Conférence donnée à la Société Psychanalytique de Paris, 15 mai 2001
Au lendemain d’une guerre terrible, dans un monde traumatisé et bouleversé, les psychanalystes vont se poser dans des termes nouveaux la question des rapports entre psychanalyse et psychothérapie ; ils vont beaucoup flotter à cet égard, car Freud n’est plus là pour leur dire ce qu’il convient d’en penser. Leurs tâtonnements procèdent pour une part d’incertitudes théoriques, techniques, et même sémantiques. Sémantiques : le terme « psychothérapie » est tantôt pris dans un sens très large, couvrant toute action visant à soigner des troubles ou difficultés psychiques, tantôt dans un sens beaucoup plus restreint, où il ne s’agit plus que d’une modalité particulière du travail du psychanalyste avec son patient. Théoriques : la psychanalyse est-elle une psychothérapie ? Freud, pour l’essentiel, répondait oui en prenant le terme « psychothérapie » au sens large (c’est une démarche psychothérapique parmi d’autres) mais elle est bien plus qu’une thérapeutique. Techniques : des entretiens en face à face peuvent-ils donner naissance à un véritable processus psychanalytique, et dès lors peut-on considérer qu’il s’agit encore d’analyse ?
Deux facteurs vont contribuer, en France comme dans d’autres pays, à modifier la donne, à faire sortir la question d’un débat académique ou technique réservé aux analystes. Le premier est l’ampleur et l’urgence des besoins : la guerre a laissé en très grand nombre des adultes et des enfants traumatisés pour lesquels est nécessaire une prise en charge que la psychiatrie ne peut assez assurer ; la psychanalyse semble à bien des égards mieux armée pour y faire face. Second facteur, l’apparition d’une nouvelle catégorie de professionnels qui pourraient fournir les personnels nécessaires : les psychologues, qui vont constituer une sorte de prolétariat de la psychothérapie dont la masse croissante et les revendications de dignité professionnelle vont peser lourd dans ce débat.
Il serait intéressant de comparer sur ces bases la façon dont la question des psychothérapies a évolué dans quelques grands pays, au premier chef la France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis. Ce serait un travail considérable, dont je ne dirai rien ici, sauf à en suggérer l’intérêt. Je me bornerai donc, dans ce qui suit, à offrir quelques points de repère, en me limitant de plus à ce qui s’en en joué dans l’orbite de la Société Psychanalytique de Paris, et dans la période 1945-1965. J’espère cependant que, en dépit de cette limitation, cela permettra de jeter les bases d’une réflexion plus étayée.
D’une première approche, même cursive, il se dégage deux évidences :
- Vers 1950, le terme « psychothérapie » désigne en général, aux yeux des analystes eux-mêmes une forme de pratique psychanalytique mineure, utilisable dans des cas supposés faciles, et qu’on pense pouvoir confier à des gens peu formés à la pratique psychanalytique. On en reste pour l’essentiel à l’opinion émise par Adrien Borel lors d’une réunion de la Société Psychanalytique de Paris le 18 juin 1935 : c’est « une forme régressive de la psychanalyse…». C’est donc une technique qu’on conseille d’utiliser avec les enfants, supposés constituer des cas plus faciles, parce que moins « complexes » que les adultes, et que d’ailleurs on ne peut allonger sur un divan….
- Comme c’est tenu pour plus facile, on peut envisager que ces actions soient concédées à des thérapeutes non-médecins, mais sous surveillance d’un médecin qui prescrit la cure et en suit le déroulement. Avec l’émergence d’une nouvelle profession, celle des psychologues, le débat va devenir aigu : certains pensent que, s’il s’agit de psychanalyse, même « dégradée », seuls les médecins doivent pouvoir conduire ces traitements ; d’autres admettent sa pratique par des non-médecins, mais mettent alors l’accent sur une visée plus éducative que thérapeutique.
