« Monde, monde, vaste monde,
Si je m’appelais Raymond(e)
Ça ne serait qu’une rime, pas une solution »
Ces vers, extraits du Poème de Sept faces de Carlos Drummond de Andrade 1, pourraient servir, dûment recontextualisés, comme référence aux questions mises en jeu tout autant par le processus psychanalytique que par la fin de celui-ci. « Monde, monde, vaste monde, plus vaste est mon cœur encore », ainsi se poursuit le poème, signifiant que face à l’impact provoqué par la perception de l’immensité du monde, il y a toujours une réaction qui pousse à ramener le monde au-dedans de soi, à l’englober, avec pour effet un gonflement excessif du moi et un rapetissement du monde. Travaillée par Freud essentiellement dans Sur le narcissisme, Deuil et mélancolie, Psychologie des foules et analyse du moi et Malaise dans la culture 2, cette question devient centrale lorsqu’il s’agit de penser le parcours d’une analyse. Car, tant du point de vue de l’analysant que de celui de l’analyste, la qualité de l’analyse dépendra directement de la capacité dont tous deux feront preuve de percevoir l’immensité du monde – interne et externe – et de la possibilité qu’ils auront de créer tout au long de ce parcours ce que nous appelons, avec la poésie, une rime. La problématique de l’humain, en effet, ne saurait trouver de solution, et seule reste la possibilité de lui inventer des rimes, riches ou pauvres. Un exemple classique de rime riche nous est donné par Freud, dans la question cruciale qu’il pose en 1936 3: le processus psychanalytique est-il fini ou infini? En posant cette question peu avant sa mort, Freud pointe du doigt l’immensité de ce que l’on ne sait pas de la psyché humaine, faisant résonner dans cette béance ouverte la brièveté de la vie humaine face à l’immensité du monde.
Quelles angoisses se font présentes quand on a affaire à la fin de sa propre vie, c’est là un sujet que nous, psychanalystes, prenons peu en considération (Giovannetti, 1995) 4, plus enclins que nous sommes à traiter des angoisses qui se rapportent aux commencements. Notre considérable fonds bibliographique, mis en place tout au long du XXe siècle, est riche en efforts consacrés à réfléchir et à prendre en considération tout ce qui a trait aux premières angoisses de l’être humain, mais la petite quantité de travaux consacrés à la réflexion sur notre finitude est symptomatique, ceci semblant venir prouver que les affirmations de Freud de 1919, dans Au-delà du principe du plaisir, continuent tout aussi virulentes qu’elles le furent à son époque: de sérieuses scissions théoriques et de nombreuses défections dans les rangs des psychanalystes y trouvèrent leurs racines et, même les écoles qui recoururent le plus à un concept frappé d’une telle malédiction – le concept d’instinct de mort – le prirent plutôt dans une dimension valorative, morale – celle du mal – que dans sa signification littérale, à savoir que tout être humain chemine vers la mort.
Les importants travaux de Melanie Klein et de ses disciples, pour ne citer que l’une des écoles qui s’attacha particulièrement à développer ce concept, ne manquent pas de souligner la perspective de l’agressivité, de l’envie et du sadisme, mais laissent pratiquement à l’écart son aspect essentiel : notre condition d’être mortel. En ce sens, les interprétations prenant pour cible les angoisses de séparation ont sans aucun doute occupé beaucoup de temps dans toute analyse dirigée par un analyste qui ait tant soit peu une référence kleinienne. Parallèlement, et ceci indépendamment de l’école de référence de l’analyste, nous avons pu voir au cours de ce dernier siècle les analyses devenir de plus en plus longues, pour se voir aux prises, chaque fois davantage, avec des aspects plus régressifs et plus archaïques de l’analysant, sous le prétexte d’un plus grand approfondissement du processus. Mais il est fondamental de penser que le fait qu’il reste toujours quelque chose à analyser, quelque chose à voir, est porteur dans la plupart des cas du rassurant message inconscient qu’il y aura toujours un lendemain. Et le hic et nunc de la séance analytique, hypothéqué ainsi à un futur halluciné, cesse d’être une référence au fait que la vie humaine n’existe qu’au présent pour, en sa répétition réitérée, se transformer en une réassurance face aux angoisses de la mort, qu’elles soient celles de l’analysant ou celles de l’analyste.
