Le 8 octobre 2003, l’Assemblée Nationale a voté à l’unanimité un amendement, proposé par Bernard Accoyer, député UMP de Haute-Savoie, lui-même médecin, réglementant le titre de psychothérapeute. Cet amendement modifie comme suit le Code de la Santé Publique : « Les psychothérapies constituent des outils thérapeutiques utilisés dans le traitement des troubles mentaux. Les différentes catégories de psychothérapies sont fixées par décret du ministre chargé de la santé. Leur mise en œuvre ne peut relever que de médecins psychiatres ou de médecins et psychologues ayant les qualifications professionnelles requises fixées par ce même décret. L’agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé apporte son concours à l’élaboration de ces conditions. Les professionnels actuellement en activité et non titulaires de ces qualifications, qui mettent en œuvre des psychothérapies depuis plus de cinq ans à la date de promulgation de la présente loi, pourront poursuivre cette activité thérapeutique sous réserve de satisfaire dans les trois années suivant la promulgation de la présente loi à une évaluation de leurs connaissances et pratiques par un jury. La composition, les attributions et les modalités de fonctionnement de ce jury sont fixées par arrêté conjoint du ministre chargé de la santé et du ministre chargé de l’enseignement supérieur. »
L’actualité
Le récent à propos de l’amendement Accoyer sur les psychothérapies nous permet une réflexion historique sur les rapports de la psychanalyse et l’État. Une esquisse qui nous montre que ces relations ne se limitent pas à une reconnaissance officielle dont les seuls buts seraient d’assurer au psychanalyste une formation reconnue par l’état ou encore l’obtention d’un statut qui permettrait un remboursement des cures psychanalytiques par un système de protection sociale.
Le nombre des psychanalystes s’est rapidement accru depuis l’implantation de la psychanalyse dans les différents pays dont le niveau socio-économique est développé. Des psychanalystes ont engagé une pratique aussi bien dans le cadre d’établissements de soins, où ils sont reconnus comme thérapeutes, que dans celui du cabinet privé.
Par son statut civil en France la psychanalyse est définie comme une profession libérale non réglementée (attendus d’un arrêt du conseil d’état du 4 mai 1990). Elle relève du régime général des professions libérales, avec toutefois des contradictions quant à la fiscalité, notamment les médecins et les psychologues psychanalystes ne sont pas assujettis à la TVA, ce qui est le cas lorsque des psychanalystes viennent d’autres horizons, comme le souligne le document signé par l’Association pour une Instance Psychanalytique (APUI, 1997). La signature des feuilles de soins par les psychanalystes médecins est une pratique courante. Cependant il existe une confusion en ce qui concerne la nature du soin dispensé. En effet, ce qui est effectivement reconnu c’est l’acte psychiatrique ou médical fréquent, la spécificité psychothérapeutique n’est pas reconnue officiellement dans la nomenclature des actes médicaux existants. Aussi, le CNPSY est utilisé pour tout acte couvrant aussi bien l’acte avec un adulte, un enfant, un entretien familial, de couple, de groupe etc.
Dans certains pays la cure-type est reconnue et remboursée sous certaines conditions. Ainsi est-il pour l’Allemagne et les Pays Scandinaves. Dans d’autres pays, tel l’Italie la psychothérapie est reconnue par l’état : les psychanalystes doivent se faire reconnaître comme thérapeutes pour exercer comme analystes. Enfin, en Angleterre, les sociétés savantes ont pu assurer un cadre assez flou qui permet une certaine liberté des praticiens bien que l’état ait un droit de « regard ».
Il est évident que des problèmes cruciaux comme celui de la formation - quelle instance reconnaît et selon quels critères - se posent à l’intérieur des sociétés savantes. Au niveau de l’état qui définit sa politique de santé mentale il devient indispensable de pouvoir garantir l’efficacité et surtout le coût des traitements proposés. Ceci veut dire : la création d’un système administratif et universitaire qui peut s’entourer de membres de sociétés savantes dont certaines Sociétés Psychanalytiques. Nous sommes dans une situation où la psychanalyse, forte de ses succès et de son implantation se voit sollicitée par le pouvoir politique pour des raisons diverses selon les pays. Elle se trouve dans l’obligation historique de bien négocier ses rapports avec l’état. Il n’est donc pas inutile de faire un bref rappel historique.
