De la sexualité parlée en séance à la sexualité parlée en grand groupe.
[restrict]Je suis toujours très impressionné par le redoutable exercice de style qui est sollicité dans nos rencontres, ici et aujourd’hui auprès de notre collègue Claire après Martine, celui de produire un récit de cure, fruit de transformations, de l’écrire pour nous le communiquer, le parler en grand groupe pour nous nourrir et alimenter nos réflexions et notre associativité groupale. Cette fiction narrative suit un long et complexe temps de réflexion méta, hors séance, et doit conjuguer et problématique de la situation analytique et théories du groupe d’appartenance et les aléas du monde extérieur. Son élaboration en parallèle d’une cure interroge cette fonction méta au service du processus, et/ou, au service du groupe d’appartenance.
Quand j’entendis une première fois le récit de Claire deux ancêtres analytiques référents s’imposèrent à moi condensant mon "contretransfert théorique" : Joyce Mac Dougall et Harold Searles. La sexualité parlée en séance convoque les racines de la curiosité infantile et des théories sexuelles infantiles, les fantasmes originaires, et l’intime. Pourquoi Searles : Claire m’a fait ressentir sa patiente comme confrontée à l’urgence permanente de sa survie psychique et ce dès l’origine, prise dans une symbiose pathologique à sa Mère qu’elle tente de dénouer dans l’analyse en raison d’une mère folle. Si elle peut bénéficier d’une analyse au centre J. Favreau, c’est que cela a été perçu possible et nécessaire par l’institution et Claire fut missionnée pour cette aventure de sauvetage en haute Mère, une cure analytique. Pourquoi aussi Joyce Mac Dougall ? elle nous a alerté avec « Éros aux mille visages » (p.288-302) et « Plaidoyer pour une certaine anormalité » ( 1978a) du fait que le sujet, pour tenter non tant de s’épanouir mais pour surtout exister, pouvait, voir devait utiliser la sexualité, sa propre sexualité et toutes les ressources de sa sexualité infantile, fussent-elles considérées déviantes, anormales, alors une défense radicale indispensable et efficace contre des agonies primitives, véritables techniques de survie pour le moi. Claire, confrontée à cette complexité, se saisit de l’opportunité de ce colloque et utilise le grand groupe comme structure encadrante pour repenser l’impensable et solliciter nos créativités avec la magie du contretransfert sur le groupe et de l’associativité groupale parfois quelque peu sauvage dans sa fulgurance.
La question que nous pose Claire avec ce récit issu de l’intime de la séance et du processus d’une analyse en cours est comment l’analyste est en mesure de favoriser et d’accompagner des transformations quand le sujet est confrontée à des objets internes trop excitants et trop rejetants, dans le registre d’une hypersexualité parlée et agie pour l’imago paternelle, d’une confusion délirante pour l’imago maternelle, et dans une collusion transgénérationnelle d’une problématique incestueuse dans les deux lignées... Le sujet a dû et pu se construire dans une progression traumatique du moi, une détresse narcissique et une confusion des affects.
Claude Janin et Ferenczi sont dans les rêveries théoriques de Claire qu’elle m’a communiquées et que je partage pleinement pour cette situation analytique, confusion de langues entre les adultes et l’enfant, logiques paradoxales du traumatique qui entrent en résonance entre un noyau froid narcissique et un noyau chaud libidinal avec tous les risques d’une répétition traumatique de par la situation analytique même. Dilemme auquel Claire se voit confrontée, même source douloureuse des interrogations de Ferenczi, déjà en 1932. Je cite Ferenczi « La répétition encouragée par l’analyse avait trop bien réussi...Sans doute pouvait on constater une amélioration sensible mais par contre les patients commençaient à se plaindre d’états d’angoisse nocturne et souffraient même de cauchemars pénibles...la séance dégénèrerait chaque fois en une crise d’angoisse hystérique ..»(p. 126). Cela fait écho aux constatations de Claire je la cite : « Mais ce qui pourrait devenir un fil associatif à travers ces souvenirs de jeux érotiques basculent dans des questionnements très excités, très confus, très répétitifs. Elle fait de nombreux cauchemars de tonalité incestueuse où elle se sent coupable, elle se sent être une criminelle, elle tourne en boucle un questionnement lancinant : aurait-elle été abusée ? Elle-même, serait-elle devenue « abuseur » ?