Et à la névrose de transfert du patient peut donc venir s’en ajouter une autre, créée en connivence par le duo analysant-analyste. Si l’inconscient est intemporel, on ne peut ignorer le champ gravitationnel généré par les répétitions réitérées, séance après séance, comme symptôme régressif face à l’immensité du monde et à la brièveté de la vie humaine. Ni, non plus, sous-estimer l’au-delà du désir et du plaisir responsables de deux grands leurres : qu’il y aura toujours encore le temps, ou, qu’avec un peu plus de temps il pourrait y avoir une solution. Connivence inconsciente naturelle et dangereuse face aux anxiétés que la méthode du hic et nunc fait surgir et met en tension.
Nous avons assisté, tout au long du siècle dernier, aux transformations qu’ont subies non seulement la théorie, mais également la pratique psychanalytique. De la théorie de la répression à la théorie des identifications projectives, de la théorie de la forclusion de Lacan à la théorie des transformations de Bion, du traitement des hystériques de Freud au traitement des psychotiques des années 1950 et de ce dernier au traitement des patients « borderlines», diagnostic et concept qui devait s’étendre à partir des années soixante-dix, et qui caractérise bien notre perplexité face à une génération post révolution sexuelle et cybernétique. Certes, on ne peut douter que nous soyons tous engagés sérieusement dans la recherche de rimes toujours nouvelles et meilleures pour la parole de chacun de nos patients. Mais il n’est pas douteux non plus que la voix de notre patient paraisse toujours un peu dissonante de toute versification du monde psychanalytique : « monde, vaste monde, plus vaste est mon cœur encore », tel est le message que chaque nouveau patient apporte aux oreilles de l’analyste qui lui propose une véritable écoute.
Le narcissisme n’étant en aucune façon négligeable dans notre vie mentale et relationnelle, ainsi que l’attestent les travaux de Freud, de Mélanie Klein, de Green, de Kernberg et de bien d’autres, il est fondamental de pouvoir faire face au fait que tout autant l’analyste que l’analysant tendent à chercher à englober l’immensité du monde dans leur propre nom : « si je m’appelais Raymond(e), le monde tiendrait dans mon nom » : c’est là le désir de chacun de nous. Il ne faut pas négliger non plus la force que nos maîtres, nos objets primaires professionnels, exercent sur chacun de nous. Et nous savons combien il est tentant de faire rimer chaque nouveau mot, chaque défi de nos patients, avec les mots rassurants et connus de quelque grand analyste. Souvent au détriment même de l’écoute.
Il est probable que dans l’état actuel des choses, un siècle après la première séance d’analyse, c’est là le plus grand défi que nous sommes toujours appelés à affronter à chaque nouvelle séance d’analyse. La règle d’abstinence étant celle qui s’impose à nous comme la plus vitale de toutes – aucun de nous en effet ne peut dire « moi aussi » ou « moi, pas du tout » à son patient – il n’y a pas de plus grande tentation que d’essayer de faire rimer le mot inconnu et provocateur du patient avec la théorie consacrée d’un maître, en remplaçant le « moi aussi » par quelque chose de l’ordre du « mon maître te connaît ». Il s’agit là d’une rime pauvre qui offre une tentation facile, à tout instant pour tout analyste, et qui ne diffère pas, en sa nature, du symptôme, qui, comme lui, rapetisse et circonscrit l’immensité du monde au contexte d’un seul nom. Qu’il soit Raymond(e), ou Nom du Père, aucun nom ne peut contenir en lui-même l’immensité du monde. Même si, « où il y avait le Ça, le Moi doit advenir » (« Wo Es war, soll Ich werden ») selon la reformulation freudienne de son aphorisme premier, il n’existe pas de Moi capable de contenir l’immensité du monde pulsionnel. Il n’existe pas non plus de Moi qui soit clairement séparable de son environnement, de sa culture, comme le montre Freud dans Psychologie des foules et analyse du Moi.
Classiquement, la fin de l’analyse serait la résolution de la névrose de transfert, mais le paradoxe qui s’y loge c’est que c’est justement celui qui n’a pas résolu sa névrose de transfert, ou pour le moins une partie significative de celle-ci, l’analyste, qui est appelé à conceptualiser la fin de l’analyse. Car ne sommes-nous pas justement ceux qui restent pour toujours liés à la situation analytique ? Or la fin d’une analyse n’implique-t-elle pas justement qu’il faille accepter de s’en défaire… Il n’est donc pas étrange de voir s’établir une connivence inconsciente entre l’analyste et l’analysant visant à dresser des obstacles à l’analyse de transfert positif qui, camouflé sous le besoin de plus d’analyse, vient se joindre à la problématique de la castration, autre forme de signifier la finitude humaine, et le processus psychanalytique se prolonge ainsi indéfiniment.
