationnelle qui pourrait lui être proposée, et notamment celle qui le renverrait à son passé infantile, lui paraitrait dérisoire, insupportable ou arbitraire.
Et pourtant, pour la psychanalyse, l’adolescence, comme on l’a vu, s’inscrit dans le registre de l’après-coup autour duquel s’organise toute la problématique puisque permettant, au niveau préconscient, la mise en forme, la mise en sens des désirs et des conflits infantiles fondamentaux jusqu’alors demeurés latents et qui constituent la matière même du travail analytique comme de la compréhension de la clinique. Mais, classiquement, ce n’est qu’au décours de l’adolescence qu’on peut parler de névrose de transfert, d’où la tendance, chez nombre de psychanalystes, à penser qu’on ne peut passer aux choses sérieuses qu’une fois l’adolescence achevée ou près de s’achever. Sans compter qu’à cette période, la tendance à l’externalisation des conflits, la fréquence des agirs plus ou moins imprévisibles ou redoutables, posent des problèmes techniques, au niveau du cadre comme des modalités de toute intervention, particulièrement embarrassants, voire inextricables.
Les traitements psychanalytiques
C’est donc seulement au cours de ces dernières décennies qu’un certain nombre de psychanalystes se sont réellement engagés dans cette tâche, où les problèmes auxquels ils se trouvent confrontés se révèlent tantôt limités à un registre d’importance variable - difficultés relationnelles, inhibition, fléchissement scolaire, troubles du comportement les plus divers -, où l’on retrouve plus ou moins chez tous un fond dépressif et une angoisse identitaire, tantôt liés à une impasse du développement telle que tableaux dépressifs sévères, tentatives de suicide ou automutilations, anorexie ou boulimie, conduites addictives, phobies scolaires, comportements de retrait avec agressivité clastique, etc. La voie de la progression comme celle de la régression s’y trouvent barrées, avec des organisations défensives contraignantes du fait d’une profonde angoisse narcissique et d’un débordement pulsionnel peu ou non intégrable.
L’approche de ces tableaux plus sévères fait l’objet de lectures divergentes. Les uns privilégieront l’exacerbation, de par la survenue de la génitalité, de la problématique œdipienne où l’adolescent tente désespérément de préserver l’image idéalisée du thérapeute ou l’image du corps idéalisé qu’est le corps prégénital, tandis que se déploie toute la panoplie des symptômes et des mécanismes de défense régressifs face à ce corps désirant, haï et/ou rejeté ; l’analyste, dans le transfert, sera vécu tantôt comme un persécuteur détestant l’adolescent, tantôt comme celui à qui cet adolescent demande de le débarrasser de sa sexualité vécue comme incestueuse, et donc de son corps et de ses fantasmes fous.
Les autres y verront plutôt une problématique proche des états-limites, où prévaut la remise en cause des assises narcissiques, la réactivation des angoisses primitives de séparation, où la faillite de l’après-coup, l’envahissement par des imagos terrifiantes et indifférenciées, la menace que les pulsions destructrices prennent le pas sur les pulsions érotiques font basculer le cadre, la problématique transférentielle, la technique analytique dans un tout autre registre. Ce qui, de surcroît, vient encore compliquer la situation dans l’approche de ces adolescents, c’est que chez les uns, sous une présentation apparemment narcissique, les relations objectales demeurent en fait encore très activement investies alors que chez d’autres, sous une apparente objectivisation, prédominent en fait des positions essentiellement narcissiques.
On sait en outre dans les crises d’adolescence les plus banales et qui donc n’ont guère ou rien à voir avec des états-limites, combien sont fréquentes les défenses par le clivage, le déni, l’exclusion, l’acting.
D’où l’intérêt d’une autre perspective considérant toutes ces problématiques comme l’expression, la conséquence, d’une difficulté ou d’une incapacité à l’achèvement du travail de subjectivation différenciatrice, d’appropriation subjective de l’activité représentative, à partir de la double contrainte de la pulsion et de l’objet, courant depuis la naissance tout au long du développement pour prendre son sens et son aspect définitif au cours et au décours de l’adolescence.
Cet échec de l’achèvement du processus de subjectivation s’avère non seulement celui de l’issue du conflit œdipien, notamment dans la relation narcissique et objectale au corps sexué, mais des modalités-mêmes du fonctionnement mental, limitant ou excluant les outils psychiques permettant l’élaboration de ce qui, dans le transfert, se joue de cette problématique. On les retrouvera dans leur dysharmonie-même, au sein des expériences du transfert, tout comme s’y voient à l’œuvre les mécanismes de défense les plus hétéroclites, où ce ne sera pas forcement le refoulement qui prévaudra, mais les différents procédés obérant à des degrés divers les capacités de différenciation et de mentalisation, l’utilisation et l’appropriation de la pensée.
Tout semble se passer comme si la reviviscence tardive des angoisses dépressives et de séparation, amplifiées par l’affrontement au conflit œdipien et aux blessures narcissiques qui en découlent, faisait resurgir les premières angoisses jusqu’alors peu ou prou surmontées et mobilisant alors, par voie rétroactive, les mécanismes archaïques dont le poids, en certains cas, risque de devenir déterminant. D’où le recours alors à la régression narcissique, à l’externalisation constante, au clivage, aux identifications empruntées, à la recherche éperdue d’une authenticité introuvable.