Dans de telles problématiques j’ai repensé alors à un travail de D. Anzieu sur « cadre psychanalytique et enveloppes psychiques » (1986) dans ces cliniques du trop, de l’excès et du transfert paradoxal. Les enveloppes pare-excitantes et les enveloppes d’inscription de l’appareil psychique entrent en résonance, isomorphie et synergie, avec les énoncés, règles fondamentales du dispositif analytique supposés garants d’une « sécurité narcissique de base ». Dans certains configurations, tel un état limite, les enveloppes, emboîtées en anneau de Moebius, ont une fonctionnalité pervertie paradoxale avec une inversion des fonctions, surfaces d’inscription et de pare excitation à nous faire perdre la tête : un surcroît d’excitation là où était supposé un apaisement et travail de liaison et d’inscription en panne. Romane par ses réflexions nous confrontent alors à une paradoxalité du cadre qui est questionné, requestionné, attaquée jusqu’à mettre en doute son efficience et sa pertinence comme Claire nous en rend compte tout au long de sa réflexion. L’analyste peut même être atteint dans ses fondements narcissiques et identitaires. Ainsi d’entrée de jeu, une conflictualité apparaît autour de la règle fondamentale de tout dire, prise au mot et au pied de la lettre dans une parole «éhontée», la sexualité parlée en séance se déverse, se vomit dans les oreilles et tente de faire entendre à l’autre l’ampleur d’ une souffrance de petite fille dès les origines, dans des agirs de paroles qui blessent l’analyste dans ses capacités à entendre les violences de sexe et de folie faites à l’Enfant : comme si les membranes pare-excitantes du cadre étaient surexcitantes. Toutefois dans l’évolution du travail analytique on assistera à la constitution de filtres, de films transparents, : elle « a de plus en plus le sentiment qu’il existe à l’intérieur d’elle-même des films transparents (trans-parents ?) qui lui permettent aujourd’hui de garder une certaine distance ».
L’enfant n’aurait-elle jamais eu le loisir d’apprendre à jouer, à faire comme ci, comme ça, pour de rire, un faire semblant dans son espace transitionnel, ce qu’elle revendique même : le droit à « des jeux d’enfants », comme elle l’observait chez sa petite sœur. Elle, elle était le jouet de l’autre, elle a été soumise au désir de l’autre, pour l’un, objet narcissique, pour l’autre, objet pervers érotique entravant la constitution d’une aire transitionnelle.
Ici et maintenant sur cet autre scène, l’analyste aura en séance à endosser ces imagos que l’analysante est condamnée à projeter, voir revivre sur cet autre énigmatique qu’est l’analyste au jeu non moins énigmatique de « remémorer, répéter, perlaborer. » Le contretransfert de l’analyste est redoutablement sollicité ainsi que sa propre créativité d’autant que l’action de l’identification projective excessive est massive, Claire nous en fait un émouvant témoignage.
Le défi lancé à l’analyste serait comment en séance un game peut-il advenir avant qu’un play, un playing, puisse s’expérimenter ? comment mettre du jeu dans la séance pour que le Je puisse advenir ? comment déjouer la paradoxalité du cadre quand, par hasard, il rentre en collusion avec la problématique des imagos ? comment, confronté à la séduction, faire en sorte que la répétition transférentielle ne reproduise pas de trop le traumatique ? Claire nous montre toutes ces interrogations et le déploiement subtil et nécessaire de cet art de l’analyste, objet malléable et transformationnel, qui résiste et qui se cherche, face aux interrogations de sa patiente sur le cadre.
Dans un contre investissement de la théorie, une métaphore culturelle enfantine m’est venue, deux contes de Perrault et Grimm, gravé dans notre imaginaire d’enfant : le petit poucet et le petit chaperon rouge... comment dans l’analyse retrouver, voir créer des traces pour poursuivre son chemin sans se perdre ? comment ne pas être dévorée par les grands méchants loups qui se cachent derrière les imagos ?
