[restrict]Au regard du clivage et du refoulement j’ai souhaité revisiter une histoire psychanalytique qui dure maintenant depuis une dizaine d’année. Pour des raisons de confidentialité j’ai été amené à modifier et réduire les éléments biographiques tout en préservant, autant que faire se peut, la nature de la problématique et les mouvements psychiques qui se sont déployés tout au long de cette cure.
Jeanne, la cinquantaine, se présente au premier entretien en exposant surtout les difficultés qu’elle rencontre depuis des années avec sa seule fille, parmi ses 5 enfants, installée depuis longtemps dans une problématique anorexique grave qui la met en échec et génère chez elle un puissant sentiment de culpabilité.
Elle fait le récit d’une enfance stigmatisée par la mort de son père pendant la guerre d’Algérie, quelques jours après Noël, alors qu’elle venait d’avoir quatre ans. Un père qu’elle ne peut évoquer qu’à travers un souvenir écran. Dans la reconstruction de ce souvenir elle habite N. et son père vient de mourir. Elle se voit assise sur le bord d’un trottoir, seule, sous un ciel d’hiver gris et bas. Image statique et figée, infiniment triste mais d’une tristesse qu’elle ne peut elle-même nommer : elle reste sans affects. Par la suite sa mère lui répètera combien son père était beau et combien sa beauté à elle lui rappelle ce mari disparu. Confusion, indécision, incertitude dominent son esprit face à cette parole maternelle qui fait le nid d’un trouble identitaire dont elle a du mal à émerger.
Jeanne, à bien des égards, me faisait penser à un guerrier : volontaire, pugnace, elle fit de brillantes études classiques, rapidement elle se maria et eut cinq enfants, délaissant toute ambition professionnelle.
Avec application elle entra en analyse s’épuisant à venir à bout d’une douleur psychique qui toute sa vie l’avait habitée et qui allait grandissant. Limitée dans ses capacités de représentation, incertaine sur son identité profonde, inhibée dans sa relation aux autres et au monde mais aussi dans sa sexualité, elle se vivait encore comme une petite fille.
Véritable trouble identitaire qui intègre une problématique psycho-sexuelle où elle met en avant une frigidité qui l’empêche de connaitre tout satisfaction dans sa vie sexuelle dans une relation de couple qu’elle qualifie de catastrophique avec un mari épousé très vite et très jeune dans un mouvement d’idéalisation.
Depuis quelques années, après avoir divorcé, elle s’est lancée dans une activité artistique qui est devenue un point central dans sa vie.
Pas de souvenir mais plutôt une impression de vide et de blanc et une certaine inquiétude exprimée à ne rien ressentir de ses années d’enfance ; inquiétude la mettant en présence avec des affects gelés qui résonnent avec cette difficulté à ne pouvoir imaginer, à ne pouvoir se représenter, à ne pouvoir rien ressentir.
Mais derrière la carapace toute de raideur et de bienséance existe, me semble-t-il, un réservoir pulsionnel tempétueux, un devenir et une mise en forme possible de cette vie pulsionnelle en déshérence. Je pressens aussi l’ampleur de la tâche dans son regard qui s’accroche à moi avec détermination, une adresse à l’Objet tel qu’en lui-même mais déjà objet de transfert : tous éléments qui me font poser l’indication d’une nouvelle analyse à raison de trois séances hebdomadaires sur le divan.
Ses premières associations la ramènent alors à ce souvenir écran, après la mort de son père, dont elle ne peut rien faire et qui la réduit au silence. Un silence angoissé, un silence suivi de pleurs et dont elle se sort en se raccrochant à des perceptions visuelles : le ciel bleu aperçu à travers la fenêtre, et d’autres éléments de son champ perceptif immédiat. Elle me donnait l’impression de devoir construire un environnement suffisamment sécure qui pourrait l’accueillir, accueillir le « non lieu de son existence d’enfant » comme elle le dira plus tard.
Dans le fil de ses associations vient alors, au cours des premières séances, le prénom de Juliette : c’était le prénom de la nourrice africaine de ses enfants, mais aussi et de manière plus lointaine celui de sa marraine cambodgienne. Deux figures maternelles étrangères qu’elle évoque avec tendresse et qui contrastent avec le portrait sans nuance qu’elle fait de sa propre mère. « Une mère qui ne m’embrassait jamais, qui ne supportait pas le moindre contact physique » : telle était la mère qu’elle hébergeait en elle dans ce début d’analyse, une image maternelle laissant déjà apparaître un clivage qui ne fera que s’élargir dans le déroulement de la cure.
