Les prises en charge psychanalytiques de la dyade mère/bébé́ ou de la triade père/mère/bébé́ suscitent actuellement un grand intérêt chez les psychanalystes spécialistes des bébés et des jeunes enfants.
Historiquement, ce sont les travaux de René Spitz dans les années 1940 portant sur certaines formes de dépression chez le bébé, lorsqu’il est brutalement séparé de sa mère et qu’il présente un tableau « d’hospitalisme », qui ont révélé la nécessité des prises en charge psychanalytiques précoces. Celles-ci se sont poursuivies, notamment aux Etats-Unis, avec les suivis à domicile de familles « hard to reach » (difficiles à atteindre) prônés par Selma Fraiberg dans les années 1970, puis avec les consultations thérapeutiques réalisées en France par Serge Lebovici depuis les années 1980 et les thérapies brèves mère/bébé́ ou mère/jeune enfant réalisées par Bertrand Cramer et son équipe à Genève depuis les années 19851.
Dans le champ des prises en charge psychanalytiques de bébés et de jeunes enfants souffrant de troubles psychosomatiques, Rosine Debray a instauré des psychothérapies de la dyade ou de la triade à l’Institut de Psychosomatique de Paris, depuis 1978.
C’est la théorie psychanalytique qui sert de base à cette pratique difficile, vu le nombre élevé des protagonistes engagés dans la consultation thérapeutique ou la psychothérapie psychanalytique qui lui fera suite. Le développement psychique du bébé se fait en étayage sur l’organisation psychique de sa mère. Ce sont en effet les caractéristiques du système préconscient maternel qui jouent un rôle de pare-excitation pour le bébé en le protégeant des stimulations venues du monde interne, comme du monde externe qui ont un impact désorganisant sur lui. Lorsque le père est présent et disposé à jouer son rôle, sa propre organisation psychique intervient pour contenir les angoisses maternelles, inévitablement débordantes par moments. Dans un tel cas, quand le système pare-excitation maternel est transitoirement débordé, c’est le système pare-excitation paternel qui prend le relais protégeant le bébé́ des excitations par excès ou par défaut qu’il ne peut pas traiter.
Serge Lebovici a insisté sur l’écart parfois trop grand qui peut exister chez la mère entre le bébé́ fantasmatique dont elle a rêvé durant la grossesse et le bébé́ réel tel qu’il apparait à la naissance et dans les jours qui suivent. Les difficultés d’ajustement mère/bébé́, voire père/mère/bébé́ peuvent être à l’origine d’une symptomatologie psychosomatique, souvent transitoire chez le bébé́. On ne doit pas sous-estimer, en effet, dans les dysfonctionnements de la dyade ou de la triade, la part qui revient aux caractéristiques personnelles du bébé́ parfois non négociables, et que les parents doivent alors apprendre à tolérer.
Expérience acquise avec les bébés qui présentent des troubles psychosomatiques précoces : troubles des grandes fonctions (sommeil ou alimentation) et/ou somatisations fréquentes de type affections rhinopharyngées à répétition, asthme, eczéma, troubles digestifs, etc. montre que le système pare-excitation maternel – et paternel selon les cas – a été débordé, ce qui a entrainé l’apparition des troubles. Ceux-ci à leur tour ont contribué en un cercle vicieux à augmenter le débordement du système pare- excitation des deux parents. Dans de tels cas, la consultation thérapeutique comme la psychothérapie psychanalytique de la dyade ou de la triade vise à rétablir le bon fonctionnement des systèmes pare-excitation de la mère et du père, ce qui entraîne d’une manière souvent surprenante l’apaisement puis la sédation des troubles chez le bébé.
Ce n’est que transitoirement et d’une manière discontinue dans le temps que le bébé parvient à gérer par lui-même les excitations dont il est la cible. Cette capacité suit très exactement les progrès dans son développement psychique repérables, notamment à travers sa compétence à discriminer ses objets privilégiés : mère et père distincts des objets non-mère, non-père, qui sont perçus alors comme étrangers.