Il est clair que, ce qui sous-tend ces prises de position, ce sont les conceptions sur les visées de la cure analytique elle-même, et ce qui peut en être conservé dans ses formes supposées mineures. Ces conceptions s’ordonnent, me semble-t-il, sur trois axes. Sur un premier axe, la visée essentielle de l’analyse -et par extension de la psychothérapie- est d’ordre cathartique : ceci n’est guère préconisé dans la psychothérapie avec les enfants, sauf peut-être en cas de traumatisme majeur, mais alors il est fermement soutenu que cela doit être aux mains d’un médecin. Sur un second axe, la visée est réparatrice, supposant une phase préalable plus ou moins longue d’une régression plus ou moins profonde ; dans le cas de la psychothérapie avec les enfants, cette visée réparatrice se fait volontiers maternelle, maternante, au point que le -ou plutôt la- psychothérapeute apparaît cousine de l’éducatrice du jardin d’enfants… Sur un troisième axe, l’accent est mis sur l’explication, voire même l’éducation, dans une position qui apparente le/la psychothérapeute à une institutrice ès choses sexuelles. Bien évidemment, ce sont les positions qui sous-tendent alors la cure psychanalytique elle-même, dans un contexte fortement marqué au cours de toute cette période par Anna Freud et « l’ego psychology » américaine.
Telles sont les grandes lignes d’une histoire dont je vais tenter de situer quelques jalons, certainement très incomplets.
1. Les psychothérapeutes d’enfants
C’est dans cette optique générale que la SPP crée en son sein, le 13 décembre 1949, une « section de psychanalystes d’enfants », H. Sauguet assurant « la liaison avec le bureau de la SPP ». Cette Section se réunira ensuite tous les premiers Mardi du mois ; la Revue Française de Psychanalyse mentionne des exposés de cas de psychothérapies d’enfants par Berge, Lebovici, Mme Dreyfus-Moreau, Maud Mannoni, Françoise Dolto, Juliette Boutonier, etc. (RFP, 1951, vol. 15, 1, p. 130-135) ; mais, soit que cette Section ait cessé de se réunir, soit que d’autres sujets aient paru plus importants, la Revue Française de Psychanalyse n’en fait plus mention après 1950.
Les documents sont plus explicites sur un projet de formation de psychothérapeutes d’enfants, bien significativement rebaptisés dans ce projet « conseillers d’enfants agréés par la SPP », une formation qui déboucherait sur un diplôme
Ce projet est exposé de façon détaillée dans la Revue Française de Psychanalyse en 1949 (RFP, 1949, vol. 13, p. 436-441)
L’exposé des motifs déclare en préalable : « Si la psychanalyse n’est ni la seule psychothérapie, ni applicable à tous les cas, elle seule a apporté une théorie générale des psychothérapies et assure au psychothérapeute une formation satisfaisante dont l’analyse didactique est la base ». Mais, ajoute-t-on, les besoins sont tels que « tous les psychothérapeutes d’enfants ne peuvent actuellement subir la nécessaire analyse didactique ». Il faut donc faire appel à un appoint extérieur. On sélectionnera pour cette formation des psychologues : la licence de psychologie est, dit-on, « souhaitable ». Je rappelle qu’à ce moment, 1949, elle vient juste d’être créée (en 1947), le seul diplôme dans ce domaine étant jusque-là un diplôme de psychopathologie délivré par l’Institut de Psychologie de Paris, qui était alors un Institut inter-universitaire placé sous le triple patronage des Facultés de Médecine, des Sciences et des Lettres.
