Compte rendu par Stéphanie George
Conférence d’introduction à la psychanalyse de l'adulte de Nicole Llopis-Salvan donnée le 10 mars 2022
Nicole Llopis-Salvan, membre formateur de la SPP, SEPEA et de la FFPPEA, nous a invités à la suivre là où les affects peuvent nous mener. Le titre de sa conférence nous indiquait d’emblée que nous allions parcourir une trajectoire que l’on peut condenser en un passage du corps au psychique, de ce qui s’exprime sans les mots et qui se voit à l’extérieur, à l’impact sur le monde interne. Pour mieux comprendre ce cheminement, Nicole Llopis-Salvan nous a rappelé les fondements théoriques des affects avant de s’interroger sur les processus qui peuvent priver un sujet du contact avec le plus intime de lui-même et surtout sur ceux qui pourront lui permettre de renouer avec ses mouvements intérieurs.
Les affects nous conduisent au cœur de la métapsychologie Freudienne. Selon André Green, dans son rapport au CPLF de 1970, les affects sont les témoins de l’évolution théorique et clinique de la pensée de Freud. Il commence à s’y intéresser très tôt, lorsqu’il se penche sur les symptômes hystériques. L’affect est considéré alors dans une perspective économique, comme une quantité d’énergie qui accompagne chaque impression psychique et dont le moi doit se débarrasser soit par une réaction motrice soit par une activité psychique. Dans le cas de l’hystérie, l’origine du symptôme est reliée à un affect « coincé », ce qui conduit Freud à déduire qu’affect et représentation, les deux registres d’expression de la pulsion, peuvent être séparés et suivre des destins différents. Si la représentation peut être refoulée, l’affect, lui, est converti, déplacé ou transformé. En 1915, dans Métapsychologie, Freud précise sa conception du refoulement. Il en vient à définir les affects non plus seulement dans une perspective économique mais en les considérant aussi comme la traduction subjective de la qualité d’énergie pulsionnelle. Avec la seconde topique et la prise en compte de la pulsion de mort, Freud met encore plus l’accent sur les affects en tant que représentants de la force des motions pulsionnelles. Il considère ainsi que l’affect impliqué dans un refoulement peut entraver les processus de pensée et l’accès à la conscience de la représentation. Le refoulement ne pourra alors être levé que lorsque l’affect sera à nouveau apparié à la représentation adéquate, grâce à la remémoration ou à l’interprétation dans la cure. Nicole Llopis-Salvan insiste sur l’idée que l’affect dans la cure est un indice qui peut mener jusqu’à la représentation. Il est le signe d’une quête de la représentation. Ainsi pour l’analyste, l’affect est une voie pour penser le symptôme, et ce, d’autant plus dans la clinique actuelle aux bordures du modèle psycho-névrotique Freudien.
Pour aller plus loin dans cette exploration des affects, Nicole Llopis-Salvan propose de s’intéresser à l’alexithymie, en tant que pathologie paroxystique des affects. Joyce McDougall, dans son livre « Théâtres du je », la définit comme une pathologie où « un individu ne dispose d’aucune défense psychique, ni du refoulement, ni du déni, face aux conflits internes et aux « stress » externes, il ne lui reste qu’à attaquer ses propres perceptions affectives avec, pour conséquence, la destruction de leur signification : le monde et ses habitants deviennent dévitalisés. Dès lors, les affects et les sentiments ne sont pas déniés ; ils n’existent plus. » Sifnéos et Némiah, neurobiologistes américains, ont créé le néologisme d’alexithymie, à partir des racines grecques : a : privatif – lexis : action de parler – thymos : le lieu des passions. Ces auteurs ont également distingué deux types d’alexithymie. Le premier est lié à des troubles neurologiques. Le second est associé à un traumatisme psychique datant de la période pré-verbale. Dans ce cas, le symptôme relèverait davantage de la forclusion voire de la déliaison que du conflit psychique. Il est associé à un fonctionnement mental qui s’apparente à celui décrit par l’école de Psychosomatique de Paris où l’appareil psychique est défaillant face à l’excitation, les pensées figées et le contact du sujet avec son monde interne, rompu. Impossible de ne pas le rapprocher également de la dépression essentielle décrite par Pierre Marty, où les symptômes font autant défaut que les ressentis émotionnels. La pulsion de mort est pleinement à l’œuvre dans ces tableaux cliniques au point d’entacher le tonus vital.
Le rapprochement avec le modèle psychosomatique permet de s’inspirer du cadre de travail que cette école a instauré. L’analyste est là un objet d’étayage qui ne lésine pas à souligner sa présence et son intérêt pour le discours du patient, même lorsqu’il est dépourvu d’affect et de représentation. Si Marilia Aisenstein propose de pratiquer l’art de la conversation, ce n’est certainement pas pour laisser de côté le transfert et encore moins le contre transfert. Dans ce dispositif en face à face, le contre-transfert est souvent à vif. Green rapporte la difficulté que l’analyste peut rencontrer à distinguer les éprouvés qui appartiennent au patient de ceux qui lui appartiennent en propre. Cette confusion rappelle celle de la dyade précoce mère-enfant. Green nous invite à accueillir cette folie dans le transfert et cela commence par reconnaître « l’affect dans toute sa portée », dans toute sa sauvagerie. A l’analyste de la supporter, de l’analyser et de la transformer pour pouvoir en traduire quelque chose au patient et permettre la réintrication de la pulsion de mort à la pulsion de vie.
La vignette clinique par laquelle Nicole Llopis-Salvan a clos sa conférence nous a permis d’éprouver ce cheminement. Elle nous a amenés à ressentir avec elle un vécu corporel si puissant qu’il avait court-circuité ses pensées jusqu’à l’émergence d’une représentation chimérique. A partir de là, le travail psychique a pris une nouvelle tournure. Il s’est remis en mouvement, en commençant par celui de l’analyste. Cela n’aura été qu’une étape dans cette cure où le trajet du corps au psychique s’est manifesté à plusieurs reprises, notamment lors d’une séquence où la patiente confie à son analyste un trauma précoce, survenu à une époque où la mémoire ne s’exprime que par les sensations corporelles. L’analyste est alors appelée en place de Nebenmensch pour accueillir et donner forme à ce matériel en attente d’un environnement contenant et transformateur. Cette cure psychanalytique n’aura donc pas été qu’une cure de paroles. S’il s’agit toujours d’une rencontre d’inconscient à inconscient, une cure psychanalytique peut requérir un corps à corps psychique d’autant plus vif et intense que les contours névrotiques du patient sont flous. Encore faudra-t-il supporter et accueillir un informel avant de le traduire et espérer retrouver la symbolisation et l’associativité des représentations.
Finalement, les affects ne nous ont pas seulement menés du corps au psychique. Ils nous ont surtout entraînés au cœur du travail analytique : le transfert et son corolaire, le contre-transfert. Paradoxalement, c’est justement lorsque les affects font défaut dans le fonctionnement du patient qu’un déchaînement s’opère et que le contre-transfert s’impose en tant qu’instrument premier et primaire pour accueillir ces sensations, ces vécus chaotiques en renonçant à l’appel idéalisé d’une mise en représentation. Un travail intense qui suppose de supporter de ne pas savoir, de ne pas comprendre.