Jeanne avait été, sa vie durant, dans une fuite en avant. Elle avait traversé la période de latence en intériorisant les prescriptions maternelles de réussite scolaire. Elle eût très tôt le goût des mots mais ils restaient des choses froides : plus sensible à leurs articulations grammaticales qu’à leur pouvoir imageant et aux affects qu’ils pouvaient véhiculer. Ainsi dans le cours de notre travail elle s’emparait de mes mots et entre les séances les « récapitulait », les traitait comme des objets-mots dans un mouvement de fétichisation qui lui interdisait l’oubli.
L’adolescence est solitaire, marquée par l’incompréhension à ses yeux de la sexualité et des émois amoureux. Elle se tourna avec passion vers l’apprentissage du grec et du latin, se remémorant l’impact qu’avait eu sur elle une professeure de latin grec à l’allure virile et aux méthodes martiales et à laquelle elle vouait une certaine admiration. Y avait-il là l’écho du père militaire disparu combiné à la rudesse maternelle ?
Jeanne abordait l’analyse comme elle montait à cheval, ou comme lorsqu’elle se livrait à de harassantes randonnées en montagne, sur un mode autocalmant ; Il y avait en elle de la pugnacité, de la détermination sans repos et il en fut de même lorsqu’elle rencontra son futur mari qu’elle épousa très vite et très jeune et dont elle eut ses cinq enfants : de cette période elle en parlera comme de « la mégalomanie de ses 20 ans ». Mais l’ombre de la fêlure devenait de plus en plus envahissante. Cette fêlure avait rapidement pris la forme d’une sexualité impossible au sein du couple : frigidité de son côté, troubles sexuels du côté de son mari.
L’ombre paternelle, réactualisée par l’analyse, prenait l’allure d’un fantôme mais j’étais convaincu aussi que sa fonction première était de tenir éloigné le spectre maternel : « ma mère c’était un spectre et mon père un mort-vivant » dira-t-elle.
Sa difficulté majeure fut de reconnaitre en elle l’énigme du féminin, à construire ce féminin qui lui fait tant défaut. Ce féminin qui, jusque là, n’a pu trouver d’autre forme d’expression que le symptôme, cette frigidité qui est sa plainte et sa bannière, tout à la fois représentation phallique et vestige d’une féminité inaboutie et réduite à du négatif.
Pas de rêves, Jeanne se plaint de son manque d’imagination. Les mots ne lui évoquent rien, elle ne peut pas jouer avec eux et malgré son riche vocabulaire elle se sent pauvre. Pauvreté fantasmatique qui l’a toujours fait se sentir en décalage avec le monde, avec les autres. Un monde auquel elle avait le sentiment de ne rien comprendre et, froide d’affects, elle y répondait, semble-t-il, par un fonctionnement en faux-self. Jeanne a besoin d’appuis externes pour soutenir un hallucinatoire défaillant. Bien souvent elle m’interpellait et parfois avec violence sur ce registre là :
- « Je veux que vous m’aidiez… »
- ou bien : « vous devez me sortir de là… »
- ou encore : « là dites-moi comment je dois faire… »
La blessure narcissique était vécue telle une amputation qu’elle ramenait à la disparition de son père. Une histoire qui portait la marque du négatif, un défaut d’inscription, une histoire qui n’avait pas eu lieu d’où ce sentiment vertigineux de vide qui parfois la saisissait. Une histoire qui portait aussi l’empreinte du maternel et de ses effets confusionnant : sa mère, dans un excès de religiosité, répétait à l’envie que son père n’était pas mort, qu’il était vivant auprès de Dieu. Elle lui disait aussi : « tu es belle comme Joseph (prénom du père) » mais elle ne revoyait aucune image de tendresse dans le regard maternel. Cette beauté maintes fois rappelée venait sceller un lien pathologique, indéfectible et aliénant à une mère froide dont elle disait « qu’elle avait horreur de la chair et qui repoussait tout contact physique ».
Jeanne très tôt, a été une enfant endeuillée. Mais une enfant endeuillée privée de deuil.