Le candidat à cette formation de « conseiller d’enfants », qu’il ait ou non la licence de psychologie, doit avoir au moins un an d’expérience professionnelle avec des enfants. Il faut qu’il soit « travailleur, patient et persévérant, qu’il ait de l’ordre et de la méthode, qu’il soit sympathique »… En fait, quand on lit ce qui est attendu de lui (et qui est supposé être le reflet de ce qu’est l’analyste), on est pris de vertige : « aptitudes intellectuelles à la fois élevées et variées, aptitude à penser l’abstrait et le concret, compréhension, esprit critique, imagination, souplesse d’esprit, maturité affective, tolérance, absence de prétention et de dogmatisme, tact, discrétion, patience, bonté, simplicité, réserve, défiance envers les schémas tout faits, intuition et pénétration psychologique, minimum de souffrance psychique, capacité d’être heureux, efficience, réussite, stabilité affective, tolérance à la tension, aptitude à se détendre et à jouer, connaissance de soi et autocritique, humour… », etc. Toutes qualités dont évidemment Sacha Nacht et Jacques Lacan, personnages clés de cette époque, étaient évidemment les modèles ! On est tenté de leur demander, comme Figaro au Comte : « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? »
C’est cependant sur ces critères que le projet prévoit la sélection des candidats, par une commission de trois membres de la Société Psychanalytique de Paris, sur la base d’entretiens et de tests d’aptitude et de personnalité… Au programme de l’enseignement : biologie, maladies des enfants, psychopathologie infantile, techniques de psychothérapie (36 heures en tout), et stages. Un diplôme est délivré après deux années d’études. Quant à l’exercice professionnel ainsi ouvert, il s’agira de travailler avec des enfants « dans les cas où une psychanalyse n’est pas nécessaire ou indiquée, ou impossible ». Le rôle du « conseiller d’enfants » sera de « seconder le médecin dans l’examen et le traitement psychologique des enfants inadaptés (…) il ne fait donc pas double emploi avec le psychanalyste d’enfants, ni ne se confond avec lui ».. Ceci n’est pas si clair, puisque « le psychanalyste d’enfants » n’est par ailleurs pas défini ; la différence réside donc essentiellement en ceci que le « conseiller d’enfants » occupe une position secondaire où il « seconde le médecin », psychanalyste ou non.
Qu’en est-il advenu ? Pas grand-chose semble-t-il si l’on considère le manque de références ensuite dans la Revue Française de Psychanalyse.
2. Les « auxiliaires de psychanalyse »
On en trouve cependant une résurgence deux ans plus tard, en 1951 donc, avec un projet que Sacha Nacht, alors président de la SPP, adresse aux titulaires en novembre 1951.
C’est le « projet d’un statut des auxiliaires de psychanalyse », qui vise en fait à donner un statut de psychanalyste à des psychologues. Selon ce projet, les candidats au diplôme qui donnerait accès à cette nouvelle profession devaient posséder, soit la licence de psychologie (créée quatre ans auparavant), soit le diplôme de psychopathologie de l’Institut de Psychologie de Paris.
Cette formation supposait : faire une analyse didactique personnelle, puis conduire deux analyses sous supervision, suivre un enseignement théorique et faire un stage d’un an dans un service de neuro-psychiatrie. L’examen final prévoyait un travail clinique écrit et un oral. Le diplôme, selon ce projet de Nacht, devait être préparé et soutenu dans le cadre de la Faculté de Médecine de Paris, le corps professoral étant constitué de professeurs de cette Faculté et de titulaires de la SPP. Il est évident que Nacht voyait là un moment important de son action en faveur de la création d’une chaire de psychanalyse à la Faculté de Médecine, chaire dont il espérait bien être le premier titulaire… Cela ne se fit pas, du fait du manque évident d’enthousiasme des professeurs de cette Faculté… mais aussi de la rivalité latente avec Lagache qui, lui, espérait bien qu’une telle création se ferait dans le cadre de la Faculté des Lettres, où il enseignait lui-même…
Ce projet ne mentionne pas explicitement le terme « psychothérapie », et dit bien qu’il s’agit de former des psychanalystes. Mais le contexte, et le choix même du terme « auxiliaire de psychanalyse », montrent bien, ici encore, qu’il s’agit de psychanalystes de second rang, un peu sur le mode de ce qu’étaient autrefois les « officiers de santé » subordonnés aux docteurs en médecine (je rappelle que c’est à dessein que Flaubert fit de Charles Bovary un officier de santé, et non un médecin…). Il semble bien que, en dépit du prestige de Nacht, ce projet n’ait pas, lui non plus, abouti.