La peur au visage de l’étranger apparaît ainsi comme un des premiers aménagements défensifs mentaux à caractère phobique que le bébé met en place sur la base d’une claire perception initiale de ses objets d’amour : mère et père. Du coup, l’absence de peur au visage de l’étranger chez des bébés de près d’un an ou chez des jeunes enfants prend une valeur de signe diagnostique attestant d’une insuffisance du développement psychique, ce qui entraîne fréquemment une moindre résistance à la maladie somatique.
La pratique actuelle des consultations et traitements de la dyade mère/bébé́ ou de la triade père/mère/bébé́ peut prendre des formes variées liées essentiellement aux différentes références théorico-cliniques qui animent les cliniciens psychanalystes. S’agit-il en effet de réduire le symptôme que présente le bébé́ et qui est habituellement à l’origine de la demande de consultation ? Ou s’agit-il plutôt de modifier en profondeur les régulations qui régissent cette dyade ou cette triade singulière ? Cette dernière option qui suppose une prise en charge de plus longue durée est cependant tout à fait envisageable en raison du fait qu’il existe chez les parents d’un jeune bébé́ une période sensible où les aménagements défensifs usuels du mère et de la mère sont déstabilisés, favorisant des réaménagements psychiques de grande ampleur lorsque ceux-ci s’engagent dans un processus psychanalytique quelle qu’en soit en définitive la forme. L’existence de cette période sensible qui débute avec la conception du bébé, que ce faisant elle favorise, et qui s’entend durant toute la grossesse puis durant les premiers mois et même les premières années de l’enfant, a pour conséquence le fait qu’il n’y a pas de contre-indication aux traitements psychanalytiques de la dyade ou de la triade si ce n’est les limites des thérapeutes ou les limites des parents eux-mêmes. Ceux- ci peuvent parfois se montrer réticents pour s’engager dans un traitement psychothérapique régulier (une séance de trois quart d’heure par semaine, parfois deux séances), ce qui peut amener le consultant à proposer un suivi en consultation.
Mais dans la plupart des cas, l’engagement dans une psychothérapie de la dyade ou de la triade se fera sans difficulté, entrainant l’apaisement parfois très rapide de la symptomatologie du bébé, puis des gains souvent conséquents dans le mode de fonctionnement psychique de la mère et du père. Il s’agit alors d’une vraie psychothérapie psychanalytique de la mère et/ou du père en présence du bébé dont les comportements en écho et les jeux réactivent des problématiques souvent brûlantes chez chacun de ses parents.
Du côté des psychanalystes, on le voit, il s’agit d’une pratique difficile, fatigante mais extrêmement riche et ranimant. Les traitements peuvent être d’une durée variable de six mois à plusieurs années avec fréquemment un premier temps où père, mère et bébé viennent aux séances ensemble, avec parfois mère et bébé seuls et parfois père et bébé seuls, puis un deuxième temps où le bébé guéri disparaît des séances, laissant le champ libre à sa mère ou à son père maintenant très engagé(e) dans un processus psychanalytique.
Selon les thérapeutes, la pratique peut différer : certains préfèrent adresser la mère ou le père à un autre psychanalyste lorsque le bébé devenu jeune enfant est considéré comme guéri, d’autres, dont je suis, pensent que le capital transférentiel établi avec le bébé reste un élément très positif pour la poursuite du traitement avec le même thérapeute pour une durée qui peut être longue. L’existence de cette période sensible qui accompagne les premières années de la vie de l’enfant peut conduire des parents qui n’y étaient initialement nullement disposés à s’engager dans un processus psychanalytique dont les bienfaits seront souvent inespérés pour leur enfant d’abord mais pour eux- mêmes aussi.
S’il n’y a pas de contre-indication aux traitements psychanalytiques de la dyade ou de la triade, comme je le soutiens, on voit que l’avenir de la psychanalyse peut trouver là de réels succès dans l’intérêt des bébés, des jeunes enfants et de leurs parents.
Bibliographie
Cramer B., Palacio-Espasa F., La pratique des psychothérapies mères-bébés, Collection « Le fil rouge », Paris, PUF, 1993
Debray R., Clinique de l’expression somatique. Psychanalyse des liens psyché-soma, Collection “Champs psychanalytiques”, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1996
Fraiberg S., Clinical Studies in Infant Mental Health The First Years of Life, Tavistock Publications, 1980
Lebovici S., Weil-Halpern F., Psychothérapie du bébé́, Paris, PUF, 1989.