« Ma mère ne mentait pas alors qu’elle était mensongère dans ses états affectifs. Quand mon père est mort elle a totalement nié son deuil, elle n’a pas porté le deuil de mon père, elle ne nous a pas serré dans ses bras… ». A contrario elle se souvient d’une mère qui leur a beaucoup montré, jusqu’à saturation, des photos du père. Ultime effort pour lutter contre la perte, l’annuler au point d’en faire une icône de papier glacé dévitalisée et figée dans une jeunesse éternelle. Je pensais alors à la belle expression d’un Roland BARTHES endeuillé à propos de la photographie de sa mère jeune retrouvée après la mort de celle-ci : « une image folle frottée de réel »[1]. Agrippement à un objet mort derrière lequel apparaitra, plus tard dans la cure, le grand père maternel dépressif et mutilé par la guerre de 14-18. Jeanne va se figer durablement dans un no man’s land psychique où il n’y a plus de place pour le corps et si peu pour l’esprit. Le parti pris actif devient dans sa vie un enjeu de survie psychique : « j’étais une érection ! ».
« Et d’ailleurs mon mari c’est moi qui ai fait le premier pas, c’est moi qui l’ai dragué comme un mec, c’est moi qui l’ai mis dans mon lit la première fois ! » Derrière ce phallicisme de surface, défensif, travesti par le recours à l’idéal, ce qui était en jeu relevait d’un « refus du féminin », profondément ancré dans son psychisme et un Moi cantonné à un contrôle sphinctérien tout puissant.
Peut-être pouvons-nous faire l'hypothèse que pour Jeanne la lutte contre la passivité par des défenses phalliques héritées des premiers temps de son organisation psycho-sexuelle la protège contre des angoisses primitives d'effraction et d'intrusions pré-génitales qui réactiveraient des situations traumatiques originaires par débordement du pare excitation.
Jeanne, sans jamais bousculer le cadre n’en exprimait pas moins une revendication violente et exigeante vis-à-vis de l’analyste. Impérativement l’analyse devait la guérir. Des mois durant elle s’installât dans une plainte incessante et répétitive. Les séances s’enchainaient, toujours sur le même mode : sans cesse elle fait retour sur une mère manipulatrice, effractante. Une mère qui n’a rien inscrit en elle de la féminité, un espace psychique laissé en blanc. S’impose à elle alors la représentation de ce qu’elle nommera à de multiples reprises un « viol à l’envers » soulignant par là la force du négatif et l’intensité d’une déprivation précoce. Ce « viol à l’envers » je fais l’hypothèse qu’il n’est autre que la faillite d’un « féminin primaire » par défaillance de la construction d’une homosexualité primaire où auraient pu se jouer dans un registre ambivalentiel les motions d’amour et de haine et activer le circuit pulsionnel vers la rencontre de l’objet. Et en contre point : « J’avais besoin d’aimer ma mère je n’avais pas le choix ». Une mère devenue son seul ancrage après la mort du père et pour laquelle elle éprouvera une véritable fascination qui la fige dans une relation aliénante, fusionnelle et appauvrissante, véritable pacte inconscient qui fit d’elle une petite fille muette, coupée de ses sources pulsionnelles, psychiquement dénutrie.
Derrière sa rage, au fil de ces nombreuses séances, j’entendais une profonde tristesse à laquelle elle ne pouvait accéder et c’est ce qui certainement me permettait de tenir face à ses assauts et à ses revendications.
Mes interventions restaient très mesurées. Il m’arrivait de lui souligner sa colère : elle était hors d’elle mais semblait tout autant hors du monde. Inquiet je l’étais, mais attaqué aussi par un sentiment de solitude, un sentiment d’impuissance où j’interrogeais la pertinence de l’indication d’analyse. Que me faisait-elle vivre de sa solitude et de son impuissance ? Tout au long de ces nombreuses séances nous étions dans un fonctionnement qui mettait au premier plan le registre du quantitatif. Un haut niveau d’excitation, une pauvreté associative, une demande en boucle où elle répétait inlassablement ses deux thèmes favoris : sa frigidité et les relations toxiques à sa mère.