Un peu d’histoire du temps de Freud
Freud était un neurologue de ville, chargé de cours à l’université avec un titre honorifique de professeur extraordinaire qui ne lui donnait aucun accès à l’enseignement officiel. La psychanalyse était une méthode thérapeutique qui comme toutes les méthodes n’appartenait qu’à son inventeur. L’état ignorait superbement une méthode et une théorie qui, somme toute, n’appartenaient qu’au Dr Freud, son inventeur.
Dans un débat peu connu mais qui porte à conséquence, Freud évite la tutelle universitaire proposée par Bleuler (Alexander et Selesnick, 1965). En effet, il souhaite garder la formation des psychanalystes à l’intérieur des sociétés savantes au détriment peut-être d’une position officielle. Les cours d’introduction à la psychanalyse que Freud présente à l’université de Vienne en 1916-1917 sont des cours privés destinés à un public cultivé mais non aux étudiants de l’École de Médecine. À titre de comparaison nous pourrions évoquer les séminaires du Collège International de Philosophie.
Des représentants de l’État sont officiellement présents pour la première fois en 1918 lors du V° congrès International de l’API de Budapest (Jones, 1957 Vol. 2). Ce fait s’explique par le nombre important de soldats atteints de névroses traumatiques, que l’on qualifiait alors de « névroses de guerre ». Freud propose l’ouverture de policliniques psychanalytiques, la première devait voir le jour à Budapest. Des centres de traitement furent crées à Vienne et à Berlin. La Hongrie fut le premier état à créer une chaire universitaire de psychanalyse qui fut confiée attribuée à Ferenczi. La contre-révolution de l’amiral Horthy la supprimera : la psychanalyse fut en danger pour une brève période. Ceci ne faisait que donner un avant-goût de la persécution qui allait s’en suivre par les régimes totalitaires.
En 1920 Freud est appelé à témoigner comme expert dans l’affaire de la plainte de soldats pour les traitements subis dans les hôpitaux psychiatriques durant la guerre (Eissler, 1979). L’aide-mémoire de Freud est un exemple de courage scientifique et en même temps de solidarité médicale envers le maître de la psychiatrie universitaire de Vienne, Julius von Wagner-Jauregg. Cependant les intérêts évidents du pouvoir militaire et universitaire n’ont pas permis à la position de Freud d’obtenir gain de cause malgré l’évidence de l’échec du traitement électrique de soi-disant simulateurs. Freud n’avait rien d’un idéologue mais il a toujours défendu la vérité même au détriment d’une reconnaissance officielle. De son côté von Wagner-Jauregg a gardé un ressentiment à l’égard de Freud considérant qu’il ne l’avait pas suffisamment soutenu. Aussi, dans ses mémoires il attribue la découverte de la psychanalyse à Janet !
Ces éléments sont toutefois des jalons dans le début d’une conquête de l’opinion publique et d’un élargissement de la place de la place de psychanalyse dans les traitements de choix. La psychanalyse fleurira en Autriche durant la période de la social-démocratie entre 1918 et 1934 et en Allemagne pendant la fragile République de Weimar (Reichmayr & Mühlleitner, 2003). Des nouveaux problèmes se posent désormais : où et par qui se forment les psychanalystes ? Qui est habilité à pratiquer cette technique thérapeutique ?