3. Un procès pour exercice illégal de la médecine intenté à une psychothérapeute
En tout ceci, il apparaît donc bien qu’aient été étroitement intriquées deux questions. Première question : la psychothérapie est-elle ou non une forme mineure de la cure psychanalytique, essentiellement applicable aux enfants ? Seconde question : si oui, peut-on ou non admettre à sa pratique des gens qui, supposés moins formés que les médecins à la pratique des soins, seraient cependant utilisables sous surveillance médicale, à savoir les psychologues ?
La question va prendre un grand retentissement médiatique à l’occasion du procès intenté par l’Ordre des Médecins à Margaret Clark-Williams, une psychologue accusée d’exercice illégal de la médecine (Schopp, 1990).
Margaret Clark-Williams est une psychanalyste américaine analysée par Leuba ; elle est membre de la SPP et travaille au Centre Claude Bernard dirigé par André Berge. Elle n’est pas médecin. Elle suit cependant en pratique privée quelques-uns des enfants qui lui sont adressés. En mars 1950, l’Ordre des médecins porte plainte contre elle, pour exercice illégal de la médecine, puisqu’elle exerce une pratique médicale sans être médecin. Mais témoignent en sa faveur Leuba, Berge, Lagache, Juliette Favez-Boutonier, Cenac, qui tous témoignent de sa bonne formation, du sérieux de son travail et de son appartenance à la SPP. Le sens général de ces témoignages est qu’elle travaille sous contrôle médical strict, et qu’au demeurant son action est bien plus d’ordre pédagogique que thérapeutique. L’avocate qui la défend reprend ces arguments en disant qu’il s’agit en fait d’une « rééducation psychique », et que cela ne dépasse guère l’action d’une mère attentive, ou d’une institutrice intelligente… Bref, cette ligne de défense consiste à désigner les psychothérapies pratiquées par Mme Clark-Williams de termes non médicaux. Il est clair en fait qu’il s’agit bien de psychothérapie, mais déguisée sous des termes d’apparence pédagogique… Sensible à cette argumentation, le tribunal prononce l’acquittement et condamne l’Ordre des médecins aux dépens. Cependant, celui-ci fait appel. En seconde instance, il y aura au contraire, en juillet 1953, condamnation pour exercice illégal de la médecine. Car lors de cet appel, le nouveau tribunal voit les choses autrement : il cite dans ses attendus… le Règlement de la SPP, qui précise que « la psychanalyse est essentiellement une technique médicale dont les névroses ne présentent que le domaine d’éclosion », et qui préconise pour le psychanalyste « des qualifications médicales et parmi elles la spécialisation psychiatrique »… Margaret Clark-Williams est en conséquence condamnée à une amende symbolique (qui sera d’ailleurs amnistiée un peu plus tard).
Ce procès illustre bien les ambiguïtés de la SPP en ce qui concerne le problème posé par les pratiques thérapeutiques autres que la cure de divan mais inspirées de la psychanalyse, et la question, qui lui est intimement liée, de l’analyse par les non-médecins. Ces tensions aboutiront à la scission de juin 1953.
4. Positions de l’Ordre des Médecins en ce qui concerne la psychanalyse et les psychothérapies
Ce procès Clark-Williams agite les esprits, et nourrit les controverses entre médecins et non médecins, psychiatres et non psychiatres, et parmi les psychanalystes eux-mêmes. La Société médico-psychologique va en débattre chaudement. Le 25 novembre 1951, on y entend une communication de Serge Lebovici et Georges Heuyer ; je rappelle qu’alors Lebovici, jeune psychiatre et analyste de fraîche date, a 36 ans.
Lors de cette réunion, on s’accorde à penser qu’il est préférable que les psychothérapies soient faites par des médecins, mais vu l’importance des besoins on peut admettre une pratique de non-médecins ; cet argument est souligné dans cette séance par Lacan, selon qui « il est difficile de se passer du concours des meilleurs parmi les psychologues en mesure d’aider les médecins », et cette position est soutenue par Daumezon (Schopp, 1990, doc 8)
Quant à l’Ordre des Médecins, il s’en préoccupe d’autant plus qu’il est alors engagé dans le procès que je viens d’évoquer. Il crée une Commission pour définir le rôle des psychologues, commission qui se réunit les 8 janvier et 27 mai 1952.