A front renversé, sa représentation de l’orgasme faisait surtout référence à un fonctionnement périodicisé de tension et de décharge plus évocateur d’une sexualité masculine sous l’unique primat du principe de plaisir où l’objet avait peu de place. L’écoutant ainsi j’entendais un homme me parler de sexualité, plutôt sur un mode opératoire, et au cours d’une de ces séances où ce thème revenait en boucle je lui renvoyais qu’elle me parlait de sexualité et d’orgasme comme un homme pourrait en parler. Immédiatement elle se tut pendant un temps qui me paru infini. Elle ne reprit pas mon intervention mais l’abordera à la séance suivante sur un ton mesuré assez inhabituel : « vous m’avez remise à une place de femme, peut-être sûrement parce que vous êtes non seulement un psychanalyste mais aussi un homme et je vous remercie aussi pour cela, ça m’est utile… ».
Un deuxième personnage, à côté du guerrier, est venu s’inviter dans l’analyse : « la femme au balcon », inspirée d’une œuvre de Picasso. Cette femme au balcon sera déclinée dans ses occurrences les plus diverses. Femme exposée au regard qui la renvoie à la petite fille consumée par la honte de n’avoir plus de père, d’être la « fille de la veuve ». Femme contemplative, mélancolique, immobile et qui lui évoquera le souvenir de la petite fille assise sur le trottoir après la mort de son père. Mais également femme du regard intérieur, spectatrice d’elle-même, de son propre désordre psychique. Il semblait aussi que cette femme au balcon incarnait également une figure de l’attente, une figure de l’angoisse qui va fonctionner à la manière d’un double d’elle-même.
Dans cette même période Jeanne commença à revisiter l’histoire de ses parents, essentiellement celle de sa mère. Ce remaniement du roman familial fera émerger du refoulé le souvenir de sa mère lui racontant son histoire d’amour avec son père, évoquant les moments où, la confiant à des nounous, ils sortaient ensemble.
Au cours d’une séance elle évoque son envie de fumer et son addiction au tabac. Jeanne me dit alors que lorsque l’envie de fumer devenait trop pressante elle s’allongeait et suçait son pouce.
- « Sucer son pouce comme un enfant ?! » lui dis-je.
Elle me répondit alors avec une violence qui me surprit :
- « Sûrement pas dans mon milieu les enfants ne suçaient pas leur pouce, pas de sucette !! »
Elle eut alors un mouvement d’effondrement et se mit à pleurer. Puis, se reprenant, elle revient sur sa vie catastrophique, sur cette violence qui lui était faite de « ne pas pouvoir jouir ».
- « Comme la violence d’interdire à un enfant de sucer son pouce » lui répondis-je.
Elle dit alors qu’il lui arrive de se masturber en essayant de repérer, presque expérimentalement, comment elle pourrait arriver à se donner du plaisir en explorant son corps, sans y associer le moindre fantasme – « vous connaissez mon rapport aux images ! » « Il faut que j’arrive à lâcher » va devenir une expression qu’elle utilisera fréquemment. Mais lâcher signifiant aussi pour elle ne plus être autant dans le contrôle de ses pensées et de ses émotions.
Un souvenir d’enfance refait alors surface : une scène de masturbation infantile qu’elle ne peut dater mais antérieure à l’adolescence. Dans ce souvenir elle se remémore avoir éprouvé une sensation de chaleur sans y associer un quelconque sentiment de culpabilité relevant en même temps la déconnection qu’il y avait en elle entre ses éprouvés corporels et leur impossible traduction psychique. Clivage somato-psychique qui viendrait ainsi rendre compte de la non intégration des premiers autoérotismes.
A travers cette évocation elle réalisa alors qu’elle se souvenait, ce qui libéra en elle un affect de plaisir : « mais c’est ça se souvenir ! J’ai des souvenirs ! ». Quatre ans après son début, le cours de l’analyse prenait une nouvelle direction. Un autre type de matériel apparait : elle commence à pouvoir jouer avec le double sens des mots, le second degré et une meilleure capacité à lier entre elles les images.
Dans ce même mouvement les rêves commencèrent à apparaître qui seraient à mettre du côté d’une levée du refoulement. D’abord des traces de rêves, des sensations de rêves : elle savait avoir rêvé mais ne se souvenait pas de quoi. Néanmoins cela lui procurait une véritable satisfaction, un soulagement même. Puis apparaissent des rêves plus précis, plus scénarisés et notamment un rêve qu’elle nommera « le rêve de Noël » :
« Je suis avec un homme mais cet homme disparait et est remplacé par un homme noir. Puis il y a une succession de pertes, c’est assez flou. Je n’ai plus de voiture. Je me retrouve seule avec un vélo et mes bagages. Puis on me vole tout cela y compris la carte bleue. Et je me retrouve seule, la nuit et je trouve refuge dans une maison où une famille est attablée et où je suis accueillie et c’est surtout des femmes ».