Ainsi le mélancolique ombrage des analyses didactiques, c’est-à-dire l’analyse de l’analyste même, va exercer une force d’attraction sur toute la conceptualisation de ce qu’est une analyse complète. Si, comme le dit Freud, aucune analyse ne va au-delà de ce qu’a été l’analyse de l’analyste lui-même, il est fondamental de penser cet aphorisme en termes d’idéologies de l’analyste et de la contamination que ces idéologies peuvent exercer sur la manière de concevoir le processus analytique, dans son déroulement tout comme dans sa fin. On ne peut attendre, ni désirer non plus, que tout analysant ait une analyse comme celle d’un analyste, car, d’abord, sa demande est autre. Si une analyse dite profonde est nécessaire pour un analyste, elle ne pourra cependant jamais être prise comme modèle pour l’analyse de quelque autre personne que ce soit. Car, au bout du compte, qui décide que nos analyses sont les plus réussies ? Si nous réfléchissons au fait que notre névrose de transfert, ou pour le moins ses restes, demeurent en nous pour toujours, il serait bon de se déprendre de notre modèle pour mieux analyser et écouter dans l’autre ce qui est différent de nous-mêmes. Celui qui ne vient pas à nous pour devenir analyste.
Car, plus que les problèmes de l’idéalisation de nos propres analyses, ce qui est en jeu, le facteur déterminant, est une question narcissique qui bloque l’écoute et la reconnaissance d’un autre différent de nous-mêmes. Si Freud termine son texte sur l’Analyse finie en pointant le rocher de la castration comme l’un des facteurs les plus importants qui doivent être pris en considération pour le succès de l’analyse, il nous échoit d’interroger ce même rocher à partir de l’analyste : jusqu’où va notre savoir pour décider où doit aboutir, jusqu’où doit aller une analyse? De quels repères disposons-nous pour accompagner le processus ou les processus mentaux qui sont nécessairement déclenchés au cours du processus analytique ? Le monde est bien plus vaste que notre cabinet…
La contribution de Bion à la pensée kleinienne a été fondamentale, lorsqu’il a introduit la modification du sens de la flèche position schizoparanoïde-postdépressive, retrouvant par là l’esprit freudien d’alternance, simultanéité et complémentarité des processus mentaux. Car tout choix d’orientation implique une rigidification de la pensée et l’enfermement à l’intérieur de l’idéologie d’une époque et d’un groupe. Si la psychanalyse existe c’est justement parce qu’un homme a remis en question l’establishment scientifique de son époque, amenant sur le devant de la scène tout ce qui était relégué au second plan. Et ceci nous confronte à la question de la nécessité de changement de perspective ou de prismes, question qui touche, ainsi que le considérait Bion, à la nature même de la psychanalyse. La parole de l’hystérique était l’autre parole, au temps de Freud. Ce qui n’est rien d’autre que ce que Bion signifie lorsqu’il parle du nouveau, de l’écoute du nouveau. Le nouveau n’est en aucune manière ce qui n’existe pas encore, il est tout autant ce qui n’a pas encore été pensé que ce qui n’a pas été, pour une raison historique ou circonstancielle, considéré important. Les relectures ne sont-elles pas bien souvent plus éclairantes que les lectures classiques ou dogmatiques de nombreux textes ?
Passés cent ans d’existence de la psychanalyse, quelqu’un d’entre nous aura-t-il l’audace de dire comment doit être un être humain normal ? Quelqu’un d’entre nous croit-il encore que la parole d’un analyste soit d’une valeur supérieure à celle d’un de nos analysants, quel qu’il soit ? Ces cent ans de métier ne nous ont-ils pas appris plus de respect envers l’être humain que ce que nous avons pu concevoir pour mieux nous communiquer entre nous ? Ce serait triste, voire funeste, pour reprendre le mot de François Roustang (1979) 5, pour notre science, si nous prenions tout ce qui a pour fonction de garantir une meilleure communication entre analystes, à savoir nos concepts, comme les véritables fondements de la vie mentale. Si la maladie est une métaphore, ainsi que la définit Susan Sontag (1988) 6 reprenant le meilleur de la lettre et de l’esprit freudien, il est fondamental de considérer également notre théorie comme des métaphores. Les unes plus ouvertes, les autres plus fermées, certaines mieux structurées que d’autres, mais, comme toute métaphore, rien d’autre que de petits glissements, des déplacements métonymiques auxquels on se livre, plongés comme nous le sommes dans notre subjectivité relationnelle avec l’autre ou avec le monde. À l’instar de ce qui se passe dans le travail d’élaboration onirique, dont Freud nous a montré la complexité et Green ne cesse pas de le souligner, il y a toujours un reste, un vestige diurne qui ronge notre narcissisme… Une rime pauvre est celle qui est toujours à la même place, un lieu commun, un stéréotype. Une rime riche, c’est celle qui interpelle le lecteur, lui proposant un nouveau dialogue avec lui-même et avec l’autre.