Une telle perspective révoque en doute la pertinence du protocole de cures telles qu’elles se pratiquent, notamment en Angleterre (Laufer), soit au moins quatre séances par semaine sur le divan, et le risque qu’elles comportent de ces vécus intolérables suscités par des régressions abyssales, l’envahissement du champ par une imago maternelle indifférenciée, persécutrice. Un aménagement du cadre s’impose, tant au niveau du rythme des séances (celui
de 2 par semaine semble le plus souhaitable, mais alors intangibles dans leur durée et leur fréquence) et en face-à-face, selon un mode d’écoute qui, tout en laissant le maximum de liberté à la pensée et à la parole du sujet, permet le recours au regard de l’autre, la réassurance de sa présence concrète, même si bien entendu non directement engagée. La possibilité d’un recours tiers s’avère particulièrement souhaitable, en cas de débordements imprévisibles en quelque domaine que ce soit, ou pour accompagner le milieu familial dans un registre psychothérapique ou de soutien.
L’objectif sera d’utiliser au fur et à mesure de leur apparition les éléments susceptibles d’un travail élaboratif, mais aussi toutes les capacités encore disponibles de liaison, de symbolisation, de métaphorisation, tout en s’efforçant de lever les obstacles à tout ce qui entrave le déploiement du processus de subjectivation proprement dit. Importe aussi de favoriser l’instauration possible d’une aire intermédiaire (à partir par exemple d’un objet culturel commun - livre, tableau, film -, occasion ou prétexte d’échanges dont les contenus sont à la fois à distance des véritables conflits en cause et cependant susceptibles plus ou moins allusivement ou indirectement de les véhiculer et par là-même de les aborder, de les « travailler », voire de les intégrer). Va dans le même sens la prise en considération commune de tout ce qui, dans le matériel, semble se situer au seul niveau narratif et qui, bien souvent en fait, se révèle avoir valeur de mise en forme nouvelle, avec des liens et des échanges nouveaux, de l’histoire, de la généalogie (notamment lorsque s’y intercalent secrets ou solutions de continuité), de la représentation de soi et de l’identité, des interrelations du sujet avec autrui, etc.
Espace d’échanges, d’identifications réciproques, voire de connivence dans l’allusion, l’humour, le mi-dit, l’utilisation d’un registre tiers qui, à travers une communication indirecte, médiate, s’avère souvent plus opérante que les formulations trop directes et par là-même encore difficilement tolérables.
Le passage à l’acte, à cet âge, revêt une place particulière, à la fois par sa fréquence et la multiplicité de ses significations, soit en tant que mise en scène se déplaçant à l’extérieur de la psyché, que ce soit à l’intérieur de la cure ou en dehors d’elle, façon, même si c’est sur un mode plus régressif, de négocier les conflits internes, soit en tant que court-circuitage ou évacuation des dits conflits s’opposant à toute prise de conscience. La dimension de violence qui, souvent, l’accompagne mobilise particulièrement le contre-transfert jusqu’au risque toujours présent, comme dans les actes autodestructeurs, de son irréversibilité. L’expérience clinique révèle cependant qu’il peut précisément constituer, comme toutes les diverses figures de l’externalisation, un outil particulièrement précieux pour faire découvrir à l’adolescence sa réalité psychique ou, en tout cas, pour éclairer l’analyste sur ce qui se joue vraiment là, dans l’interrelation.
Se voit ainsi illustré le rôle fondamental du cadre comme du contre-transfert qu’il importe de considérer ici comme offrant la possibilité d’une compréhension et d’une réponse autres, à la fois pare-excitantes et créatrices de sens, de la part de l’objet.
En ces circonstances se révèle le rôle capital, chez le thérapeute, de ses capacités d’identification à l’adolescent comme d’une distance suffisante à son égard : tous éléments fondamentalement liés à sa relation à sa propre adolescence. C’est elle que l’on retrouve chez les parents ou adultes en contact ou en lien avec un jeune, et qui pèsera de façon déterminante dans la qualité des échanges, des complicités, des malentendus, des méconnaissances. C’est cette relation à leur propre adolescence qui explique les capacités d’écoute et de dialogue de nombre d’enseignants, éducateurs, etc., avec leurs effets positifs plus ou moins spectaculaires comme leurs risques, de même que c’est elle qui, peu ou prou, oriente les intérêts de l’analyste dans ce champ et lui accorde l’oreille suffisamment sensible à cette musique si particulière, où sa propre analyse aura joué là un rôle déterminant.
Le psychodrame psychanalytique constitue une autre forme d’approche particulièrement intéressante et efficace des troubles graves de l’adolescence (Cf. le développement qui lui est consacré).
En certaines circonstances, une psychothérapie familiale psychanalytique peut se révéler particulièrement utile. Il importe enfin de rappeler que quelques entretiens, lorsqu’ils sont menés par un psychanalyste, peuvent lever nombre d’obstacles à la poursuite de l’évolution dès lors qu’auront été ainsi permis l’appel aux potentialités propres du sujet, l’établissement d’une sorte de position transitionnelle privilégiant les fonctions associatives, la découverte et le plaisir de fonctionner avec l’autre, ou l’évocation, jusqu’alors barrée, d’un noyau conflictuel culpabilisant.
Ainsi se voit confirmé, dans l’approche psychanalytique de l’adolescent, l’enjeu déterminant qu’elle implique où, aux difficultés techniques liées à la complexité et à la mouvance du mode de fonctionnement mental, s’opposent les capacités encore considérables de changement et de réaménagement, où tout peut basculer aussi bien dans des fixations irréversibles que dans une reprise évolutive, parfois stupéfiante.
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