- Ce rêve est rapporté lors de la dernière séance avant les vacances de Noël.
- Dans ses associations elle note que c’est surtout le premier grand rêve de l’analyse.
- Qu’il est traversé par la question de la perte. Perte objectale d’abord et qui se transforme dans la régression onirique en un dénuement progressif proche d’un état de détresse. Ses associations la conduisent à évoquer les noëls en famille qui se télescopaient avec l’anniversaire de la mort de son père. A l’âge de quatre ans ses parents organisèrent un faux noël quelques jours avant la date, le père devant rejoindre sa base en Algérie où il trouvera la mort. Pas d’images de ce dernier noël avec son père mais à la place un autre souvenir va émerger qui se situe après sa mort et vraisemblablement peu de temps après le souvenir écran qu’elle a maintes fois évoqué :
« Après la mort de mon père j’ai attrapé un microbe au poumon, on a parlé de scarlatine… ma mère au lieu de me soigner m’a envoyé dans un home d’enfant à la montagne, c’était l’hiver, la neige, l’enfer blanc, l’hiver après la mort de mon père. Je vois une maison et la tête de cette femme mais je ne vois aucun enfant… une dame chaleureuse mais pas charnelle mais plutôt statique…je suis dans la neige dehors, seule avec cette femme aux cheveux courts…après la mort de mon père, dans le caniveau gris dehors seule ou seule dans un grand lit, malade…là si je suis honnête c’est comme si je voyais le gris se lever sur le trottoir ». Après un long silence chargé d’émotion elle poursuit : « de temps en temps j’écris, je reparcours les pages puis je déchire… c’est tellement difficile d’être seule ».
Quatre ans après le début de l’analyse, Jeanne me parlait d’un homme, Diégo, rencontré dans son groupe d’artistes, qui ne la laissait pas insensible et qu’elle semblait intéresser.
Diégo vient à occuper la plupart des séances. Un homme qui la regardait comme une femme et, contrairement à ce qui se passait habituellement, c’est lui qui a cherché à la séduire. S’en suivit une longue période d’hésitation, qu’elle ramena sur la scène analytique, où elle craignait sa propre imposture de n’être pas à la hauteur en tant que femme : « je veux être une femme et non pas faire comme une femme, ce que j’ai toujours fait ! »
Avec l’apparition de Diégo l’analyse prit un nouveau tournant en donnant au transfert une inflexion plus paternelle et, fait nouveau, des incidents de cadre, des acting qui ne manqueront pas de produire certains effets.
Le premier prit la forme d’une absence inexpliquée à une séance. A la séance suivante elle vient parfaitement à l’heure. Aucun commentaire de sa part. A la fin de la séance elle y fera allusion.
- « J’ai pensé que je pouvais ne pas venir sans vous prévenir…c’était confortable de ne pas venir, de rester avec Diégo… ».
- « En fait comme une adolescente vous avez fait le mur » lui dis-je.
Très vite elle va associer sur le couple de ses parents et est envahie par un sentiment de tristesse en pensant qu’avec Diégo elle ne sera jamais à la hauteur. Elle le quittera au bout de quelques mois.
Dernière séance avant les vacances d’été. Longue plainte sur son sentiment de vide. Déprimée, démunie et en colère, sur le pas de la porte avant de me quitter, avec lenteur, elle me regarde d’un air furieux et me dit violemment : « vous partez et moi je n’ai plus qu’à boire des bières et aller chez ma mère !! » oubliant de payer sa séance.