En psychanalyse, les choses ne sont guère différentes. Il est impossible de parler de la fin d’une analyse isolément. La fin de chaque analyse est une conséquence qui découle du parcours de chacune : comme la vie même, certains parcours sont mieux réussis que d’autres, selon le point de vue que l’on adopte. Si c’est du point de vue de la suppression du symptôme initial, on peut considérer que la plus grande partie d’entre elles sont réussies. Mais si l’on adopte un autre point de vue, celui de la guérison (Hermann 7, Smirnoff 8, Zaltzman 9), la fin d’une analyse va à l’encontre de ce que j’entends comme étant au cœur même de toutes les questions de la clinique psychanalytique: le fait que le symptôme ait un sens bien différent de la maladie dans la mesure où il n’est que l’une des possibilités expressives du Moi. En dernier recours, le concept de Moi n’est-il pas lui-même imbriqué dans celui de symptôme ? Le Moi n’est-il pas une structure calquée sur les précipités des diverses identifications ? Ce que j’entends par cure analytique n’est rien d’autre que la possibilité créée pour que les précipités identificatoires perdent leur cristallisation, permettant ainsi une circulation de plus grande amplitude sur l’ensemble du spectre expressif symptomatique, à l’inverse de la répétition stérile et stéréotypée. C’est un « aggiornamento » des objets primaires, du groupe familial primaire, aux groupes humains de l’actualité – le Moi et le groupe établissant une dynamique relationnelle qui, sans aucun doute, provoquera des crises identificatoires, dans le sens le plus radical du mot « crise » : celui de lecture critique de soi-même et du monde.
Une petite vignette clinique pour illustrer mon propos : un homme, près de la cinquantaine, dans sa quatrième année d’analyse, commence sa séance du lundi en parlant de ce premier week-end qu’il vient de passer après sa séparation mettant fin à un long mariage qui s’est montré stérile, tant du point de vue relationnel que du point de vue de la procréation. Il dit s’être senti dépaysé dans son nouvel appartement et qu’il a dû trouver diverses choses à faire pour passer le temps. « Heureusement, dit-il, ma petite amie, à la différence de mon ex-femme et de moi-même, a de l’initiative. Elle a proposé qu’on prenne la voiture et qu’on aille faire un tout à Paranapiacaba. Incroyable les coins que je découvre… Vous devez savoir qu’il y a là un musée de la voie ferrée que les Anglais ont construite dans la cordillère de la Serra do Mar. J’ai été vraiment très surpris quand je me suis rendu compte qu’il s’agissait de la gare du train à crémaillère qui monte la Serra depuis Santos. Combien de fois n’ai-je pas descendu la Serra quand j’étais gamin, en voiture avec mon père, et je voyais au loin ces rails et je me demandais où est-ce qu’ils pouvaient bien mener… Je ne l’ai jamais su… Et hier, en faisant le tour du musée et en me promenant dans la gare de Paranapiacaba, j’ai fait le rapport. Ça m’est venu tout d’un coup à l’esprit. Et je me suis mis à penser que toutes les difficultés que j’avais en histoire-géo à l’école avaient à voir avec ça : je n’arrivais pas à faire tenir ensemble ni les dates ni les lieux. On aurait dit que chaque chose était dans son coin, séparée de l’autre… »
Magnifique expression de la saisie du changement interne qu’il a traversé : grandir demande de réaliser des connexions autres que les connexions infantiles: les rails qu’il apercevait dans son enfance, ces rails dont il ne savait pas où ils menaient, ont été maintenant restaurés en sa mémoire, mais seulement par la possibilité provoquée par ce changement dans la trajectoire de sa vie. De sa nouvelle position, ou plutôt, de l’alternance et de la complémentarité de divers points de vue, auxquels sa capacité de se déplacer lui a permis d’accéder, il est capable de se redéfinir historiquement et géographiquement. Dans ses paroles il est implicite qu’il lui faudra trouver de nouveaux chemins, qui ne soient pas ceux aperçus dans son enfance, pour qu’il puisse poursuivre son voyage. La réponse adulte à la question infantile, « où ils amènent, ces rails? » implique qu’il perçoive que, maintenant, la responsabilité de l’initiative et de la direction de la voiture incombe à lui seul, et non plus à son père.