Le procès à l’encontre de Théodore Reik en 1926 à Vienne permet à Freud de mettre au clair ses réponses à ces questions qui étaient autant des questions de société que des questions concernant la vie des sociétés psychanalytiques. Accusé d’avoir enfreint une loi réprimant le charlatanisme, Reik était interdit de l’exercice de l’analyse en février 1925. La plainte d’un ancien patient aggrava cette situation. Freud réagit de manière énergique auprès de l’administration viennoise et obtient l’annulation de la procédure. Notons que Freud avait été sollicité comme expert par le Ministère de la Santé sur la question de l’analyse profane comme nous l’apprenons dans la lettre du 28. 11. 1924 à Abraham (Falzeder, 2002). Il prend une position qui va déchirer le monde analytique pendant longtemps, à savoir la défense d’une autonomie des institutions analytiques par rapport à l’école de médecine, qu’il défendra bec et ongles (Freud, 1926). Pour Freud il était hors de question de proposer une formation au rabais, ce qui était la position de ceux qui craignaient le « charlatanisme » (Gay, 1988). L’avenir lui donnera raison même si la question n’a jamais pu être discutée sans passion. Sa position était toujours claire quant aux conditions qui définissaient le psychanalyste : il fallait un niveau d’études universitaire mais non forcément des études de médecine (ce qui gardait l’ouverture des sociétés de psychanalyse vers les humanités et assurait que l’analyste avait un niveau de réflexion suffisamment organisée), accompagnée d’une solide expérience clinique (aussi, il fait faire des stages cliniques aux non-médecins) et enfin confirmée par une formation spécifique à l’intérieur des instituts de psychanalyse. Si les deux premières conditions étaient nécessaires, ce n’est que la dernière condition qui permettait de définir le psychanalyste.
À la fin de sa vie Freud vivra les conséquences de la reconnaissance officielle de la psychanalyse de deux façons diamétralement opposées. D’une part le régime nazi va persécuter la psychanalyse comme science juive et subversive. D’autre part les démocraties ont venir à son secours. S’il sort vivant de Vienne après l’Anschluss, c’est grâce à l’intervention du ministère des affaires étrangères d’Angleterre, de l’ambassadeur Bullitt des USA et bien entendu grâce à l’action de la princesse Marie Bonaparte. Il était clair depuis l’affaire Ferenczi que la psychanalyse avait besoin d’un régime politique démocratique pour vivre, ce que la deuxième guerre mondiale a définitivement mis en évidence.
Après Freud
La psychanalyse dans l’entre deux guerres fut une théorie qui a influencé plus d’un domaine. Un grand nombre d’expériences pédagogiques furent menées parfois en étroite liaison avec des psychanalystes et autrefois d’inspiration vague. La criminologie, ls études psychologiques et d’autres domaines ont été elles aussi influencés.
La deuxième guerre mondiale a de nouveau renouvelé l’intérêt des états démocratiques pour la thérapeutique analytique. Les psychanalystes anglais se sont impliqués pendant la guerre et ont contribué, à leur manière, à la bonne santé de l’armée. Bion et Rickmann étaient les protagonistes de cette aventure. Nous avons une trace de cette aventure dans le compte rendu que Lacan a présenté au groupe de l’Évolution psychiatrique en 1947.
En France la psychanalyse naissant de ses cendres s’implique dans la reconstruction du domaine des soins médicaux et plus particulièrement en donnant un nouveau contenu aux soins psychiatriques. Bien sûr dans les études de psychiatrie mais surtout dans la manière de concevoir les soins notamment après la catastrophe de la guerre qui a vu plusieurs milliers de morts dans les asiles. Sur le plan pédagogique notamment celui de l’enfance handicapée G. Mauco jouera un rôle important. La création de l’Institut de psychanalyse a reposé les problèmes que Freud avait sentis dans les années 20. Le débat sur la formation des psychanalystes fait rage et aboutit de fait, à la scission de 1953.
L’état est neutre face à la psychanalyse mais intervient à l’occasion d’affaires d’exercice illégal de la médecine. L’affaire Clarck-Williams est une histoire relativement connue et ne retiendra pas notre attention. Les documents nécessaires à sa compréhension sont publiés dans le troisième numéro de la Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse(publié en 1990). L’histoire d’Elsa Breuer, juive hongroise, analysante de Marie Bonaparte est pratiquement inconnue. Membre adhérente de la SPP en 1936, elle habite Paris jusqu’en 1962. Elle subit un procès le 1erjuillet 1952 pour exercice illégal de médecine. En effet, elle signe Dr Breuer avec un diplôme hongrois non reconnu par l’Ordre des médecins qui, selon une lettre de Marie Bonaparte à Loewenstein (19 juin 1952), commence à persécuter les analystes pour exercice illégal de la médecine (Bertin, 1982). Un an plus tard, le 23 mars 1954, la cour regrette l’absence d’un statut de psychanalyste dans un jugement très subtile sur l’idée du contrôle médical des profanes qu’elle juge impossible au regard du lien intime nécessaire pour la bonne conduite d’une cure (Soulez-Larivière, 1990). Après ces deux procès, les psychanalystes exerceront dans une grande atmosphère de liberté. Toutefois il est assez remarquable de noter que déjà il y a un demi-siècle les instances de l’état constatent à la fois l’absence de statut et la difficulté de l’établir.