Nous avons mis au travail la sexualité parlée dans la séance. Chez Romane, il s’agit d’un pulsionnel débordant, surgissant, agissant, « éhonté » insiste Claire, une clinique de l’excès d’une sexualité infantile qui est bafouée, dévastée dans une communauté de déni transgénérationnel où les sujets doivent survivre dans une culture de l’inceste. Ce sexuel est ici loin d’être refoulé et passé sous silence comme dans d’autres situations où nous avons affaire à une clinique du refoulement, avec ses affects de pudeur, culpabilité et honte qui protègent mais certes inhibent le sujet comme la situation de Martine où l’analyse, sur cette autre scène, induit voir déclenche en après coup les transformations gelées de l’adolescence dans un tout feu tout flamme de l’amour et jusqu’à mettre le feu aux fesses... A l’opposé Romane, pétrie d’identification projective excessive, est d’emblée une « éhontée », en partie privée de ses affects organisateurs, honte, pudeur voire culpabilité. Ils seront non à déconstruire mais à construire, en séance sur le mode « divan bien tempéré. ». Par ailleurs dans les cures l’émergence de la sexualité infantile parlée et de ces avatars ne risque-t-elle pas d’être parfois un évitement de la sexualité parlée adolescente ? : la génitalité, enfouie, réprimée, non par une petite honte mais une grande honte primaire avec le risque d’une communauté d’évitement partagé dans la séance.
Nous pourrions nous interroger aussi sur le rôle du sexe de l’analyste, ici à nouveau deux femmes en présence. Comment fonctionne alors la séduction entre femme sur les confidences de l’intime et la sexualité parlée ? Quelle est l’incidence de la bisexualité en coulisse du couple analytique, comment peut se réorganiser une homosexualité primaire structurante, sans abuseur ni abuseuse ?
Autre point qui a retenu mon attention : quand le sujet s’engage dans l’aventure analytique, quels sont les appuis extérieurs qu’il utilise face à l’étrangeté du couple analytique qui absorbe et détourne les investissements par effet de transfert ? « Romane est totalement happée par l’excitation liée à l’engagement transférentiel ». Dans certaines problématiques où le sujet en souffrance est un objet narcissique de complétude, de survie, voir de symbiose pour un parent, ici une mère fusionnelle et délirante dit Romane, comment est sollicité le contretransfert de l’analyste ? Searles nous aide à réfléchir à ces patients condamnés à être le thérapeute d’un parent et même, thérapeute de l’analyste (1971). Par ailleurs dans de telles configurations l’économie psychique groupale familiale est déstabilisée par la cure de l’un de ses membres : ainsi chez Romane un désinvestissement et une tentative de désengagement peuvent même précipiter cette décompensation psychotique maternelle. Claire se trouve confronté à un dilemme entre sauver la Fille et / ou sauver la Mère. Un mal nécessaire à ce prix, pour une renaissance du sujet avec l’assurance et l’appui d’une analyste-Nebenmensch en capacité de supporter et transformer ces mouvements paradoxaux catastrophiques avec la ferme et tendre conviction d’un cadre fiable. Romane avait veillé aussi à trouver appui sur un homme Pierre, en début de l’analyse qui a fonction de pare-excitation face au rapproché homosexuel et à l’hypersexualisation défensive des dires en séance, comme pour satisfaire des attentes supposées de l’analyste et de ses théories comme en témoigne ses lectures psychanalytiques sur la sexualité et l’inceste (ce qu’avait pu me signaler Claire) d’autant qu’elle ne pouvait pas s’appuyer dans un premier temps sur la fonction parexcitante d’un travail à l’extérieur, porteur de sublimation. L’analyse est un temps son seul travail, à corps, âme et sexe perdus dans l’espoir de se sauver par l’analyse, avec la tentation ambivalente de se sauver de l’analyse, fuite des imagos destructrices, ces fantômes qui collent à la peau.
Ici m’est venue une métaphore culturelle : le travail pictural énigmatique de Marcel Duchamp intitulée « La mariée mise à nue par ses célibataires même », ou « le grand verre » (1915-1923), création qui m’a semblé opération paradoxale progressive de déconstruction et de désexualisation de la parole par l’image créée. Comment pourrait procéder l’analyste : accueillir et se laisser imprégner de l’inconnu, de l’incompréhensible de l’autre, ou réagir, dans des agir de parole à de telles phrases du discours aux contenus affolants, «mise à nue», et tenter de les interpréter à un point d’urgence du transfert, dans une sur-figuration ou encore se saisir de traits, de mots banaux, insignifiants : déconstruire, de détail en détail pour tenter une desexualisation face une sexualisation affolante, faire un pas, un trait, un mot de côté comme dirait Baldacci, sans blesser un narcissisme meurtri....La psychanalyse reste un art.