Je la retrouve à la rentrée. Un rêve : un de ses fils fait du cheval et dans le rêve il est encore un enfant. Ses associations la conduiront à se souvenir qu’enfant elle a fait longtemps de l’équitation. Mais c’est surtout une impression très vive qui ressurgit : l’effroi qu’elle ressentait lorsqu’elle se trouvait à côté du cheval, à terre ; effroi qu’elle impute à la puissance de l’animal et à sa peur d’être piétinée et écrasée par lui. Cette peur disparaissait tout à fait lorsqu’elle se retrouvait sur son dos à le chevaucher. Elle associe alors sur une scène du film « Out of Africa », une scène où R. REDFORD est à cheval. Incidemment elle rajoute : « vous avez les mêmes proportions de visage que lui (!!) et que mon père ». Puis c’est la scène de l’accident d’avion et de la mort du héros dans le film qui la ramène inévitablement à la mort de son père. Un autre souvenir refait surface : c’est une photo, la seule à sa connaissance où elle est avec son père. Sur cette image elle est fièrement à cheval sur les épaules de son père, son képi militaire lui « mangeant la moitié du visage ». Elle est soudain très émue en évoquant le souvenir de cette photo prise probablement peu de temps avant sa disparition. Qui a pris cette photo ? sa mère ? Quand ? Elle l’ignore et se demande aussi si c’était la dernière fois où elle a vu son père à l’occasion du faux Noël. Le mouvement phobique structuré autour du cheval laisse à penser qu’une organisation plus névrotique lui devenait accessible : avec une réserve dans l’utilisation des mots qui ne lui était pas habituelle elle en vient à imaginer que ses parents auraient pu avoir « une relation intime » la nuit de ce faux Noël.
Mais tout cela la ramène aussi à une confidence que sa mère lui a faite il y des années. Elle ne sait plus très bien si elle était adolescente ou jeune adulte ni dans quelles circonstances. Cette confidence maternelle tient en quelques mots : c’est « l’émerveillement » de son père éprouvant la jouissance lorsqu’ils eurent leurs premières relations sexuelles. La dimension traumatique de cet énoncé maternel ne lui apparaitra que dans l’après coup, en faisant retour dans l’analyse. Ce que Jeanne en rapporte alors est le scénario sexuel d’une mère dominatrice arrachant la jouissance à un père écrasé. A travers tout ce matériel clinique il semble alors que deux versions clivées de la scène primitive soient mises en tension : une version narcissique, actualisée dans les propos maternels et réactualisée dans le travail d’analyse et son effet d’après coup – « ma mère n’avait pas à me dire ça ! » - génératrice de confusion dans sa dimension véritablement incestuelle et une version plus œdipienne où derrière le souvenir de la photo qui la met en scène avec son père se profile le couple parental dans une dimension plus œdipienne.
En même temps que s’organise ce mouvement d’élaboration de la scène primitive, une résistance plus forte va se structurer à partir de l’argent et du cadre et qui prend l’aspect d’une réaction thérapeutique négative.
Elle se met à douter de la psychanalyse, tient sur elle des propos violents : la psychanalyse lui a permis d’être « moins conne », mais est-ce que ça en valait la peine ? Et eut-il mieux valu qu’elle reste « idiote » toute sa vie, ne pas divorcer et au moins aurait-elle eu les avantages de conserver une vie de famille, la maison de vacances… pour reconnaître que c’était impossible. Mais ne mettait-elle pas ainsi à jour « ce clivage qui n’avait fait que grandir avec le temps » ?
Jeanne se demandera aussi de manière récurrente pourquoi je l’ai acceptée en analyse : « de toute façon vous ne savez pas non plus ! » conclut-elle sur un ton sec. Toujours à propos de la psychanalyse elle parle d’escroquerie, que c’est trop long, trop coûteux. Elle craint de se laisser « embobiner par son psychanalyste et ses réflexions intelligentes comme elle s’est très longtemps laissée embobiner par sa mère ».
Un psychanalyste escroc ? Mais comme elle peut aussi le penser à propos du couple parental. Pour la première fois elle se met à exprimer des sentiments hostiles vis-à-vis de ce père qui s’absentait souvent et ne revenait que pour faire des enfants à sa mère. Mais s’appuyant aussi sur ce qu’elle estime être ses progrès psychiques elle fait valoir qu’elle a maintenant moins besoin de l’analyse, sans pour autant en envisager la fin. Demande répétitive qui m’amènera à lui faire une interprétation sur le cadre : il m’était impossible d’accéder à sa demande sous peine d’attaquer le cadre, de mettre en danger le processus et que l’on pouvait envisager d’autres modalités pour terminer une analyse.
En même temps qu’elle prenait conscience du cadre, tiers garantissant le processus analytique, elle intégrait la question de la temporalité à travers l’idée qu’il y avait une fin envisageable de l’analyse. Une possible ouverture sur un travail de deuil qui pour l’instant lui paraissait bien difficile : « quand je pense à la fin de l’analyse je pense à ma mère, ça me rend triste et j’ai envie de pleurer ».