Tout le monde s’accorde lors de cette réunion pour leur consentir d’appliquer des tests… Mais peut-on leur accorder aussi de conduire des psychanalyses et des psychothérapies ? Et peut-on suivre Nacht lorsqu’il envisage des « auxiliaires de psychanalyse » non médecins ? Nacht évidemment soutient son projet devant cette Commission de l’Ordre des Médecins, spécifiant qu’il s’agirait d’ « auxiliaires » formés par la SPP. Lagache le suit, mais met en valeur la formation des psychologues à l’Institut de Psychologie de Paris, où il se trouve qu’il enseigne… D’autres, notamment Lhermitte et Delay, se prononcent contre la pratique de l’analyse et des psychothérapies par des non-médecins.
Conclusion du débat : « la psychothérapie est uniquement du ressort du médecin » . L’ambiguïté est ici patente, dans la mesure où le terme « psychothérapie » désigne alors semble-t-il plutôt la cure psychanalytique elle-même. Mais s’il s’agit seulement de « rééducations psychiques », ou de « rééducations affectives », de l’ordre de la pédagogie et non de la médecine comme plusieurs l’ont soutenu lors du procès Clark-Williams ? Il s’agissait bien sûr alors d’arguments d’opportunité pour éviter une condamnation ; mais leur reprise par les psychanalystes eux-mêmes, dans ce débat au sein de l’Ordre des Médecins, montre bien que ces termes sont significatifs d’une option qui voit la psychothérapie, et en fait la psychanalyse, comme une entreprise de « correction » de développements et fonctionnements psychiques fâcheux ; et que le processus psychanalytique y est considéré comme régression cathartique, déblocage d’ « affects coincés » et résolution de fixations, puis reconstruction.
Sur ces bases assez confuses, les psychologues, ainsi rebaptisés « rééducateurs psychiques », sont plus volontiers admis. Heuyer en dit l’utilité dans son service : mais la commission est unanime (y compris donc Lagache, Nacht, Lacan, Cenac…) à dire que cela ne doit concerner que les enfants, pas les adultes (Schopp, 1990). Il est utile de signaler que, beaucoup plus tard, l’idée d’une action thérapeutique qui ne dit pas son nom ressurgira avec la création, à l’Institut de Psychologie, d’un Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées baptisé « Conseil psychologique »…
5. La renaissance de l’Institut de Psychanalyse et le triomphe de la médecine
De tout ceci ressort la sensation que, dans cette période, c’est à dire vers 1950, le discours est souvent brouillé par l’ambiguïté du langage. En effet, le terme « psychothérapie » est tantôt pris dans un sens très général de « méthode de soin psychique », où la psychanalyse est une des psychothérapies possibles ; tantôt au contraire il est pris dans un sens restrictif, où la psychothérapie est une variété de pratique psychanalytique. En ce second sens, la psychothérapie est souvent vue comme une pratique psychanalytique dégradée, qui peut être confiée à des personnages secondaires (psychologues ou pas) à condition qu’ils soient contrôlés de près par un médecin. On peut d’ailleurs remarquer que les textes disent en général « médecin », sans préciser s’il doit être psychanalyste. Ce n’est pas simple négligence de langage. D’une part, en cette période les médecins spécialistes sont encore en France peu nombreux : on en reste au credo traditionnel selon lequel un médecin peut tout soigner. D’autre part tout ceci se développe en fait sous la pression des psychiatres ; il est souhaitable que le médecin contrôleur soit psychiatre, mais il n’est pas nécessairement psychanalyste : c’est le cas dans certains grands services comme celui de Heuyer, et un peu plus tard de Delay.
Ce problème des psychothérapies est pris dans le cadre de discussions très vives qui concernent la pratique psychanalytique elle-même : s’agit-il ou non d’une thérapeutique, à réserver aux médecins ? La question se pose avec acuité, au sein même de la Société Psychanalytique de Paris, en ce qui concerne les procédures de formation. Il s’agit alors en effet de faire renaître de ses cendres l’Institut de Psychanalyse, un Institut fondé le 10 janvier 1934 sous la direction de Marie Bonaparte, mais qui au lendemain de la guerre était tombé en sommeil. Nacht et Lacan, encore amis et alliés, élaborent un « Règlement et doctrine de la Commission d’Enseignement déléguée par la Société Psychanalytique de Paris », publié dans la Revue française de Psychanalyse en 1949 (RFP, 1949, vol. 13, 426-435).