Dans les années 1950-1960 la psychanalyse a une position idéologiquement dominante mais non officielle dans les milieux médicaux, universitaires et pédagogiques. Aucun projet pilote ne se fait sans influence psychanalytique, un grand nombre de théories sur le psychisme voient le jour en référence à la psychanalyse.
Dans les années 1990 un petit nombre d’analystes soulèvent le problème d’un statut officiel du psychanalyste (APUI, 1997 ; Cournut, documents d’archives). Le débat est passionnel et très vite est enterré. De nos jours les réactions médiatisées provoquées par l’amendement Accoyer font écho à ce premier débat.
En guise de conclusion
Depuis ses origines, la psychanalyse n’a pas cherché autre chose que de sauvegarder la clarté des conditions de son exercice. Les débats et les scissions des sociétés de psychanalyse depuis presqu’un siècle ont toujours eu comme sujet la formation (et son contrôle) des praticiens. L’état, quant à lui, ne s’intéresse à la psychanalyse que dans la mesure où cette pratique influe dans sa politique de santé mentale. Les succès de la psychanalyse l’obligent à sortir de son isolement et à négocier des rapports qui garantissent la liberté et la clarté de son exercice.
Nous ne sommes pas la première école de pensée qui négocie des rapports avec l’État. Il y a 25 siècles Hippocrate, fondateur de la médecine moderne, était en passe de supplanter la médecine sacrée en tant que médecine officielle. Son échec relatif de faire face à la peste qui sévissait à Athènes lors du siège de 429 avant notre ère et la mort de son protecteur, Périclès, l’ont temporairement mis en danger et l’ont obligé à écrire le Traité de l’Ancienne médecineoù il essaie de se défendre (Canfora, 1986). L’histoire nous apprend que la médecine hippocratique a survécu à l’obscurantisme.
Bibliographie
Alexander F. & Selesnick S. T. (1965) Freud-Bleuler Correspondence. Archives of General Psychiatry, 12, 1-9.
APUI (1997) Projet pour une charte des psychanalystes. Documents de travail. Paris, édition privée.
Bertin C. (1982) Marie Bonaparte. Paris, Perrin.
Canfora L. (1986) Histoire de la Littérature grecque d’Homère à Aristote. Tr. Fr. Paris, Desjonquères (1994).
Cournut J. (1997-2003) Documents de travail internes de la SPP au sujet de la reconnaissance du statut de la psychothérapie et de psychanalyse. Documents d’archives.
Freud S. (1926) La question de l’analyse profane. Tr. fr. S. Freud O.C. Vol. XVIII, Paris, Puf,1-92.
Gay P. (1988) Freud. A life for our time. London, Papermac.
Falzeder E. (ed.) (2002) The Complete Correspondence of Sigmund Freud and Karl Abraham. London, Karnac.
Jones E. (1955-1957) La vie et l’oeuvre de Sigmund Freud. Tr. fr. Paris, Puf.
Eissler K. R. (1979) Freud sur le front des névroses de guerre. Tr. fr. Collection Histoire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1992.
Lacan J. (1947) La psychiatrie anglaise et la guerre. J. Lacan Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001.
Reichmayr J. & Mühlleitner E. (2003) Psychoanalysis in Austria after 1933-1934. History and Historiography. International Forum of Psychoanalysis, 12 (2-3), 118-129.
Soulez-Larivière D. (1990) La psychanalyse profane et le droit français. Revue Internationale d’Histoire de la psychanalyse, 3, 289-300.