« Tout est arrivé trop tard dans ma vie…je n’aurais su que faire des enfants et me soigner… ». Les deux dernières années de l’analyse vont être marquées par un travail de renoncement à cet idéal de guérison qui l’avait si fortement mobilisée et aborder ainsi une figure de l’inachèvement à travers entre autre l’abord d’une position dépressive : le symptôme qui l’avait amenée à l’analyse n’est plus au premier plan mais c’est bien plus la nature et la qualité de l’Objet qu’elle vient interroger. Un Objet qui la ramène à un objet interne clivé, où se combinent des imagos parentales brillantes et lumineuses sur certains aspects mais plombées par le deuil et la mort sur d’autres.
La question de la fin de l’analyse va mobiliser aussi d’autres rejetons pulsionnels infantiles jusque-là laissés dans l’ombre.
Jeanne interroge la place qu’elle a occupée dans la psyché maternelle : sa naissance, 1er enfant de sa mère, vient peu après la mort brutale d’un frère de la mère auquel cette dernière était très attachée, jeune soldat de 19 ans brulé vif dans une guerre coloniale. Ce deuil maternel va apparaître tardivement dans l’analyse, comme s’il avait été effacé : sa mère désirait un garçon, enfant de remplacement, elle n’en fut que plus décevante à ses yeux.
Ses deux premières années se passèrent en Afrique où la mère suivit le père dans sa garnison militaire. Revenant sur cette période dont elle n’a bien sûr aucun souvenir elle imagine alors qu’elle a été abandonnée aux soins de nounous peu bienveillantes pendant que ses parents sortaient. Elle construit à partir de là un fantasme de viol pédophile réactivé dans un passé récent par un voyage qu’elle effectue avec une femme de son entourage qui l’a, selon elle, psychiquement maltraitée : elle y voit sa part homosexuelle mais pour reconnaître que seule les femmes violentes peuvent l’émouvoir sexuellement, comme la violence de ma mère, je crois que j’ai eu peur d’être maltraitée, violentée…peut-être aussi qu’elle m’a dit « je te hais » et en même temps je ne peux complètement lui en vouloir c’est tellement atroce ce qu’elle a vécu…en fait je ne peux pas la haïr mais je ne peux pas l’aimer non plus…
Parallèlement elle déconstruit peu à peu l’image du père : le militaire, le héros était peut- être un homme désespéré qui est allé au-devant de sa mort, peut-être l’officier qu’il était ne croyait-il plus à l’armée, la religion, sa femme…mais peut-être pas…en tout cas je l’ai agi plus au niveau du psychanalyste que vous êtes…je vous faisais jouer le rôle de ce père disparu auquel je ne me suis jamais adressé, je me sentais plus détendue…ma mère ne m’avait pas permis d’en faire un mort…elle m’a ôté la mort donc la vie… En suivant ce fil elle reconnaît que le travail analytique lui laisse entrevoir la possibilité de se réapproprier la mort de son père et, partant de là, de lui restituer sa part de vie : c’est un cadeau de Noël conclut-elle…provisoirement.
Dans cette cure il est parfois bien difficile de repérer ce qui relève du clivage - mais de quel clivage ? -et du refoulement tant les deux mécanismes semblent faire cause commune. La question du deuil y est centrale : elle s’inscrit dans une réalité qui est la mort du père, une mort psychiquement, pathologiquement déniée par la mère. Clivage qui fait de ce père un disparu et fige durablement tout mouvement de deuil. Un père possible vecteur d’une pulsionnalité œdipienne dont les premières manifestations ont disparu sous le sceau du refoulement et qui se dégageront au cours de l’analyse après que des clivages encore plus primitifs aient été mis à jour. Clivages primitifs pathologiques qui ont altéré la construction du Moi et du sentiment d’identité. L’enjeu de la cure sera de retrouver cette partie clivée, détachée du Moi, constitutive du trauma précoce. Mais parallèlement le clivage a eu aussi une fonction protectrice qui a permis à Jeanne de développer, au moins jusqu’à un certain point, des potentialités psychiques qui l’ont aidée à vivre.
[1] Roland BARTHES – La chambre claire (Gallimard, 1980)[/restrict]