L’écart de leurs positions, quant à la pratique et à la technique analytiques, mais aussi quant à la sélection et la formation des élèves, apparaît déjà dans les discussions qui préparent la rédaction de ce document ; elles vont s’accentuer ensuite, débouchant sur deux projets distincts de statuts de l’Institut, et finalement sur la scission de 1953 et la création de la Société Française de Psychanalyse. Débarrassée de Lacan et de ceux qui sont partis avec lui, la SPP, dès lors fermement tenue en main par Nacht, crée -ou plutôt recrée- officiellement l’Institut de Psychanalyse lors d’une séance solennelle, le 1er juin 1954, où Nacht affirme que la psychanalyse est une discipline médicale, et où le directeur de cabinet du ministre de l’Education nationale lui apporte son appui. On aurait pu croire alors que cela devait sceller le sort des psychothérapies comme formes mineures d’analyse étroitement contrôlées par des médecins, de préférence psychiatres ; en fait, il n’en sera rien. Ceci parce que, sous-jacent à ces discours officiels, se développe tout un mouvement qui va dans un sens bien différent et prépare les positions d’aujourd’hui.
6. Tentations syndicales
Le 19 décembre 1950 est créé un « Syndicat National des médecins psychanalystes », exclusivement composé de membres de la SPP médecins, dont on désigne aussitôt les administrateurs : Benassy, Berge, Bouvet, Cenac, Lacan, Lagache, Nacht, Parcheminey, Pasche, Schlumberger ; et ce conseil d’administration élit aussitôt son Bureau. L’existence de ce Syndicat sera « officialisée » le 9 mai 1951, ce qui, peut-on supposer, signifie que les statuts légaux en ont été déposés à cette date. Il semble n’avoir eu ensuite aucune existence ni activité réelles, car la Revue française de Psychanalyse n’en fait plus jamais mention.
Plus sérieuse et plus durable est la création d’un « Syndicat National des psychologues psychanalystes » (Bourgeron, 1990), due à un travail soutenu de Mauco et Anzieu (lequel Anzieu, agira ensuite de même pour obtenir un statut professionnel des psychologues qui n’aura d’existence officielle qu’en 1985). Avec le soutien de Marie Bonaparte et de Daniel Lagache, ils élaborent un avant-projet qui indique que le psychologue (psychanalyste) « conseille » et « aide à la réadaptation des consultants dont la relation avec autrui est perturbée ». Les termes « conseil », « aide », « réadaptation », vont bien dans le sens d’une prise en charge qui serait plus de l’ordre d’une action psychologique, voire rééducative, que d’une entreprise thérapeutique. Celle-ci est cependant affirmée par ailleurs : « le psychologue psychanalyste peut traiter des malades souffrant d’affections médicales et psychiatriques caractérisées : psychoses, psychonévroses, perversions, délinquances graves, affections psychosomatiques, etc. » Le texte ajoute prudemment : « Mais s’il intervient dans ce domaine, ce ne peut être qu’à la demande d’un médecin psychiatre ». Il s’agit donc, semble-t-il, et au risque d’un certain manque de cohérence, d’un texte qui tente un compromis, où la notion de « thérapeutique » s’avance à l’abri de considérations d’une toute autre nature.
Ce Syndicat est fondé lors d’une réunion qui se tient le 15 décembre 1953 au domicile d’Anzieu, qui rédige les statuts ; Mauco est élu Président et Anzieu Secrétaire général. Un Règlement intérieur détaillé sera adopté en février 1954 ; il est stipulé que seuls les membres d’une société de psychanalyse peuvent faire partie de ce syndicat. Ce Syndicat sera actif pendant une bonne dizaine d’années, jusqu’à ce qu’une certaine usure, aggravée de dissensions intestines, conduise à sa disparition de fait vers 1970. Le terme « psychothérapie » n’est mentionné qu’occasionnellement dans les documents d’archives disponibles ; il est clair cependant que le champ d’activité des analystes non-médecins regroupés professionnellement par ce syndicat était conçu comme allant bien au-delà de l’analyse de divan, et que, sous couvert des termes « conseil », « aide », « rééducation », etc., il s’agissait bien de ce que nous désignons aujourd’hui comme le champ des psychothérapies.