Autre interrogation : comment peut se réguler le processus quand le couple exhibitionnisme voyeurisme, repéré par Claire, est au paroxysme et risque de déborder les capacités contenantes de l’analyste et vient même à s’extérioriser dans l’arène de notre colloque, contretransfert en miroir sur le groupe, dans une chimère qui cherche à se déployer, se décondenser et s’apaiser ou...s’exciter, de s’affoler, au risque de l’incestualité de nos familles analytiques, au risque de se briser comme le grand verre de Marcel Duchamp.
Comment l'analyste peut-il contenir un excès de pulsionnalité induite, réactivée par le dispositif proposé même, quand la membrane pare-excitante contenante, par effet paradoxal de retournement en anneau de Moebius, génère des excitations ? : les mots, déplacement et métaphorisation de la chose retrouvent une surcharge d'excitation, les mots pour le dire pourraient redevenir des agirs, l'analyste devenant un objet séducteur aux écoutes, tel une webcam.
Ferenczi alertait déjà Freud de ces difficultés qu’il qualifiait « d'hypocrisie professionnelle » quand la méthode l'emporte sur les potentialités d'un processus, quand des enjeux, le game entrave le play, le playing précise Winnicott dans des problématiques où, comme le perçoit Claire, s'est installée une confusion de langues non seulement des deux imagos mais de générations en générations dans un emboîtement des Psychés. Le cadre même entre en résonance paradoxale. Cette sexualité adulte subie, non digérée se vomit, s'expulse en séance. L'analyste est envahi d'émotions, par identification projective, la patiente, de dissociation et de confusion. Condamnée à être un objet narcissique, elle revendique le droit d'être une enfant avec l’insouciance des jeux d'enfant, mais elle est une adulte qui fait une analyse. Pourtant à la faveur de la régression proposée et induite par le dispositif divan fauteuil et l’absentification de l’analyste, a-t-elle vraiment le droit sans trop de risque, de tout fantasmer en séance comme dans les contes fantastiques et abominables de l'enfance, tel le petit Chaperon rouge ou le Petit Poucet, jusqu’à Alice au pays des merveilles, d’en explorer les limites sans avoir des comptes à rendre ? Elle se risque à explorer toutes les limites du cadre sensé être là pour son bien. L’analyste a à sa disposition cette étrange capacité d’absentification vivante et d’attention en égal suspens et cette capacité de rêverie, de Freud à Bion. Peut-être qu'un jeu se construira, voir des jeux en émergeront avec leurs potentialités symbolisantes. Comment, pour se jouer des maux, pouvoir jouer avec les mots, pour de rire, et en rire, se rire de la pulsion et aussi déjouer la méchanceté des grandes personnes. L’irruption du rire qui jaillit alors comme Claire l'a repéré à une fin de séance en écho à son interprétation, est peut-être l’ébauche d'un jeu de sexualisation et désexualisation.
Face au dilemme entre game et playing dans l’actuel de la séance, la patiente tente de jouer sur une autre scène, le rêve, et le travail de rêve. Elle met en scène des variations rêvantes où elle tente d’élaborer des changements de perspectives dans sa relation à l’objet, et des réglages de la bonne position et de la bonne distance des corps et des psychés. Ainsi, à partir du rêve des corps, des chairs empilés collés confondus, GPM, GMM et M, et du premier rêve évoqué dans le texte qui pose la problématique incestueuse, et du rêve de la webcam où son inconscient et sa sexualité infantile peuvent être visionnés, mise à nu, qui pose la problématique de l’intrusion et du viol d’âme qui envahit aussi la psyché maternelle.
Elle construit deux mises en scène dans deux rêves autres avec un tiers, l’analyste, l’un mise en scène d’un face à face qui s’efface, de dos, dans un dos à dos, et l’autre, un face à face, l’une assise, l’autre allongée... Le travail transformationnel de rêve est à l’œuvre en écho au travail de séance. Par ce travail de rêve Romane semble moins redouter la passivation induite par la séance, elle semble moins avoir moins peur du grand méchant loup-analyste par un jeu de retournement passivité-activité en voie d’affirmer ses besoins ses désirs de petit chaperon rouge.
Je terminerai à nouveau sur la métaphore du petit poucet qui veille à laisser et à suivre les traces pour ne pas se perdre et trouver le chemin de la vie. Chaque séance, chaque séance rêvée, chaque rêve apporte, crée de telles traces, d’apparence anodine, insignifiante, persistante ou éphémère en attente d’interprète-Nebenmensch. C’est ce que Claire nous a offert, m’a offert avec authenticité et générosité et je l’en remercie.
Guy Cabrol[/restrict]