C’est bien sûr l’idée de pouvoir avoir un enfant avec cette nouvelle femme qui l’attire dans cette relation. Son « insight » au sujet de ses difficultés scolaires fait d’une certaine manière résonner l’histoire du petit garçon, premier cas d’analyse d’enfant décrit par Freud en 1904, qui regardait les rails de la voie ferrée depuis la fenêtre de la maison de ses parents et qui, comme mon patient, présentait des symptômes phobiques. L’un comme l’autre refusent de quitter le confort douillet de la maison familiale. L’un comme l’autre étirent leur cou aussi loin qu’ils peuvent, au risque de devenir girafe, pour regarder le monde au-dehors, sans avoir à sortir de chez eux. Mon patient qui ne portait pas de montre jusqu’à la fin de sa deuxième année d’analyse, m’avait dit, au début, qu’il avait passé dans son adolescence des heures enfermé dans sa chambre à épier à la jumelle les immeubles voisins… Ce bref aperçu clinique laisse entrevoir dans sa richesse de condensations et de métaphores que l’analyse n’est pas loin de son issue. En effet, la gare, les rails et le chemin de fer ne sont-ils pas une conjonction constante qui signalisent tout aussi bien le parcours de l’homme que l’immensité du monde ?
J’ai passé les trente dernières années de ma vie à recevoir des personnes dans mon cabinet et j’ai ainsi pu voir beaucoup de « fins » d’analyse. Certaines réussies, d’autres moins, beaucoup qui se sont terminées avant même d’avoir commencé. Curieusement, depuis trois ou quatre ans, un certain nombre de ces ex analysants, que je considérais comme des « analyses réussies » sont revenus me trouver pour « continuer ». Ils traversent des moments différents dans leurs vies, et bien sûr la forme de se présenter – leur plainte ou leur demande – n’est pas la même que la première fois. L’expérience de ces retrouvailles est très intéressante, ne serait-ce que comme possibilité de repenser d’un point de vue critique le travail que nous avons pu effectuer par le passé. De même que je reconnais chacun d’entre eux, non sans toutefois de grandes surprises quant aux directions que leurs vies ont prises, il n’est pas rare qu’ils s’adressent à moi comme à quelqu’un de connu mais différent cependant en tant qu’analyste. Certains ont une nouvelle profession. Moi je continue à analyser des gens. Eux, comme moi, ont conservé leur nom.
L’un d’eux qui était venu me voir à cause de ce qu’il appelait ses idées suicides, est réapparu de surprise dans mon cabinet, un beau matin, quinze ans après que nous ayons terminé son analyse, me disant qu’il voulait recommencer à me parler. Oui, il était différent maintenant, il avait une belle famille, il avait gagné beaucoup d’argent en exerçant sa profession durant toutes ces années. Il n’avait plus d’idées suicides, mais maintenant il était très angoissé parce que le fisc risquait de lui créer de sérieux ennuis, en remontant la trace de ses affaires. Au cours des entretiens suivants il m’a décrit sa grande propriété rurale, entourée en grande partie de hauts murs. Oui, il ne tenait pas tellement à ce qu’on le voie, ni à ce qu’on le reconnaisse, bien qu’il soit doté d’une haute stature et d’une forte corpulence ; s’il pouvait, il aimerait passer inaperçu. Depuis, nous essayons de trouver de nouvelles rimes, et ainsi nous parlons de ce qu’il en est de devenir plus vieux. De ne plus être aussi jeunes. Oui, aucun de nous n’est capable d’échapper à sa condition humaine, même s’il a pu accumuler beaucoup d’argent, qu’il soit fort, qu’il ait de nombreuses années de divan. La route n’est pas encore terminée. Nous sommes encore en vie.
São Paulo, 26 février 2001
Travail présenté au Congrès de Nice au 28 juillet de 2001