Dans l’ensemble, un certain irréalisme semble présider à beaucoup de ces initiatives, produisant des créations souvent mort-nées, comme les « conseillers d’enfants » et les « auxiliaires de psychanalyse ». Ainsi, le 2 février 1954, lors d’une séance administrative de la SPP, est décidé la création d’une « Société Française de Psychothérapie »… dont sont aussitôt désignés les membres fondateurs : Francis Pasche, René Diatkine, Pierre Mâle, Pierre Marty. Mais en ce cas encore il semble bien que cet organisme soit resté virtuel.
7. L’institution de nouveaux cadres thérapeutiques
Ce n’est d’ailleurs pas dans ces cadres institutionnels que va évoluer le problème des psychothérapies ; c’est, d’une part au niveau d’une réflexion de fond, d’autre part dans la formation des psychanalystes et dans leur pratique.
La question est bien présente dans la réflexion : ainsi, au Congrès des Langues Romanes de 1955 on annonce que R de Saussure présentera un rapport sur « Psychanalyse et psychothérapie » ; cependant, il faudra attendre 1963 pour qu’un Congrès soit consacré à cette question, avec deux rapports de Michel Gressot (« Psychanalyse et psychothérapie : leur commensalisme ») et de René Held (Rapport clinique sur les psychothérapies d’inspiration psychanalytique freudienne ») (Revue française de Psychanalyse, 1963, numéro spécial Congrès). On peut remarquer en passant que ce terme, « psychothérapies d’inspiration psychanalytique », qui restera assez longtemps ensuite en faveur, n’est plus guère utilisé aujourd’hui, en partie sans doute parce que ce terme « d’inspiration psychanalytique », est lourd d’ambiguïtés, en partie peut-être aussi parce qu’on a pu sourire de ceux qui, utilisant son abréviation, déclaraient « faire des PIP »…
En ce qui concerne la formation et la pratique, il est intéressant de parcourir au fil des années, dans la période 1950-1965, les programmes d’enseignement de l’Institut de Psychanalyse. On constate alors en effet qu’une place croissante y est accordée à des pratiques de plus en plus diversifiées, jugées utilisables dans des cas où la cure classique, divan-fauteuil, paraît difficile ou inapplicable. Comme je l’ai signalé, il s’agissait d’abord des enfants ; mais ensuite on voit apparaître des formations à la psychothérapie avec les adolescents, avec les psychotiques, dans les affections psychosomatiques, etc. Par exemple, le programme d’enseignement de l’Institut de Psychanalyse pour 1962 mentionne : médecine psychosomatique, psychanalyse d’enfants, psychothérapies psychanalytiques, psychothérapies des psychoses, mais ajoute : psychothérapie analytique de groupe. Il ne s’agit plus seulement en effet d’entretiens en face à face avec un patient, mais aussi de psychodrame analytique, de techniques de groupe, de thérapies familiales, de thérapies mère-bébé, etc. Comme nous le savons, ces dispositifs nouveaux se sont d’ailleurs en général développés sur le terrain, dans le cadre d’institutions où cela répondait à des besoins réels, plus que dans notre Institut de Psychanalyse, au point qu’on s’y préoccupe actuellement d’en tenir plus compte dans la formation de base des analystes.
8. Et maintenant ?
Je terminerai par quelques brèves remarques d’actualité, au risque de sortir de l’histoire ; mais l’histoire ne sert-elle pas à éclairer le présent ?
Il est bien évident que nous avons beaucoup évolué sur ces problèmes. Personne bien sûr ne soutiendrait plus aujourd’hui que la prise en charge psychanalytique des enfants est « plus facile » que celle des adultes, ni que c’est plus facile parce que les enfants seraient « moins complexes »… Mais les enfants ne sont plus seuls en cause. Depuis ces années 50-60 sur lesquels j’ai centré mon propos, notre champ d’action s’est considérablement élargi, notamment par la prise en charge des psychoses, des cas limite, des psychopathies, des affections psychosomatiques, des autismes et psychoses infantiles, etc., c’est à dire de structures pour lesquels la cure classique, divan-fauteuil, paraissait contre-indiquée. La pratique du traitement en face à face s’en est trouvée considérablement enrichie et complexifiée : c’est devenu un champ de réflexion théorico-clinique majeur, et dont on peut prévoir qu’il va continuer à retenir encore plus notre attention dans les années à venir. Beaucoup en tous cas ne considèrent plus comme autrefois que le face à face est plus facile que la cure classique, bien au contraire, car on entend parfois dire que le face à face est par principe « plus difficile » que la cure divan-fauteuil ; ce renversement radical de position ne va pas sans inconvénients, dans la mesure où il pourrait porter à croire que celle dernière est « facile » : toute généralisation de ce genre est évidemment dangereuse.
…Mais au-delà de ce dispositif en face-à-face, il nous a fallu inventer, développer, de nouvelles techniques, de nouvelles pratiques, comme celles du psychodrame analytique, individuel ou en groupe, des prises en charge de la famille dans son ensemble, des thérapies mère-bébé, etc., et ici encore le champ de la réflexion théorico-clinique est vaste, et c’est sans doute un facteur puissant de renouvellement de la théorie psychanalytique elle-même. Il en résulte que, pour clarifier notre langage, nous devrions nous habituer à désigner du terme de « psychothérapie » tous ces dispositifs, et non plus seulement le face à face.
Nous connaissons les dangers qui nous guettent, dans une situation où, hors de la psychanalyse ou sur ses marges, prolifèrent les techniques psychothérapiques et les psychothérapeutes de tout poil, des plus admissibles aux plus charlatanesques, dans des entreprises où, aux yeux du public, l’image même de la psychanalyse est parfois gravement compromise. Nous-mêmes ne sommes pas à l’abri de compromissions, d’affadissements de la pensée et de la pratique où nous perdrions l’or pur au profit du cuivre, voire du plomb… Et, si se met en place un statut de la psychothérapie, serons-nous ou non psychothérapeutes ? la question est d’une brûlante actualité. C’est pourquoi, face aux décisions à prendre, ce rappel historique était certainement utile.
Références
ANZIEU D. (1979) La psychanalyse au service de la psychologie, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n ° 20, p.59-75.
BOURGERON J.P. (1990) Le Syndicat des psychologues-psychanalystes, d’après les archives de son Président Georges Mauco, France, Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse, Paris, P.U.F., p.239-250 .
CARROY J. (2000) L’invention du mot de psychothérapie et ses enjeux, Psychologie clinique, nouvelle série, n° 9.
CARROY J., dir. (2000) Les psychothérapies dans leurs histoires, Psychologie clinique, nouvelle série, n° 9.
GAUCHET M, SWAIN G. (1986) Du traitement moral aux psychothérapies. Remarques sur la formation de l’idée contemporaine de psychothérapie, in : SWAIN G. Dialogue avec l’insensé. Essais d’histoire de la psychiatrie, précédé de : GAUCHET M., A la recherche d’une autre histoire de la folie, Paris, Gallimard, 1994.
MIJOLLA A. de (1984) Quelques avatars de la psychanalyse en France. Lecture du Disque vert, Évolution Psychiatrique, 49, 3, p.774-795.
PERRON R. (1990) Médecins et non-médecins dans l’histoire de la Société psychanalytique de Paris, Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse, Paris, P.U.F. n° 3, p.167-198
SCHOPP G. (1986) Psychologie, médecine, psychanalyse, Evolution Psychiatrique, 51, 3.
SCHOPP G. (1990) L’affaire Clarke-Williams ou la question de l’analyse laïque en France, Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse, n° 3, p.199-238.